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On a vraiment les héros qu’on mérite?

Les décès presque concomitants de l’écrivain Jean D’Ormesson et du chanteur de variété Johnny Hallyday ont donné lieu à un double emballement médiatique bien révélateur de ce qui domine notre présent.

Les enterrements en très grand apparat républicain de ces deux personnalités, indéniablement de droite, gratifiés chacune d’un propos présidentiel de circonstance, m’ont donné d’abord l’impression d’assister à une apothéose de la droitisation de la société française – mais en y repensant surtout à une droitisation par le bas. De fait, ce semblant d’unité nationale m’apparait plutôt tragi-comique. Les deux disparus ne furent en effet que de bien habiles artisans de leur art respectif. Je doute fort qu’on puisse leur y attribuer une seule invention – qui aurait d’ailleurs l’idée saugrenue de les citer dans une histoire un peu sérieuse de la littérature ou du rock’n’roll? Par contre, il faut leur reconnaitre une capacité à se constituer un public fidèle dans l’hexagone. Ils avaient aussi réussi avec l’aide des médias dominants à y devenir des « mythologies » au sens de Roland Barthes – la longévité en plus, mythologie donc à épisodes, que le dit Barthes n’avait guère eu à envisager lors de la parution de son ouvrage.

De fait, au regard de l’histoire culturelle de la France (pour ne pas parler de celle du monde), ce sont des  personnages qui ne valent donc que par le contexte de leur réception.  Et, là il faut bien dire que leur enterrement fut le parachèvement de leur œuvre.

La célébration de ces deux personnages comme des héros nationaux témoigne ainsi de notre  ringardise collective. Bourgeois et prolos confondus. Non seulement, ni l’un ni l’autre ne sont des innovateurs dans leur art, mais, en plus, quel peut bien être leur apport pour l’avenir de la nation?   En caricaturant à peine, le culte des vieux châteaux de famille d’un côté, et des grosses motos des familles de l’autre, Carpe diem et l’amouuurrrr...  Cela ne va pas nous mener bien loin comme collectivité nationale dans ce XXIème siècle qui s’annonce un peu agité tout de même. Et puis, en dehors de leur art, quelle grande cause ont-ils défendu? Je sèche. Le droit des divorcés plusieurs fois remariés d’être enterrés en grand apparat par notre Sainte Mère l’Église?  Le droit des personnes âgées à se moquer des jeunes?

Certes, d’un point de vue républicain, il faut de tout pour faire une nation, il faut respecter les émotions du grand public, mais, à force de ne plus vouloir ou pouvoir distinguer en haut lieu des personnages vraiment dignes d’hommage, ne court-on pas collectivement le risque du ridicule? Moi y compris, en se sentant obligé de  réagir comme d’autres, à ce grand moment de n’importe quoi national.

(Bon, les Amerloques ont élu ‘Trump le dingo’ comme Président, on peut bien enterrer not’Johnny comme un Hugo de notre temps et notre Jean d’O comme un nouveau Malraux! Fuck  les pisse-froids! Vive la France!)

Houellebecquerie (Soumission, Michel Houellebecq)

C’est la fin de la pause estivale, et je me prends du coup à lire des choses bien inutiles. Une voisine m’a ainsi prêté le dernier Houellebecq en date:  Soumission (Paris : Flammarion, 2015). Je me suis surtout senti obligé de me livrer à cette lecture, parce que la dite voisine y voyait un reflet de la vie universitaire contemporaine, et qu’elle voulait avoir mon avis.

Il se trouve que, de ce point de vue, cet ouvrage ne vaut pas et de très loin un bon vieux David Lodge. Notre bon Houellebecq ne connait pas grand chose à la vie universitaire, et il devrait aller se plaindre auprès de son informatrice, une certaine Agathe Novak-Lechevalier (enseignante à Paris X -Nanterre), citée en remerciements à la fin du roman. Par exemple, lors de ce qu’il présente comme un changement de régime, avec l’élection d’un Président de la République « musulman » en 2022, le remplacement du Président de l’Université où est censé exercer le narrateur s’effectue d’un coup comme un simple fait du Prince. Son informatrice a donc oublié de lui préciser la différence entre un Président d’Université – élu par son conseil d’administration, lui-même issu principalement d’élections par les universitaires concernés – et un Recteur d’académie, nommé en Conseil des ministres. Les horaires de cours réduits des professeurs d’université (par rapport aux maîtres de conférence?) m’ont aussi bien fait rire (jaune) (p. 27) – cela n’existe plus depuis 1981 (c’est « 192 heures équivalent TD » par année universitaire pour tout le monde!, et je ne le sais moi-même que pour avoir discuté avec un ancien qui regrettait ce privilège).  De même, l’Université Paris III Sorbonne est, semble-t-il, dévolue dans la foulée de l’élection présidentielle de 2022 aux Saoudiens comme un vulgaire aéroport grec par gros temps de memorandum of understanding. Je doute fort qu’une telle possibilité puisse exister dans le cadre légal républicain, et, du coup, notre auteur oublie sans doute de préciser que la Constitution a sans doute aussi été changée en un tour de main après l’élection de son fictif Président « musulman ».  Il plane en fait un vent d’irréalisme dans toute cette description de la vie universitaire, qui éloigne fort l’auteur de ses prétentions au naturalisme à la Zola qui effleurent de ci de là avec ses notations sur les « plats micro-ondables » que consomme le narrateur faute visiblement de savoir faire la cuisine. Par ailleurs, le livre entretient complaisamment le mythe du professeur d’université (homme bien sûr) qui couche avec toutes les étudiantes qu’il veut bien désirer dans sa grande mansuétude de mâle dominant. De fait, le livre de Houellebecq pourrait être utilisé par les collectifs anti-harcèlement sexuel actuellement présents dans le monde universitaire comme une illustration du caractère indispensable de leur action. Or j’ai cependant quelques doutes. Je ne dis pas que de telles pratiques n’aient pas existé, et qu’elles n’existent pas actuellement, mais, cela ne parait pas, ni la norme de la vie universitaire contemporaine, ni la principale préoccupation des collègues. (Qui semblent plutôt préoccupés par leur prochain article dans une revue à comité de lecture, par leur nombre de citations sur Google Scholar ou par les activités extra-scolaires de leur progéniture.)  J’avais eu il y a quelques années une conversation avec un collègue partant en retraite, qui notait d’ailleurs la transformation de la vie universitaire sur ce point. Les années d’après 1968 avaient été effectivement un moment où ce genre de pratiques de séduction pouvaient exister sans grand scandale, mais, de son point de vue de vétéran, elles n’étaient plus vraiment de mise désormais.

En dehors de cette vision pour le moins biaisée et datée du monde universitaire, le livre m’a paru aussi comme totalement à côté de la plaque dans son scénario de politique-fiction, mais est-il besoin de le préciser? M. Houellebecq ne connaît visiblement pas grand chose à la politique française – et ne veut sans doute rien y connaître. En effet, face à la menace d’un « musulman » susceptible d’arriver à la Présidence de la République sous ses propres couleurs (c’est-à-dire à la tête d’un parti confessionnel), fut-il le plus modéré du monde comme le présente le romancier, il ne fait guère de doute que la dynamique de l’opinion publique lui serait entièrement contraire, et que la droite et l’extrême droite, voire une bonne partie de la gauche la plus laïque, feraient l’union sacrée contre lui. En réalité dans l’Europe de l’ouest contemporaine, il n’existe aucune dynamique électorale propre pour quelque parti confessionnel musulman que ce soit – tout bonnement cela n’existe pas ou cela reste groupusculaire : au contraire, ce qui existe bel et bien depuis les années 1980, c’est la multiplication et le succès de partis de la droite extrême qui expriment  leur refus de l’immigration extra-européenne, et parfois très ouvertement leur détestation de l’Islam (comme le « Parti de la Liberté » aux Pays-Bas sous la direction de Geert Wilders ou la « Ligue du Nord » en Italie sous celle de Matteo Salvini). Notre FN franchouillard fait partie désormais d’une famille partisane qui se trouve présente presque partout dans l’Union européenne, et il n’est d’ailleurs plus le plus extrémiste d’entre eux. Du coup, ce qui peut représenter l’actualité de l’avenir proche, c’est l’arrivée au pouvoir au niveau national de ces partis. A dire vrai, ils le sont déjà, par exemple au Danemark où ils participent de nouveau à la majorité parlementaire qui soutient le gouvernement de la droite libérale et conservatrice. On peut d’ailleurs se demander aussi si l’actuel dirigeant hongrois, pourtant membre du Parti populaire européen (PPE), Viktor Orban, ne fait pas partie du lot, vu ses récentes déclarations sur l’immigration. Donc, si l’on voulait se livrer à de l’anticipation politique pour nourrir la trame d’un roman, on pourrait plutôt imaginer un pays européen qui établit un régime d’apartheid sur le modèle de celui mis en place par le « Parti national » dans l’Union sud-africaine après sa victoire de 1948. Ou encore une année 2033 où l’on célèbrerait avec faste dans l’Europe entière le centenaire de l’arrivée au pouvoir d’A. Hitler dans l’Allemagne de Weimar. Au regard de ces scénarios de politique-fiction plus réalistes malheureusement au regard des évolutions politiques en cours, le succès médiatique du scénario foncièrement irréaliste élaboré par M. Houellebecq signale par contre fort bien à quel point l’obsession « musulmane » a gagné les esprits en France et finit même par définir son actualité aux yeux du monde.

De toute façon, on sent bien à la lecture du roman que ce scénario, qui n’est au fond qu’esquissé, ne constitue qu’un  prétexte pour nous ressortir le thème houellebecquien désormais éternel : l’avilissement de l’individu à l’ère libérale – et surtout les grands problèmes de l’individu mâle ordinaire en proie à la fin (supposé) du patriarcat. Depuis son inaugural Extension du domaine de la lutte paru en 1994, si l’on n’a pas compris le message, c’est qu’on est tout de même un peu bouché.  Dans ce cadre, rien ne nous est épargné dans Soumission : le narrateur possède à peu prés tous les défauts moraux possibles – en dehors de son intérêt pour l’écrivain Huysmans (ce qui se traduit  d’ailleurs par une rupture de ton dans la narration quand il est question de ce dernier). Sa conversion à l’Islam se trouve du coup présentée comme une caricature de conversion de convenance: un poste retrouvé dans son université, un salaire triplé par la générosité saoudienne, et surtout, souligné en bien gras par Houellebecq pour les lecteurs un peu distraits de la compréhension (p. 291-293), la possibilité d’avoir plusieurs femmes, une pour la bonne chère, une autre pour la jeune chair. (Et en plus, on comprend bien que notre narrateur alcoolique et fumeur n’aura pas à se priver des vices-là avec sa conversion, vu la conversation fort alcoolisée avec le Président d’Université musulman, p. 241-262, chargé de le convertir). Que ce narrateur destiné à incarner le comble de la veulerie, et de l’absence de caractère autre que la recherche du plaisir (et encore…) soit un universitaire ne fait bien sûr pas plaisir à mon amour-propre corporatiste (si, si, j’en ai!). Cette qualité d’universitaire contredit aussi mon sens sociologique et mon expérience, parce que, dans la France contemporaine, la plupart des universitaires se trouvent être en fait des passionnés par leur métier/sujet/recherche/carrière. Cependant, en même temps, il faut bien dire que Houellebecq réussit assez bien son coup. Bizarrement, Soumission m’a en effet fait penser à Symphonie pastorale d’André Gide, sans doute parce que, dans les deux cas,  les narrateurs que créent les écrivains Gide et Houellebecq sont des personnages qui incarnent la nullité morale.  La différence est bien sûr que  que Houellebecq entend aussi incarner lui-même cette nullité morale à la ville, puisqu’il multiplie les signaux dans le roman qui tendent à obliger le lecteur à l’assimiler à son personnage de narrateur. (Le narrateur habite au même endroit dans Paris que Houellebecq, il fume, il boit, il fréquente les maisons d’édition, etc.).  De ce fait, il est difficile par assimilation (indue?) de ne pas le mépriser lui, tout en l’admirant tout de même un peu pour son culot à se mettre ainsi en scène comme ce pauvre hère libidineux, souffreteux, alcoolique, machiste, goinfre, craintif, revanchard, asocial, intéressé, vaniteux, qui mène la narration. (Le plus drôle est alors que notre parfait salaud de papier et de fiction, Houellebecq, n’aime guère que les journalistes fassent le récit de ses vraies saloperies, comme le fait la série d’articles publiés à son sujet dans le Monde cette semaine, vraiment très drôles à lire par ailleurs.) Un journaliste italien rendant compte de la parution de la traduction italienne de l’ouvrage signalait que M. Houellebecq avait créé un personnage qui représentait pour notre époque un double du personnage de l’Homme sans qualité de Musil. Je n’ai pas lu ce roman, et l’éloge est sans doute fort exagéré, mais, effectivement, notre Houllebecq a multiplié les déclarations prêtées au narrateur où ce dernier indique son vide intérieur. Il serait difficile de ne pas y voir l’une des thématiques de ce roman.

Par ailleurs, si on lit le livre comme une illustration de la dégradation morale de nos contemporains (qui ne croient à rien, qui ne s’intéressent à rien, à part à la nourriture et leur sexualité, etc.), le fait que le narrateur se convertisse in fine  à l’Islam apparaîtra comme très insultant à l’égard de cette religion. L’auteur prend d’ailleurs bien soin de présenter cette conversion par le narrateur comme parfaitement intéressée, à la fois lubrique, mondaine et pépère, et n’ayant vraiment rien de spirituelle au sens classique du mot. Cela correspond à des déclarations de l’auteur fort défavorables à l’Islam au demeurant. Cet aspect m’a paru pour le moins déplaisant, mais, après tout, ce genre de conversion de convenance a toujours existé, et c’est peut-être même la source principale des conversions dans l’histoire, plus que les aspirations spirituelles. Il est vrai qu’une conversion au christianisme évangélique, à la foi mormone ou au bouddhisme aurait impliqué sans doute un scénario moins attrayant pour les médias. Il faut bien vendre sa camelote quand on vit de sa plume. (Et puis si le narrateur devenait mormon, il avait certes droit à plusieurs femmes en s’installant dans l’Utah, par contre fini la bibine…) En revanche, on ne peut que rester mal à l’aise devant la multiplication dans l’ouvrage sous la plume du narrateur de tous les poncifs de l’extrême droite la plus radicale. Le dispositif romanesque choisi par Houellebecq, une voix unique de narrateur, renforce en effet le côté péremptoire des propos prêtés au personnage. Et là encore, comme à la ville, Houellebecq n’est, semble-t-il, pas bien loin des idées qu’il attribue à son narrateur… Cela reste bien sûr délicieusement ambigu, c’est de la fiction, n’est-il pas?  Enfin, tout cela sera sans doute plus clair, le jour où Houellebecq fera le saut de l’engagement politique direct. Bientôt au côté de Geert Wilders aux Pays-Bas par exemple? … en même temps, cela supposerait quelque courage et entrerait en contradiction avec le Houellebecq de papier. Pour l’heure, ce n’est au fond que de la littérature ronchonne, et il ne faut guère s’en soucier plus que cela.  

Un dernier point. Je ne lis très peu de littérature française contemporaine, je suis le plus souvent déçu en effet, mais, encore une fois, je suis frappé par la pauvreté de la langue utilisée. Ou disons, par sa faible consistance. Ou alors, peut-être suis-je moi-même vraiment très ronchon sur ce point. Du triste sort du patriarcat je n’en ai à vrai dire rien à faire, de celui de la langue française chez ceux qui se prétendent écrivains cela m’interroge plutôt.

Un Président (vraiment) normal.

Bonne année 2014 à mes lecteurs!  Et comme un blog, c’est aussi pour se départir un peu de la rigueur scientifique de l’enseignant-chercheur, brodons un peu pour nous échauffer dans l’hiver de cette nouvelle année sur le vaudeville français de l’heure.

Il ne saurait en effet être question de bouder notre bon plaisir de ce Président de la République désormais si normal qu’il s’inscrit (à l’insu de son plein gré?) dans la longue histoire de nos rois de France et de Navarre. Ces derniers sont dans leurs tombes glaciales bien fiers de cet usurpateur républicain, cela les réchauffe un peu. Et dire qu’on a cru regretter un moment pour la réputation universelle du French lover et pour la continuité de l’État gaulois les frasques d’un DSK… Nous voilà donc sauvés. François de Tulle, tel un souverain légitime du même prénom de baptême,  fait preuve des mâles vertus de la Race. On le croyait Louis XVI, on le découvre Louis XIV. On ne saurait donc trop épiloguer sur la normalité de la situation que, par la vertu un peu sordide d’un magazine comme Closer et par la diligence incorruptible d’un quotidien vengeur comme Médiapart, le peuple français est invité à contempler par le petit trou de la serrure. Nous avons donc un Président normal, un peu à la VGE, un peu à la Mitterrand, un peu à la Chirac.

Je ne suis pas très féru des études de genre en science politique, mais, face à de telles troublantes récurrences, je me dis que l’on ferait bien d’y aller réfléchir de plus prés – mais la caricature d’un rôle établi  de longue date ne tue-t-elle pas toute velléité de réflexion? Je me demande pourtant comment un parti (socialiste) qui se veut pourtant féministe en diable et qui n’est pas loin de prôner une nouvelle morale en matière de sexualité des adultes (cf. la loi sur la pénalisation des clients de prostituées majeures) peut avoir produit ce genre de comportements pour le moins normaux chez le Président actuel.

Nous voilà donc rassurés, François Hollande est donc vraiment un Président tout ce qu’il y a de plus normal.  Voilà une promesse majeure tenue. Quelle merveilleuse année s’annonce! I’m happy.

Hollande en Salomon de téléréalité?

Et voilà, Hollande a parlé sous la forme d’une allocution télévisée.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que j’aurais du mal à ajouter quoi que ce soit de nouveau dans le tombereau de critiques qui lui ont été adressées de toute part à cette occasion.

Il y a d’abord la forme et l’opportunité. Comment un Président de la République peut-il considérer qu’il se trouve de son registre de parler ainsi d’un cas particulier? En parlant, il valide le fait que « le cas Leonarda » devient une cause célèbre; il a même parlé de « légitime émotion ». F. Hollande parait avoir décidé que le Président normal ne peut pas ne pas intervenir à chaud sur tout ce qui fait débat dans la société française. Il n’a pas alors fini d’intervenir: s’il l’a fait sur ce sujet, pourquoi pas sur tous les autres sujets qui se présenteront? Le reproche qu’on peut lui faire de continuer ainsi la détestable pratique de N. Sarkozy en la matière va redoubler.

Il y a ensuite le fond de ce qui a été annoncé. François Hollande fait comme s’il disposait en cette affaire d’une sorte de droit de grâce, ou de droit d’exception au droit commun, du seul fait qu’il se trouve être le Président de la République.  Je sais bien que la fonction présidentielle en France consiste entre autres choses à faire croire à la populace un peu niaise au demeurant qu’un chef omnipotent peut tout (ou presque), tel un Pharaon de l’ancienne Égypte régulant le flux du Nil par ses bonnes relations avec ses pairs, les Dieux. On ne se fait certes élire Président que comme cela: « Ensemble, tout devient possible », ou « Le changement, c’est maintenant », n’est-ce pas? Mais tout de même dans le cas d’espèce, la solution proposée (pas de retour de la famille concernée, mais seulement de la seule Leonarda) s’assoit allègrement sur la chose jugée et le droit en vigueur. Il suffit de lire le rapport des Inspecteurs généraux sur les conditions de l’expulsion pour se rendre compte que la séparation des membres d’une famille ne va pas du tout de soi aujourd’hui. On aurait pu n’expulser que le père de famille, on prend pourtant soin d’expulser dans le même temps tout le monde justement pour ne pas transiger avec ce principe. Et, là, le Président, désavouant son administration, propose le contraire, provoquant d’ailleurs une réaction ulcérée et logique de refus de la part de la dite Leonarda. Le moins que l’on puisse dire, c’est que parler de « jugement de Salomon » à propos de la décision de F. Hollande en l’espèce ne fait justice du sens habituel de cette expression.

Il y a enfin l’aspect directement politique. Tout le monde est d’accord pour dire que cette décision ne satisfait personne. La « générosité » du Président, pour reprendre les termes du Ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, ne semble pas assez grande à Harlem Désir, premier secrétaire du premier parti de la majorité présidentielle, le PS, et donne l’occasion à quelques noms d’oiseaux adressés au Président de la part des représentants du « Front de gauche » et de certains intellectuels ou personnalités classées à gauche (par exemple le sociologue Eric Fassin ou le cinéaste Arnaud Despleschins). Une partie de ces gens de gauche soupçonnent le Président de machiavélisme et l’accusent de cruauté à l’égard de Leonarda et de sa famille, c’est-à-dire de bien savoir en fait que ce qu’il a proposé à Leonarda et à sa famille se trouve en pratique impossible. Inversement, cette « générosité » est soupçonnée à droite de préparer le retour en France de toute la famille de la dite Leonarda, et il faut bien dire qu’après toutes les informations qui ont été distillés sur cette famille depuis une semaine par les médias et à en juger par le suivi médiatique de l’affaire, cet éventuel retour consisterait  le plus long spot télévisé jamais diffusé en faveur de l’extrême-droite.

De fait, le choix présidentiel souligne s’il en était besoin à quel point la gauche de la gauche se fait actuellement « couillonner » par F. Hollande : en effet, dans son allocution, il a annoncé une nouvelle circulaire sur le fait que les procédures d’expulsion ne sauraient en aucune manière interférer avec la vie scolaire – ce qui a été fait dans la foulée par le bienveillant Manuel Valls -, mais il se garde bien d’annoncer qu’une révision générale de la politique en matière d’accueil et de séjour des étrangers va être engagée. Il souligne ainsi le fait qu’il croit les gens de la gauche de gauche assez proches des pieds-nickelés pour se satisfaire simplement de ce symbole d’une école inviolable. F. Hollande a certes bien compris qu’il faut traiter le fantasme de Vél d’Hiv qui circule dans la gauche de la gauche. En effet, si toute cette affaire a tourné en scandale et que le rapport de l’Inspection générale peut parler du coup de « manque de discernement » des forces de l’ordre, c’est uniquement parce qu’aux yeux de certains, cette situation a été vécue sur le mode du retour à 1942. Prendre une enfant rom aujourd’hui lors d’une sortie scolaire, c’est pour eux comme revivre une rafle vichyste, rien de moins, rien de plus. Cela leur permet certes de s’enorgueillir à bon compte de leur moralité de résistants.  F. Hollande en tient compte dans son allocution, il ne faut plus que cela se reproduise, dont acte, mais, en même temps, il n’est pas question de remettre en cause la politique de l’immigration en général, qui, en l’état, correspond sans doute, à la volonté majoritaire du peuple français. Depuis le printemps 2012, s’il l’avait voulu, le Président aurait pu faire voter par sa majorité une loi sur les conditions de séjour des étrangers en France… il ne l’a pas fait, tiens, tiens, pourquoi donc?

A mon avis, cette intervention s’inscrit donc dans un contexte politique plus large, où la gauche de gauche (y compris une partie du PS) est en train de découvrir avec consternation la réalité des politiques publiques suivies par F. Hollande, et où ce dernier essaye de leur donner l’occasion de ne pas comprendre en leur offrant des satisfactions morales et symboliques.

Affreux, sales et… pas méchants?

Depuis que j’ai lu hier soir que le père de l’expulsée « Leonarda » aurait déclaré à la presse qu’en fait, sa femme et la plupart de ses enfants seraient italiens (car nés sur le territoire italien), je ne cesse de revoir en pensée des scènes de vieux films italiens des années 1970, où des sous-prolétaires de ce pays montent des embrouilles aussi mirifiques que foireuses qui finissent par se retourner contre eux de manière tout à fait hyperbolique : le sous-prolétaire ne saurait en effet échapper à sa condition. Le titre de ce post renvoie bien sûr à l’un de ces films fameux.

De fait, le coup de théâtre de l’italianité (légale) des membres de la famille n’en est peut-être pas un, il peut s’agir d’une autre embrouille encore, mais une fuite d’Italie, c’est tout à fait possible, c’est crédible,  cela en dit long sur la condition des « zingari » en Italie. De fait, ils sont particulièrement honnis par une bonne part de la population italienne – qui les voit aussi comme des « Slaves », ce qui rappelle de vieilles et sanglantes querelles de frontières entre Italiens et Yougoslaves. On peut donc imaginer que cette famille ait voulu fuir cette situation, en se faisant passer pour entièrement kosovare. Il me semble aussi avoir lu quelque part qu’une partie de cette population posait justement problème en Italie, parce qu’en fait, entre leur mobilité et l’écroulement de la Yougoslavie, il était très difficile d’établir leur nationalité. On peut d’ailleurs supposer qu’ils ne savent pas eux-mêmes quelle est leur nationalité réelle en fait. Le père aurait déclaré à la presse que sa femme et ses enfants avaient des papiers italiens qu’ils auraient détruits, c’est bien possible qu’ils n’aient justement pas eu de tels documents de la part d’une administration italienne assez peu prompte à démêler les fils compliqués de ces vies transnationales.

En tout cas, en l’état des informations données à ce jour par la presse, cette affaire « Leonarda » semble avoir été scénarisée par un réalisateur stipendié par l’extrême droite. Tous les poncifs de ce camp semblent se rassembler les uns après les autres autour de cette « cause célèbre ».  Le Président de la République a eu la chance ou le flair de ne rien dire, espérons qu’il saura continuer à se taire, et qu’il n’interviendra que lorsque cet emballement médiatique sera apaisé.

Par ailleurs, cette affaire en dit long aussi sur la lenteur de la justice, et sur sa légèreté à établir les faits les plus basiques. Tous les degrés de jugement passés et pas de soupçon sur leur statut en terme de nationalité… S’il s’avère que ces gens sont vraiment italiens (ce dont je doute tout de même), on pourra s’interroger sur les manières de juger en France d’un pareil cas.

Quelques réflexions en vrac sur la crise syrienne.

Difficile pour quelqu’un de ma génération de ne pas avoir un horrible sentiment de déjà vu dans toute cette affaire syrienne – ce qui perturbe sans doute le regard. Comme le disait F. Mitterrand en son temps, « nous sommes entrés dans une logique de guerre ».

Difficile de ne pas trouver d’un humour aussi féroce qu’involontaire un Président des États-Unis, Prix Nobel de la Paix, s’agiter comme un perdu pour précipiter son pays dans un nouveau conflit au Moyen-Orient contre la majorité de l’opinion publique de son pays.

Difficile de ne pas remarquer le poids qu’aura encore une fois la manipulation des émotions dans toute cette affaire. L’usage de vidéos par l’administration Obama pour convaincre les représentants du peuple américain d’aller au charbon  s’inscrit dans une vieille tradition qui a marqué tout le siècle dernier. Décrire les horreurs inhumaines qu’inflige l’adversaire aux populations civiles fut déjà un bon moyen de motiver les troupes et l’arrière lors de la guerre de 1914-18. Déjà ce fut la « Guerre du droit » contre les « Barbares ». Que les horreurs perpétrées soient réelles ou imaginaires compte peu ici. Il me suffit de remarquer qu’on retrouve toujours ce même mécanisme de mobilisation de l’opinion publique et des représentants du peuple faisant appel d’abord à l’émotion.

Difficile de ne pas avoir la pénible impression que, du point de vue des va-t-en guerre américains, B. Obama & Cie eux-mêmes, la question humanitaire syrienne se trouve en réalité, annexe, instrumentale. Ils le disent d’ailleurs en mettant en avant un enjeu de « sécurité nationale » pour les États-Unis – ce qui, à tout prendre, serait en soi ridicule si l’on ne considérait que la menace que représentent  le régime d’Assad et ses armes chimiques en eux-mêmes. (A tout prendre, la Corée du Nord est bien plus menaçante avec ses quelques missiles et bombes atomiques.) Derrière, se profile la question iranienne comme de nombreux commentateurs le remarquent à longueur de journée.  Il est  aussi possible qu’il s’agisse de montrer aux autorités russes qui exerce l’hégémonie dans cette région du monde. Ce serait là un jeu particulièrement dangereux.

Difficile de ne pas remarquer que tout le déroulement de la crise  a été retardé du simple fait qu’un seul Parlement s’est contre toute attente rebiffé aux attentes de son exécutif, entrainant toute une chronologie des événements à sa suite. Une autre histoire aurait été possible si le Parlement britannique avait dit oui, et nous serions déjà dans les suites de l’action engagée.

Ps. Pour ce qui est de F. Hollande, allez lire, si ce n’est déjà fait, ce magnifique morceau de bravoure de notre collègue John Gaffney, il y est rhabillé pour l’hiver… et l’espoir que ce dernier exprime en conclusion de voir la France jouer un rôle positif  en revenant à son indépendance de vue traditionnelle vaut sans doute pour la prochaine crise. Je vois mal en effet comment F. Hollande va pouvoir gérer le virage proposé, sauf à nous hypnotiser tous pour nous faire oublier les derniers jours.

Les « Ritals » ont mal voté! Unsere Europe Kaputt!?!

Ah, là, là, en démocratie, les électeurs quand on leur donne la possibilité de voter, quels licences, ces veaux d’électeurs, ne se prennent-ils pas! Nos amis transalpins – que je qualifie très affectueusement ici de « ritals » – s’en sont payés une bien bonne …  La  presse internationale en est tout en émois, parfois rageurs, contre ces Italiens irresponsables qui risquent de relancer la crise de la zone Euro (comme si elle était déjà finie…). Ne voilà-t-il pas qu’ils oublient d’aller voter, ou qu’ils votent pour des gens vraiment pas bien raisonnables, des populistes, des démagogues, des anti-européens. Bernard Guetta, dans sa chronique matinale sur France-Inter, semblait lui-même avoir perdu espoir en l’Europe, c’est dire. Silvio Berlusconi et Beppe Grillo se trouvent ainsi mis dans le même sac, alors qu’ils ne représentent sans doute pas la même vision de l’avenir de l’Italie et de la manière de faire de la politique. On ne retient en l’occurrence que leur commune mise en cause de l’Euro, sans se rendre compte qu’elle s’avère de nature assez différente.  Beppe Grillo veut certes un référendum sur l’Euro – ce qui semble pour beaucoup de commentateurs la preuve qu’il représente rien moins que l’ultime incarnation du démon! un proche cousin, sinon d’Hitler, tout au moins du général Peron ou d’Hugo Chavez  -, mais, si le programme du M5S était appliqué intégralement, cela ferait sans doute de l’Italie un pays « scandinave », tant l’importance de la lutte contre la corruption des élites, l’utilisation d’Internet, le rôle des jeunes et des femmes, et l’écologie lui importent. Inversement, S. Berlusconi ne veut pas vraiment un tel référendum sur l’Euro; à mon avis, il bluffe complètement sur ce point, mais les forces politiques, économiques et sociales, qui l’ont presque porté à la victoire une nouvelle fois, sont tout sauf favorables en pratique à une véritable normalisation « à la scandinave » ou « à l’allemande » de l’Italie. Ils ne veulent pas se plier aux règles communes, c’est tout! Plus généralement, ces deux forces viennent d’horizons historiques différents : le PDL constitue le réceptacle de toute une histoire de la droitisation de la politique italienne depuis au moins le début des années 1980 (d’abord au sein du PSI de Bettino Craxi), alors que le M5S, cette force hyper-populiste, est issue des échecs répétées de la rénovation supposée de la politique après 1993. Hier soir, à la télévision italienne, la différence était hallucinante entre le vieux porte-parole de droite rappelant (avec une féroce ironie) qu’ils étaient eux (la droite) « affreux, sales et méchants », mais qu’il n’étaient pas morts politiquement contrairement aux prédictions de la veille, et la jeune (future députée) M5S, qui rougissait en parlant au journaliste…

Les Italiens ont donc mal voté, mais il ne faut donc pas trop simplifier le tableau tout de même.

Tout d’abord, les électeurs italiens ont humilié (un peu) les sondeurs. Bon, cela n’est qu’un détail. En dehors des scores du M5S, les autres partis sont plutôt dans les larges fourchettes d’il y a quinze jours.  Mais, surtout, ils n’ont pas envoyé dire par leur vote qu’ils n’étaient pas d’accord du tout avec la route suivie depuis quelques années – pas seulement dans les rapports entre l’Italie et ses engagements européens, mais bien plus largement.

Tout d’abord, ils envoient au Parlement, comme premier parti en nombre de suffrages, le parti dirigé par l’histrion Beppe Grillo, le « Mouvement 5 Étoiles », avec 25,6% des voix à la Chambre des députés et 23,8% au Sénat. C’est bien au delà des scores prévus par les sondages publiés il y a encore quinze jours. Surtout, à ma connaissance, c’est en absolu le premier courant politique nouveau depuis l’avènement de la République italienne en 1946 qui, à sa première participation à une élection générale, arrive à un score pareil, et de très loin. La « Ligue du Nord » d’Umberto Bossi avait fait un peu plus de 8% au niveau national en 1992 à sa première participation (et, encore, en fait, ses ancêtres directs étaient déjà là en 1983 et 1987). Le parti « qualunquiste » de la fin des années 1940, que, bizarrement les commentateurs italiens utilisent peu pour dévaloriser le M5S en l’assimilant à ce mouvement « poujadiste » avant la lettre, avait surtout des élus dans le sud du pays. Le premier parti de S. Berlusconi, Forza Italia, avait fait un score similaire en 1994, mais il ne représentait pas, comme la suite l’a bien montré, une force politique radicalement nouvelle dans son idéologie et ses méthodes d’action, mais bien plutôt la transmutation, incomprise au départ, d’une partie du camp modéré italien traditionnel (comme aujourd’hui, la liste civique de M. Monti semble être surtout une nouvelle illustration de la persistance d’une certaine Italie catholique). La nouveauté du M5S est d’apparaître d’emblée en plus comme une force  nationale. Quoiqu’il ne gagne pas les primes de majorité à la Chambre et au Sénat parce qu’il est toujours battu par l’une ou l’autre coalition, son succès en voix se traduit plutôt correctement en sièges, car il profite du fait qu’aussi bien à la Chambre qu’au Sénat, certains partis ou coalitions n’atteignent pas les seuils requis pour avoir des élus, et ne participent donc pas à la répartition des sièges à la proportionnelle entre perdants.

Ensuite, les électeurs de droite ont fait bloc autour de S. Berlusconi et de ses petits alliés de droite. Quand on pense à l’état de l’image personnelle de S. Berlusconi depuis 2010, on ne peut que saluer la performance.  La campagne de S. Berlusconi prenant des tonalités de « révolte anti-fiscale » (contre l’IMU [taxe d’habitation], contre Equitalia[agence chargée depuis 2007 de récolter les impôts et taxes]) a magnifiquement fonctionné pour ramener une bonne part des brebis égarés de la droite. Pas toutes, mais déjà assez pour rester compétitif. C’était: votez pour mon parti, je suis certes une crapule, mais, avec moi, vous payerez moins d’impôts.  L’aspect anti-germanique a dû jouer aussi. Je serais intéressé de voir si les collègues politistes italiens ont posé des questions en ce sens dans les sondages sorties des urnes.  La remarque du 27 janvier 2013 de S. Berlusconi sur l’anti-sémitisme de Mussolini qui aurait été uniquement amené par l’alliance avec l’Allemagne nazie prend dès lors tout son sens. Les  Allemands, aujourd’hui comme hier, sont la cause de tous les maux de l’Europe. En résumé, Mussolini était un brave garçon, qui avait bien mené sa barque depuis 1919 contre les communistes et autres socialistes, mais qui a été entraîné après  1938 à de bien  mauvaises choses par Adolf; moi-même (Silvio B.), j’ai été amené à accepter bien trop d’austérité mortifère par une certaine Angela M., désolé, je ne le referais plus.

La campagne a donc été l’occasion de réactiver le mythe du « bon » fascisme (italien). Italiani brava gente. Du point de vue européen, comme le PPE par la voix de Joseph Daul avait littéralement désavoué le PDL de S. Berlusconi et invité à voter pour la coalition de M. Monti (qui comprenait un parti, l’UDC, membre du PPE), je parierais que S. Berlusconi va lui faire rentrer dans la gorge cet affront. Il a déjà commencé ce matin, en disant que « le spread, il ne faut pas s’en préoccuper, les marchés sont fous »(sic). Autrement dit, notre bon Silvio semble bien avoir l’intention de faire monter les enchères en donnant un peu la fièvre aux marchés financiers, pour rendre indispensable un « gouvernement de responsabilité nationale ». A droite, il faut aussi admirer la performance du petit parti post-fasciste « Fratelli d’Italia » (presque 2% des voix), lancé en décembre 2012, il gagne le derby avec l’autre petit post-fasciste de la coalition Berlusconi, « la Destra » de Storace, 0,6%, mais surtout ses responsables humilient l’ancien leader d’AN, G. Fini, qui finit avec FLI à 0,5%. L’homme qui voulait normaliser totalement la droite italienne, l’européaniser depuis sa participation à la « Convention Giscard » il y a dix ans, ne vaut donc rien sur le plan électoral.

Du côté des perdants, ou de ceux qui ont fait une belle contre-performance, on mettra bien sûr l’alliance rassemblée autour du PD. Elle arrache d’un cheveu la majorité à la Chambre et rate de très loin la majorité au Sénat. Il semble que son leader Bersani ait reconnu sa défaite, sinon technique (en sièges), au moins morale (en dynamique), cet après-midi. Il appelle du coup à l’aide le M5S – amusant.  Apparemment, une grande partie des Italiens se sont souvenus que ce parti avait soutenu le gouvernement de Mario Monti depuis l’automne 2011,  certes le parti de S. Berlusconi aussi, mais le PDL a acquis un avantage tactique en rompant le premier l’alliance tripartite PD/UDC/PDL, et en se situant d’emblée dans une opposition féroce à l’action du gouvernement Monti depuis 2011. Un vrai gauchiste à la Stiglitz / Krugman, notre Berlusconi nouvelle mouture. Le PD a été pris au piège de son propre loyalisme envers un parcours institutionnel sans heurts pour l’après-gouvernement Monti. Il paye aussi sans nul doute l’impression donnée pendant la campagne qu’il ne prenait pas la mesure de la souffrance des Italiens due à la cure d’austérité qu’il avait accepté « au nom de l’Europe ». Sans compter le scandale sur la banque MPS, qui a frappé en plein cœur de l’un de ses fiefs historiques. L’austérité juste de son slogan (« Italia justa ») a dû apparaître à beaucoup comme juste de l’austérité.

Il y a aussi tous ceux qui incarnaient de vieilles forces politiques. L’échec de la liste « Rivoluzione civile » devrait interroger : en se mettant à quatre partis propriétaires de vieilles marques établies pendant l’autre siècle (deux néo-communistes, les Verts, et IdV), ils n’arrivent péniblement qu’à 2,3%,  même pas à 4%, ce qui leur aurait permis d’avoir des élus… Sic transiit gloria mundi. Du côté de la coalition Monti, l’UDC, héritière de la DC et membre du PPE,  s’écroule à  1,8%. Les autres tentatives de réanimer à droite ou à gauche un parti identifiable comme « démocrate-chrétien » ne rapportent rien ou presque (0,1% ou 0,5%). Plus généralement, les vieilles marques, présentes sur le marché électoral avant 1992 pour certaines, ou depuis les années 1990, sont démonétisées du point de vue électoral. Ce ne sont décidément pas des élections vintage. La seule exception me semble être le relatif dynamisme des marques post-fascistes ou néo-fascistes. En les additionnant (celles au sein de la coalition Berlusconi et les non-alignés), on arrive autour de 3% des voix. Si l’usage de « La faucille et le marteau » du PCI  ne pèse électoralement plus rien du tout, comme celle du « Scudo cruciato » de la DC, l’affichage plus ou moins marqué des valeurs nationales liées à l’héritage fasciste semble encore présentable pour une minorité d’électeurs. Plus généralement, on remarquera que le tricolore se trouve très présent dans les symboles électoraux – le nom du M5S fait lui aussi allusion à un symbole national. On pourrait ajouter à cette résistance des vieilles marques (de droite), celle de « la Ligue du Nord ». Malgré une contre-performance historique, elle reste juste au dessus des 4% des suffrages. Le parti, en principe le plus eurosceptique du paysage politique national depuis 1999, n’a certes nullement profité de la situation; il est vrai qu’avec ses multiples casseroles judiciaires, dont une en pleine campagne,  et avec son alliance avec S. Berlusconi qui révulse une partie de sa propre base, il n’avait rien d’engageant, mais il a surmonté l’épreuve. Roberto Maroni, son leader, devient même ce soir gouverneur de Lombardie. Still alive.Still jazzing.

Au total, au delà de la critique de la cure d’austérité imposée par les engagements européens de l’Italie, il me semble surtout qu’une bonne partie des électeurs italiens avaient envie de faire le ménage, envie de nouveauté. Les scores au sein de la coalition de Mario Monti illustrent ce fait. A la Chambre des députés, elle a recueilli seulement 10,5% des suffrages exprimés – ce qui, en soi, constitue un désaveu de la ligne suivie depuis l’automne 2011 -, mais sur ces derniers, 8,3% vont à « Scelta civica »(Choix civique), la liste civique des personnes entrées en politique à cette occasion, et seulement 1,8% à l’UDC et 0,5% à FLI, ce qui veut dire que 80% de ceux qui ont soutenu le pro-européen Monti  ne voulaient pas des vieux politiciens tout aussi pro-européens que lui. Il ne faut donc pas à mon avis confondre deux tendances  dans cette élection italienne : le problème conjoncturel avec la politique économique inspirée par le « consensus de Bruxelles » qui, d’évidence, ne marche pas bien (euphémisme);  la volonté plus structurelle d’une très grande part des électeurs italiens de renouveler entièrement leur classe politique. Il ne faut sans doute pas confondre les deux phénomènes.

Le Batave plie, mais ne rompt pas.

Les élections anticipées du 12 septembre 2012 qui ont eu lieu au Pays-Bas ont donné lieu à des commentaires de la première heure soulignant la surprise que représentait la victoire des forces « pro-européennes », soit essentiellement le parti libéral du Premier Ministre sortant, Mark Rutte, le VVD, et le parti travailliste, le PvdA (membre du Parti socialiste européen), dirigé par Diederick Samsom, alors que les médias se seraient plutôt attendu à un succès des forces eurosceptiques (aux extrêmes droite et gauche du spectre politique). (Pour les résultats en français, voir l’excellent site de Laurent de Boissieu. ) Il est vrai que les sondages avaient évolué en ce sens dans les dernières semaines précédant le scrutin et que les médias avaient déjà rendu compte de ce retournement de situation, mais les articles un peu fouillés que les journalistes avaient produit sur la situation batave soulignaient tous que les électeurs néerlandais semblaient franchement exaspérés pour une raison ou pour une autre à l’égard de l’Europe.

Or il me semble que, contrairement à cette impression de surprise attendue puis déniée par les faits, cette élection aux Pays-Bas s’inscrit assez bien dans des logiques habituelles des élections contemporaines en Europe.

Premièrement, on se trouvait devant un cas typique de conflit entre partenaires de gouvernement. Le « Parti de la Liberté » (PVV) de Geert Wilders a retiré son soutien au gouvernement de coalition, dirigé par le libéral Marc Rutte au printemps dernier, à propos du financement d’un nouveau plan d’austérité, – gouvernement qu’il soutenait au Parlement sans y participer. Cette épreuve de force s’est mal terminée pour lui puisqu’il a perdu presque la moitié de ses députés (passant de 24 à 15 sur 150 dans la Chambre basse), en faisant passer son pourcentage d’électeurs de 15,4% à 10,1%. Le parti le plus extrémiste d’une coalition s’expose en effet à subir ce genre de déconvenues lorsqu’il prend l’initiative de rompre l’alliance : en effet, d’une part, ses électeurs les plus extrémistes auront déjà été troublés au moment de la signature de cette dernière de le voir transiger avec le diable, ils auront eu en plus le sentiment au fil des mois que le programme du parti n’était pas  complètement mis en œuvre dans les politiques publiques de la coalition gouvernementale, et, d’autre part, ses électeurs les plus modérés seront ensuite déçus de cette « irresponsabilité » et rejoindront sans doute le parti dominant de la coalition lors de l’élection anticipée. Ce genre d’écroulement du parti extrémiste de droite allié à la droite classique au gouvernement s’est déjà observé en Autriche de manière encore plus nette avec le FPÖ de J. Haider au début des années 2000. G. Wilders a sans doute cru se prémunir contre cet effet en n’entrant pas dans le gouvernement Rutte, mais en le soutenant seulement de l’extérieur (comme l’a fait avec un succès certain le DFP au Danemark avec les gouvernements conservateurs pendant la dernière décennie). Il reste qu’il aurait dû en tant que leader populiste à la base électorale fragile suivre la vieille leçon de Mussolini ou Hitler : la Présidence du gouvernement ou rien! Il serait resté dans l’opposition à la suite des élections de 2010 qui avaient été un triomphe pour lui, il serait sans doute aujourd’hui prêt à prendre le pouvoir… ou, en train d’attendre, que la coalition alternative explose…  Un grand bravo en tout cas à Marc Rutte pour sa tactique!

Deuxièmement, bien que l’Europe semble avoir été au centre des débats, cette élection batave semble témoigner de la capacité d’absorption du clivage européen par le plus classique clivage gauche/droite entre partis traditionnels. La métabolisation des affaires européennes semble avoir été d’autant plus grande que, d’après ce que j’ai pu en lire sous la plume des correspondants étrangers aux Pays-Bas, le chef du gouvernement sortant et son principal opposant travailliste ne se sont pas pour une fois privés de parler d’Europe. Le libéral M. Rutte a tenu une position « tchatchérienne », en soutenant le cours « austéritaire » tout en récusant le saut vers le fédéralisme qui se profile  et surtout des transferts financiers ultérieurs vers les fainéants de Grecs. Le travailliste D. Samsom s’est lui obligé à sauver le soldat hellène, et a appuyé (comme F. Hollande avant mai 2012…) sur la nécessité de la croissance en Europe et pas seulement de l’austérité. Bien que les commentateurs en aient beaucoup moins parlé, cette élection de 2012 voit aussi la suite de l’écroulement électoral du CDA, les chrétiens démocrates néerlandais : le grand parti du centre-droit est en train de devenir au fil des élections un petit parti du centre-droit : avec seulement 8,5% des voix, il passe en dessous du PVV qui, malgré son échec, reste à 10,1% des voix, surtout, c’est de loin le plus mauvais score du CDA.

Troisièmement, quand on conclut de la victoire des libéraux et des sociaux-démocrates, que les électeurs bataves ne sont pas majoritairement eurosceptiques, et qu’ils ont récusé les options extrémistes de Geert Wilders et du parti « socialiste » local (qui n’est pas membre du Parti socialiste européen), dirigé par Emile Roemer (SP), on va un peu vite en besogne. De fait, pratiquement tous les électeurs des Pays-Bas ont voté pour des partis soulignant que telle qu’elle fonctionne ou pourrait évoluer l’Union européenne n’est pas à la hauteur. Les électeurs n’ont sans doute pas voté pour le statu quo, en ce sens qu’ils ont été séduits par des discours eurosceptiques de droite ou de gauche, et, que, de ce fait, leurs choix sont allés dans des directions opposées.

Le vocabulaire en usage est en effet de plus en plus trompeur : si par « eurosceptique », on désigne le programme d’un parti qui veut remettre en cause l’existence même de l’Union européenne ou la présence de son pays au sein de l’Union, on trouvera peu de partis « eurosceptiques » ayant quelque poids électoral en Europe. Même vouloir sortir de la zone Euro ne peut être considéré comme eurosceptique en ce sens, puisqu’il est possible d’être membre de l’Union européenne sans être membre de la zone Euro, et qu’une discussion existe sur les conséquences qu’aurait la sortie d’un pays de la zone Euro pour ce dernier et l’UE et/ou sur celles de la fin de la zone Euro sur l’existence même de l’Union. Si par « eurosceptique », on désigne un parti ayant à son programme et en faisant état devant l’électorat des réticences sur l’orientation générale présente de l’Union européenne, on risque fort de se retrouver avec tous les partis un peu généralistes dans leur discours sur les bras. Dans le cas néerlandais, cela semble patent : la droite néerlandaise (VVD) veut une politique de droite en Europe, la gauche néerlandaise (PvdA) veut une politique de gauche en Europe. Lutter contre l’inflation ou lutter contre le chômage, telle est la (vieille) question opposant la droite et la gauche, n’est-elle pas en train de se transposer au niveau européen? Lutte-t-on contre le chômage en revenant aux saines logiques du marché libre ou bien par une utilisation des découvertes keynésiennes?

Enfin, ce qu’il faut encore souligner, c’est que le gouvernement, probablement dirigé à ce stade par le vainqueur Mark Rutte, qui a promis de ne pas payer un euro de plus pour la Grèce, sera obligé de suivre le mouvement si l’Allemagne et la France décident qu’il est impossible de laisser tomber le soldat hellène. Les Pays-Bas paieront leur écot comme les autres! Idem pour le fédéralisme au sein de la zone Euro si France et Allemagne trouvent un accord sur ce point. Les Pays-Bas y adhéreront volens nolens! Le leader travailliste, s’il participe au gouvernement, devra quant à lui accepter la ligne « austéritaire » en cours, comme notre cher FH le fait. Au total, les électeurs néerlandais auront donc entendu bien des paroles critiques contre le cours actuel de l’Union européenne lors de la campagne électorale, mais ils seront confrontés à un futur gouvernement qui sera bien obligé de suivre le mouvement général européen. Cela aussi n’est pas vraiment nouveau. C’est à la fois une chance et un problème récurrents pour l’intégration européenne : les grands partis historiques qui ont fait l’Europe gardent la main lors des dernières élections, mais ils sont systématiquement obligés de trahir leurs électeurs pour pouvoir continuer de faire fonctionner la machine. Tout cela tiendra tant qu’un électorat national ne basculera pas d’un coup pour un parti eurosceptique, et ne quittera pas sous sa direction le navire européen. A ce stade, c’est bien peu probable. Geert Wilders a peut-être cru que son heure était arrivé en réorientant son parti dans cette direction, mais il n’a pas été de taille à entraîner les Néerlandais vers ce qui apparaît de fait comme une « sécession » avec tous les risques que cela suppose.

Amiens, août 2012, premières émeutes de la législature.

Il fallait que cela arrive.  Août 2012, premières émeutes de la législature, dans les quartiers nord d’Amiens, ville gérée par un maire socialiste en plus. Enchaînement banal d’hostilité entre « forces de l’ordre »  et « jeunes »  à la suite d’un incident a priori mineur qui dégénère en une émeute bien médiatisée/médiatique. Ce n’est pas parce que le gouvernement est depuis peu « de gauche » que les mécanismes  qui mènent à ce genre de situation, fort bien étudiés par les sociologues, doivent se mettre en sommeil. Visite un peu chahutée en plus sur place du « premier flic de France », le très républicain Ministre de l’Intérieur, Manuel Valls.  Du coup, comme la réponse sécuritaire paraît un peu courte tout de même pour un gouvernement « de gauche », l’on reparle de la « politique de la ville ».

Il n’y a sans doute pas une politique publique qui soit plus emblématique de la capacité de l’État français contemporain de persister dans son action, alors même que, jugé à l’aune des objectifs qu’il s’est donnés (le rétablissement d’une égalité républicaine des territoires), il échoue aussi imperturbablement au fil des trois dernières décennies. Tout montre que l’actuel gouvernement va continuer sur le fil des précédents, avec peut-être moins d’enflure rhétorique cependant.

Or la raison essentielle  des difficultés sociales, allant jusqu’à mettre en cause de temps à autre l’ordre public, que rencontrent certains quartiers périphériques des villes réside  prioritairement dans l’état du marché du travail, ou plutôt dans les transformations de ce dernier depuis une trentaine d’années : d’une part, globalement, le marché du travail n’offre pas autant de postes de travail que le désirerait la population en âge de travailler; d’autre part, dans ce cadre général de chômage de masse,  le travail manuel non qualifié se trouve particulièrement peu demandé par les entreprises, et, souvent, les travailleurs les moins qualifiés se trouvent concurrencés pour les rares postes auxquels ils pourraient prétendre par des travailleurs plus qualifiés qu’eux, ou encore bien moins protégés par le droit du travail qu’eux. Force est en tout cas de constater que l’économie française fonctionne bien, voire même très bien si l’on est cynique, depuis les années 1980,  en se passant purement et simplement de toute une partie de la main d’œuvre possible. Or, comme on le sait sans doute, cette main d’œuvre désœuvrée, ce que pourrait appeler le non-prolétariat,  se concentre en particulier dans ces fameux quartiers à récurrence émeutière. Elle existe aussi ailleurs (dans les campagnes par exemple comme l’on montré d’autres sociologues ou géographes), mais elle n’atteint la visibilité que dans ces derniers par un effet de concentration spatiale de personnes en difficulté, souvent issues en plus des vagues récentes d’immigration.

Il ne faut donc pas espérer résoudre le « problème des quartiers » ciblés par la politique de la ville, avant d’avoir atteint le plein emploi de la main d’œuvre. A bientôt 10% de taux de chômage officiel et avec un belle récession qui se profile, on s’en trouve fort loin. On remarquera d’ailleurs, que, même lors des épisodes d’embellies relatives du marché du travail qui ont eu lieu depuis 1980, les difficultés sociales n’ont pas complètement disparu de ces quartiers, loin de là.  Je parle  donc ici d’un vrai plein emploi de la main d’œuvre (1 ou 2% de chômage), qu’on n’a plus connu en France depuis le début des années 1970, de quelque chose à ce stade de l’évolution économique totalement utopique. J’ai honte de me montrer ici si peu réaliste…

Quelque politique publique que l’on mène dans ces quartiers – plus ou moins avisée dans ses modalités, plus ou moins bien financée -, on retombera finalement sur cette impasse, ce fait structurel lié au fonctionnement de l’économie contemporaine. Parmi les articles convenus qui ont été publiés à la suite de l’émeute d’Amiens, j’ai ainsi beaucoup apprécié celui de Philippe Labbé  dans le Monde  du 17 août 2012. Même si le titrage de la rédaction du Monde lui fait insister sur l’importance du »travail social », il parle lui aussi de l’importance centrale du travail : « En effet, le non-droit est le statut permanent de ces quartiers… à commencer par l’exclusion du travail, donc de la consommation, donc de la vie sociale. » CQFD. Sa conclusion m’a semblé d’autant plus forte qu’elle repose sur un récent travail d’enquête dans ces mêmes quartiers d’Amiens qui ont été le lieu des troubles. Cela ne constitue sans doute pas une grande découverte scientifique, mais il semble se confirmer que, de l’avis des habitants eux-mêmes, cela irait mieux si les gens avaient du travail… Quelle grande et belle surprise!

Comme bien sûr, la mise au travail de toute la population en âge de travailler n’est pas envisageable dans le cadre économique actuel  – quoi qu’elle fasse partie des objectifs officiels de la politique économique avec l’augmentation du taux d’emploi de la population depuis l’adoption de la stratégie de Lisbonne en 1999… -, on n’a pas fini d’entendre parler de quartiers, de jeunes, d’émeutes, de mesures d’urgence pour les quartiers, etc. …  Cela aura au moins le mérite de créer de l’emploi pour ceux qui s’occupent de la mise en œuvre  de ces politiques publiques… des jeunes et moins jeunes diplômés de Science-Po par exemple.

Europe in our times? (II)

Les résultats du sommet européen des 28/29 juin ont été présenté par une partie de la presse française comme une victoire du « club Med » contre l’Allemagne, de F. Hollande et ses alliés italien et espagnol contre A. Merkel.

Cette vision me semble un peu courte tout de même, surtout si l’on va voir les textes officiels qui rendent compte du sommet, disponible comme il se doit sur le site du Conseil européen.

Premièrement, qu’est-ce que contient ce fameux « Pacte pour la croissance et l’emploi » adopté lors du sommet, mis en annexe de la déclaration finale?

En dehors du fait que ce texte représente en soi plus des bonnes intentions à mettre en œuvre par les pays membres et les institutions européennes qu’un texte à valeur juridique contraignante, tout lecteur devrait être frappé du fait qu’on y retrouve toute la rhétorique habituelle depuis quelques années de la part de l’Union européenne. Rien de neuf en réalité. Pour le dire simplement, c’est 75% de « politique de l’offre » traditionnelle et 25% de « croissance endogène » fondée sur l’innovation. La faible croissance n’est selon ce schéma due  qu’à des marchés pas assez européens et concurrentiels, trop régulés, qu’à de la main d’œuvre pas assez formée et mobile, qu’à des infrastructures déficientes, qu’à des PME qui n’ont pas accès facilement au crédit et souffrent de l’impôt-paperasse, et surtout qu’à des innovations techno-scientifiques pas assez nombreuses.

Le gros des mesures préconisées se trouvaient déjà dans l’arsenal des recommandations européennes depuis au moins l’Agenda de Lisbonne (1999-2000) et dans sa version révisée pour 2020 : concurrence et innovation nous mèneront au Paradis sur terre, saints Adam Smith et J.A. Schumpeter, priez pour nous, pauvres humains! Surtout, ce Pacte correspond à la demande émise il y a quelques mois par les douze gouvernement les plus néo-libéraux d’orientation de relancer l’économie de l’Union européenne par un approfondissement du grand marché européen et par des « réformes structurelles ». Nous y sommes. CQFD.

La seule contre-tendance (keynésienne d’apparence), qui se soucierait de quelque façon de la demande effective adressée à toutes ces belles capacités productives qu’on se propose ainsi de développer, se trouve dans l’alinéa h). Ce dernier détaille les divers sources de financement européen pour aider à la mise en place d’« infrastructures essentielles dans les domaines des transports, de l’énergie, et du haut débit », ou d’aides et prêts aux PME. Or ces 130 milliards d’euros (dont le texte officiel du Pacte indique qu’ils [ne] représentent [que] 1% du RNB de l’UE) apparaissent par le contenu même que leur donne le texte officiel bien peu keynésiens en réalité. Ne serait-ce en effet que parce qu’il s’agit ici simplement d’aider au financement des infrastructures et au développement des PME. Or, en particulier, ces infrastructures seront mises en place avec des moyens techniques modernes, par définition très capitalistiques: ces financements ne créeront donc sans doute, au moins par leur effet direct, que très peu d’emplois. Il faudra bien admettre que construire une autoroute, même de l’information, crée bien moins d’emplois que dans les années 1930… De fait, de manière réaliste, le texte souligne qu’on attend  de ces financements, surtout une amélioration de l’offre compétitive dans l’Union européenne.

Il faut bien dire que la simultanéité entre l’adoption de ce « Pacte pour la croissance et l’emploi » et l’annonce que jamais le chômage n’a été aussi élevé dans la zone Euro est un fait d’époque. Au mieux, si l’on croit que ce qui est contenu dans ce Pacte sera effectivement mis intégralement en place et aura un effet positif sur le niveau de l’emploi en Europe, cela ne se verra que dans quelques (très) longues années. Cette Europe-là ne semble donc rien à faire du sort des actuels chômeurs, précaires et autres inutiles au monde.

Pour le dire dans les termes mêmes du paragraphe introductif des Conclusions du Conseil européen des 28/29 juin 2012 :

« Une croissance forte, intelligente, durable et inclusive, reposant sur des finances publiques saines, des réformes structurelles et des investissements destinés à stimuler la compétitivité, demeure notre principale priorité. »

Bref, à en juger du texte même, cela serait quelque peu abusif de voir dans ce Pacte un tournant vers une politique économique européenne qui prendrait en compte de quelque façon que ce soit le problème de la demande et de l’activité économique à court terme. Cela correspond aussi plus généralement à la réaffirmation de la nécessité de l’assainissement budgétaire.

Si l’on regarde l’autre texte adopté lors de ce sommet, la « Déclaration du sommet de la zone Euro », du 29 juin 2012 (dont le lecteur remarquera qu’il est très court), on constatera aisément qu’il ne concerne en fait que le secteur financier de l’économie. Il est bien précisé que les mesures qui permettraient une aide directe du FESF/MES aux banques en difficulté d’un pays donné et/ou l’intervention de ce dernier sur le marché de la dette publique d’un État ne vaudront que si cet État respecte les engagements de son programme d’ajustement. Pour le dire simplement, ne seront aidés que ceux qui s’appliqueront la rigueur financière  et les réformes structurelles.

Bref, au moins pour les aspects à mettre en œuvre immédiatement, ce sommet européen est resté dans la ligne de l’austérité et des réformes structurelles comme remède. De fait, le Parlement allemand a avalisé dans la foulée immédiate du sommet les traités instituant le M.E.S. et le Pacte budgétaire (« Traité Merkozy »).

Pour François Hollande, il me semble donc qu’il est bien excessif de parler de « victoire ». Certes, le Rapport sur l’UEM (« Vers une véritable Union économique et monétaire ») a été adopté comme base de discussion, mais c’est tout. Le modèle de politique économique, prôné par l’Union européenne, reste celui d’une austérité accrue (hausse des recettes publiques et baisse des dépenses pour ajuster le solde public) dans un contexte économique de croissance très faible, si ce n’est de récession, et de chômage élevé. Bref, la politique budgétaire va continuer à être fortement procyclique. L’économiste Jacques Sapir pense de même et ajoute qu’en plus, du point de vue strictement financier,  l’impasse se profile dès l’automne.

Pour ma part, je ne voudrais pas avec bien d’autres et sans grande originalité être prophète de malheur, mais à voir les premières annonces du gouvernement Ayrault sur l’ajustement budgétaire qu’il souhaite réaliser – alors même qu’il révise lui-même les prévisions de croissance à la baisse pour 2012 et 2013 , il y a désormais fort à parier que la France s’engage elle aussi dans un cycle à l’italienne.

Dans le fond, la vraie question à se poser désormais ne serait-elle pas de se demander pourquoi les dirigeants européens s’enferrent ainsi?

Première hypothèse : ce sont les institutions européennes qui produisent constamment du compromis et du plus petit dénominateur commun. Les mouvements ne peuvent être que millimétriques, par accrétion lente d’idées nouvelles qui ne suppose pas  d’abandonner les anciennes. En plus, l’usage d’un anglais simplifié dans les discussions n’arrange sans doute rien (voir pour un simple exemple, le petit bout de texte que je cite, pas très français, n’est-il pas?). Ce serait ici appliquer comme outil d’analyse la très vieille idée des anciens Romains : pour décider vite et bien, il faut un « dictateur » et non un Sénat, des Consuls, des Tribuns, de la « gouvernance ». Seule une personne peut avoir et mettre en place des idées nouvelles pour surmonter une situation inédite, pas un collectif d’institutions qui discutent sans fin et défendent leurs intérêts particuliers ou leur vision de l’intérêt général. L’Union européenne représente sans doute l’un des ensembles institutionnels créés par l’homme au cours de l’histoire le plus compliqué qui soit, il n’est guère alors étonnant que cela se passe ainsi.

Deuxième hypothèse : ces choix faits collectivement au niveau européen correspondent à une négligence de fait totale envers les intérêts de ceux qui peuvent être négligés parce qu’ils ont peu de poids politique. Par exemple, d’évidence, les jeunes, et surtout les jeunes  sans qualification, sont sacrifiés. Les 15-24 ans, qui sont actifs au sens des nomenclatures économiques, sont, comme chacun sait, parmi les catégories les plus touchées par le chômage en Italie, en Espagne, ou en France, mais, dans le fond, quel est leur poids politique, quel est le poids politique des parents de ces jeunes-là même pas capables d’étudier jusqu’à 25 ans, de devenir du capital humain? De ce second point de vue, loin d’être l’effet d’une aboulie de la décision, c’est bien une nouvelle économie politique européenne que ces accords européens mettent en place, où une grande partie de la population européenne  compte pour rien. On peut négliger certains – les aspirants travailleurs non-qualifiés par exemple -, pas d’autres – les épargnants -, et s’occuper (vaguement) de la masse des salariés.