Depuis quelques semaines, si ce n’est quelques mois, la presse écrite qui se présente encore elle-même comme progressiste (Le Monde, Libération, le Nouvel Obs. Mediapart) se fait écho du triomphe éditorial de tous les pamphlétaires qui se situent selon elle dans le camp de la Réaction et donc, selon la formule consacrée, « font le jeu du FN ». Elle s’interroge d’un même mouvement sur le silence des « intellectuels de gauche ». Tout le monde y va de son explication ou de son incitation à la contre-propagande auprès du bon peuple (à ramener dans le « cercle de la raison », dans sa version de gauche si possible). Tout d’abord, comment ne pas remarquer que les formes de médiatisation de la pensée ont changé avec les transformations des médias? Il faut faire le « buzz » à coup de phrases « décomplexées », « sans tabous », mais pas trop quand même sinon, c’est le « dérapage ». Pour l’instant, sur ce terrain, il n’est que trop évident que la droite pamphlétaire dispose de l’avantage – justement parce que notre pays a été refondé en 1944-46 sur le refus même des valeurs de la droite d’avant 1940, et que, depuis les années 1970, le valeurs des citoyens et la législation y ont évolué en un sens libertaire. L’adultère n’est plus une faute légale, et les couples de même sexe peuvent se marier civilement. Les récents propos sur « la France pays de race blanche » d’une Nadine Morano n’ont d’impact dans les médias que parce justement le droit national et le droit européen ne raisonnent plus dans de tels termes. Ils les rejettent au contraire avec vigueur. D’autres font recours à l’histoire pour expliquer cet éternel retour de la Réaction dans le pays de la Révolution de 1789 – non sans aller chercher des causalités quelque peu étranges à mes yeux : comme ce journaliste du Monde, attribuant à l’heideggerisme de nos philosophes, le poids de la Réaction dans le monde intellectuel. Enfin, comment ne pas faire remarquer, comme l’ont fait divers représentants auto-institués de la corporation en question (de la jeune ou de la vieille garde!), que les « intellectuels de gauche » continuent cependant à penser le monde, et même à s’exprimer publiquement? Le magnifique article d’Alain Supiot, Pour un droit du travail digne de ce nom, dans le Monde du 16 octobre 2015 suffirait d’ailleurs à prouver qu’il existe encore des savants capables de penser l’avenir à partir d’une position de gauche.
Bien que non sans intérêt, ces débats entrelacés me semblent toutefois tronqués de quelques éléments de cadrage. En parlant de la situation française, la plupart du temps, nos commentateurs oublient le cadre européen plus général, voire occidental, dans lequel tout cela s’inscrit.
Tout d’abord, lorsque les commentateurs remarquent le succès en France de pamphlétaires comme Eric Zemmour ou de philosophes réactionnaires comme Alain Finkielkraut, ils isolent sans même s’en rendre compte notre pays de tendances plus larges qui opèrent en Europe. Dire du mal de l’Islam et voir dans cette religion la menace ultime contre notre bien-être et nos libertés assure dans bien des pays européens un très solide succès de librairie. Et cela ne date pas désormais vraiment d’hier. Je pense par exemple au livre d’Oriana Fallaci, La Rabbia e l’Orgoglio (La rage et l’orgueil) publié en Italie au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 à New York. Ce fut un succès de vente extraordinaire dans la Péninsule, et, jusqu’à sa mort, en 2006, cette journaliste, de fait déjà fort célèbre bien avant ce livre (elle était née dans les années 1920), ne cessa de s’attirer des polémiques autour de ce sujet. Dans le même genre, on pourrait signaler le succès du livre de ce responsable socialiste (ouest-)berlinois, Thilo Sarrazin, Deutschland schafft sich ab (L’Allemagne se défait), publié en 2010 en Allemagne. Et comment ne pas rappeler que le néerlandais Pim Fortyun, l’un des premiers politiciens européens mettant clairement l’Islam à l’index à partir de positions libertaires (ce qui est en soi une formule paradoxale!), était, avant de devenir un politicien à succès, un sociologue confirmé? De fait, chaque Européen dispose sans doute désormais dans sa propre langue de pamphlets anti-islam correspondant à sa propre culture nationale, même si aucun de ces pamphlets n’a atteint un statut d’œuvre commune pour les Européens se sentant concernés par cette menace. Ce qui se passe sur la scène intellectuelle française ne doit donc surtout pas être séparé d’un contexte européen plus général de montée en puissance en Europe (et même plus largement dans le monde occidental) d’une rhétorique dirigée contre l’immigration en général et/ou l’Islam en particulier. Comme le montre la « crise des migrants » des derniers mois, les opinions publiques se polarisent en Europe sur la nature de l’accueil à accorder aux réfugiés, parce que certains ne veulent les voir que comme des concurrents fort malvenus sur le marché du travail, ou encore comme des populations de religion musulmane, ou que, pire, ils les fantasment comme une « cinquième colonne » djihadiste. Un sondage paneuropéen (IFOP sur 7 pays européens, dont le Monde du 28 octobre 2015 rend compte sous le titre, Migrants : les réticences françaises) montre d’ailleurs que cette crainte se trouve fort loin de n’être le fait que de petites minorités paranoïaques (comme je le croyais d’ailleurs). Ce sont en effet de nettes majorités (64 à 85%) de répondants qui répondent aux sondeurs être d’accord avec l’affirmation selon laquelle « parmi les migrants qui arrivent actuellement en Europe se trouvent également des terroristes potentiels. » 69% des répondants français sont dans ce cas. No comment.
Ensuite, en dehors de cette grande vague anti-immigration (ou nativiste si l’on veut) observable dans la plupart des pays européens (et occidentaux), il me parait logique, que sous un gouvernement de gauche (enfin officiellement de gauche, voir plus loin), la critique vienne surtout de la droite, et que Valeurs actuelles et Causeur se portent mieux que Libération et Alternatives économiques. Une bonne part des lecteurs ne paient pas pour lire des louanges du gouvernement en place et de sa politique, il préfèrent acheter des argumentaires pour entretenir leur bile. Des collègues politistes ont adapté à la France le « modèle thermostatique de l’opinion publique » inventé aux États-Unis : quand la droite est au pouvoir, l’opinion publique vire petit à petit à gauche à force de subir des mesures de droite, et inversement. Après trois ans de « hollandisme », il me parait du coup sans grande surprise que les succès publics de librairie aillent du côté de la droite. En effet, ce n’est pas que des livres de gauche ne soient pas publiés ces temps-ci, bien au contraire, mais le contexte de leur réception est rendu défavorable auprès du plus large public par la présence de la gauche au pouvoir. Plus généralement, quand on souligne le silence des « intellectuels de gauche », on suppose que seul l’émetteur et aussi les médiateurs se trouvent en cause, or les récepteurs ne doivent pas être négligés dans l’équation.
Par ailleurs, à cette situation si j’ose dire fort ordinaire, il s’ajoute la grande trahison que représente le « hollandisme » pour une bonne partie des électeurs de gauche. En effet, ce dernier est constitué par une rhétorique se situant bien à gauche lors du discours du Bourget de février 2012 pour gagner l’élection présidentielle en mobilisant les espoirs de ce camp (« Mon ennemi c’est la finance »), mais il adopte un fois arrivé aux affaires une politique qui se qualifie elle-même de « socialisme de l’offre » en 2013-14. Pour finir, le Président de la République « socialiste » finit par nommer un ex-haut responsable de la BNP comme Gouverneur de la Banque de France en 2015. Cette situation ouvre de fait un second front d’opposition, celui des gens de gauche bien énervés par cette situation – même si F. Hollande se défend de ne pas avoir affiché ses options par avance. Le choix du « socialisme de l’offre » revient de fait à sacrifier le sort présent de millions de gens au nom d’une reprise future de la compétitivité du pays. L’explosion du chômage de longue durée et surtout de celui des plus de 50 ans constituent deux illustrations de ce sacrifice consenti au nom de la compétitivité à retrouver. La palinodie autour du conflit social à Air France, où un jour le Premier Ministre Manuel Valls traite lors d’un interview martial en anglais les protestataires de personnes stupides, où, peu après, François Hollande, patelin lors d’une visite dans un chantier naval, finit par reconnaitre que licencier ce n’est pas très bien, et où enfin Michel Sapin, doctoral, fait bien comprendre que les pilotes d’Air France doivent accepter de travailler plus parce que la survie de l’entreprise l’exige vu les salaires pratiqués par les concurrents, ne peut qu’énerver encore plus toute cette gauche qui s’est sentie trahie dès l’automne 2012 pour les plus attentifs (dont les ouvriers à en croire les sondages) et en 2014 pour les autres (avec l’annonce du « Pacte de responsabilité » en janvier et l’arrivée du gouvernement Valls-Macron à la fin de l’été). Ces derniers temps, ce sont en plus les écologistes qui semblent en prendre particulièrement pour leur grade, comme avec le projet de relance des travaux de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes à compter de 2016. En même temps, cette gauche des déçus ne devrait pas l’être, car les gens un peu informés savaient bien qu’il n’y avait rien d’autre à attendre d’un François Hollande. Un journaliste a même fait récemment un ouvrage pour établir à nouveaux frais ce fait: F. Hollande a toujours été un penseur de l’aile droite du PS. Cependant, cette situation de déception à gauche complique les choses. Un Michel Onfray, pourtant un libertaire qui n’aurait jamais rien dû attendre en principe du PS, s’est indigné récemment que ce gouvernement néglige le (petit) peuple de France, « son peuple » dit-il emphatiquement, au profit des migrants ou d’autres minorités. Il s’attire du coup une longue réponse de Laurent Joffrin dans Libération. Cette dernière est d’ailleurs fort significative : le PS depuis 1983 a essayé de gérer au mieux de ce qu’il croyait être les intérêts populaires. Et il n’est pas responsable du chômage… Or il se trouve que toutes les campagnes du PS depuis 1981 ont prétendu qu’une solution au chômage pouvait être trouvée si les électeurs portaient ce parti au pouvoir. F. Hollande ne fait pas exception à la règle. Il a même promis de ne pas se représenter si ce dernier ne baisse pas avant 2017. De fait, à moins d’être totalement aveugle à toutes les données de l’appareil statistique de notre pays, il est évident que les classes populaires, dans toutes leurs composantes, natives ou immigrées, souffrent particulièrement de la crise économique ouverte en 2008. La France n’est certes pas la Grèce, mais le pouvoir actuel aura beaucoup de mal à prétendre qu’il défend tout particulièrement les classes populaires. Ou alors, s’il le fait avec sincérité comme le prétend son avocat, Laurent Joffrin, il est tout de même très maladroit. Euphémisme.
De fait, au delà du silence des intellectuels de gauche, les perspectives de la gauche, qu’elle soit politique ou intellectuelle d’ailleurs, sont plombées à court terme par une politique économique et sociale de F. Hollande qui n’apparait aucunement comme protectrice des salariés ordinaires – en dépit de toutes ces prétentions en ce sens. Le possible basculement de la nouvelle Région Nord-Picardie au profit du FN serait alors surtout une illustration de cette incapacité de la gauche (socialiste) à apparaître comme le parti de la protection contre les aléas du marché, ce qui pourtant avait fait son succès sur la longue durée (dès avant 1914). Mais, là encore, comme le montrent les évolutions plus générales en Europe, la France ne constitue pas un cas si particulier que cela : le socialisme traditionnel parait aux électeurs de moins en moins comme porteur de protections pour l’ensemble de la population des salariés réels et/ou potentiels. Les récentes élections polonaises confirment la confiscation par le PiS, conservateur, nationaliste et catholique, de ce thème de la protection au détriment de la gauche de ce pays, qui, même après des années d’opposition aux gouvernements libéraux de PO, n’arrive décidément pas à se relever de ses compromissions néo-libérales des années 1990-2000 (et de son arrière-plan communiste des années 1945-1989).
En résumé, j’aurais tendance à appeler chacun dans la vraie gauche à prendre son mal en patience. Les pamphlétaires de droite vivent effectivement leur grand moment. Une fois la droite revenue au pouvoir après 2017, il sera bien temps de faire revivre la figure de l’« intellectuel de gauche », qu’il soit d’ailleurs individuel ou collectif comme le préconisait Pierre Bourdieu à la fin de sa vie – en espérant en plus que le PS actuel ait sombré entre temps avec F. Hollande & Cie. En effet, même si les intentions du PS étaient bonnes comme le dit Laurent Joffrin, son échec ouvrira sans doute la voie à un nouveau parti de la gauche qui devra redéfinir complètement la stratégie de défense des classes populaires et des classes moyennes qu’il entend défendre. C’est à ce moment-là que les intellectuels, plus généralement les novateurs à gauche (pas ceux qui rabâchent le catalogue de la « réforme » façon années 1980 et qui aboutissent à un Emmanuel Macron, ministre de l’Économie), pourront se faire entendre des élus de gauche, parce que le PS des Hollande, Royal, Fabius, Cambadélis & Cie sera allé jusqu’au bout de sa logique politique et économique. Un vrai bilan de l’action de la gauche de gouvernement depuis 1981 s’imposera sans doute d’autant plus facilement que la défaite de 2017 sera cuisante et sans appel pour le « hollandisme », ce qui n’est pas sûr évidemment, mais tout de même fort probable.