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(Assistanat=cancer)

Qu’est-ce que certains membres de la majorité ne vont pas inventer pour essayer de regagner son électorat perdu… dans l’abstention ou  vers les terres nationalistes.  Je m’ennuyais un peu, et, puis, voilà que le ministre Laurent Wauquiez se met à la  tête d’une croisade (parlementaire) contre l’assistanat, le vrai cancer de notre société selon lui. Croisade qui dénonce, avec moult détails sur les abus de ces fainéants d’assistés (rappelant les welfare queens d’ascendance reaganienne) les effets d’assistanat lié au RSA (Revenu de solidarité active).

Je n’attendais pas vraiment dans ce rôle de père fouettard pour le moins traditionnel  le jeune Ministre des affaires européennes. La dénonciation de l’assistanat constitue bien sûr comme un fond de sauce de tout discours de droite (et aussi d’extrême-droite bien sûr) depuis quelques décennies. Le mot même d’assistanat est d’ailleurs un marqueur politique fort.  Ce qui ne cesse de m’amuser depuis que les médias ont relayé la proposition du Ministre, c’est que, justement, le dit RSA avait été vendu (tout au moins à l’électorat intéressé par cet aspect des choses) comme une « rupture » avec le RMI. Selon la rhétorique d’alors, ce dernier, puisqu’inventé par la gauche en 1988, donnait lieu massivement à de l’assistanat. ( F. Bayrou en faisait aussi beaucoup dans le même sens.) Du coup, le candidat et président à peine élu de 2007 s’était quand même pas mal impliqué dans cette affaire, confiée certes à un haut fonctionnaire de gauche (Martin Hirsch), mais je crois bien me rappeler qu’il était alors question justement de ne pas encourager l’inactivité (d’où le nouvel acronyme, RSA, « revenu de solidarité active« ). Et, là, bingo, notre jeune Ministre d’affirmer que, sur ce plan-là, c’est complètement raté (… comme le reste, dirons les esprits bougons), et que le RSA n’est autre que le revenu socialiste d’assistanat en somme. Vraiment une grande et brillante idée que cette dénonciation d’une des grandes réformes du quinquennat. On comprend la réaction pour le moins mitigée de certains responsables de la majorité (R. Bachelot, F. Fillon). Le bilan de N. Sarkozy se voit du coup diminué d’un item supplémentaire. Avait-il besoin de cela?

Sur le fond, la proposition de L. Wauquiez – cinq heures de travail au minimum par semaine comme contrepartie de l’aide et un écart important entre le revenu minimum des travailleurs (qui se lèvent tôt) et le revenu maximum des assistés (qui n’en branlent pas une)-  satisfait sans doute les canons de la proposition populiste : simple en apparence, mais niant les réalités  pratiques de la politique publique en question. Les spécialistes du domaine ont tout de suite fait noter les incohérences de la proposition ministérielle.

Cependant, imaginons même que cette règle des cinq heures minimum de travail entre en vigueur. Je ne suis pas certain que les plus gênés par cette mesure nouvelle soient vraiment les allocataires du RSA qu’on veut ainsi sanctionner de quelque façon dans leur oisiveté ; je soupçonne que ce seraient bien plutôt les gestionnaires locaux du RSA qui seraient fort marris de cette nouveauté. En effet, L. Wauquiez a-t-il réfléchi une seconde aux coûts organisationnels, de gestion quotidienne, qui consistent à trouver un travail (faisable tout de même) à tous les allocataires du RSA? Que fait-on par exemple du cas des femmes seules ayant des enfants en bas âge à faire garder? Des personnes faibles d’esprit ou de corps? Et ce pour cinq heures par semaine seulement? Notre Ministre ignore-t-il que, de nos jours, toute gestion d’ hommes ou de femmes en vue d’un travail officiel – même le plus simple!-  est devenu un labyrinthe bureaucratique, y compris bien sûr dans tout ce qui consiste le maquis du traitement social du chômage, de l’emploi d’insertion, etc.? Si elle était appliquée, en plus de ce qui est déjà prévu dans la loi actuelle sur l’activité dans le RSA, une telle mesure aurait au moins le mérite de donner un coup de fouet à la création d’emplois de petits bureaucrates pour gérer cette obligation. Plus généralement, du point de vue du budget public, il revient moins cher de payer les gens à ne rien faire, que de les payer à faire un peu quelque chose. Comme de nombreux analystes l’ont dit très rapidement à propos du RMI, ce qui n’a pas fonctionné, c’est l’insertion, justement parce que cela supposait de coûteuses politiques publiques pour trouver quelque chose à faire d’un peu logique aux dits assistés. Certes, du temps du camarade Staline, les choses étaient bien plus simples : on convoquait tous les chômeurs parasites sociaux (hooligans?) d’une ville, on leur donnait deux, trois outils pour dix personnes, et l’on leur suggérait sous bonne garde de quelques membres du NKVD de bien vouloir creuser avec vigueur et entrain ce joli canal bien nécessaire toute de même à l’édification du socialisme. Aujourd’hui, ce traitement de masse des assistés parasites sociaux par le travail manuel simple et sans chichis n’est vraiment plus possible; tout simplement, en 2011, en France, il n’existe plus, tout travail est devenu hautement technique; il faudrait de toute façon individualiser les travaux à effectuer, ce qui suppose toute une bureaucratie ad hoc derrière.   Sans compter qu’il ne s’agirait pas en faisant trop simple, à la Staline, de réinventer les « Ateliers nationaux » de 1848, et de permettre à ces RSAistes de se connaître entre eux et donc de penser à se mobiliser! Les assistés doivent rester des individus, et ne jamais avoir l’occasion en pratique, de devenir un collectif, sinon où irait-on?

Pire encore, admettons que, par un effort bureaucratique inédit, on leur trouve tous un travail à ces hordes d’assistés, fainéants, sans doute affreux, sales et méchants. Soit il s’agit effectivement d’un travail créant de la richesse (au sens de la comptabilité nationale), et, dans ce cas, il aurait mérité d’être réalisé sous des formes normales : la concurrence avec les travailleurs effectuant les mêmes tâches sous d’autres statuts ne sera que trop évidente, et il apparaitra du coup que certains secteurs de l’action publique sont effectivement sous-financés. Soit, en réalité, il n’existe pas de travaux utiles, que le marché ou le secteur public ne prennent pas déjà en charge, et alors, pour éviter la concurrence avec les travailleurs déjà occupés, il ne reste plus qu’à leur faire creuser des trous dans le sol et à les remplir ensuite, et là, on ne peut pas dire qu’il y ait contrepartie de la part de l’assisté. (Sinon que, grâce à cette activité physique, cela l’empêchera de devenir obèse et de peser par sa mauvaise santé sur les comptes de la Sécurité sociale…)

De fait, je crois bien que, dans une société compliquée comme la nôtre, toutes les tâches simples créant de la richesse ont déjà été inventées. Il n’existe pas de gisement caché de travaux à effectuer, surtout s’il s’agit de tâches demandant une faible qualification. On peut certes revenir sur le progrès technique dans certains domaines : du genre, on peut ramasser les feuilles mortes à la main, une par une, on peut réinventer le « poinçonneur des Lilas », mais cela revient à creuser des trous et à les reboucher.

Le débat lancé par Laurent Wauquiez me parait du coup surtout traduire l’absence de réflexion de la part de certains politiciens de droite sur l’avenir du travail non qualifié dans un pays comme la France. Venant d’un jeune, destiné à incarner la relève, c’est inquiétant. En même temps, puisque seul le message compte pour séduire l’électeur… pourquoi pas? Let’s have fun!

Ps. Beau texte, sobre et dur, de Lionel Stoleru, « L’indigne ‘droite sociale’ de Laurent Wauquiez » dans le Monde du jeudi 12 mai 2011. Les temps ont bien changé : je me suis demandé si, aujourd’hui, avec un Wauquiez et quelques autres apprentis en populisme droitier en circulation, il serait possible d’instituer ex nihilo un revenu minimum, dont pourtant on peut se demander avec L. Stoleru, « Que serait devenue la société française sans ce filet de sécurité? »

Sociologie politique appliquée?

Hier dans Libération (16 novembre 2010), tribune de la Fondation Copernic, intitulée « Démocratie : la dissidence populaire ». Les membres de cette association qui entend depuis 1998 promouvoir une pensée critique à la gauche de la gauche n’ont pas souvent l’occasion de se voir offrir une telle tribune dans le journal dirigé par Laurent Joffrin. Or que disent nos compères, dont des politistes des plus influents (W. Pelletier, Claire Le Strat, et  surtout Bernard Lacroix)? Allez lire le texte : en gros, ils constatent que les membres des classes populaires sont découragés par le tour qu’a pris la politique la plus institutionnelle (élections et partis en particulier) et qu’ils tendent à s’en désintéresser (abstention), et que, de surcroit, les conditions objectives  du travail salarié d’exécution tendent désormais à séparer les gens plus qu’à ne les réunir dans un collectif. Ils auraient pu ajouter cyniquement que, jadis, on luttait en commun, aujourd’hui, on se suicide seul. Les 8 premiers paragraphes du texte (sur 9)  sont consacrés à l’établissement de ce constat. Ils citent d’ailleurs à l’appui de leur approche les travaux de Jean-Louis Dormagen et Cécile Braconnier sur une cité de banlieue parisienne (qu’on trouvera dans La démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation en milieu populaire [Paris, Folio-Gallimard, 2007], recherche de terrain qui m’a tellement fasciné que je crois bien l’avoir « racontée » deux fois de suite à mes étudiants de Master  ce semestre…) Seul le dernier paragraphe rompt avec ce constat déprimant en citant quelques exemples d’actions qui prennent un sens politique de la part d’habitants des cités populaires, conclusion : « De l’action politique, il y en a. Elle contourne la délégation électorale et s’en détourne ». Certes. Mais, de la part de représentants d’une Fondation qui est censée inspirer les programmes de la gauche (voir les propositions de la Fondation Copernic dans la même page de Libération),  il me semble qu’il y a comme une erreur stratégique à s’exprimer ainsi.

En effet, jusqu’à preuve du contraire, dans une démocratie représentative comme la nôtre où le pouvoir d’État est attribué par l’élection au suffrage universel, les abstentionnistes ont toujours tort. Nous ne sommes pas dans une « démocratie populaire » en 1980, quand le terme de dissidence prenait un sens fort qui opposait un pays légal et un pays réel. Un groupe social dont la majorité des membres ne participe régulièrement pas aux élections (locales, nationales) n’aura qu’un poids marginal dans la décision politique. C’est là un fait plutôt bien établi par la science politique (il correspond d’ailleurs à une organisation internationale, l’IDEA, basée en Suède, qui essaye d’encourager l’expression électorale et partisane de toutes les minorités dans tous les pays), et, en France, tout particulièrement, il est assez facile de relier les grandes orientations de politique économique et sociale à ce poids différentiel des groupes sociaux dans les urnes (comme vient encore de le rappeler le choix de N. Sarkozy de se concentrer sur la « dépendance »…) Or les propositions de la Fondation Copernic pour rentrer en application supposent la maitrise des lois (par exemple pour réformer la fiscalité), donc une majorité dans les urnes, ou tout au moins une masse électorale organisée afin de pousser de telles propositions dans un ou des partis telle qu’aucun gouvernement ne puisse les ignorer (comme avec le poids électoral du Front national depuis les années 1980). Or que propose la Fondation Copernic pour lutter contre l’apathie électorale des classes populaires? La source de cette dernière (sauf événement exceptionnel comme l’élection présidentielle de 2007) tient, comme ils l’indiquent, à un délitement de plus en plus marqué des liens de sociabilité formels (partis, associations) et informels (collectif de travail, vie de quartier) entre les individus concernés. Que faire pour remédier à cette situation, qu’on observe d’ailleurs aussi bien aux Etats-Unis (voir les travaux de Theda Skocpol ou de Robert Putnam)? Comment (re)créer les bases sociales de la mobilisation politique institutionnelle des classes populaires dans l’ère post-industrielle?  Je n’ai pas l’impression que la Fondation Copernic dispose de beaucoup de réponses à cette difficulté. Le diagnostic, c’est bien, une ébauche de remède, ce serait mieux, surtout si on veut aider son camp.

Celle esquissée dans le texte, qui fait allusion à des actions politiques diverses (se mobiliser pour la Palestine ou contre le viol, cacher des sans-papiers, rapper)  suppose qu’on pourrait contourner l’obstacle via d’autres formes de politique. C’est là entretenir ainsi le mythe que par des mobilisations partielles le sort des classes populaires puisse en être radicalement changé. Certes, certaines injustices, torts, préjudices, etc. peuvent être diminués par des mobilisations extra-électorales, et sans doute toute aventure d’émancipation  d’un groupe opprimé commence  en dehors de la seule sphère électorale, mais, comme vient de le montrer le triste sort gouvernemental réservé à la patronne de l’association « Ni putes, ni soumises », on ne compte pas grand chose dans la grande politique (celle qui coûte des milliards…) si on ne dispose pas  in fine de millions de voix dans les urnes…

Leur thèse comporte en plus le défaut de souligner l’éclatement des causes défendues par les quelques minoritaires mobilisés de çi de là. C’est bien de se mobiliser pour sa petite cause à soi, mais quelle synthèse entre toutes ces causes? Comment faire comme disait jadis un candidat noir aux primaires démocrates pour la Présidence des Etats-Unis une « coalition arc-en-ciel » de tout cela?   On a eu ce printemps un avant-goût de la difficulté avec la polémique qu’a provoquée à gauche la présentation par le NPA d’une candidate voilée aux élections régionale. Si l’on utilise le terme de « dissidence », on devrait déjà se rappeler que ce terme correspond à l’invention d’un cadre intellectuel commun pour une mobilisation diversifiée. Où en est-on de ce point de vue? Pas très loin, me semble-t-il.

Bref, pour l’heure, ce genre de sociologie politique appliquée – qui n’est pas contestable à mon sens dans sa base empirique – me parait pour le moins devoir plus  rassurer Neuilly que l’inquiéter.