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A (democratic) crisis? What (democratic) crisis?

La situation actuelle de la France m’évoque le couverture d’un vieil album du groupe Supertramp, paru en 1975, qui avait ce titre « Crisis? What crisis?’, où l’on voyait un personnage prenant le soleil sur un transat devant un paysage de cheminées fumantes.

Nous en sommes à peu près là. Macron et ses partisans nient farouchement qu’il y ait une crise démocratique en France. Leur aveuglement proclamé fait lui-même partie de la crise démocratique.

Qu’est-ce qu’on peut entendre par ‘crise démocratique’? Le point essentiel est la rupture entre l’opinion majoritaire de la population et les gouvernants de l’heure. Ces derniers ont en effet tout fait en poussant leur réforme des retraites pour ne pas écouter la volonté majoritaire de la population.

Ils ont en effet totalement négligé les sondages d’opinion. Ces derniers indiquent pourtant avec une constance remarquable qu’une nette majorité des actifs actuels ne veulent pas du tout de la réforme des retraites proposée. On n’a pas noté assez à mon sens la nouveauté que cette indifférence aux sondages constitue. En effet, depuis qu’ils ont été inventés, à la fin des années 1930, les sondages d’opinion étaient justement utilisés par les exécutifs pour mesurer la concordance entre leurs décisions et les aspirations populaires. La montée en puissance des sondages a correspondu d’ailleurs largement à un affaiblissement du lien entre le pouvoir et la population, via des partis d’intégration sociale ou via des organisations de la société civile (syndicats, religions, associations, etc.) L’argument sort parfois que les gouvernants doivent pouvoir décider contre l’opinion publique telle qu’objectivée par les sondages, et l’on cite souvent l’exemple de l’abolition de la peine de mort lors du premier mandat de François Mitterrand. Cet argument m’a toujours paru un peu spécieux, dans la mesure où une telle décision correspondait à un mouvement large d’opinion préalable. Il restait certes minoritaire en 1981, mais il était largement porté par une partie au moins du monde politique et associatif. Je n’ai pas l’impression d’avoir observé dans la population française dans les années 2020 un vaste mouvement de promotion de l’augmentation de l’âge de la retraite, bien au contraire. Cette demande est restée au mieux limité à un cercle restreint d’économistes et de politiciens, et si elle a trouvé un écho dans la population générale, c’est surtout parmi les personnes déjà retraitées, inquiètes d’assurer le versement régulier de leur propre retraite quitte à en priver les suivants.

Emmanuel Macron affirme, niant ces sondages, que les électeurs ont de fait validé la réforme des retraites en le mettant en tête au premier tour et en l’élisant au second. En réalité, tout au moins pour les électeurs du second tour, bien des gens se sont résignés à voter pour lui en dépit même de cette réforme. C’était là une bonne raison de ne pas voter pour lui. On peut tourner et retourner les données dans tous les sens, on arrivera jamais à une autre conclusion : Emmanuel Macron a été réélu en 2022 parce qu’il affrontait Marine Le Pen au second tour.

On pourra toujours dire que les sondages mesurent en réalité une demande de faible consistance et que, dès le départ, ils indiquent que les Français étaient résignés à cette réforme de plus. C’est de fait le rôle des manifestations et des grèves de montrer la profondeur du mécontentement. L’intersyndicale a parfaitement réussi cette démonstration depuis le 31 janvier, sans provoquer en plus jusqu’ici un choc en retour dans l’opinion publique lié aux désagréments impliqués par les grèves. Tous les spécialistes du monde du travail (sociologues, économistes, politistes, etc.) ont eu aussi l’occasion d’expliquer enfin dans les grands médias ce qui n’allait pas dans ce dernier et ce qui motivait au fond le refus d’un allongement de la durée de la vie active. Le pire est que le gouvernement lui-même a fini par se rendre à ces constats-là en promettant ensuite une loi sur le travail, censée répondre à ces failles béantes.

De manière nouvelle par rapport aux réformes précédentes sur le même sujet, les gouvernants se sont en plus fait prendre les mains dans le pot de confiture en train de mentir effrontément sur une prétendue ‘pension minimale à 1200 euros’. Cette promesse présente dans les tracts d’Emmanuel Macron pour sa réélection (en fait ‘à 1100 euros’ et 65 ans d’âge de départ dans les tracts) avait visiblement été inscrite sans réfléchir aux conséquences financières de cette dernière ainsi formulée, prêtant à confusion, d’où ensuite un rétropédalage tout en technique dans la réforme elle-même, qui a fini par être bien repéré par tous ceux qui ont pu étudier le sujet en détail. Le sort des femmes et des trimestres pour maternité s’est avéré aussi pour le moins critiquable. La suppression de certains régimes spéciaux et pas d’autres reste inexpliquée. Rarement, une réforme aura donc été aussi mal défendue du point de vue de l’argumentaire.

Ensuite, au lieu de saisir au bond tous les moyens de tenir compte de cette opposition des premiers concernés (qui représentent tout de même ceux qui font que tout fonctionne au jour le jour) en abandonnant en douceur cette réforme, et d’acter le caractère pour le moins foireux de leur propre argumentation, les gouvernants de l’heure ont décidé d’user de tous les moyens institutionnels pour aller jusqu’au bout. L’usage du 49.3 est bien sûr constitutionnel, mais il constitue un dévoiement de l’esprit premier de la Constitution de 1958. Cette dernière supposait certes que le pouvoir exécutif devrait pouvoir s’imposer à l’avenir contre des parlementaires incapables de dégager l’intérêt général, mais aussi que ce pouvoir exécutif était ainsi en accord avec la volonté populaire majoritaire. C’est ce qu’on peut appeler l’esprit plébiscitaire de la Cinquième République. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avec Emmanuel Macron on se trouve à mille lieux de cet esprit. Comme son électorat fidèle ne constitue qu’une part très minoritaire de la population, et comme les organisations partisanes qui le soutiennent (Renaissance, Horizons, Agir, Modem), sont loin d’être des mouvements de masse et correspondent plus en réalité à des syndicats d’élus locaux (et encore… cela n’est pas si vrai pour Renaissance), il y a là une dérive complète du modèle initial. D’un point de vue comparatif, en Europe, il y a d’autres dirigeants ou partis qui se trouvent dans une situation proche : le PiS en Pologne, Erdogan et l’AKP en Turquie, R. Sunak et les Conservateurs britanniques, Orban et le Fidesz en Hongrie. Or, en fait, ces dirigeants ou partis, qui gouvernent d’une main de fer leur pays grâce à leur nette majorité parlementaire (acquise souvent grâce à un scrutin majoritaire), disposent en réalité d’une base sociale et partisane bien plus large, bien plus solide, que la « macronie ». Ils disposent même parfois d’alliés partisans eux-mêmes bien implantés (comme l’extrême-droite turque pour Erdogan). A l’inverse, difficile d’oublier que la « macronie » est totalement incapable d’organiser la moindre manifestation de masse dans l’espace public pour acclamer le cher leader. La « macronie » n’existe donc que par les postes électifs qu’elle occupe et par son poids dans les médias et sur les réseaux sociaux. C’est peut-être la chienlit, mais où sont donc les manifestants « ‘marcheurs » qui envahissent les Champs-Élysées pour demander en hurlant « Macron, Macron, Macron! » qu’on y mette fin?

Pour ne rien arranger, les gouvernants de l’heure s’appuient massivement sur l’intervention policière pour étouffer les protestations. Avec tout ce que cela comporte de dérives, pour rester poli, et surtout de dépendance du pouvoir en place à l’égard des forces de l’ordre. J’ai pu parler dans un post d’il y a quelques années de « prétorianisation du régime ». Cela se confirme une nouvelle fois. Le Ministre de l’Intérieur est vraiment aux petits soins pour les forces de l’ordre et leurs syndicats, et, comme par une heureuse harmonie préétablie entre eux et lui, il tient exactement le discours martial que la plupart des policiers et gendarmes ont envie d’entendre sur les Droits de l’Homme et autres fadaises.

A cette situation intérieure, déjà peu brillante, s’ajoute, tel un feu d’artifice, la récente visite d’Emmanuel Macron en Chine populaire. Le moins l’on puisse dire, c’est que, visiblement, notre Président n’a aucune appétence pour la promotion de la démocratie ou des Droits de l’Homme. Il a adopté une vision purement business des relations avec la Chine populaire. Cette dernière, par la voie de ses représentants officiels, se félicite hautement de cette attitude. C’est sans doute en plein accord avec la vision de notre propre « classe affaires » que Macron a agi ainsi, mais c’est pour le moins irresponsable vis-à-vis du sort de la démocratie taïwanaise, et des démocraties en général. Comment ne pas voir que la Chine populaire de Xi Jinping est redevenue un régime totalitaire? Il n’y a absolument rien à en attendre.

Bref, il y a en France une vraie crise démocratique. Elle a des causes lointaines (l’hyperprésidentialisme, la décentralisation ratée, l’affaiblissement des grands partis de gouvernement, la mauvaise insertion de la France dans la division internationale du travail, l’incapacité à bien gérer la relation à l’ensemble européen, etc). Elle a une cause immédiate : un Président qui se croit démocrate, à l’écoute, bienveillant, etc. mais qui ne l’est aucunement au fond. C’est un cas de figure, si j’ose dire, non prévu par les constituants de 1958 et encore moins par le Général de Gaulle en 1962 quand il impose l’élection au suffrage universel, un Président régulièrement élu certes, mais qui est incapable de se sentir lié, voire même intéressé, par l’opinion majoritaire du peuple français.

Comment peut-on en sortir? Difficilement.

Une dissolution de l’Assemblée nationale laminerait sans doute la macronie. Ses survivants pourraient cependant encore faire alliance avec les LR pour former au moins une majorité relative. Il faudrait toutefois que Macron accepte d’avoir un Premier Ministre ayant un poids politique indépendant de lui et de se mettre en quelque sorte en retrait de la gestion quotidienne du pays.

S’il change de Premier Ministre sans dissoudre l’Assemblée nationale, sauf à prendre un autre ectoplasme façon Castex ou Borne, ce dernier, s’il dispose d’un peu d’autorité politique préalable, risque rapidement d’être plus apprécié que lui. Pas très difficile à ce stade.

Dans les deux cas, nous entrerions donc dans une situation inédite : un Président de la République déconsidéré qui aura encore des années à faire avant de céder la place et qui est absolument incapable de changer.

Par ailleurs, dans les conditions actuelles, la très improbable démission d’Emmanuel Macron amènerait presque à coup sûr Marine Le Pen à l’Élysée. Il vaut mieux ne pas tester la validité de cette prédiction de ma part.

Quoi qu’il en soit, pour la suite de son mandat, que la réforme des retraites soit validée ou non par le Conseil constitutionnel, et elle le sera sans doute, Emmanuel Macron n’arrivera pas à rétablir le lien avec une majorité de Français. Trop d’hypocrisie tue l’hypocrisie. Nous allons donc continuer à nous trainer dans cette crise démocratique, bien réelle n’en déplaise à la « macronie ». Elle était pourtant si prévisible. Qui aurait pu prévoir qu’en élisant en 2017 un jeune énarque et banquier, jamais élu par quelque électeur ordinaire que ce soit, ayant poussé son mentor sous le bus pour prendre sa place, on en arrive là? A un Président de la République n’écoutant que lui-même dont on se demande chaque jour avec angoisse quelle offense à l’esprit démocratique de ce pays il va encore commettre, et le tout au nom de la République bien sûr.

Sale époque. Et, en plus, il n’y a même plus la musique de Supertramp pour la faire passer.

M. Dejean. Science Po, l’école de la domination.

Lu par un enseignant d’un institut d’études politiques de province (Grenoble) comme je le suis depuis la fin de l’autre siècle (1999), le titre choisi par Mathieu Dejean pour son ouvrage, paru à La fabrique éditions ce printemps 2023, – Sciences Po, l’école de la domination – est un peu rude. De fait, j’ai failli ne pas le lire, je sais pourtant pour avoir été interviewé par l’auteur qu’il s’agit d’un journaliste de grande qualité, passé en son temps par mon institut, et j’aurais sans doute eu bien tort. Le livre vaut le détour.

En effet, au delà du titre pour tout dire un peu racoleur, ce journaliste, actuellement à Mediapart, après avoir été aux Inrockuptibles, propose un point de vue panoramique sur l’histoire et l’actualité de Science Po Paris. Reprenant la littérature savante et profane qui existe à son sujet, il montre que cette institution, fondée au lendemain de la défaite de la France dans la Guerre de 1870 et aussi au lendemain de la Commune, a réussi à se tailler la place du lion dans la formation des hautes élites administratives et politiques de la France à travers les différents régimes qui se sont succédé depuis lors (chapitre I, La restauration de la classe dirigeante, chapitre II, Sciences Po et l’État : les grands arrangements, chapitre III, La vraie fausse nationalisation).

Pour qui connait déjà l’histoire de cette institution, il n’y a cependant guère là de scoop à découvrir. Que Sciences Po ait été, si j’ose dire, de tout temps, le lieu de l’éducation d’une partie des élites, administratives, économiques ou politiques, issues de la grande, moyenne et petite bourgeoisie, ne fait guère de doute. Que Mai 1968 et ses suites n’aient guère mouillé les plumes chatoyantes du canard n’est pas un secret non plus (chapitre IV, Le Mai 68 de Sciences Po). Que le dernier directeur important en date, Richard Descoings, ait opéré au début des années 2000 une magnifique opération de communication autour de l’ouverture sociale pour justifier l’explosion à venir des coûts d’inscription, préalables à une américanisation de l’institution (y compris celle des rémunérations du petit cénacle de ses hauts cadres dirigeants) et cela afin d’avoir les moyens de changer radicalement de dimension en quelques années sans trop (ab)user de moyens publics, n’est pas non plus un scoop pour qui a suivi, de loin certes, cette opération (chapitre V, La recherche d’une nouvelle dimension) .

Par contre, au terme de ce parcours convenu, M. Dejean nous livre (chap. VI La sécession des élites) une analyse en forme d’avertissement… pour la gauche. En effet, il semble bien craindre que la gauche contemporaine subisse le même affadissement via la présence en son sein des élites éduquées à Science Po Paris , et aussi la même coupure avec les milieux populaires, que celle qu’a connu le gauche dans les années 1980-1990. Il rappelle ainsi qu’en 1988, François Mitterrand fait un score « albanais » parmi les étudiants du Science Po d’alors. Pour avoir été moi-même à l’époque dans une autre école prestigieuse du Quartier Latin, je peux témoigner que M. Dejean a entièrement raison : la gauche raisonnable, proche du PS, est alors très dominante dans les esprits de ces élites, plus ou moins bien nées. A l’époque, j’avais constaté à quel point le PS était constitué de plusieurs écuries, « rocardiens », « fabusiens », etc. de gouvernants qui venaient recruter les plus arrivistes d’entre nous – de fait, souvent ceux scolairement les moins doués. Cela n’était pas difficile à comprendre. Science Po était aussi clairement le lieu où il fallait passer pour arriver dans un cabinet ministériel. Il est effectivement évident que la partie la plus modérée, voire sociale-libérale, de la gauche de gouvernement de ces années-là était dans son élément à Science Po, et la filiation avec l’actuelle « macronie », via la « hollandie », n’est pas difficile à établir.

Ce constat pour le passé récent étant fait, M. Dejean se demande alors à raison ce que va donner le cocktail contemporain suivant : un recrutement des étudiants de Science Po Paris qui, au delà de l’ouverture sociale affichée, reste bien « bourgeois » tout de même (chiffres à l’appui); une direction, celle du très Macron-compatible Mathias Vicherat, qui, ayant opté pour le « latourisme » (de B. Latour et de ses épigones) comme idéologie-maison officielle, prône « l’engagement » (sic); une orientation politique affichée des étudiants très à gauche, très Mélenchon en 2022, avec une disparition de la droite et de l’extrême-droite dans les intentions de vote. M. Dejean en bon journaliste qui sait illustrer les choses par des cas concrets allant au delà des statistiques fait directement le lien avec les nouveaux élus de la NUPES, ou certains proches du dit Mélenchon. Il cite ainsi la députée EELV, élue dans ma propre circonscription lyonnaise par ailleurs, Marie-Charlotte Garin, comme exemple idéal-typique de cette nouvelle génération de beaux esprits, engagés très à gauche certes, mais clairement « bourgeois » dans leur background personnel (p. 131 et p. 133). Voir citée par M. Dejean cette dernière comme exemple a éveillé mon attention, car, vu la sociologie politique de la circonscription, l’élection de M.-C. Garin en 2022 y est en effet entièrement due à l’accord de la NUPES et à une cuisine interne à EELV. Son implantation locale était, avant son élection, pour le moins évanescente. (Elle essaye d’ailleurs de s’y faire connaître depuis.) Ce type d’élus qui dépend entièrement d’un capital collectif partisan pour se faire élire ressemble en conséquence beaucoup à ce qu’on trouverait dans un système électoral proportionnel, sauf que dans ce cas-là, comme en Allemagne, le filtrage, idéologique et personnel, des candidatures par des partis plus structurés me semble plus exigeant.

De fait, les propos de M. Dejean constituent clairement une mise en garde contre le rôle possible de ces nouvelles élites de gauche, vivant pour ainsi dire en vase clos, et de leur rôle délétère au sein des partis politiques de gauche, d’où elles vont évincer les éventuelles élites ou militants issus de couches plus populaires, et qui, sans doute, ne sauront pas convaincre les électeurs ordinaires de les suivre. On retrouve le thème de la « gauche brahmane », vulgarisé par Thomas Piketty, lui-même d’ailleurs un grand brahmane s’il en est. Cela correspond aussi bien sûr à la critique, venue de la droite et de l’extrême-droite, d’élites « hors sol », insensible par exemple aux problèmes de l’immigration ou de l’insécurité. Je serai du coup curieux de voir ainsi la recension de l’ouvrage de M. Dejean par Causeur ou par Front populaire. Sauront-ils aller au delà du titre et de la maison d’édition?

Pour ma part, j’aurai tendance à répondre à M. Dejean, que sa mise en garde est d’évidence salutaire, mais qu’il ne faut pas se leurrer : pour compter dans le jeu politique contemporain, tout camp politique qui veut gouverner doit disposer à son service de ce genre d’élites. On pourrait du coup se réjouir de l’absence de la droite, et surtout de l’extrême-droite à Science Po Paris. Cela les gênera sans doute pour gouverner. Il faut par contre que ces élites soient utilisées à bon escient par des dirigeants sachant répondre aux aspirations populaires. C’est le rôle des dirigeants de savoir garder le cap, et d’avoir des liens avec la population ordinaire. L’histoire de la gauche française est en fait émaillée de ce genre de dirigeants politiques « bourgeois » capables de comprendre les aspirations populaires.

J’aurai aussi tendance à souligner que M. Dejean aurait pu, plutôt que de parler de « domination », rouvrir la question d’Emile Boutmy, le fondateur lui-même, celle de la qualité même de ces élites. Comme M. Dejean le rappelle à juste titre, le projet de Boutmy était, certes très conservateur et libéral, mais aussi très attentif au caractère rationnel, scientifique, de la formation de ces élites. Je ne suis pas sûr que là n’est pas actuellement le problème. Les élites sorties de Science Po Paris sur les cinquante dernières années semblent de plus en plus être aptes à la communication, à l’esbroufe, et bien moins à la réflexion de fond. Les gouvernants actuels constituent le summum de cette dérive. Darmanin et Dussopt sont, rappelons-le, deux produits des Instituts d’Études politiques (Lille et Grenoble respectivement). Pour ne pas parler d’Emmanuel Macron. Avec une absence totale de sens de l’Histoire, d’empathie, voire de sens civique, qui fait peine à voir.

Dominer certes, ça ils savent, ils l’ont bien appris, ils ont des réseaux, mais pour quels résultats?

C’est bien pour cela que Science Po a perduré jusqu’ici : les résultats ne furent pas si mauvais jusqu’il y a un demi-siècle. Ils le sont désormais. Personnellement, j’ai du mal à ne pas en souffrir. Mais comptons sur l’esprit toujours vivant de Bruno Latour pour tout remettre en ordre.

PS. Après avoir écrit ma propre recension, j’ai découvert celle d’Emilien Hoaurd-Vial, un doctorant de Science-Po Paris, beaucoup moins positive, il faut bien le dire. Fort enlevée, elle pointe des erreurs de détail ou d’appréciation historique, que je n’ai pas cru bon devoir relever, et elle donne une bonne idée de la diversité actuelle de Science Po qui va largement contre l’idée d’une filiation à la Boutmy ici présentée (vu la taille atteinte, ajouterai-je, peut-on d’ailleurs encore parler d’élite, même au pluriel?).

Par contre, Emilien Houard-Vial a manqué, m’a-t-il semblé, l’idée centrale de M. Dejean qui réside dans cette inquiétude pour la faible promotion de dirigeants politiques venus d’autres filières. Celle-ci est certes vue uniquement au prisme de la faible diversité des origines sociologiques. En complétant M. Dejean, elle pourrait aussi être aussi vue au prisme des formations intellectuelles – un De Gaulle, issu de Saint-Cyr, serait-il encore pensable aujourd’hui? La centralité acquise par Science Po Paris, y compris par l’effet de mimétisme qu’elle a produit sur d’autres Grandes écoles (ingénieurs par exemple), n’est-elle pas quelque peu racornissante?

F. Escalona, Une république à bout de souffle

Fabien Escalona, journaliste à Mediapart, et aussi docteur en science politique de l’UGA, publie ce jour un court ouvrage au Seuil dans la collection Libelle. (Je précise pour le lecteur que je connais Fabien depuis ses années grenobloises, et que mon propos sera donc emprunt d’une partialité bienveillante, un ‘conflit d’intérêt’ diraient les rageux.) Cet ouvrage à la plume alerte et claire (eh eh, le journaliste qu’est devenu Fabien évite les défauts souvent reprochés aux politistes!) ne saurait ainsi mieux s’inscrire dans l’actualité. Bien qu’il ne puisse pas en parler, en raison des évidents délais d’édition, la situation qui s’est créé autour de la ‘réforme des retraites’ me semble en tout point paradigmatique de ce qu’il entend démontrer. F. Escalona en explique au lecteur les tenants et les aboutissants en quelques pages biens senties. En effet, en utilisant un vocabulaire qui, pour le coup, ne serait pas du tout le sien, nous observons un hiatus entre le ‘pays légal’ et le ‘pays réel’.

Du côté du ‘pays légal’, Emmanuel Macron dispose de tous les instruments pour faire passer sa réforme. Qu’il obtienne un vote majoritaire dans les deux Chambres (grâce aux LR et aux centristes), qu’il use d’une ordonnance pour cause de délai de débat parlementaire dépassé dans le cadre du 47.1, ou qu’il recoure au 49.3, la réforme se fera si telle est sa volonté. Il n’y a plus guère que le Conseil constitutionnel qui pourrait le bloquer de ce point de vue. Du côté du ‘pays réel’, le mouvement organisé par les syndicats est sans doute le plus important du dernier quart de siècle, tout au moins à en juger par l’affluence aux manifestations, les sondages montrent imperturbablement qu’une majorité de Français, et surtout une sur-majorité de Français non-retraités (90%), y sont hostiles, et enfin, nous en sommes au stade où même les journalistes les plus modérés, ceux qui sont les « chiens de garde » habituels des gouvernements successifs, se rendent compte, certes tardivement, que ne pas réagir aux mensonges éhontés du gouvernement représente à ce stade une faute professionnelle d’une particulière gravité. Enfin, dans le petit monde intellectuel, même des personnes particulièrement modérées (comme ma collègue la politiste Géraldine Mulhmann lors d’un récent débat télévisé) se rendent compte qu’il y a comme un déficit d’écoute de la part du pouvoir. Il ne reste guère plus que les économistes ultra (type boomer et fier de l’être à la Elie Cohen) pour défendre la réforme en n’en gardant que sa triste réalité d’ailleurs, à savoir une simple opération de coupe rase dans les dépenses de l’État social à la seule fin de préserver la crédibilité de la signature de la France auprès de nos créanciers (à ne pas confondre avec nos ‘petits enfants’). L’hommage à Wolfgang Streeck, et à son concept de « peuple du marché », qui contraint désormais autant les gouvernants des démocraties que le peuple des électeurs, est sans doute involontaire de la part de ces ultras, mais correspond bien au modèle de ce sociologue, bien à gauche tout de même. De ce point de vue, on peut donc comparer à raison la situation de la France de 2023 avec celle de la Grèce de 2011: les marchés demandent, le pouvoir de l’heure (nous) exécute.

F. Escalona décrit donc les coordonnées de cette situation. Le régime de la Vème République avait été prévu pour que le pouvoir puisse prendre des décisions éclairées au profit de la majorité de la population. La première grande décision fondatrice que put prendre le pouvoir gaullien fut, certes non sans mal dans ses propres rangs, d’accorder l’indépendance à l’Algérie. Cette formule du Prince jugé par les résultats de son action a de fait assez bien fonctionné pendant quelques décennies. Nous en sommes arrivés au moment où, d’une part, le pouvoir n’est plus guère éclairé (ou visionnaire si l’on veut), et d’autre part, les décisions prises grâce à ces institutions de plus en plus verrouillées (merci Lionel Jospin!) permettent de s’affranchir totalement de la volonté populaire et ne promettent aux gens ordinaires que du malheur supplémentaire.

L’auteur ajoute que cette crise n’est qu’en apparence une question d’institutions, elle est surtout une crise plus profonde d’organisation générale de la société française autour de certains objectifs partagés. Le gaullisme en abandonnant l’‘Algérie de papa’ à son sort (mais en gardant un accès privilégié de la France au pétrole du Sahara algérien, en pouvant y tester ses armes nucléaires et en laissant ouverte la porte à l’immigration de nos anciennes colonies pour remplir les usines d’alors) a permis de profiter de la ‘société de consommation’, de partager les ‘fruits de la croissance’ comme on disait à l’époque, de continuer à réinsérer le pays dans les flux intraeuropéens d’échange, et enfin de redonner un horizon de prestige à la France sur la scène internationale.

De fait, selon Emmanuel Macron lui-même, c’est sans doute mutatis mutandis la même situation aujourd’hui. Il fait depuis 2017 les réformes néo-libérales qu’il aurait fallu faire dès les années 1980, et qui n’ont pas été faites en raison de la pusillanimité de la gauche et de la droite lors de leurs passages au pouvoir. En somme, il est probable que, pour lui, il devrait y avoir belle lurette que l’âge de la retraite aurait dû repasser à 67 ans, voire 70 ans. On ne devrait même pas avoir à en discuter. Cela va de soi.

Malheureusement, pour la population française, les projets de réforme d’Emmanuel Macron sont complètement disjoints d’un horizon qui ferait sens, même à terme, pour elle. Abandonner l’Algérie fut approuvé par référendum par une large majorité d’électeurs, et cette majorité n’a jamais regretté son choix. (Même les plus nostalgiques de l’Algérie française ne pensent pas à une recolonisation de ce pays.) Jamais une majorité d’électeurs n’approuverait la réforme actuelle des retraites lors d’un référendum.

Pour Fabien Escalona, cette république est donc à bout de souffle parce qu’elle ne défend plus, au mieux, que des intérêts très minoritaires socialement, car le projet des gouvernants de l’heure est incapable de prendre en compte les demandes de la majorité de la population. Il envisage dans son ouvrage une sortie de cette crise de régime via la victoire d’une redéfinition des objectifs du pays autour d’une république éco-socialiste. Très concrètement, comment s’adapte-t-on au réchauffement climatique? La solution du pouvoir actuel semble être d’essayer de continuer comme avant, en privilégiant la survie de quelques acteurs économiques puissants (les grands céréaliers, les stations de ski de haute altitude, etc.). La solution éco-socialiste serait de trouver, par une délibération plus large, démocratique, les voies et moyens de faire survivre, ou même se développer, des acteurs dont les intérêts (économiques) engloberaient la plus grande part de la population.

Malheureusement, la perspective qu’ouvre pour ses lecteurs Fabien Escalona me parait être concurrencée par une autre perspective, à savoir le modèle de refondation majoritaire du régime que propose l’extrême-droite. Il faut bien dire que Marine Le Pen et son parti jouent actuellement sur du velours. Entre l’appel au référendum, et la mise en avant du constat d’un hiatus entre les choix du pouvoir et la volonté populaire, c’est à un bain de jouvence qu’ils sont appelés par Emmanuel Macron. Ils ont touché le billet gagnant sans même avoir à l’acheter.

Après, on peut se rassurer en se disant qu’une fois arrivé au pouvoir Marine Le Pen sera confrontée aux réalités de la gestion du pays et qu’elle ne pourra pas stabiliser son pouvoir. C’est à mon avis une illusion. Cette dernière peut en effet proposer un autre issue à la crise de régime actuelle, une redéfinition « nativiste » des bénéfices de l’appartenance à la société française. Si l’on parle des effets du réchauffement climatique, on peut aussi parler des vagues migratoires que cela provoquera et provoque déjà. On peut très bien imaginer que le futur régime ‘national’ se réorganise autour de l’objectif de limiter drastiquement l’accès au territoire français aux possibles immigrants, et aussi autour de celui de réserver les bénéfices (résiduels) de l’État social aux seuls nationaux. Il n’est pas du tout impossible que, dans un monde en crise climatique et géopolitique profonde, une majorité de Français se contente de continuer à mener leur petite vie de pépère pollueur tranquille, pour autant que le travailleur immigré qui lui installera la nécessaire climatisation à son domicile et creusera sa piscine dans son jardin veuille bien se contenter de rentrer le soir dans son quartier et de n’en plus bouger que pour travailler de nouveau le lendemain.

Bref, le jeu est ouvert. Comme le sait évidemment Fabien Escalona, il n’est pas dit que cela soit l’éco-socialisme qui gagne à la fin,mais au moins faut-il lui donner sa chance, et ce livre est l’un des petits cailloux dans cette direction. Après tout, les généraux putschistes auraient-ils réussi en 1961 l’histoire du pays aurait pu être différente. Comme le souligne Fabien Escalona en rappelant les épisodes de ‘défense républicaine’ qui ont sauvé depuis les années 1890 les républiques successives face à une offensive réactionnaire, la situation est d’autant plus grave que le centre macroniste, tout en se posant comme opposant du RN, fait exactement tout ce qu’il faut pour préparer sa victoire. Il dégoute la population des voies ordinaires de protestation sociale, il assume à longueur d’année ses manquements, bêtises, etc. au point de vider de tout sens positif le mot même d’élite, il pique un peu trop souvent par des voies légales dans les caisses publiques en favorisant ses copains du secteur privé, et il reprend les thèmes du RN sur l’immigration avec une impudeur de plus en plus évidente, tout en laissant dériver au quotidien la sécurité (sauf la sienne bien sûr). Le pouvoir macroniste semble ainsi suivre le manuel pour les Nuls : « Porter sans effort l’extrême droite au pouvoir dans votre pays ». Il serait manipulé en sous-main par des agents travaillant pour Poutine il ne se comporterait en fait guère différemment. Cette hypothèse d’école devant être écartée, il faut juste en conclure qu’Emmanuel Macron va rester dans l’histoire comme l’homme qui, par son incapacité foncière à être un Prince démocrate, aura achevé la Vème République. Le parfait anti-De Gaulle en somme. Le père Ubu en version Énarque.

Mort et résurrection heureuse dans l’éco-socialisme, ou assassinat par les héritiers des putschistes de 1961 et de l’OAS, nul ne sait. Ou simplement répétition en 2027 du scénario macroniste avec l’un de ses épigones (E. Philippe? B. Le Maire? G.Darmanin?). Vedremo.

Qui aurait pu prévoir.

Qui aurait pu prévoir. C’est vraiment la phrase-clé de ce second quinquennat d’Emmanuel Macron.

Nous en arrivons désormais dans le dur des conséquences de son action depuis son élection en 2017. Il serait trop long de faire la liste de ce qui dysfonctionne dans ce pays en vertu de son action « révolutionnaire ». Toutes les politiques publiques sont de quelque façon en difficulté, et les comptes publics ne vont guère mieux. Pour corser le tout, la sécheresse hivernale nous en promet de bien belles pour ce printemps et cet été. Mais n’est-ce pas, qui aurait pu prévoir? Hein, qui aurait pu prévoir qu’en appliquant une vision du monde développée entre la fin des années 1930 et le début des années 1970, le néo-libéralisme, dans la France des années 2010 l’on obtienne sur tous les plans des résultats pour le moins médiocres? Prétendre innover en faisant du sous-Hayek pour inspecteurs des finances, c’est sûr que cela allait marcher. Mais là n’est pas mon propos.

Je veux simplement ici rappeler la droitisation constante de ses paroles et de ses actes depuis 2017. Nous sommes donc désormais arrivé clairement au moment « Café du commerce » ou, si l’on préfère, au moment « Grosses têtes » sur RMC. Les déclarations d’Emmanuel Macron lors de sa visite au Salon de l’agriculture sur les éleveurs qui travaillent 7 jours sur 7 et ne prennent pas de vacances, ce qui justifierait à ses yeux la légitimité de faire travailler tout le monde deux ans de plus, constituent de ce point de vue un marqueur de cette droitisation. Et encore, en utilisant ce terme, j’insulte sans doute tout ou partie de la droite (qui n’est pas assez bornée tout de même pour nier la nécessité du repos, éventuellement chrétien et dominical, et celle des vacances, récompense d’une année de dur labeur pour les uns et gagne-pain pour tous les acteurs du tourisme). Elle n’est pas elle en son entier revenue en 1820, ce qui semble bien être le cas de notre Hibernatus de Président. Il faut donc parler de « propos de comptoir », de bêtise crasse.

Il resterait à comprendre pourquoi cette droitisation a été aussi nette et rapide. On est tout de même passé entre 2017 et 2023 (six années seulement!) d’un jeune aspirant à la Présidence se voulant « bienveillant » et « écolo », à une sorte de sketch à la OSS 117 incarnant tout ce que le beaufisme qui s’assume peut avoir de pire.

La première explication peut être simplement que Macron suit son électorat. Le résultat des élections européennes de 2019 lui a montré que son salut (électoral) était dans la conquête de l’électorat de la droite, et il n’a cessé de pencher de ce côté-là. Cela lui a plutôt réussi. La droite, menée (piteusement certes) par Valérie Pécresse, a fait moins de 5% au premier tour de la Présidentielle. Et il faut bien le dire les leaders actuels de la droite, Eric Ciotti en tête, semblent avoir décidé de se rallier à l’occasion de la réforme des retraites à ce Président (objectivement) de droite. Dans cette perspective, on objectera tout de même qu’Emmanuel Macron fait fi désormais de toute cohérence entre ses différents propos depuis 2017. On aurait pu imaginer qu’il se repositionne à droite en préservant au moins les apparences d’une continuité, un peu comme Mitterand l’avait fait en son temps entre son premier et son second mandat.

La seconde explication est que, dans le fond de ses convictions, ou de son habitus plutôt, Emmanuel Macron est fondamentalement un anti-démocrate, un homme qui n’a aucun intérêt ni aucun respect pour ce que pensent et vivent ses concitoyens, « ceux qui ne sont rien ». La présente réforme des retraites qu’il a engagée constitue comme une démonstration parfaite de cet état de fait : tous les syndicats s’y opposent, les manifestations ont été bien suivies, et, surtout, tous les sondages sont convergents : une très nette majorité des actifs (autour de 90%) se déclare contre cette réforme. Une règle de base de la démocratie substantielle est ainsi violée : une norme ne peut s’appliquer que si la majorité des personnes concernées en sont d’accord. Le très prudent Pierre Rosanvallon, sans doute le moins radical de nos intellectuels publics, a souligné très récemment le problème démocratique que cela pose. Bien sûr la légalité sera (pour le moment) respectée (sans doute avec l’appui des Républicains au Sénat et à l’Assemblée nationale), mais l’esprit démocratique qui devrait présider à l’action du pouvoir dans un pays tel que le nôtre (avec une Constitution encore en vigueur d’une République sociale où figure encore par exemple un CESE) va être complètement négligé. Ensuite, les politistes auront beau jeu de souligner que la confiance dans les institutions démocratiques continue à s’effriter dangereusement, et les plus audacieux d’entre nous rappelleront que les « jeunes générations » (en fait les moins de 70/75 ans) expriment de plus en plus une demande d’écoute de la part des gouvernants. La « remise de soi » aux politiques est tout de même un concept bien dépassé. Là encore, il faut se rappeler qu’au début de son aventure politique Emmanuel Macron avait prétendu appuyer son programme politique sur une demande populaire qui aurait été recueillie à sa source même, dans les tréfonds du pays, par les premiers « marcheurs » – soit dit en passant une démarche proche de celle promue par le dit Rosanvallon avec son « Parlement des invisibles ». En bon Prince machiavélien (au sens erroné du terme pour Machiavel lui-même) , Macron s’est donc prêté aux faux-semblants de la participation citoyenne (comme encore lors du « Grand Débat » post-Gilets jaunes ou de la Convention citoyenne sur le climat), mais ce vernis d’adhésion aux valeurs de la démocratie (substantielle) craque de plus en plus à mesure que les années passent. On se dira que c’est un cas désormais fréquent dans les démocraties représentatives contemporaines : un leader arrive au pouvoir avec en main le rameau d’olivier de la démocratie, souvent en se présentant comme populiste en ce sens-là, et, quelques années plus tard, il a révélé au monde entier sa conception autocratique du pouvoir. Mutatis mutandis, Macron ne fait donc que suivre la trajectoire d’un Orban, d’un Poutine ou d’un Erdogan. Par chance, les institutions de notre République ne l’autorisent pas actuellement à briguer un troisième mandat.

Ce retour à un habitus autoritaire me parait particulièrement visible avec le cas du SNU (Service National Universel). En effet, alors qu’il ne concernait que peu de jeunes volontaires, il semble devoir devenir obligatoire à assez court terme pour tous les jeunes Français. En dehors de son coût, des difficultés d’organisation à prévoir et de son inefficacité à atteindre les buts que le pouvoir lui assigne officiellement (en gros, créer du civisme chez les futures générations) selon tous les savoirs disponibles en la matière, c’est l’esprit qui anime ce genre de dispositif qui ne peut qu’alarmer. Les historiens rappellent à qui veut bien l’entendre que cette forme de scoutisme obligatoire ressemble fort aux Chantiers de jeunesse du régime du Maréchal Pétain (1940-1944), avec des proximités troublantes dans les objectifs visés. Dans l’Europe du XXème siècle, à ma connaissance, seuls les régimes totalitaires de droite et de gauche ont créé des dispositifs d’encadrement de la jeunesse, inspirés du scoutisme, et séparés à la fois de l’éducation ordinaire et de l’armée. Est-il nécessaire de rappeler les Ballila fascistes, les HJ nazis, ou les FDJ de la République démocratique allemande? Au moins ces dispositifs d’encadrement de la jeunesse, par leur continuité tout au long de la vie des adolescents, pouvaient-ils se targuer de quelque efficacité à formater l’esprit de leurs troupes? (Cette formation dans les Ballila est souvent évoquée pour expliquer l’engagement spontané de très jeunes gens dans les troupes de la RSI en 1943-44.) Il est à noter d’ailleurs que ces dispositifs n’étaient pas complètement obligatoires, et qu’ils le sont devenus assez lentement au fil du durcissement des régimes concernés. En effet, ils violent là un des droits les plus fondamentaux dans une société se voulant minimalement libérale, celui des parents à choisir les valeurs qu’ils souhaitent transmettre à leurs enfants. On aura bien compris aussi, vu la personne qui la porte au gouvernement, qu’il s’agit de débusquer des descendants de fellagha dans la belle jeunesse de France. On peut douter que ce soit là la meilleure méthode.

Si le SNU n’était qu’une initiation à la vie militaire, gérée entièrement dans des casernes par les militaires eux-mêmes, il serait dans le fond acceptable si l’on admet, ce qui reste encore à discuter, qu’il faudra rétablir à court terme la conscription des deux sexes. Malheureusement, ces initiateurs semblent viser bien plus large. Il s’agit pour eux de former le citoyen (et de faire sortir de sa tanière le djihadiste en le mêlant à la masse saine de la jeunesse). Mais alors à quoi sert donc l’institution scolaire? N’a-t-elle pas ce même but parmi ces divers objectifs depuis le XIXème siècle? Et, puis, de manière réaliste, ne va-t-on pas aboutir au même résultat avec ces quinze jours de SNU que celui observable pour les stages de récupération des points de permis? Les jeunes iront se faire gourmander, et, ensuite, ils auront des anecdotes à raconter à leurs potes sur l’absurdité de la chose pour quelques années.

L’insistance d’Emmanuel Macron à soutenir cette innovation, bien vintage en réalité, devrait donc inquiéter grandement toutes les personnes d’esprit démocrate et libéral.

Par contre, tous les courant autoritaires du pays n’ont plus qu’à se réjouir. Qui aurait pu prévoir que cet Emmanuel Macron, néo-libéral infiltré au plus haut niveau du pouvoir socialiste entre 2012 et 2017, devenu Président centriste en 2017, finisse par être celui qui prépare les conditions de la transformation d’une vieille démocratie représentative en un régime autoritaire? Le Rassemblement national n’aura en effet qu’à reprendre et poursuivre tout ce qui a été entrepris depuis 2017 en la matière. Et le pire est sans doute qu’il arrivera légalement au pouvoir poussé par l’exaspération vis-à-vis de l’autoritarisme macronien, au nom justement de la démocratie.

Prétendant par deux fois faire barrage au RN, Macron en partage les aspirations profondes. Qui aurait pu prévoir.

Darmanin-Johnson: deux vieilles démocraties, une même irresponsabilité au pouvoir.

L’affaire de la finale au Stade de France est lue par la plupart des médias et des commentateurs comme une autre démonstration de l’incurie du Préfet de police de Paris et de l’irresponsabilité du Ministre de l’Intérieur. La droite et l’extrême-droite soulignent que les supporters de Liverpool ont été attaqués autour du Stade de France par des « sauvages », à savoir les suspects habituels en pareil cas, « jeunes de banlieue » et « mineurs étrangers isolés », sans que la police, pourtant présente en masse, ne réagisse. La gauche s’indigne plutôt de la n-ième démonstration d’un maintien de l’ordre « à la française » contre ces mêmes supporters, à grands renforts de gazeuses et de gaz lacrymogène. Au regard des témoignages des dits supporters de Liverpool, les deux camps hexagonaux ont d’ailleurs sans doute raison tous les deux – ce qui bien sûr ne les excite que plus l’un contre l’autre (« Racistes! » vs. « Laxistes! Islamo-gauchistes! »). L’affaire est cependant vue comme essentiellement française.

On peut aussi y voir une concordance des temps franco-britannique. En effet, l’actualité britannique est actuellement occupée par les suites de ce que la presse appelle le « Partygate », à savoir le scandale lié à toutes ces fêtes organisées par les personnes travaillant pour Boris Johnson dans les locaux mêmes de l’administration de Westminster au moment des confinements décrétés pour lutter contre le CCVID-19 en 2020 et 2021. Malgré l’évidence d’une responsabilité de B. Johnson dans le fait d’avoir (au minimum) laissé faire ces fêtes et d’y avoir participé lui-même, ne serait qu’à l’insu de son plein gré, ce dernier se refuse de son côté à démissionner, de manière tout aussi résolue qu’un Darmanin de ce côté de la Manche. Ils s’excusent, reconnaissent certes quelque manquement, mais ne démissionnent point.

Dans les deux vieilles démocraties, on se trouve donc rendu au même point. Selon les éléments rassemblés par la presse, les réseaux sociaux, et éventuellement des enquêtes policières ou administratives, un responsable politique ment effrontément, ou,si l’on veut y voir le côté comique, galéje tel un personnage de Pagnol. Les déclarations de notre Ministre de l’Intérieur sur les dizaines de milliers de billets d’entrée contrefaits ne correspondent ainsi visiblement pas à grand chose. Les photos de B. Johnson verre en main dans l’une ou l’autre fête en principe interdite ne sont même pas dénoncées par lui comme des deep fake produites par les services secrets russes. De notre côté, des soutiens de la majorité présidentielle ont été jusqu’à voir dans la situation autour du Stade de France l’intervention de la mafia russe. (C’est Poutine qui a dû bien rire si l’information lui est parvenue.) Les réactions de B. Johnson à toutes les preuves accumulées qu’il était au courant de ces fêtes ont surtout consisté à virer des lampistes, et il semble que, du côté français, on s’oriente dans la même direction.

Il est difficile de ne pas voir dans ces deux situations une évolution très inquiétante pour les deux vieilles démocraties. Certes le mensonge fait partie depuis toujours de la vie politique des États, de la raison d’État, mais, dans les deux cas, on se trouve face à deux personnages qui sont pris, comme on dit en italien, les mains dans le pot de confiture, et, malgré l’évidence de leurs manquements respectifs, ils ne démissionnent pas de leur poste. C’est cet affichage du mensonge – ne serait-ce que parce qu’on n’en tire pas la seule conséquence morale possible, démissionner – qui me parait grave. Comment maintenir ensuite une norme minimale de comportement chez tout un chacun? Mentir suppose de ne pas se faire prendre en train de mentir. C’est une norme de la vie sociale, que les enfants apprennent assez tôt je crois, et la vie politique ne peut guère s’en abstraire. Ou alors on passe vraiment à autre chose… (Et, dans le cadre de la raison d’État, il ne saurait être question d’être pris sur le fait, ou alors il faut assumer ce manquement à la morale au nom d’une valeur politique supérieure, tel un Mussolini assumant le meurtre de Matteoti par ses partisans.)

En même temps, rassurons-nous tout de même : dans les deux pays, le droit reste préservé de dire publiquement que les deux personnages arrangent la vérité à leur manière. C’est déjà cela. Et comme dirait notre bon Président, Emmanuel Macron, qui s’y connait en vie démocratique, ce n’est pas la dictature, pas la Corée du nord tout de même. Juste le triomphe de l’irresponsabilité des deux côtés de la Manche, une belle « Entente cordiale » en somme.

Et, du coup, comment prétendre éduquer la jeunesse après ça? Il ne vaut mieux pas y penser.

PS (en date du 11 juillet 2022) : Lueur d’espoir. Boris Johnson a tout de même fini par démissionner suite à la révolte de près de la moitié de son Cabinet ministériel. Mais il reste pour expédier les affaires courantes jusqu’au choix de son successeur par le Parti conservateur. Il n’est pas complètement certain qu’il soit vraiment parti pour de bon. Visiblement, sa tendance à mentir sur tout et n’importe quoi, y compris à ses plus proches alliés, a fini par le couler.

Jusqu’ici tout va bien…

Voilà, les résultats du premier tour de la présidentielle sont là depuis une semaine. Il n’y a, comme prévu, pas eu de miracle pour la gauche. Jean-Luc Mélenchon a certes fait un bon score, mais cela ne lui a pas suffi pour se qualifier au second tour.

Maintenant, nous voilà donc face au match retour de 2017 : Macron/Le Pen.

D’après les sondages disponibles, l’avantage resterait au sortant. Il faut dire que, du point de vue des soutiens de toute nature (politiques, associatifs, religieux, etc.), les appels au vote en faveur de ce dernier l’emportent de très loin. Ces appels ne convainquent sans doute personne, mais au moins permettent-ils d’objectiver les rapports de force dans la société française. La « société civile » d’extrême-droite reste tout de même singulièrement pauvre (ou discrète?), même si la « société politique » (organisations, médias, influenceurs, etc.) de cette dernière est elle foisonnante.

Cependant, tout cela ne me rassure qu’à moitié. Comme l’a souligné Dominique de Villepin, un événement au sens historique du terme peut encore se produire: si Marine Le Pen était élue ce 24 avril, en dehors des conséquences pour la France et ses habitants, c’est tout l’ordre international d’après 1945 qui vacillerait sur ses bases. Poutine aurait gagné une alliée et serait en mesure de semer la discorde chez l’ennemi.

Les raisons qui me font douter de la victoire d’Emmanuel Macron dimanche prochain sont à la fois liées à sa campagne et au déroulement de son quinquennat.

D’une part, comme à beaucoup d’observateurs, sa campagne me parait affreusement mauvaise. On le retrouve ces derniers jours tel que l’éternité le change. Plus il prétend avoir changé, moins, par expérience, on se trouve porté à le croire. La mise en scène de sa volte-face sur l’écologie constitue l’un des éléments les plus risibles de ce point de vue quand on a suivi les péripéties du quinquennat. Cinq années de greenwashing acharné, une Convention citoyenne humiliée et un soutien sans faille du grand chef des chasseurs à la veille du premier tour pour en arriver à cette ode in extremis à la Nature que Macron veut désormais fêter (comme la Musique). Les interventions de tous les médiocres qu’il a promu depuis 2017 font peine à voir, et surtout à entendre, et donnent furieusement envie d’avoir piscine le 24 avril. Pour ajouter au tableau, au lendemain même du premier tour, Macron n’a rien trouvé mieux que de nier l’existence d’un « front républicain » en 2017. Effectivement, dans sa pratique de gouvernant, Macron a fait pendant cinq (longues) années comme si cela n’avait pas présidé à son élection, fort de sa majorité parlementaire de Playmobils, il n’en a certes fait qu’à sa tête. Il officialise ainsi en 2022 ce qu’on a vu à l’œuvre depuis 2017, mais, sauf à diffuser une vraie fake news pour le coup, c’est bel et bien grâce à la volonté de barrage face à Marine Le Pen de beaucoup d’électeurs (de gauche et de droite) qu’il a été élu en 2017. Bref, pour un électeur de gauche, le seul argument qui justifie que l’on vote pour lui reste « le front républicain », la volonté de faire barrage à Marine Le Pen. Il n’y a de ce côté-là aucun autre argument recevable.

D’autre part, toute l’action de son quinquennat constitue une somme de désastres, grands ou petits, dans toutes les politiques publiques. Éducation, santé, logement, université, recherche, police, grand âge, immigration, travail, environnement, etc., c’est à un florilège de manquements auquel on a assisté, que ce soit en matière de financement ou surtout de stratégie. Il n’y a pas un problème d’intérêt public qu’on puisse dire avoir été (un peu) réglé depuis 2017. Il n’y a guère que la (lente) remontée en gamme de nos forces armées dont on pourrait le créditer (même si l’enlisement de ces dernières au Mali constitue un autre point noir du quinquennat). Surtout, comme l’a montré l’enquête d’une commission sénatoriale sur l’usage des cabinets de conseil, c’est à un évidement de l’État auquel on assiste, à une éviscération, dont le dernier épisode en date n’est autre que le sabordage en règle de notre corps diplomatique, qui vient d’être acté par un décret publié entre les deux tours. La haute fonction publique « à la française » ne sera bientôt plus qu’un pieux souvenir. L’avenir est désormais aux illusionnistes aux bonnes recommandations, à des clones de Macron par milliers. La réélection de Macron acterait de fait le triomphe de la compétence feinte à tous les niveaux. Ou serait-ce plutôt que, pour une partie des électeurs, compte seulement en matière d’action publique le fait de ne pas payer trop d’impôts? C’est certes le seul vrai grand succès d’Emmanuel Macron (suppression de l’ISF, mise en place du PFU sur les revenus du capital mobilier, suppression de la taxe d’habitation, etc.) qui lui a permis de phagocyter au premier tour de cette élection presque tout l’électorat de droite (celui non raciste en tout cas).

Du coup, même si une part de moi-même comprend bien le gain électoral qu’apporte à Emmanuel Macron son positionnement central, une autre part n’arrive pas encore à croire qu’un tel dysfonctionnement de toutes les politiques publiques ne finisse pas par se payer cash au final. De fait, en dépit des sondages, je me demande si un vote venu de l’abstention au premier tour ne va pas lui jouer un bien mauvais tour, et à nous avec. Tous ces gens dont il s’est fait haïr (« Gilets jaunes », « No-vax », etc.) ne vont-ils pas dimanche prochain se ruer vers le vote Le Pen au second tour dans un « Tout sauf Macron » vengeur? Et tous les gens qu’il a blessé, au propre ou au figuré, ne vont-ils pas s’abstenir (ou voter blanc ou nul) et donner ainsi la victoire à Le Pen? Pour ces derniers, personne ne saurait par ailleurs leur faire grief de quelque manière que ce soit de leur choix: nul ne doit être en effet sommé de voter pour son bourreau (et chacun reste seul juge de ses propres souffrances). Si une partie des électeurs, par ailleurs parfaitement démocrates, ne peuvent que s’abstenir au second tour, même face à la menace Le Pen, c’est bien en effet à cause de l’action d’Emmanuel Macron pendant son mandat. Le vote pour Jacques Chirac en 2002, pourtant créateur du RPR, Premier Ministre au moment de l’affaire d’Ouvéa (1988), entouré d’affaires « abracadabrantesques », etc., avait posé moins de dilemme à beaucoup, parce que, malgré tout, la somme de ses manquements à la common decency apparaissait au final moins lourde, moins évidente, moins revendiquée, que celle d’Emmanuel Macron, le petit prince du mensonge ou de la demi-vérité. J’ose cette formule qui pourra paraitre excessive, car j’ai eu le malheur de lire récemment Le Traitre et le Néant des journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme (Paris : Fayard, 2021). Je n’y ai pas appris grand chose, mais cela m’a remis en mémoire à quel point ce quinquennat n’a été qu’une succession de faux-semblants, de demi-vérités, de n’importe quoi du point de vue de la morale la plus élémentaire de la vie publique. Nous aurions été sous la IIIème ou la IVème République (ou chez l’un de nos voisins nordiques actuellement), Macron Président du Conseil aurait été viré du pouvoir cent fois depuis 2017.

En conclusion de ce post, j’ose espérer du coup qu’en cas d’événement, nul commentateur n’aura l’outrecuidance et la mauvaise foi d’en attribuer la responsabilité à un autre qu’à Emmanuel Macron lui-même et à la belle équipe de seconds, troisièmes et quatrièmes couteaux qu’il a soudé derrière lui depuis 2017. L’élection de Marine Le Pen serait le couronnement de toute leur œuvre.

Puisse ce post être sans objet le 25 avril prochain au matin.

2022 : Il faudrait un miracle…

Pour qu’un candidat de gauche gagne la présidentielle l’année prochaine en France. A ce stade de la précampagne de l’élection présidentielle 2022, ma rationalité de politiste me dit en effet qu’il n’y a aucune chance de voir un candidat de gauche (écologiste compris) gagner la présidentielle. Il ne me reste que ma fréquentation de l’histoire où, parfois, les événements déjouent les attentes les plus solidement ancrées pour me donner quelque espoir de me tromper.

Les choses se précisent en effet sérieusement.

D’une part, tous les partis de gauche en présence font mine de s’organiser de leur côté pour aller à la présidentielle : le PS autour d’Anne Hidalgo (même si Stéphane Le Foll ne va sans doute pas se laisser faire – vas-y Stéphane t’es le meilleur!); EELV et ses petits alliés autour du candidat ou de la candidate qui sera choisi par les (trop rares) personnes qui auront bien voulu participer à leur primaire ouverte; FI autour du son grand leader, toujours le même, charismatique en diable encore en cette année 2021; le PCF lui-même, ce centenaire, autour de son chef, presque aussi charismatique que le précédent; et pour corser le tout, quelques sans-parti, comme Arnaud Montebourg, prêt à tenter leur (dernière) chance au grand loto de la présidentielle. Chacun revendique donc son droit à exister pleinement en plaidant bien évidemment l’union naturelle et indispensable des forces de progrès autour de sa modeste personne. (Il devrait bien sûr y avoir aussi une candidature LO et peut-être une NPA pour achever de mobiliser les masses prolétariennes.) A ce stade, il faudrait donc vraiment un miracle pour que tout ce beau monde se mette d’accord sur une candidature unique au printemps 2022, la seule en l’état de l’opinion publique susceptible de passer la barre du premier tour. Le suivi des sondages d’intention de vote pour la présidentielle, mis en place par le collègue Emiliano Grossman, s’avère pour l’instant totalement déprimant de ce point de vue. Au 20 août 2021, selon la moyenne sur 7 jours calculée par ce dernier en prenant les résultats de tous les sondages publiquement disponibles, aucun des trois candidats testés actuellement (Jadot, Mélenchon, Hidalgo) ne dépasse même la barre des 10% d’intention de votes. Par contre, en additionnant les scores de tous les candidats marqués à gauche (Roussel, Jadot, Mélenchon, Hildalgo), tous les sondages récents amènent ce camp à 25-30% des intentions de vote, donc au niveau permettant d’espérer une qualification au second tour.

Certes, des militants associatifs et des intellectuels de gauche engagés essayent d’organiser une « primaire populaire » via un site internet dédié pour dégager par un vote des sympathisants de gauche un ou une candidate qui soit jugée le ou la plus consensuelle. Le processus en est au stade des parrainages (un peu plus de 75000 à ce jour), avant la sélection proprement dite. Elle aurait lieu avec un mode de scrutin dit au « jugement majoritaire ». Chaque candidat/e serait noté/e par les électeurs de cette primaire, et le/la mieux noté/e serait retenu/e. Ce mode de scrutin, qui revient à choisir un ou une prétendante très appréciée dans son camp, n’est peut-être pas sans risque, puisqu’il est possible d’apparaitre bien sympathique au cœur de cible de son camp, tout en étant guère présidentiable par ailleurs (ce qu’on pourrait appeler perfidemment « l’effet Hamon »). Il y a seize candidats parrainés actuellement. Le cinq premiers en termes de parrainages citoyens sont dans l’ordre: Taubira, Rousseau, Autain, Hidalgo, Batho, côté femmes, et Ruffin, Larrouturou, Giraud, Piolle, Mélenchon, côté hommes. Cette initiative tend à inventer un parti unique de la gauche, des écologistes et des sans-partis, que les promoteurs de la primaire populaire appellent « Bloc des justices« . Fort habilement, elle vise à tenir compte de la réalité du rapport de force dans l’électorat qui suppose de regrouper toute la gauche et quelques électeurs sans orientation précise pour espérer qualifier un candidat de gauche au second tour. Cependant, je vois mal tous les partis et tous les candidats accepter son résultat, comme le font les démocrates ou les républicains aux États-Unis pour leurs primaires respectives, même si, selon les organisateurs de cette primaire populaire, la plupart d’entre les partis de gauche (EELV, PS, PCF, FI) ont accepté la plate-forme programmatique en dix points issue du travail de synthèse de ces associatifs à partir de diverses plate-forme associatives. Il faudrait donc un premier miracle démocratique, à savoir que plusieurs millions d’électeurs inscrits participent à la phase de sélection, dont la date ne semble pas fixée par ailleurs à ce jour. De fait, si les promoteurs de cette initiative réussissaient à amener autour de 5 millions d’électeurs à s’exprimer lors de cette primaire populaire, cela changerait la donne, surtout si le résultat était suffisamment tranché. Cela ne va évidemment pas de soi, car il faudrait déjà que tous les partis concernés prennent eux-mêmes l’initiative au sérieux et appellent leurs soutiens à y participer. Or on ne dirait pas que cela doive être tellement le cas à juger de leurs comportements actuels en cette fin d’été 2021, ou alors, ils cachent vraiment bien leur jeu.

Chacun d’entre eux semble en effet prisonnier de son histoire, au delà même des ambitions de leurs présidentiables respectifs. Les partis de gauche ont évolué en effet depuis des décennies dans un contexte où il leur était loisible au niveau local et au niveau national de se concurrencer entre eux sans oblitérer leurs chances de victoire au second tour. La concurrence entre PS et PCF a représenté la forme canonique de cette situation. Les municipales, les régionales et les départementales de 2020 et de 2021 leur ont permis de rejouer cette vieille partition. Il n’est que de voir à quel point les dirigeants du PS se croient redevenus tout d’un coup des cadors. De fait, tout se passe comme si tous les dirigeants des partis de gauche étaient incapables d’accepter leur niveau réel dans l’électorat, très bas selon tous les sondages disponibles concernant l’élection présidentielle, l’orientation de l’électorat national sur l’axe droite/gauche ou bien pour la proximité avec l’un ou l’autre parti. A cette considération générale, il faut ajouter la tendance de plus en plus nette à la multiplication des scissions, et à la mise en place de petites organisations partisanes, totalement à contre-courant de la réalité implacable du caractère très majoritaire de l’élection présidentielle. Le PS a ainsi essaimé au fil des ans toute une série de scissions, faisant à l’envers le chemin parcouru en 1969-1971, scissions elles-mêmes incapables de se regrouper vraiment en un seul nouveau parti à gauche du PS même si, au fond, elles tiennent des positions très proches. (Même si j’ai suivi la politique française depuis quelques décennies, j’ai toujours l’impression de découvrir une nouvelle de ces organisations à l’occasion).

Probablement, il faut plusieurs défaites de suite pour faire comprendre à un camp ou à un parti qu’il faut modifier sa stratégie perdante. (Sans compter qu’il y a aussi des partis qui choisissent de continuer à persister dans l’insignifiance électorale au nom de la pureté de leur cause.) Cela risque donc de durer encore. On se consolera en constatant que la droite classique n’est guère plus vaillante en matière d’unité partisane.

D’autre part, il faut bien constater que la gauche et les écologistes partent en cette fin d’été 2021 avec un très sérieux handicap en terme de médiatisation des enjeux dont ils sont propriétaires. Les grands médias donnent en effet un écho aux enjeux de la droite et de l’extrême-droite : immigration, insécurité, Islam, cela tourne en boucle. Le retour au pouvoir des Talibans à Kaboul constitue sans doute un événement de plus de nature à renforcer encore ce tropisme des grands médias. Certes, les feux de forêts et autres catastrophes, liés désormais clairement dans les grands médias au réchauffement climatique, sont traitées, mais, pour l’instant, il n’existe pas une armée d’éditorialistes pour vitupérer, dans la foulée de ces nouvelles et du dernier rapport du GIEC et ce à longueur de journée, le laxisme coupable des autorités envers… Total, Airbus et autres carbo-capitalistes. Nous sommes tous dûment sermonnés par ces bons apôtres hostiles à la bien-pensance islamo-woke que, de ce train-là, nous finirons « soumis », mais pas « grillés » ou « noyés ». De ce point de vue, il faudrait que la gauche et les écologistes s’interrogent sur la stratégie poursuivie par un certain industriel breton. Ce dernier en (extrême-)droitisant deux médias de sa propriété (C-News et maintenant Europe 1), qui semblent entrainer derrière eux tout le champ médiatique, vise-t-il simplement à s’assurer que jamais la gauche ne pourra revenir au pouvoir en lui savonnant la planche du point de vue de l’opinion publique (tout Président de droite, de Macron à Bertrand en passant par Pécresse ou Barnier lui allant bien), ou bien vise-t-il à porter l’extrême-droite (que cela soit sous sa forme Le Pen ou sous forme Zemmour) directement au pouvoir? Dans le second cas, la prise de conscience d’une telle stratégie – pour la première fois depuis des décennies, un industriel militerait pour un tel développement, risqué par ailleurs pour le capitalisme français en général – pourrait peut-être pousser à l’union de toutes les gauches pour empêcher une telle victoire. En effet, ce que semble montrer la poursuite de leur routine par tous les dirigeants des partis de gauche en cette rentrée 2021, c’est qu’aucun ne croit vraiment à la victoire de l’extrême-droite en 2022. Les élections régionales de cette année semblent avoir fait pour eux la preuve définitive de la non-compétitivité du RN de Marine Le Pen au second tour. Paradoxalement, les dirigeants de gauche semblent donc d’accord sur ce point avec Zemmour et ses soutiens : cette femme est nulle, aucun risque de ce côté-là. Il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter. On se résigne à l’inévitable réélection d’Emmanuel Macron, un homme sans convictions certes comme dirait François Hollande, mais on n’envisage pas sérieusement l’idée que ce dernier puisse être battu au second tour par un candidat d’extrême-droite.

En outre, pour vaincre le biais des grands médias à l’encontre de leurs thématiques de prédilection, il faut constater qu’à ce stade, aucun parti de gauche n’a su développer ou mettre en valeur une ou des propositions qui soient compréhensibles par la masse des électeurs. Du côté droit de l’échiquier politique, c’est un florilège de propositions toutes plus liberticides, racistes, xénophobes, ou inconstitutionnelles les unes que les autres qui sont énoncées pour faire nouvelle, pour faire jaser au café du commerce. Par exemple, Michel Barnier, sans doute pour casser son image de modéré, propose d’arrêter toute immigration pendant cinq ans. Infaisable, inconstitutionnel, contraire aux engagements internationaux de la France, mais ça claque. Valérie Pécresse se la joue comme Tchatcher en proposant d’en finir avec ces hordes de fonctionnaires surpayés qui encombrent … euh nos écoles, nos hôpitaux, nos commissariats. Ils y vont tous de leurs propositions choc ayant bien compris qu’il faut augmenter la dose de c… pour se faire remarquer. La proposition de rétablissement du bagne de la part de l’un d’entre eux ne saurait donc trop tarder. Et, à gauche, pas grand chose pour attirer le chaland. Cela peut encore venir (la semaine de quatre jours?), mais, à ce stade, cela reste trop peu concret. Toutes les grandes victoires électorales de la gauche au XXème siècle (1936, 1981, 1997) ont été associées à la promesse d’une ou plusieurs réformes sociales clairement compréhensibles et visualisables dans leurs conséquences par l’électorat dans sa vie quotidienne. Pour l’instant, force est de constater qu’on ne voit rien venir de tel. Sans compter que ces victoires furent précédées de mobilisations sociales autour des dites réformes sociales, or, aujourd’hui, on serait bien en peine de discerner un équivalent en ce sens. Depuis 2017, on s’est mobilisé contre, et bien trop peu pour. Certes, il y a des mobilisations, essentiellement juvéniles, autour du climat, mais leurs demandes restent trop générales pour atteindre le grand public, et elles n’apportent guère un avantage individualisable à l’électeur. (Ne pas mourir de canicule en 2033 ou en 2037, cela reste un peu abstrait tout de même pour la plupart des gens.)

Cette atonie programmatique et partisane de la gauche, tout au moins dans ce que le grand public peut en percevoir, parait d’autant plus dommageable que, par ailleurs, l’évolution des valeurs des Français au fil des générations ne lui est pas entièrement défavorable. Tout n’est pas perdu de ce point de vue. Notre jeune collègue Antoine Bristielle fait ainsi remarquer, dans une courte note pour la Fondation Jean Jaurès, que les idées de gauche ne sont pas mortes, elles sont souvent majoritaires dans l’électorat: aspiration à la justice sociale, laïcité, défense de l’environnement, soutien à plus de démocratie. (Certes, des interprétations de droite de ces idées peuvent aussi exister.) Les travaux de Vincent Tiberj sur le renouvellement générationnel du rapport à la politique pointent aussi cette aspiration à plus de démocratie du côté des jeunes générations. Cela se traduit certes par un rapport distant à la politique politicienne (dont je parle dans le présent billet de blog) et intermittent au vote, ce qui induit un cercle vicieux d’éloignement entre leurs aspirations et les choix du pouvoir politique de l’heure pour lesquels trop nombreux parmi eux ont négligé de voter. Pour l’instant, les partis de gauche et leurs candidats à la présidentielle ne semblent pas réussir à profiter de cette réalité, à en faire une force. Il est possible que la déception de 2022, avec ce qui s’en suivra pendant cinq ans d’avanies diverses et variées, donne à ces générations montantes la force de renverser la table en 2027.

Comme la gauche ne gagnera sans doute pas en 2022, force est alors de s’inquiéter pour la suite. Un Macron réélu sera encore plus méprisant que le Macron actuel. Il aura en effet réalisé ce que les Présidents précédents n’ont pas réussi à faire : se faire réélire. On ne mesure sans doute pas assez ce que cela voudra dire en terme de valeurs morales dans notre pays. Que le grand bonimenteur, le grand greenwasheur, le grand saboteur du modèle social français, le digne successeur d’Adolphe Thiers, soit réélu, risque de renforcer encore la désaffection pour la politique chez la plupart de nos compatriotes. Par ailleurs, inévitablement, vu son âge, il voudra assurer la suite, et il ne manquera pas d’évoluer façon Orban vers une volonté de ne plus jamais quitter le pouvoir. Un ou une Présidente d’extrême-droite nous promet des temps troublés. Et c’est là un euphémisme. Un ou une Présidente de droite (hors Macron of course) aurait au moins le mérite d’éviter ces deux écueils. Sa majorité présidentielle serait par ailleurs plus ancrée dans les territoires, et le ou la nouveau/nouvelle Président/e devrait un peu plus respecter cette part-là au moins du pays. Face à des gens n’ayant rien appris, rien compris, dépassés par le cours des événements, voulant surtout parler à leur électorat vieillissant, la gauche et les écologistes seraient sans doute à même de briller dans l’opposition. Mais bon, Bertrand, Pécresse, Barnier, cela ne fait vraiment pas rêver. Pour l’instant, c’est pourtant là à mes yeux de politiste pessimiste l’issue rationnellement la moins défavorable de cette élection 2022.

Puissé-je me tromper complètement, et ce post être cité un jour comme un exemple d’aveuglement sur les lendemains radieux qui étaient à portée de mains. Le printemps 2022 sera ainsi le nouveau jour de gloire de la gauche française, et je me serai fait du mouron pour rien. Sur ce, je m’en retourne préparer ma trente-deuxième rentrée d’enseignant.

« Vous n’avez pas le monopole de la haine. »

Là visiblement, avec la discussion de la loi dite sur le « séparatisme » (pour utiliser la pratique journalistique qui s’est imposée), nous venons d’entrer dans une nouvelle dimension des bouleversements politiques français.

A quoi assiste-t-on sinon en effet à un magnifique exercice d’union de toutes les droites? Qui peut encore douter qu’en cas de victoire à la Présidentielle de 2022, Marine Le Pen n’aura aucun mal à constituer une majorité parlementaire entre ses troupes, l’immense majorité des LR et même sans doute quelques LREM ayant su trahir au bon moment? Il leur suffira juste de se répartir le butin. Le débat entre le Ministre de l’Intérieur actuel, Gérard Darmanin, et la cheffe du RN, Marine Le Pen, aura constitué une illustration parfaite de cette concurrence pour occuper cet espace très à droite où chacun croit déceler la clé de la victoire à la Présidentielle.

La loi est proposée par la majorité LREM/MODEM, mais aussi bien la plupart des élus LR que les rares élus RN de l’AN sont prêts à l’amender pour qu’elle aille encore plus loin dans ses aspects répressifs. Or cette loi, de l’aveu même de ses promoteurs, ne combat qu’un seul ennemi : les islamismes, bien distingués d’ailleurs pour l’occasion du terrorisme proprement dit. C’est tellement cousu de fil tricolore que personne ne fait plus vraiment semblant. La loi n’est pas officiellement une loi exclusivement contre les islamismes, uniquement pour ne pas donner prise à une accusation de cibler explicitement une religion et certains de ses pratiquants (puisqu’il n’est guère possible de nier que, pour être islamiste, il faut se revendiquer de son appartenance à une forme ou l’autre de l’Islam), ce qui peut-être pourrait choquer le Conseil constitutionnel, voire la Cour européenne des Droits de l’Homme.

Cette hypocrisie ne trompe donc personne. Mais cette manière de procéder en généralisant à tout le monde des restrictions, contrôles, surveillances, etc. au nom du renforcement des « principes républicains » constitue une porte grande ouverte à tous les usages liberticides qu’ une future majorité voudra faire de cette loi contre n’importe quelle forme d’expression de la société civile, religieuse ou autre, qui ne soit pas compatible avec ce que le pouvoir du moment entendra alors sous le terme de « valeurs de la République ». Les autorités des différents cultes ne se s’y sont pas trompés. Les protestants en particulier ont été les premiers à comprendre le piège dans lequel les libertés religieuses sont en passe de tomber. Il est vrai qu’ils y ont été fortement aidés par le fait que le Ministre de l’intérieur s’en est pris aux protestants évangéliques pour essayer de faire croire que la loi ne viserait pas seulement certains musulmans.

Avec la discussion de cette loi, nous assistons de fait à une union profane des droites par l’affaiblissement de trois traditions politiques de ces mêmes droites : l’anti-républicanisme, la référence au catholicisme et le libéralisme politique, et par l’affirmation de deux tendances au sein de ces mêmes droites : l’adoption du matérialisme vulgaire comme référence et le déni de réalité (sociale) comme doctrine.

Un premier point à constater est en effet qu’en 2020, toutes les droites, y compris le Rassemblement National (RN), tissent des louanges à longueur de temps à « la République ». Elle fut pourtant pour une partie de leurs ancêtres politiques, « la Gueuse ». Surtout la dernière expérience de gouvernement très à droite qu’a connu notre pays se fit au nom d’un « État français », qui ne se revendiquait pas vraiment des acquis républicains et libéraux des années 1870-1940, et qui avait changé la devise du régime en « Travail, famille, patrie » à défaut de pouvoir statuer sur la nature exacte de ce dernier. De fait, il ne devrait pas échapper à grand monde à ce stade que le même mot de République a été utilisé il y a deux siècles par les partisans des libertés (publiques, syndicales, religieuses, etc.) et du pluralisme (politique, religieux, social, etc.) et qu’il est maintenant monopolisé dans le débat public par des politiciens qui veulent diminuer en son nom les libertés et le pluralisme au nom d’une menace existentielle « à la Houellebecq » pesant sur le pays des Droits de l’Homme. La « Soumission » menace dans nos quartiers, donc supprimons des libertés à foison, telle est en résumé la doctrine actuelle de nos politiciens. Je ne suis pas sûr que le mot en sorte grandit. Personnellement, j’ai comme une petite nausée à entendre ce beau mot de République, si chargé d’histoire, ainsi employé à contre-emploi. Mais sans doute suis-je dans le fond un conservateur dans l’âme, qui n’aime guère voir ainsi le sens des mots changer. OK, I am a Boomer, I am so vintage now.

Le second point à constater, c’est l‘effacement de la référence catholique. En effet, avec toutes ces propositions visant à mieux contrôler la pratique religieuse de certains croyants (les musulmans, what else?), nous voilà dans une situation où toutes les religions, y compris le catholicisme, pourraient tomber sous le coup de la loi. Qui peut-on trouver en effet de plus critique des « valeurs de la République » que les catholiques de la « Manif pour tous »? En effet, à leurs yeux, comment les législateurs républicains ont-ils pu oser aller à l’encontre de la loi divine et de la loi naturelle qui veut que le mariage soit l’union d’un homme et d’une femme? De fait, c’est l’idée même de liberté religieuse, voire de liberté de conscience, qui semble désormais complètement échapper à tous ces députés des droites, qui, avec tous leurs amendements, font parler leur (absence de) cœur. La France Insoumise (FI) l’a bien compris d’ailleurs. Pour mettre les partisans de cette loi devant leurs contradictions, elle multiplie de son côté les amendements « bouffeurs de curé », en proposant par exemple de supprimer le régime concordataire en Alsace-Moselle ou de défaire les compromis passés autour de la « Question scolaire » au cours des deux derniers siècles au profit d’une vision étatisée de l’enseignement. Cette porte ainsi grande ouverte à une répression de toutes les religions et croyances devrait faire réagir. Or, visiblement, ce genre de considérations ne fait plus désormais ni chaud ni froid aux quatre partis de droite (RN, LR, LREM et MODEM) qui sont d’accord désormais sur l’essentiel, à savoir sur l’objectif d’éradication de l’islamisme – sans compter le PS, le PCF et la FI qui ne sont guère sur une ligne si différente au nom de leur vieux fond laïcard commun. Ce dernier doit primer sur toute autre considération, même si tous ces partis de droite et d’extrême-droite s’accusent mutuellement, soit d’impéritie, soit d’extrémisme, dans les moyens choisis pour y parvenir. Il est vrai que tous légifèrent en partant du principe que ces restrictions de liberté concerneront en pratique d’autres personnes que leurs propres électeurs, et qu’en fait pour ce qui reste de la religion majoritaire traditionnelle du pays (le catholicisme) rien ne changera.

Le troisième point à constater, c’est l’écroulement en cours de la référence au libéralisme (politique). Cette majorité issue d’une confrontation au second tour entre la candidate de l’extrême-droite et celui de l’extrême-centre montre à mesure que les mois et les années passent son profond mépris pour les libertés telles que pensées et mises en œuvre par la tradition libérale du XIXe siècle. La censure presque intégrale de la « loi Avia » par le Conseil constitutionnel et l’absence totale de remise en cause au sein de LREM à la suite de cette dernière resteront comme le symbole de ce changement d’époque. Cette loi contre « le séparatisme » vise certes d’abord les pratiquants trop zélés d’une religion, mais elle s’inscrit bien sûr dans un cadre plus vaste de restrictions des libertés. La lutte contre le terrorisme avait déjà ouvert les vannes, mais toute contestation de l’ordre social en vigueur semble devoir être à terme, criminalisée, censurée. Les partisans de ces restrictions des libertés de tous au nom des « valeurs de la République » le font sans aucune retenue, car ils sont bien persuadés qu’ils ne seront jamais eux-mêmes dans l’opposition, et qu’ils n’auront jamais eux-mêmes à subir les effets de leurs propres lois liberticides. Ils n’ont certes pas tort du point de ce que l’on peut savoir en ce début de 2021 des rapport de force électoraux dans le cadre de cette longue agonie de la Ve République comme démocratie libérale. Autant une arrivée au pouvoir de l’extrême-droite, qui ne gênera guère le reste des droites (comme le débat entre le Ministre de l’Intérieur et Marine Le Pen l’a montré), est désormais de l’ordre du pensable et du probable, autant celle d’une (vraie) gauche ou des (vrais) écologistes apparait de plus en plus comme une possibilité, toujours légale certes, mais rendu impossible en pratique par les divisions de ce camp et l’absence d’un leader reconnu en son sein. En tout cas, malgré tout le discours des LREM ou des LR qui fait de Mélenchon un Chavez en puissance, assoifé du sang de la bourgeoisie, les droites ne craignent pas de mettre dans la législation du pays tout ce qui permettrait à un Mélenchon ou quelque autre gauchiste/écologiste devenu Président de la République et appuyé par une majorité parlementaire d’installer une République sociale/écologique en réprimant durement les forces réactionnaires qui auraient l’outrecuidance de s’opposer à « la République » (encore!). Cette asymétrie est sans doute à tenir à l’esprit pour comprendre cette débauche de restrictions. Nos droites ont visiblement oublié cet aspect constitutif de tout régime libéral. Parfois, il y existe des alternances, et l’on peut y occuper chacun à son tour la place d’opposant, donc méfiance, méfiance, sur ce que le pouvoir du moment est autorisé à faire aux opposants. De fait, dans notre République, tout ce qui restera bientôt comme droit d’opposition au simple citoyen, ce sera son droit de vote – car, pour l’heure, sans vote, personne ne sait légitimer une dictature dans une ancienne démocratie. Tout le reste sera criminalisé, ou simplement ignoré. Et l’on se gaussera pourtant de ce qui se passe en Hongrie et en Pologne. La convergence en cours devrait pourtant nous alerter.

Cet affaiblissement des vieilles références des droites laisse place à deux tendances, certes visibles depuis des décennies, mais désormais exprimées crûment.

D’une part, l’affirmation d’un matérialisme au sens le plus vulgaire du terme. Certains à propos de la discussion de la loi sur le séparatisme ont pu parler d’athéisme d’État. C’est à mon avis plus grave encore : le vieil athéisme d’État (communiste ou rationaliste) était fondé sur une idée du destin de l’Humanité et de son émancipation par la Science des ténèbres de la religion ou de la superstition. Il y avait en quelque sorte un côté fort religieux dans cet athéisme, une spiritualité chassait l’autre. Comme nos députés, tout particulièrement les députés LREM issus du secteur privé, sont pour la plupart des gens qui sont mus par le carriérisme le plus élémentaire et ont, comme l’ont montré les débats sur la loi de réforme de la recherche, autant d’amour de la Science (désintéressée) qu’il est possible d’en avoir quand on pense 100% business plan, mon pari est qu’en réalité, ces élus ne peuvent même pas comprendre que des personnes aient des valeurs, convictions, indignations, etc. qui aillent au delà du simple prendre et avoir. Ces boutiquiers pourtant diplômés des meilleures écoles, ces hommes et femmes unidimensionnels au sens le plus fort du terme, ignorent toute référence morale ou philosophique allant au delà de l’utilité immédiate du profit, et surtout de leur profit propre. Ce n’est pas exactement ce que des libéraux comme Benjamin Constant entendaient promouvoir par l’octroi de libertés individuelles et politiques. Vu les circonstances sanitaires, on pourrait appeler cela le « théorème Sanofi » qui domine nos élites actuelles. Il n’est alors pas étonnant que ces gens ne comprennent pas l’importance de la spiritualité dans la vie humaine – sauf, éventuellement, comme escroquerie rémunératrice qu’ils croient déceler chez autrui. Des fins dernières en somme, ils ne sauraient même comprendre que, pour certains êtres humains, elles existent comme préoccupation. Les quelques extraits de la rencontre entre des jeunes issus d’une fédération de centres sociaux et de la secrétaire d’État à la jeunesse, qui ont été diffusés par les médias, resteront ainsi comme le témoignage de cette incompréhension profonde: ces jeunes, visiblement issus des banlieues populaires, admettaient les différences religieuses ou philosophiques entre eux, et leur donnaient un sens positif à travers le terme de « respect ». Pire encore, certains d’entre eux soulignaient les aspects pacifistes des messages religieux, à l’encontre de notre hymne national (qui, comme ils l’ont appris dans leurs cours d’histoire, est effectivement au départ un hymne guerrier). Face à cette réalité, la secrétaire d’État donnait l’impression, pour le coup, d’avoir vu le Diable en personne. Pourtant, ce n’est pas là une information très nouvelle : même si la population française apparait comme l’une des plus détachées des religions qui soit au monde (d’après les sondages), le phénomène de la religiosité n’a pas disparu complètement, y compris chez les jeunes. (Il faudra aussi l’avertir à l’occasion qu’il existe encore des scouts de diverses obédiences religieuses. J’en ai croisé récemment dans ma rue. Il me semble qu’ils avaient ce qui ressemblait fort à une croix sur leur uniforme. ) Du coup, face à tant d’incompréhension du phénomène religieux, il est fort à parier que les islamistes les plus clairvoyants et surtout les plus radicaux se réjouissent de toutes ces restrictions qui vont faire en France de leur forme toute particulière d’Islam un martyre pour le coup bienvenu. Toutes ces difficultés que la nouvelle loi entend mettre à leur pratique, prosélytisme, organisation, sociabilité, etc. va sans doute leur donner l’aura du martyre pour la vrai foi. Ils pourront donc se présenter en victimes d’un État français « islamophobe ». Et, probablement, l’obligation de discrétion qu’on leur fait ainsi, en pouvant dissoudre toutes les associations proches des plus radicaux d’entre eux, ne va pas faciliter la tâche des services de police dans leur surveillance. (Pour mémoire, à ma connaissance, aucune politique anti-religieuse n’a jamais vraiment réussi à éradiquer une religion dans une population donnée, sauf à recourir comme ultima ratio à des pratiques aux tendances quelque peu génocidaires, ce qui évidemment résout le problème. C’est sûr que les Dragonnades de notre cher Louis le Quatorzième ont eu quelque efficacité sur les parpaillots, tout au moins pendant un siècle. Par ailleurs, ce sont souvent les politiques de conversion à une autre religion qui s’avèrent les plus efficaces à long terme, comme pour les Tchèques re-convertis manu militari au catholicisme par les missionnaires jésuites après la défaite de la Montagne Blanche.) La vraie question que nos élus auraient dû se poser est: non pas comment les islamistes attirent à eux les fidélités (en pénétrant la vie associative ou les associations sportives par exemple), mais pourquoi ont-ils du succès? A quelle demande de la part des personnes qu’ils mobilisent répondent-ils? J’ai bien peur que nos gouvernants y donnent au mieux une réponse matérialiste, en luttant contre les discriminations, pour permettre à chacun (dans les populations discriminées) de devenir un producteur/consommateur satisfait, sans voir que le fait religieux n’est pas réductible à une simple frustration que l’achat d’une télévision grand écran ou un voyage all inclusive en Thaïlande dissiperait.

D’autre part, la discussion de cette loi sur le séparatisme me semble témoigner d’un refus des droites de voir la réalité sociologique du pays. Désolé, chers gens de toutes les droites, la France a connu des nombreuses vagues d’immigration depuis des décennies, et il se trouve qu’une partie de cette dernière n’a pas hérité de l’une ou l’autre religion chrétienne ou que l’autre partie n’a pas hérité de la même couleur de peau que les habitants de la France métropolitaine avant 1900, ou même les deux. C’est un fait. Sous la référence à la « République », s’opère une vaste opération de déni. Les victimes collatérales de ce déni sont, comme le lecteur le sait sans doute, les universitaires pratiquant les sciences sociales accusés d’être infiltrés par une horde d’« islamo-gauchistes », de« racialistes », d’« indigénistes », de « décolonialistes », de se livrer aux joies perverses de l’« intersectionnalité », et j’en oublie sans doute. Ah oui, j’oubliais, très important, nous sommes infiltrés par la pensée américaine. (L’anti-américanisme français, ce long récit interminable.) Sous ce florilège d’accusations, que diffusent d’ailleurs certains universitaires se sentant submergés par cette vague de nouveautés, le refus de voir la nouvelle complexité de la société française actuelle me parait tristement évident. Le plus étrange à mes yeux est de voir ces dénonciations se contredire largement elles-mêmes: en effet, les mêmes qui alertent sur le danger de l’islamisme sur notre sol et le lient à la présence d’une immigration venue de pays majoritairement musulmans ont tendance à refuser que le fait musulman soit pris en compte par la sociologie de la France contemporaine. Le musulman les intéresse dans les potentialités islamistes ou terroristes qu’il porte (naturellement?) en lui, beaucoup moins en tant que citoyen français ou résident légal se sentant éventuellement discriminé pour son accès à l’emploi ou au logement. Des Gilles Kepel, Hugo Micheron ou Bernard Rougier, autant de chercheurs alertant sur la pénétration des formes les plus extrêmes de l’islamisme sur le territoire français, que font-ils sinon de l’intersectionnalité à l’insu de leur plein gré, et certes en lui donnant un sens politique complètement différent de celui que lui donnent certains partisans affichés de cette approche? Pas en parlant de victimes, mais en repérant des subversifs. Quand j’entends l’un d’entre eux lors d’une émission de France-Inter à laquelle il était invité proposer de relancer les études d’arabe à l’Université pour mieux saisir le phénomène islamiste, ne bat-il pas en brèche les « valeurs de la République » en soulignant que, en France, tout ce qui peut importer pour comprendre la société telle qu’elle est ne se passe pas nécessairement exclusivement en français? Pour habiter un quartier où cette même langue arabe est souvent pratiquée par des passants, je ne saurais entièrement lui donner tort. Au fond, les fanatiques de l’universalisme républicain, qui refusent de voir toute la complexité du social contemporain, nous renvoient à un homme abstrait dont toute la sociologie – qu’elle soit progressiste ou conservatrice dans son orientation politique – a démenti l’existence depuis plus de deux siècles.

J’ai du coup le soupçon que cet immense déballage de haine contre une grande partie des sciences sociales, et particulièrement de la sociologie, tient au fait que, du côté du « Parti de l’ordre », dé-catholicisé, il existe désormais un manque en matière de légitimation de l’ordre social existant. Il a dû abandonner le principe de hiérarchie naturelle entre les êtres humains (qui faisait partie du bagage conservateur), et il a dû se rallier au principe égalitaire et au principe méritocratique. On peut s’en féliciter. Mais la contrepartie de cette acceptation, c’est que, lorsqu’il reste dans la société française des inégalités difficiles à justifier en bonne raison, il faudrait en principe les réduire. Or que font la plupart des sociologues, ces gêneurs, ces empêcheurs de dominer en rond? Sinon démontrer par a+b qu’il reste des inégalités non fondées en raison, sinon expliquer les mécanismes, parfois tout simples, parfois fort complexes, qui, malgré (voire grâce à) l’égalité formelle et la méritocratie, recréent sans cesse de l’inégalité? Cette contradiction n’est pas nouvelle (Marx en parlait déjà) entre égalité formelle et égalité réelle, mais elle devient sans doute de plus en plus violente, difficile à assumer, à mesure que la référence (surnaturelle) à une priorité des uns sur les autres devient moins crédible, moins légitimée par un grand récit (religieux, civilisationnel, ou national) et qu’il n’y a donc plus de raison vraiment dicible pour que le « mâle blanc hétérosexuel » (pour causer à la manière de Zemmour ou de nos collègues partis en croisade contre le décolonialisme) soit en haut de la hiérarchie des êtres humains. Le mot de République et l’appel à l’universalisme républicain semblent alors devenir le totem ultime qui permet de justifier sans trop argumenter vraiment cette supériorité. (Cette attitude tranche d’ailleurs avec la filiation fasciste du XXe siècle, pour laquelle la supériorité des uns sur les autres allait de soi et pouvait se dire clairement. Rome ou Germanie éternelles. Il y avait une hiérarchie naturelle entre les individus, les sexes, les groupes sociaux, les nations, les civilisations. )

Pour finir une question se pose, pourquoi en 2021 les partis de droite et d’extrême-droite se battent-ils pour s’attribuer avec tant de hargne ce « monopole de la haine »? Comment est-on passé de la bataille pour le « monopole du cœur » qui opposait le droite et la gauche dans les années 1970 à ce débat politique où tout l’espace politique semble rempli par cette « Question musulmane »? Fait d’autant plus frappant que nous sommes en plein pandémie, et que, pour le coup, le lien entre Islam, islamisme et pandémie parait fort difficile à construire, même pour l’esprit le plus chafouin. Pourquoi ne semble-t-on plus se battre que pour les faveurs des électeurs qui ne pensent qu’à « écraser l’infâme »? Sont-ils donc tous persuadés qu’en 2022 n’iront voter à la Présidentielle que des électeurs majoritairement satisfaits de toute ce barouf fait autour d’une République qui se défend contre la Soumission?

Il est vrai que, pour l’instant, faute d’une gauche unie et face à des LR confits dans le néo-libéralisme austéritaire à la Larcher, les électeurs qui rêvent de discuter d’autre chose que de s’offusquer de l’évitement des cours de natation par les trop pudiques jeunes filles des quartiers risquent bien de devoir se contenter de ce spectacle-là.

Tout va très bien, Madame la Marquise, il faut que je vous dise…

Le lecteur de ce blog aura facilement constaté que mes interventions s’y font bien rare. Désolé pour celles et ceux qui en apprécient le contenu. Il se trouve que le semestre dernier, presque entièrement « en distanciel », fut plutôt épuisant . J’en suis sorti bien rincé, étonné moi-même d’être rincé à ce point, et je me remets à peine que, déjà, il faut ré-attaquer pour un autre semestre tout aussi folklorique visiblement. Le « démerdentiel«  (inspiré par le bon vieux « système D » à la française) va continuer de plus belle.

De fait, les annonces en date du 21 janvier du Président de la République sur la réouverture des universités « à 20% de la jauge » et « un jour par semaine pour tous les étudiants » m’ont mis en rogne. Dans une rogne noire. Je n’attends certes bien sûr plus rien, et cela depuis fort longtemps, de cette équipe de gouvernants à l’amateurisme hautement revendiqué, mais leur capacité à se montrer en dessous de tout me parait de plus en plus hors concours – enfin passons… Boris Johnson n’est évidemment pas mal non plus dans le genre.

J’avais déjà trouvé que la mauvaise préparation de l’arrivée des vaccins – pourtant attendue par eux comme l’arme fatale contre la pandémie – était presque incroyable, hallucinante, bien digne d’une blague à la Gorafi. Comment peut-on ne pas avoir réfléchi, dès la fin du printemps dernier, à cette vaccination de masse, ne pas l’avoir organisée dès l’automne dans les moindres détails, et arriver au pied du mur apparemment bien peu préparé à ce qu’on annonce soi-même depuis des mois comme la solution? Il est vrai qu’on a payé à cet effet des consultants pour réfléchir sur le dit sujet, avec le beau résultat que l’on sait. Cela mériterait remboursement des sommes payées, tant les conseils de ces derniers ont dû être visiblement d’une bien haute tenue. On n’a pas non plus pensé à la production du dit vaccin qui a été laissée aux bons soins de braves capitalistes à l’efficience évidente, et nous voilà d’un bout à l’autre de l’Europe face à des pénuries de doses de vaccins.

Mais, là, annoncer une mesure aussi vague et prometteuse aux étudiants qu’un droit pour tous les étudiants à avoir partout un jour de cours « en présentiel » par semaine, sans dépasser toutefois la jauge de 20% de présence globale dans les locaux par rapport aux effectifs normaux des établissements concernés, et cela à la toute dernière minute, au moment même de la rentrée scolaire du second semestre universitaire, c’est vraiment le pompon. Le tout bien sûr, noblesse oblige (« Nous sommes la France! »), sans annoncer le moindre début de commencement de moyens conséquents de quelque nature que ce soit (locaux, enseignants, administratifs, matériel informatique, etc.) pour faire face à cette nouvelle contrainte de toute dernière minute (déjà l’organisation des TD en demi-jauge pour les premières années, annoncé in extremis le 19 décembre, n’était pas des plus facile à mettre en place).

A ce stade, je me demande si Emmanuel Macron ne veut pas simplement tester la servilité des dirigeants des universités et s’assurer de leur loyauté jusqu’au bout à sa personne. On leur demande quelque chose qui s’annonce comme du grand n’importe quoi pédagogique, et on observe ensuite avec le plaisir sadique d’un dirigeant nord-coréen s’ils obtempèrent. On vérifie ainsi sur pièces jusqu’à quel point ils feront preuve de courtisanerie pour ne pas dire plus, prêts à faire bon marché de cette piétaille que représentent les responsables de diplômes et autres enseignants de base – dont il est vrai que bien peu se reconnaissent encore dans le macronisme en l’an 2021. (Un universitaire de base qui serait encore macroniste en 2021 après la loi scélérate sur l’avenir de la recherche votée en pleine pandémie, c’est en effet devenu une rareté à sortir seulement un jour de visite ministérielle dans les locaux, une fois éloignés tous les autres à grand renfort de forces de l’ordre.) Il semble que, déjà, à l’heure où j’écris, certains présidents d’Université parmi les plus obséquieux ont signifié à sa Majesté qu’ils étaient prêts à travailler en direction du Roi Ubu jusqu’à ce que mort des universitaires (consciencieux) de tous rangs et conditions s’en suive par épuisement, exaspération ou Covid-19 au choix.

Je ne nie certes pas que les étudiants souffrent (comme leurs enseignants d’ailleurs, moi y compris) de la situation d’un enseignement dégradé à distance, qu’ils se sentent bien isolés, etc., mais j’aimerais constater aussi un peu de cohérence dans la stratégie du pouvoir face à la pandémie.

D’une part, l’ensemble de la population française est actuellement soumise en métropole à un « couvre-feu » à 18h00, les discothèques, bars, restaurants, lieux de spectacle, salles de sport, etc. sont fermés sine die depuis quelques mois, les stations de ski sont priées de ne pas ouvrir leurs remontées mécaniques pour la meilleure partie de la saison hivernale, les conseils sur les masques à porter se font plus contraignants, les frontières sont de plus en plus fermées, etc., et, d’autre part, on en vient par ce genre de mesure de dernière minute à permettre à tous les étudiants de revenir en cours au moins une fois par semaine. Du point de vue de la maîtrise de l’épidémie par limitation des contacts sociaux, le gouvernement appuie donc en même temps sur le frein et l’accélérateur. C’est parfaitement incohérent. C’est surtout destiné à rendre fous les gens comme moi qui suivent d’un peu de près l’actualité de l’épidémie sans avoir basculé du côté complotiste – c’est sûr que, face à tant d’incohérence, d’absence de stratégie, il serait vraiment plus simple, plus rassurant pour sa propre santé mentale, d’interpréter tout cela comme un complot.

Pour un habitant de la région Auvergne-Rhône-Alpes comme je le suis, je doute fort qu’il y ait du coup plus de risques de contagion ajoutée dans la fréquentation des pistes d’une station de ski alpin avec application de protocoles sanitaires que dans la multiplication de possibilités pour les étudiants de revenir en cours en intérieur, avec application de nos bien médiocres protocoles sanitaires. Qui peut croire par ailleurs que les étudiants ne vont pas en profiter pour socialiser de nouveau en dehors des locaux universitaires (sur le trajet par exemple) si l’on rouvre tout, ne serait-ce qu’un jour par semaine pour tout le monde par roulement? J’ai bien vu en octobre, lorsque nous avons maintenu les conférences de méthode et certains cours à faibles effectifs dans mon établissement, que les étudiants ne rentraient pas mécaniquement chez eux en rang par deux après mes enseignements, ils socialisaient, fumaient une cigarette ensemble, voire mangeaient leur déjeuner tiré de leur sac les uns à côté des autres en parlant sur un banc de fortune. C’est humain, ordinaire, inévitable, sauf à mettre un robocop ou un drone derrière chaque étudiant.

Certes c’est toute l’Europe qui souffre de son incohérence stratégique face à la pandémie, mais, avec cette décision venue de Jupiter (ou de Héra?), pour se concilier la jeunesse étudiante, la France semble vouloir battre des records d’incohérence. En effet, pour l’instant, à l’échelle mondiale, face à la pandémie, la seule stratégie gagnante, c’est celle de la « suppression ». Elle suppose des mesures drastiques, très liberticides certes, mais pour un temps court. Ensuite, pour maintenir le gain obtenu, il faut filtrer avec soin les entrées dans le territoire ainsi « libéré » du virus (quarantaines longues et réelles). Cette stratégie est bien sûr plus facile à mettre en place pour un État autoritaire bien organisé (République populaire de Chine, Vietnam) ou pour une démocratie insulaire (Nouvelle-Zélande, Australie, Taïwan) ou quasi-insulaire (Corée du sud). Aucun pays européen n’a osé pour l’instant se lancer dans cette stratégie-là. On préfère donc vivre avec le virus, ou plutôt mourir avec.

Pourtant, avec la preuve montante de semaines en semaines du fait que, plus ce virus du Covid-19 circule dans la population humaine, plus il trouve des occasions de muter pour devenir plus contagieux et/ou dangereux, toute stratégie visant à vivre avec le virus devient elle-même de plus en plus illusoire. On peut certes espérer que la vaccination de la plus grande partie de la population française permettra à terme de limiter le poids de cette infection nouvelle sur notre système de santé, mais, en cette fin du mois de janvier, nous n’en sommes pas là. Sauf à croire à un miracle sauvant du pire les zélés défenseurs d’une République laïque, la France, pas plus que l’Irlande ou le Portugal, ne pourra pas éviter une troisième (grosse) vague, liée à la conjonction de l’arrivée de plusieurs variants (anglais, sud-africains, brésiliens) sur son territoire. Alors pourquoi charger encore la barque des contagions en se mettant totalement à contre-temps à rouvrir les universités? Et pourquoi pas alors les bars, les restaurants, les musées, les théâtres, les salles de sport, etc.? Veut-on se retrouver à devoir annuler aussi toute la vie sociale de cet été 2021?

Au contraire, vu les preuves de plus en plus nombreuses qu’il est impossible de cohabiter avec ce virus (Manaus docet) , il faudrait plutôt commencer à penser à une vraie stratégie de suppression. Or, pour l’instant, aucun pays n’a réussi cette stratégie sans bloquer toute la vie sociale de manière drastique, au moins en certains points du territoire national concerné. Je comprends fort bien que Macron et son gouvernement ne disposent plus guère de la légitimité pour se lancer dans un confinement renforcé au point d’annihiler la circulation du virus, et, ensuite, pour rendre ensuite le territoire ainsi libéré du virus étanche à toute nouvelle introduction de ce dernier (ce qui supposerait de renoncer, pour un temps au moins, à toute circulation entre pays en Europe), mais, avec un virus qui change aussi vite, peut-être faudra-t-il finalement se résoudre à cette solution, le plus tôt ne sera-t-il pas le mieux.

Ou alors, si l’on considère en haut lieu que la suppression du virus est devenue désormais impossible, ne faut-il pas créer d’ores et déjà les conditions d’une nouvelle normalité, celle où la mortalité serait beaucoup plus élevée qu’elle ne l’était en moyenne jusqu’à l’arrivée du Covid-19, et de tout rouvrir alors au plus vite en prévenant tout le monde de ce que cela signifie. Cela supposerait alors de dimensionner bien autrement les services hospitaliers, et surtout de redéfinir tout le parcours qui précède et suit le décès d’une personne humaine dans notre société. C’est théoriquement possible, même si, en pratique, cela ne sera pas facile de changer les mœurs des soignants trop habitués à sauver des vies par les progrès de la médecine depuis des décennie : après tout, le Covid-19 ne tue pas tant que cela, diront les Corona-sceptiques, surtout des vieux (plus de 65 ans) en plus . Il faudrait donc ajuster l’organisation sanitaire du pays à une jauge de mortalité durablement (définitivement?) plus élevée. Cela résoudrait d’ailleurs en passant le problème de l’allongement de l’espérance de vie qui met en danger nos systèmes de retraite. Cela aurait même un aspect plutôt féministe, puisque ce sont surtout des hommes âgés (à partir de 50/55 ans) qui meurent – ironie suprême de ce discours des Corona-sceptiques quand on constate que la plupart de ceux d’entre eux qui le tiennent dans les médias ou sur les réseaux sociaux sont des vieux mâles de plus de 60 ans (avec peu de femmes parmi eux, étrange non?). Après tout, pourrait-on dire, nos sociétés humaines ont bien vécu avec la syphilis et la tuberculose, elles vivent depuis les années 1980 avec le VIH, et certaines vivent encore avec le paludisme et autres maladies endémiques. Tout cette nouvelle mort qui rôde nous redonnera goût à la vie, ajouteront les plus festifs, et les plus cyniques y verront même une occasion d’épurer la population de tous ces éléments dégénérés qui s’y sont accumulés depuis des siècles. (Après « la guerre, hygiène du monde », la pandémie? )

On remarquera que, pour l’instant, aucun gouvernement, sauf peut-être celui de Bolsonaro au Brésil, n’a sciemment choisi cette option souvent qualifiée de « libertarienne ». Trump a visiblement été tenté par cette option. Cela ne lui a pas trop réussi.

En fait, cette option de l’acceptation d’une mortalité plus élevée de manière permanente à cause de la pandémie de Covid-19 apparait comme bien peu crédible. Je vois mal en tout cas les Français accepter cette nouvelle norme éventuelle. Un petit rhume, et hop hop, trois ou quatre semaines après le cimetière avec parcours express dûment organisé par les autorités, cela risque de pourrir quelque peu l’ambiance. Surtout, plus sérieusement, pour un pays touristique comme la France (première destination touristique mondiale avant la pandémie de Covid-19), cela voudrait donc renoncer à l’être pour les ressortissants de tous les pays qui auraient choisi de leur côté la « suppression » du virus sur leur sol. Adieu donc définitif aux touristes chinois, néo-zélandais, ou autres à haut pouvoir d’achat. Impossible. Donc, logiquement, il ne reste donc que la « suppression ». Or, Madame la Marquise, cela suppose de sortir de la routine dans laquelle le gouvernement semble désormais installée avec sa gestion de l’épidémie qui consiste simplement à « écraser la courbe des hospitalisations », en le faisant juste au tout dernier moment bien sûr. Sans compter qu’en plus, il n’aura échappé à personne qu’avec leur répétition depuis l’an dernier, les mesures dites de confinement sont de moins en moins respectées, et que la courbe redescend de plus en plus lentement. Le télétravail, supposément privilégié par exemple, est devenu d’après les échos que je peux en avoir et d’après ce que je peux constater dans les rues de Lyon une vaste fumisterie. Mais je le répète, je comprends bien aussi qu’une équipe de dirigeants qui ont été aussi souvent pris en faute depuis le début de la pandémie se trouve sans doute très mal placée pour changer totalement de braquet. Puisque c’est une guerre, il faudrait déjà changer les généraux en chef pour la gagner. Mais là il n’en est pas question. Le général en chef ne va pas se limoger lui-même.

En tout cas, comme universitaire, je n’ai guère envie de donner de faux espoirs aux étudiants. Une reprise d’un ou deux semaines suivie d’un retour à un confinement, ou suivi d’une explosion des clusters dans les Universités que les ARS devront cacher sous le tapis à la façon soviétique, serait la pire des choses. Mais, grâce au sens de la situation de notre excellent Président de la République, ce si grand stratège, nous fonçons droit vers cela. Iceberg en vue. En avant toute. Hourra, hourra, hourra, vive la France!

Oui, je suis en rogne. (Et que le lecteur sache que j’ai fait tous mes efforts pour rester poli.)

Palinodie à la Castaner.

Les dernières heures ont fait apparaitre dans mon esprit chagrin le beau mot de « palinodie » à propos des revirements incessants de notre Ministre de l’Intérieur.

Je m’étais étonné qu’au début de la semaine, à la suite d’une mobilisation inédite des « classes dangereuses »  profitant de la vague d’indignation venue d’outre-Atlantique, et  sur l’impulsion de son saint patron élyséen, notre bon Ministre se décide à aborder dans une conférence de presse la question de… ce qui n’existe pas selon toutes les droites de ce pays, à savoir les « violences policières » et le « racisme » dans cette belle institution républicaine qu’est la Police nationale.

Il avait annoncé des mesures au contenu en forme d’oxymore (« soupçons avérés » qui restera) ou de jeu de bonneteau (« OK, je t’enlève l’étranglement, mais, en échange, tu gagnes un taser pour tous en open bar, content? »).

Au delà du contenu des annonces, les syndicats des premiers concernés n’ont pas apprécié cette validation de fait des thèses portées par la mobilisation des « classes dangereuses », et ils ont pris la mouche. Ils sont intervenus en masse dans les médias, et ils ont organisé quelques démonstrations symboliques, comme un dépôt de menottes complaisamment filmé. ( Copiant d’ailleurs par ce geste, le lancer de robe des avocats quelques mois auparavant.)

La semaine n’est même pas finie, que voilà notre Ministre obligé de préciser que rien ne changera vraiment. On étranglera autrement, mais on étranglera.

Le pouvoir est donc pris dans la nasse de ce que j’ai appelé dans un autre texte publié sur ce bloc la « prétorianisation ».

Depuis 2017, face aux divers mouvements sociaux qui ont mis en cause ses réformes, le pouvoir n’a eu de cesse que de s’appuyer sur la répression policière, plutôt que de reculer ou que de simplement de dialoguer vraiment avec les protestataires. Déjà, au moment des mobilisations contre la réforme des retraites, il avait suffi d’une petite journée de mobilisation aux syndicats de policiers pour que leur « corporation » soit épargnée par cette réforme, si « progressiste » par ailleurs. C’était là le prix à payer pour leur loyauté sans faille.

Maintenant, ce sont des pratiques de certains policiers qui sont mises en cause. Or la stratégie de mobilisation des principaux syndicats dans ce secteur semble bien être de nier mordicus leur existence. Au regard des résultats des élections professionnelles, ils sont suivis – ou précédés? – par l’immense majorité des policiers en poste. Du coup, fort logiquement, les syndicats de policiers, tels des prétoriens, rappellent au pouvoir ce que ce dernier leur doit, à savoir sa pérennité depuis 2018. Et ce dernier n’a d’autre choix que de céder piteusement – alors qu’il devrait, pour réaffirmer son autorité, indiquer que les syndicats de policiers sortent de leur rôle.

Et, bien sûr, au tour suivant, les « classes dangereuses » continuent de leur côté de se mobiliser, encouragés par cette première victoire symbolique, et risquent bien de se heurter lors des prochaines manifestations aux dits policiers.

Bref, le grand génie qui siège à l’Élysée, celui-là même qui considère désormais les universitaires comme coupables des divisions dans ce pays (!) , va devoir choisir, sa police ou les « classes dangereuses ». Le « en même temps » ne pourra pas durer bien longtemps. Il choisira sans doute sa police. Mais, là, il n’a en fait guère le choix.

Que la fête répressive continue!