Comme un lecteur régulier de ce blog l’aura compris, je ne me sens pas très satisfait de l’état actuel de la science politique. Je me suis donc précipité pour lire le livre dirigé par Gary King, Kay Lehman Schlozman, Norman H. Nie, intitulé The Future of Political Science. 100 Perspectives (New York et Londres : Routledge, 2009). A en croire sa présentation (cf. son quatrième de couverture), cet ouvrage prétend proposer « some of the newest, most exciting ideas now percolating among political scientists », le tout sous la plume de pas moins de 100 auteurs de renom. Peut-être suis-je un lecteur blasé, « lassé de tout même de l’espérance », mais je dois dire que le contenu de l’ouvrage ne m’a pas paru se situer à la hauteur de sa triomphaliste auto-présentation.
Premier point qui m’a désagréablement surpris : en réalité, il s’agit de « mélanges » en l’honneur de Sidney Verba, le célèbre politiste américain, à l’occasion de son départ en retraite. Vous ne trouverez cependant pas cette indication dans les présentations du livre, y compris dans celle présente en toute première page (non numérotée) de l’ouvrage reprise sur les sites Internet (Amazon par exemple) ou dans la quatrième de couverture, mais celui qui tient le livre entre ses mains finit par le comprendre à l’avant-dernière page de l’introduction (p. XIX) où ce statut de « mélanges » lui est enfin précisé. Il se confirme d’ailleurs aux pages 272-273, qui comprennent une bibliographie essentielle des travaux de et sur S. Verba , et aussi de manière plus amusante ma foi, par la teneur des biographies succinctes des 100 auteurs réunis ici. En effet, chacun y raconte en peu de lignes la teneur de sa relation avec « Sidney Verba », « Sid Verba » ou simplement « Sid ». On s’associera facilement à l’admiration pour ce dernier, un auteur essentiel évidemment, mais on aurait aimé être prévenu de l’exercice de déférence auquel on était ainsi convié.
Du coup, on comprend qu’avec un tel principe de sélection des auteurs – avoir croisé S. Verba au cours de sa longue vie professionnelle -, on obtiendra un échantillon plutôt biaisé de la science politique. Ce qui m’amène au second point qui ne m’a surpris qu’à moitié il est vrai : cette science politique dont il est question de tracer ici les perspectives reste exclusivement anglophone, et très nord-américaine dans sa composition. On pourrait même remarquer le poids important des chercheurs de l’université d’Harvard, dernier lieu d’exercice professionnel de S. Verba. Un tel biais n’a en fait absolument rien d’étonnant pour des mélanges offerts à un collègue éminent, c’est même le jeu habituel de cet exercice, de là à en tirer des perspectives pour la science politique, il fallait oser le coup marketing… Les trois auteurs de l’introduction cachent même ce statut (infamant?) de mélanges jusqu’au cœur de celle-ci : en effet, il n’est signalé qu’il s’agit de mélanges qu’après avoir décrit le protocole qui a présidé à l’agencement des 100 articles dans l’ouvrage. Il indique aussi que la forme choisie, une suite de 100 petits essais sur les perspectives de la science politique, l’a été pour éviter de ne pas avoir… de lecteurs. Ce que je traduis: nous n’aurions pas trouvé un éditeur pour des mélanges, nous avons inventé quelque chose pour pouvoir être publié et honorer notre très distingué collègue.
Troisième point de surprise. Au lieu de tracer une voie pour l’avenir de la discipline, l’introduction expose exclusivement la méthode d’ordonnancement des 100 textes. Les trois directeurs de l’ouvrage ont en effet fait appel à une double classification : l’une manuelle par thème par des gentils étudiants avancés et l’autre automatique en rapprochant les textes selon la proximité des mots que les textes utilisent. Les textes sont donc ordonnés dans l’ouvrage par ordre de plus grande proximité. A la fin de chaque texte, il existe un système de renvoi, qui indique la congruence ou non des renvois manuels et automatiques entre textes. Je n’ai guère été convaincu par cette méthode. Elle m’a surtout semblé être destinée à cacher que le livre n’était pas fondé sur une vraie tentative de donner la parole à toutes les tendances possibles de la science politique, elle révèle par ailleurs un refus d’organiser clairement le propos (ce qui aurait mis en évidence les pleins et les vides), et surtout comme un magnifique exercice de méthodologie pour la méthodologie.
Ces réserves étant faites, ce livre apprend-il quand même quelque chose en dehors de l’ampleur du réseau social de S. Verba et des curateurs de ses mélanges?
Tout d’abord, si l’on regarde les bibliographies succinctes (deux ou trois références tout au plus pour chaque article) proposés pour une bonne moitié des articles, on se rend compte que celles-ci sont exclusivement en langue anglaise. Quelques auteurs étrangers contemporains ont l’honneur d’être cité (par exemple Angelo Panebianco pour son classique publié en 1982 sur les partis politiques et traduit en 1988), mais le passage par la langue anglaise semble obligatoire pour avoir droit de cité. Aucun auteur français contemporain (après 1960) n’est cité en bibliographie faute sans doute d’être traduit. Cette exclusivité de l’anglais s’explique peut-être simplement par la volonté de proposer aussi dans cet ouvrage une introduction à la science politique, et donc de donner à chaque fois des lectures accessibles au lectorat visé. De fait, à lire la teneur des articles, on en conclut plutôt que cet exclusivité de l’anglais traduit tout d’abord un « centrement » sur l’étude des Etats-Unis de la part des politistes ici rassemblés – et une prise en compte du reste du monde en fonction de ce point de vue aussi particulier que dominant (ce qui se voit d’ailleurs bien dans les textes parlant de politique comparée). Comme on pouvait s’y attendre, les bibliographies tendent à ne citer que des parutions des quinze dernières années en répliquant ainsi la tendance à l’œuvre en économie où la durée de vie d’une référence se raccourcit au fil des ans, mais, par contre, les bibliographies témoignent du rôle préservé du livre comme lieu d’imposition d’une idée (avec des citations de certains dans plusieurs bibliographies, par exemple : Larry M. Bartels, Unequal Democracy : The Political Economy of the New Gilded Age, paru en 2008).
Ensuite, sur le fond proprement dit, on voit se distinguer deux tendances dans cette science politique liée humainement à S. Verba.
Premièrement, une tendance, ici minoritaire, veut persister dans l’ère de la montée en puissance scientiste de la discipline. L’article de Gary King, « The changing evidence base of social science research » (p. 91-93) dit en quelques mots les ambitions de l’auteur. Pour lui, l’avenir des sciences sociales se trouve en fait dans le « data-mining ». Le raisonnement est simple : puisque les individus laissent de plus en plus de traces électroniques de leurs discours, actions et caractéristiques, il suffit d’exploiter cette masse de données pour répondre enfin à toutes les questions que l’on pouvait se poser sur l’activité politique, économique et sociale des individus. Inutile de les interroger, de les observer avec les anciennes méthodes où l’on crée de la donnée par l’enquête, il suffit de les suivre par leurs traces électroniques et de mouliner le tout avec des outils statistiques adéquats. Cette version des sciences sociales me semble hésiter entre la « bienveillance » intéressée d’Amazon ou de Google à notre égard soit comme lecteur soit comme chercheur d’information sur la toile et la « mal-veillance » d’une N.S.A. à la puissance 10 ayant mis toutes les C.N.I.L. du monde au piquet… Le moins que l’on puisse dire, c’est que le texte de G. King m’a mis très mal à l’aise, et que la justification de tout cela repose, selon ses dires, sur la volonté de « use this new information to better understand and ameliorate the major problems that affect society and the well-being of human populations » (p. 93) ne m’a pas rassuré le moins du monde avec la pointe d’utilitarisme qu’on y devine. (Ce texte digne d’un mauvais roman de science-fiction a augmenté d’un fascicule mon propre dossier sur G. King, qui, lors du Congrès de l’AFSP de Toulouse en 2007, avait infligé tel un sapajou un pensum de son crû à la communauté des politistes qui avait déjà une journée de colloque derrière elle, le tout il est vrai à l’invitation de Nonna Mayer qui avait crû bien faire pour notre éducation à la Science!). On trouvera même, toujours dans cette ligne scientiste, une défense d’une approche « génétique » des orientations politiques, avec le texte de James Q. Wilson, « Political Science and the Future » (p. 61-62): après le « natural-born criminal » (ou le criminel-né) des années 1890-1900, il y aura donc le « natural born Conservative » ou le « natural-born Liberal » des années 2000 et suivantes…
Deuxièmement, une tendance, majoritaire, à une mise en cause, plus ou moins discrète, de la démocratie américaine. En effet, ce livre, conçu avant 2008, porte la marque des années G. W. Bush et de leur montée en puissance aussi évidente qu’inexorable des inégalités économiques au sein du peuple américain. En effet, certains de nos collègues américains semblent (enfin) se rendre compte qu’il existe un mystère ou même une contradiction, entre l’affirmation du « pouvoir pour le peuple » qu’est censé être la démocratie contemporaine et la montée en puissance des inégalités, en particulier de revenus, au sein de ce même peuple avec toutes les conséquences qui s’en suivent sur le bonheur général (Louise K. Comfort parle de l’amplification d’une « underclass » qui « undermines the vision and norms of a democratic society », p.210). De fait, on retrouve ici toute la partie de la science politique américaine qui s’était déjà mobilisée sur ce point dans le rapport spécial de 2003 de l’APSA sur les inégalités, rapport auquel Sidney Verba avait apporté son expertise.
Il existe donc à parcourir ce livre comme l’ombre d’un doute sur la nature même de la démocratie américaine. Le tout premier texte proposé au lecteur, celui d’Arend Lijphart, « The United States : a Different Democracy » (p. 1-3), affirme que la démocratie américaine possède tant de traits uniques par rapport aux autres démocraties qu’elle n’est certes pas pire (« worse »), mais qu’elle ne peut être érigée en modèle. Lijphart ne va cependant jusqu’à oser dire qu’il s’agirait d’une autre espèce de régime politique que la démocratie telle qu’on la connait ailleurs des Pays-Bas à l’Inde, mais on s’approche à deux doigts de cette « odieuse conclusion ». Même inquiétude exprimée par Lawrence R. Jacobs, « The threat to democracy » (p. 49-51), qui insiste sur la capacité contemporaine de la Présidence de modeler les « demandes » de l’opinion publique (sans citer directement la Guerre d’Irak de 2003…), ou par Torben Iversen, « Why Do (Some) People Acquire Costly Political Knowledge? » (p. 75-77), qui s’intéresse aux bases sociales des inégalités d’information entre citoyens qui expliqueraient largement l’alignement plus ou moins cohérent de leurs choix politiques sur leurs intérêts matériels. Jeffrey M. Berry, « An Ever Fainter Voice » (p. 98-100), souligne l’absence de groupes organisés défendant directement les intérêts des travailleurs pauvres: « In political terms, who speaks for the working class individual making say, $8.50 an hour ($17.680 a year)? (…) The answer of course is that, at best the $8.50 Wal-Mart employee has marginal representation in our interest group system. » (p. 100) Benjamin I. Page, « Exploring Political Inequality » (p. 101-103) ajoute même : « To me, a striking shortfall in studies in American politics to date has been the general failure to test (or to integrate into mainstream political science) the hypothesis that political inequality proceeds chiefly from the political power of corporations, wealthy individuals and organized interests. » (p. 102) Les articles de Larry M. Bartels, « Voice, and then What? » (p. 104-105) , d’Eric Schikler, « The Impact of Unequal Political Parcipation on Policy Outcomes » (p.106-107), de Jan Leighley, « Participation Matters » (p.108-109), de Philippe E Converse « Participatory Distortion ($$) Takes Off! » (p. 110-111), de Christopher Jencks, « Does Rising Economic Equality Matter? »(p. 115-117), pour ne citer que les plus incisifs, forment comme une terrible litanie, où un auteur finit par se demander si l’on ne doit pas parler désormais du rôle du « donateur-médian » plutôt que de l’électeur-médian pour y comprendre quelque chose à cette démocratie américaine des années 1990-2000.
Robert D. Putnam se demande lui si « Is America Becoming a More Class-Based Society? » (p. 157-158), et n’hésite pas à affirmer qu’au train où vont les choses, il faudra bientôt non plus parler de classes, mais de « castes », au sens d’inégalités définitives d’opportunité de vie entre individus en fonction de leurs classes de naissances. Il y aurait d’autres articles à citer (par exemple toute la veine féministe présente dans l’ouvrage ou toute la ligne d’analyse réfléchissant sur les conditions institutionnelles, y compris les forts taux d’emprisonnement, de la non-participation au processus politique des groupes les moins dotés en ressources économiques ) pour montrer à quel point une partie de la science politique ici représentée fait preuve d’une inquiétude, à mon sens bienvenue, sur la réalité des promesses de la démocratie américaine. Un gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple qui aboutit à établir à une société totalement inégale sur le plan matériel, allant de ce fait vers l’établissement de castes, comment concilier cela avec les effets supposés égalitaires (redistributifs?) du suffrage universel? Comme la supposée « tyrannie de la majorité » de mémoire tocquevillienne aboutit-elle à l’assomption économique et sociale d’une minorité de super-riches? La masse des pauvres peut-elle sincèrement souhaiter devenir miséreuse au profit d’une nouvelle aristocratie?
Cette ligne d’analyse comprend cependant sa propre limite; en effet, presque jamais elle n’ose évoquer l’idée que les Etats-Unis comme société politique abriteraient quelque chose comme un État, à savoir un nexus de réseaux d’élites ayant des intérêts propres à faire valoir sur les plans internes et externes (ce qu’on appelle pour le dénoncer dans certains pays, un « Etat profond »). Seul Ira Katznelson, « Congress and the Scope of Democracy » (p. 200-202) s’approche de cette idée qu’il existerait aux Etats-Unis une force agissante, nommée État, qui aurait au fil des différentes époques un ou des domaines de politiques publiques réservés qui ne seraient pas du ressort de la démocratie (ou tout au moins du Congrès); il avance d’ailleurs cette idée en soulignant que, depuis les écrits de Robert Dahl ou de C. Wright Mills dans les années 1950, une telle ligne d’analyse a été prudemment abandonnée par les chercheurs.
Bien sûr, la présence de cette ligne d’analyse inquiète correspond à la proximité de beaucoup d’auteurs avec les travaux de S. Verba, qui, rappelons-le, ont été largement consacrés à l’étude de la participation politique différentielle des individus et des groupes. Il faut ajouter pour donner une image exacte de l’ouvrage que nombreux sont les articles qui se soucient en fait peu de ces aspects qu’on pourrait dire de « justice sociale », et défendent l’une ou l’autre sous-chapelle de la discipline (ou simplement leur propre grandeur…). Parmi les amis et connaissances de S. Verba, le « marais » existe aussi comme partout, tout comme les adeptes du verbiage sans contenu.
Cette inquiétude sur le sort de la « démocratie américaine » (qu’on nommerait volontiers autrement après avoir lu l’ouvrage: une « ploutocratie machiste » par exemple) aboutit chez de nombreux auteurs ici présents à une inquiétude sur la place dans la société de la science politique. L’article de Joseph S. Nye, Jr. , « The Question of Relevance » (p. 252-253), pointe directement le risque de devenir (ou d’être) une science sociale qui ne dit rien des enjeux majeurs du temps, y compris face aux étudiants, au profit de la seule production de textes à destination de l’académie des pairs. Bien conscient que les incitations en terme de carrière ne vont absolument pas dans une telle direction d’ouverture sur les préoccupations du monde extra-académique, il invite les Départements de science politique à prendre en compte les aspects de « real-world relevance » des recherches menées par les candidats à un poste.
Vu de France, si ce livre traduit encore une fois la totale marginalité pour nos collègues américains des auteurs écrivant en français, au moins montre-t-il qu’une partie de la science politique américaine, la meilleure peut-être, s’éloigne d’une vision « enchantée » des Etats-Unis, qu’elle est prête désormais, comme les grands anciens des années 1920-1950, à fournir une description plus réaliste des limitations de la démocratie américaine. Celle-ci, vu le poids énorme de la part nord-américaine de la discipline, ne saurait manquer d’avoir elle-même des effets sur ce qu’il est légitime ou non de dire en science politique: par exemple sur le poids des grandes entreprises sur la décision politique partout dans le monde.
Par ailleurs, ce livre ouvre une curiosité au lecteur : si l’ère Obama s’avère incapable de revenir sur la montée en puissance des inégalités de revenu et de patrimoine, que l’Administration Obama échoue par ailleurs à introduire une couverture-santé universelle (ou presque) face au mur des lobbies de ce secteur, si l’employé de Wal-Mart perd dans les années de la mandature Obama encore du terrain en terme de revenu et d’influence, les auteurs ici les plus en pointe oseront-ils aller un pas plus loin dans le réalisme, dans le désenchantement? Ce pas qu’ils n’osent pas faire, même s’ils en procurent tous les éléments! Il est vrai que c’est là leur pays, et qu’il est des réalités qu’il vaut mieux discerner chez les autres que chez soi.
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