Archives de Tag: Etats-Unis

Quelques réflexions en vrac sur la crise syrienne.

Difficile pour quelqu’un de ma génération de ne pas avoir un horrible sentiment de déjà vu dans toute cette affaire syrienne – ce qui perturbe sans doute le regard. Comme le disait F. Mitterrand en son temps, « nous sommes entrés dans une logique de guerre ».

Difficile de ne pas trouver d’un humour aussi féroce qu’involontaire un Président des États-Unis, Prix Nobel de la Paix, s’agiter comme un perdu pour précipiter son pays dans un nouveau conflit au Moyen-Orient contre la majorité de l’opinion publique de son pays.

Difficile de ne pas remarquer le poids qu’aura encore une fois la manipulation des émotions dans toute cette affaire. L’usage de vidéos par l’administration Obama pour convaincre les représentants du peuple américain d’aller au charbon  s’inscrit dans une vieille tradition qui a marqué tout le siècle dernier. Décrire les horreurs inhumaines qu’inflige l’adversaire aux populations civiles fut déjà un bon moyen de motiver les troupes et l’arrière lors de la guerre de 1914-18. Déjà ce fut la « Guerre du droit » contre les « Barbares ». Que les horreurs perpétrées soient réelles ou imaginaires compte peu ici. Il me suffit de remarquer qu’on retrouve toujours ce même mécanisme de mobilisation de l’opinion publique et des représentants du peuple faisant appel d’abord à l’émotion.

Difficile de ne pas avoir la pénible impression que, du point de vue des va-t-en guerre américains, B. Obama & Cie eux-mêmes, la question humanitaire syrienne se trouve en réalité, annexe, instrumentale. Ils le disent d’ailleurs en mettant en avant un enjeu de « sécurité nationale » pour les États-Unis – ce qui, à tout prendre, serait en soi ridicule si l’on ne considérait que la menace que représentent  le régime d’Assad et ses armes chimiques en eux-mêmes. (A tout prendre, la Corée du Nord est bien plus menaçante avec ses quelques missiles et bombes atomiques.) Derrière, se profile la question iranienne comme de nombreux commentateurs le remarquent à longueur de journée.  Il est  aussi possible qu’il s’agisse de montrer aux autorités russes qui exerce l’hégémonie dans cette région du monde. Ce serait là un jeu particulièrement dangereux.

Difficile de ne pas remarquer que tout le déroulement de la crise  a été retardé du simple fait qu’un seul Parlement s’est contre toute attente rebiffé aux attentes de son exécutif, entrainant toute une chronologie des événements à sa suite. Une autre histoire aurait été possible si le Parlement britannique avait dit oui, et nous serions déjà dans les suites de l’action engagée.

Ps. Pour ce qui est de F. Hollande, allez lire, si ce n’est déjà fait, ce magnifique morceau de bravoure de notre collègue John Gaffney, il y est rhabillé pour l’hiver… et l’espoir que ce dernier exprime en conclusion de voir la France jouer un rôle positif  en revenant à son indépendance de vue traditionnelle vaut sans doute pour la prochaine crise. Je vois mal en effet comment F. Hollande va pouvoir gérer le virage proposé, sauf à nous hypnotiser tous pour nous faire oublier les derniers jours.

La crise syrienne : toujours et encore « unis dans la diversité ».

Bruno Le Maire sur France-Inter appelait ce matin 4 septembre F. Hollande à mener une action diplomatique conjointe avec l’Allemagne d’A. Merkel lors du prochain sommet du G 20 à Saint-Pétersbourg en allant directement faire pression en duo, le bon vieux scénario bad cop, good cop  en somme, sur V. Poutine pour changer l’attitude de la Russie dans la crise syrienne. L’idée n’est pas mauvaise, mais elle souligne a contrario à quel point cette crise syrienne, en particulier dans ses derniers développements, illustre l’incapacité des pays de l’Union européenne à tenir une ligne commune dans les grandes affaires internationales. Comme je le dis parfois à mes étudiants de 1er cycle, pour résumer, les Européens sont toujours unis sur les petites choses, mais toujours désunis sur les grandes choses. A chaque crise internationale, où il y va de la paix et de la guerre, on observe désormais rituellement le même phénomène, et ce malgré toute la quincaillerie institutionnelle qui s’accumule depuis les années 1970 autour de l’idée d’une politique étrangère commune de l’Union européenne. (A lire les Traités en vigueur, une telle chose ne devrait pourtant plus arriver.)

Dans le cas présent, les autorités allemandes ont déclaré à maintes reprises qu’il était hors de question de faire quoi que ce soit de militaire contre le régime de Damas. On comprendra d’ailleurs aisément qu’à quelques jours d’élections générales, le 22 septembre, avec une opinion publique par ailleurs très peu portée à l’interventionnisme (euphémisme), A. Merkel ne soit pas complètement tentée par le suicide politique au nom de la Syrie. Les autorités polonaises ont embrayé dans le même sens, en faisant en plus allusion au prurit néo-colonial de certains (ce qui n’est pas gentil tout de même). Et, pour amener un peu de nouveauté dans le tableau des divisions européennes, le Parlement britannique a cru bon de voter contre une action militaire en l’état actuel des choses – ce qui dissout pour l’instant l’axe franco-anglais observé lors de la crise libyenne en 2011. L’Italie et l’Espagne ont bien sûr d’autres préoccupations. Parmi les grands pays européens, la France de F. Hollande se trouve donc totalement isolée sur sa position va-t-en guerre. Or F. Hollande déclare vouloir se rattacher à une position européenne au cas où les Chambres américaines ne donneraient pas leur feu vert à une opération militaire contre le régime de Damas, mais, dans ce cas, je vois mal comment les pays européens pourraient aboutir à autre chose qu’à un consensus sur le fait de ne pas faire grand chose! Et cela d’autant plus que, si par extraordinaire, le Congrès américain disait non à cette nouvelle « promenade de santé » , cela voudrait dire que, décidément, les États-Unis, qui garantissent la sécurité de l’Europe (de l’ouest, puis de l’est) depuis 1945, commencent à se lasser, à virer, certes lentement, vers une forme renouvelée d’isolationnisme. Je suppose que, du coup, pour tous les Européens, il serait urgent de réfléchir et de tenir compte de ce fait radicalement nouveau, de comprendre d’abord ce que cela signifie pour eux. Le chercheur Zaki Laïdi souligne dans le Monde (« La désinvolture prévisible de Barack Obama. Dotons l’Europe d’une armée substantielle », 4/09/12, p.20) que la crise syrienne souligne le besoin d’une armée européenne pour que l’Europe pèse dans les affaires du monde. Il a raison, notre bon collègue … sauf que cette dernière n’existe pas, et que les Européens ont tous coupé dans leurs dépenses militaires depuis la fin de la Guerre Froide, et encore plus depuis quelques années avec la « crise des dettes publiques », et surtout que tout montre qu’il n’existe pas en l’état de volonté politique commune pour mouvoir cette éventuelle armée.

Autrement dit, si le Congrès américain vote pour une intervention et si la diplomatie s’avère ensuite impuissante à empêcher qu’elle ait finalement lieu, la France va très probablement être le seul grand allié européen à suivre les États-Unis dans cette nouvelle aventure moyen-orientale – donc, rebelote pour les divisions européennes, comme en 2003 et 2011.  Soit le Congrès vote non (ce que je pense vraiment improbable tout de même), et, là, la France aura bien du mal à imposer sa voix de va-t-en guerre dans le sauve-qui-peut européen général.

(Après bien sûr, la France peut y aller seule contre la Syrie, cette dernière nous fait ensuite subir quelques derniers outrages, et nos gentils partenaires européens viennent en principe tous à notre secours, et l’Europe se fait enfin puissance.)

PS. Lors de la réunion informelle des Ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne tenue à Vilnius, un accord a été trouvé finalement pour une déclaration européenne commune appelant à une « réponse forte et claire » contre l’usage par le régime d’Assad d’armes chimiques, et à passer avant toute chose par la procédure onusienne et à chercher une « solution politique » à la crise. Ouf, un compromis à l’européenne a été trouvé. Il devrait tenir jusqu’au moment où il s’avèrera que la voie préférée par le consensus européen de ce jour-là est intenable.

Réflexions sur Wikileaks

Cela fait déjà un peu plus d’une semaine que la presse internationale s’appuie sur la fuite, concernant parait-il pas moins 250000 dépêches diplomatiques américaines  via Wikileaks, pour produire de nombreux articles en rendant compte . Il me semble qu’il est d’ores et déjà possible de tirer quelques leçons de ce qu’un ministre italien n’a pas hésité à qualifier, non sans exagération à mon sens, de « 11 septembre diplomatique ».

Premièrement, cette fuite, quelle qu’en soit la source humaine exacte (un simple soldat désœuvré?), s’inscrit dans une série d’échecs retentissants des Etats-Unis d’Amérique en matière de sécurité nationale. Je ne crois pas du tout à la théorie du complot qui est réapparue à cette occasion (y compris aux Guignols de l’Info d’ailleurs). Elle verrait le gouvernement des Etats-Unis organiser lui-même la fuite pour préparer les esprits à quelque attaque imminente contre  un Iran en voie de franchir le seuil nucléaire – mais, vu l’embarras américain dans tous les autres espaces géographiques concernés par  les fuites, cette hypothèse me parait pour le moins fantaisiste. J’écarterais de même la main du Mossad, évoquée par certains, car quelle mauvaise manière, ce serait pour l’État d’Israël envers son plus proche allié. Par contre, pour un État comme les Etats-Unis d’Amérique qui disposerait (selon une récente enquête d’un journal américain) de pas moins de 1000 agences dédiées à l’un ou l’autre aspect de sa sécurité , l’échec à sauvegarder ses (petits) secrets diplomatiques me semble  pour le moins patent. Euphémisme. Quel mauvais génie de l’organisation bureaucratique a pu produire une telle occasion de fuite? On peut du coup se demander à bon droit ce que les services secrets des autres Etats sont capables de savoir , avec des moyens sans doute bien plus professionnels que ceux de Wikileaks , sur le fonctionnement du gouvernement américain.  Face à une telle situation, il m’apparait dans le fond étonnant que les divers responsables du secteur concerné dans l’Administration Obama ne démissionnent pas en conséquence pour marquer le coup. Il est vrai que mettre pour cette raison Madame H. Clinton à la porte du Département d’État affaiblirait le Président B. Obama, qui n’a peut-être pas besoin de cette rupture d’alliance dans le camp démocrate.

Deuxièmement, cette affaire de fuite  et ce qu’on peut en lire dans la presse (qui filtre d’évidence le matériau brut) confirme un acquis en matière de renseignement et de sources. Il est de notoriété publique que le renseignement se fait en effet essentiellement à partir de sources ouvertes, et que la plupart des choses pertinentes à savoir sur une situation politique ou géopolitique quelconque se trouvent de fait dans le domaine public. Les spécialistes d’une situation arrivent en général par le simple suivi précis et rationnel de cette dernière (sans avoir  besoin de mettre des micros sous les tables ou les oreillers) à se faire une idée assez pertinente des choses.  Tout ce que j’ai pu voir publié jusqu’ici confirme cet acquis. Ainsi, pour ma part, si je regarde le cas italien, les documents de la diplomatie américaine ne m’apprennent rien que je ne sache déjà via la presse, les articles ou les livres : Silvio Berlusconi ne mène pas une vie bourgeoise de bon père de famille, Silvio Berlusconi entretient une amitié des plus étroites  avec Vladimir Poutine, Silvio Berlusconi approche des 80 ans, etc. … la belle affaire… Plus généralement, ces fuites pourront apprendre des détails (plus ou moins intéressants) aux spécialistes qui sauront les replacer dans un contexte précis d’énonciation, mais le tableau général des diverses situations  politiques ou géopolitiques, certes via le filtre des journalistes des journaux de référence, sans doute eux-mêmes spécialistes ou lecteurs des spécialistes des divers sujets abordés, ne change pas. Ainsi, grâce à ces fuites reprises sous la forme d’articles de presse, le grand public, celui qui aura la patience de lire ces articles publiés, se verra offert une révision générale de la situation géopolitique mondiale. Pas très encourageante à vrai dire, très marquée par un solide « réalisme » où l’intérêt de chacun prime, mais guère différente de ce que la lecture de la presse de qualité,  des articles ou des livres sérieux, lui aurait déjà appris auparavant.

Troisièmement, cet épisode des fuites fonctionne comme un magnifique analyseur des perceptions des uns et des autres des liens souhaitables entre le grand public et la diplomatie. La réaction d’un Hubert Védrine à ce sujet en dit long sur sa conception des affaires internationales, trop sérieuses pour être confiées aux peuples… Grâce à ces fuites, une liste se constitue d’elle-même des défenseurs de la « raison d’État », liste intéressante à observer…

Quatrièmement, cela changera-t-il quelque chose au cours de l’histoire? Oui, pour le responsable officiel de Wikileaks, Julian Assange. Ses avocats ont déclaré à la presse qu’il craignait pour sa vie… Monsieur de La Palice pourrait dire sans doute que sa vie va prendre un tour très, très, très compliqué, et,  là encore, ce n’est pas très surprenant pour quelqu’un qui se veut le pourfendeur des secrets des puissants de ce monde. Non, pour le cours général des relations internationales : je doute en effet qu’un seul acteur au plus haut niveau de ces dernières ait été surpris de quelque façon que ce soit par les conceptions américaines du monde ainsi étalées sur la place publique. Pour que la révélation d’un secret ait un effet sur une relation, encore faut-il qu’il y ait un dupe dans cette dernière.  Je ne ferais pas l’offense à ceux qui dirigent les Etats concernés de les croire aussi naïfs.

David Brady, Rich Democracies, Poor People. How Politics Explain Poverty.

Le livre du sociologue américain David Brady, Rich Democracies, Poor People. How Politics Explain Poverty (Oxford & New York : Oxford University Press, 2009) m’avait échappé jusqu’ici,  et j’aurais été  en faute de ne pas lui prêter attention qu’il mérite. Il s’agit en effet d’un bel exemple d’ouvrage de politique comparé.

La recherche de l’auteur consiste à tester divers modèles explicatifs du niveau plus ou moins élevé de la pauvreté dans les pays riches et démocratiques. Cette persistance de la pauvreté au sein même des populations des pays riches, en dépit même de l’enrichissement de ces derniers depuis 1945, constitue l’une des grandes énigmes des sciences sociales. David Brady pense avoir trouvé la solution. Elle est fort simple : le niveau de la pauvreté dans un pays riche et développé est principalement déterminé par  la générosité de l’État-Providence dans tous ses aspects (revenus socialisés, services publics, organisation de la vie économique, etc.).  Cette dernière dépend de trois facteurs : le poids de long terme des forces politiques de gauche dans un pays; l’existence d’une coalition latente favorable à la redistribution et à l’égalitarisme ; l’idéologie dominante dans la société en question, largement influencée par l’équilibre social en vigueur. David Brady nomme son approche l’« institutionalized power relations theory », que je traduirais volontiers comme la théorie des rapports de force institutionnalisés. En effet, l’auteur ne se contente pas de faire remarquer que c’est le poids des forces progressistes,  liées par le passé aux intérêts des travailleurs manuels, qui explique la montée en puissance de la redistribution par l’État-Providence (ce qui constitue la version ancienne de la simple « power relations theory » de la redistribution publique), mais qu’il existe, d’une part, des conditions institutionnelles à l’expression de ce poids des forces progressistes – dont la plus importante à ses yeux de comparatiste n’est autre que l’existence d’un mode de scrutin proportionnel-; et d’autre part, qu’il existe des effets d’hystérésis aussi bien sur le plan idéologique que sur celui du bloc social favorable à la redistribution et à l’égalité sociale entre les citoyens.

Sa démonstration consiste à rechercher les relations statistiquement significatives entre le taux de pauvreté dans un pays et des indicateurs  pour chaque pays des différentes causes possibles de cette dernière sur un univers constitué de 18 pays développés sur la période 1969-2002.

Il teste ainsi la théorie purement économique de la pauvreté (chapitre 6, « The poverty of liberal economics », p. 121-144). Il montre qu’il existe bel et bien au niveau agrégé un effet de la croissance économique et de la réduction du chômage sur la diminution de la pauvreté dans un pays, mais que ces effets s’avèrent statistiquement d’un moindre impact sur la part globale de population pauvre dans un pays que la générosité de l’État social et le choix d’un scrutin proportionnel pour les élections. Il teste de même ce qu’il nomme les théories structurelles de la pauvreté (chapitre 7, « Structural Theory and Poverty », p. 145-164) : la désindustrialisation, l’accroissement de la part de la population âgée, et le nombre croissant de familles monoparentales possèdent du point de vue comparatif un effet d’augmentation de la part de la population pauvre dans un pays, mais, là encore, du point de vue statistique, bien moindre que la générosité plus ou moins grande de l’État social et le choix d’un scrutin proportionnel pour les élections. Il s’agit du coup pour lui de renverser la perspective : ce n’est pas le fait en soi qu’il y ait de plus en plus de familles monoparentales ou de personnes âgées qui augmente la part des pauvres dans un pays, mais le fait politique que ces personnes vulnérables reçoivent ou non des aides adéquates de la part de l’État pour ne pas être pauvres.

Dans le chapitre consacré à l’effet de l’État-Providence (chapitre 4, « The Welfare State and Poverty », p. 70-93), David Brady montre que le facteur le plus associé à une diminution de la pauvreté dans un pays correspond à un « welfare generosity index », qui synthétise tous les aspects pertinents d’un État Providence (part des dépenses sociales y compris services publics  dans le PIB, part des transferts sociaux dans le PIB, niveau de démarchandisation estimé à la manière de G. Esping-Andersen, part des dépenses de l’État dans le PIB, part des dépenses publiques dans l’ensemble des dépenses de santé). Pour l’auteur, contrairement aux critiques de l’État Providence, « In sum, the welfare state is a stable and powerful  poverty-reduction mechanism.(…) Regardless of the era [ avant ou après 1990] or regime [ au sens des trois mondes de l’État-Providence de G. Esping-Andersen], welfare generosity is robustly predictive of a country’s poverty ». (p.92) D’un certain point de vue européen, on pourrait voir dans cette dernière affirmation une lapalissade, ce serait oublier qu’il existe ici aussi toute une critique de l’État-Providence  qui présente la générosité de ce dernier comme de l’assistanat qui, en lui-même, provoquerait une hausse de la pauvreté au niveau individuel, ou comme la cause des crises économiques au niveau des nations qui pratiquent indument une telle générosité en faveur des démunis. Au niveau d’analyse où se situe David Brady, rien de tel n’est observable.

Enfin, l’auteur en vient au centre de sa théorie, l’aspect politique de la diminution de la part des pauvres dans un pays donné (chapitre 5, « The Politics of Poverty », p. 94-120). Pour lui, c’est la capacité à créer une coalition pour l’égalitarisme qui s’avère décisif. Celle-ci ne correspond pas nécessairement à la seule classe ouvrière, mais bien plutôt aux divers segments de la société (y compris du monde des affaires) qui sont intéressés idéologiquement ou matériellement à la création ou au maintien d’un État Providence. De ce point de vue, les éléments statistiquement les plus importants pour obtenir un tel développement sont : le taux de syndicalisation; le nombre d’années ayant connu un gouvernement orienté à gauche dans un pays donné; la présence cumulée de femmes dans la représentation parlementaire; le taux de participation électorale; et, enfin et surtout, l’existence d’un système électoral proportionnel permettant aux partis minoritaires à gauche de la gauche de s’exprimer. Par contre, David Brady montre que, du point de vue statistique, un gouvernement de gauche au pouvoir à un moment donné dans un pays n’a pas d’effet statistiquement significatif, ce n’est que l’accumulation au cours du temps long de gouvernements de gauche successifs ayant mené une expansion de l’État Providence dans un pays qui compte vraiment pour réduire la part des pauvres dans la population.

De fait, ici l’auteur se fait doublement polémique. D’une part, il se veut un critique résolu de la gauche qui croit changer les choses sans gouverner un pays – pour lui, les mouvements sociaux, aussi utiles soient-ils par ailleurs, ne font guère le poids  au regard de la capacité de bâtir un État Providence au fil des ans en contrôlant durablement le gouvernement. Du point de vue comparatif, la politique institutionnelle demeure la seule qui compte en matière de réduction de la pauvreté. D’autre part, en pensant essentiellement au cas de son propre pays les Etats-Unis, il refuse les approches dépolitisées (économiques ou structurelles) de la pauvreté : le très haut niveau de la part de la population pauvre aux Etats-Unis (17% en moyenne sur la période 1974-2000, contre 9% en moyenne pour tous les cas qu’il considère) n’est pas une fatalité économique et/ou structurale, mais un choix collectif précis aux mécanismes politiques compréhensibles (cf. chapitre 8, « Politicizing Poverty », p. 165-181).

De fait, je suis extrêmement séduit par son approche qui met au centre de la réflexion la politique dans ses aspects institutionnels (par exemple les partis, le mode de scrutin, la place des femmes en politique, etc.). En même temps, pour ce qui est du cas nord-américain, je ne peux imaginer comment les bonnes intentions de l’auteur pourraient devenir un jour réalité. A de multiples reprises dans l’ouvrage, l’auteur compare la Suède et les Etats-Unis, qui représentent le plus souvent les cas polaires dans son étude; il calcule même ce qu’il en serait de la pauvreté en Suède et aux Etats-Unis s’ils échangeaient certaines de leurs caractéristiques. Il y a de fait comme une  part d’utopie dans l’ouvrage –  sans doute compréhensible pour un auteur qui ne souhaite pas que les Etats-Unis restent définitivement ce paradis de la pauvreté qu’il décrit après tant d’autres -, mais utopie tout de même.

D’un point de vue européen, ce livre laisse plus d’espoir à une politique progressiste de réduction de la pauvreté.  En effet, même si actuellement les partis favorables aux coupes budgétaires drastiques dans les dépenses sociales de l’État semblent avoir à la faveur de la crise  économique  la haute main sur les choix politiques, de nombreux pays de l’Europe de l’Ouest conservent dans leurs institutions  une histoire de recherche de l’égalité sociale entre les citoyens. De même, si on en croit l’auteur, l’éventuel abandon par la Grande-Bretagne de son mode de scrutin traditionnel au profit d’un scrutin mixte ou proportionnel constituerait à long terme une bonne nouvelle pour la réduction de la pauvreté dans ce pays, qui compenserait le massacre de l’État Providence qu’a annoncé pour les prochaines années le nouveau gouvernement britannique.

Ps. Bruno Amable dans sa chronique « L’argent des riches fait-il le bonheur des pauvres? » paru dans Libération du mardi 6 juillet 2010 énonce un résultat similaire à partir d’une recherche comparative du politiste américain Lane Kenworthy  portant sur les années récentes (sans doute celle-ci dans le cadre d’une conférence sur la Luxembourg Income Study [LIS]): « Dans l’ensemble, c’est donc bien la redistribution du revenu et la protection sociale qui ont permis aux pauvres de l’être un peu moins, pas une augmentation de leur revenu du travail. » Selon L. Kenworthy dans sa communication, « In sum, since the 1970s economic growth has boosted the incomes of lowend households chiefly via increases in government transfers, and trickle-down via transfers has occurred to a greater extent in countries with more generous social programs. Those nations have tended to pass on a larger portion of increases in the social pie to the poor. » Autrement dit, le trickle down economics libéral  est un mythe, tout au moins pour les pays développés.

La question que l’on pourrait se poser pour aller au delà de ces approches qui insistent sur l’impact de la redistribution sur l’état de la pauvreté dans un pays, c’est de se demander pourquoi toutes les économies capitalistes développées (qu’elles soient gouvernées à droite ou à gauche) produisent désormais systématiquement une masse de citoyens qui ne participent pas à la vie économique ou qui y participent à un niveau tellement dérisoire qu’ils sont réduits à la pauvreté.

Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques.

Le livre de Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques (Paris, Editions Zones, 2010) constitue une très bonne introduction aux « nouvelles pensées critiques », soit les tentatives de renouvellement de la théorie politique se situant au delà du socialisme  classique sans en renier cependant les intuitions originelles de combat dans l’histoire pour l’égalité réelle entre les individus.  Bien sûr, le sujet s’avère tellement vaste qu’il ne s’agit en fait que d’une sélection par l’auteur des écrits les plus pertinents à ses yeux pour une réflexion  contemporaine sur l’avenir du socialisme (voir la conclusion, p. 303-310).  Ainsi, ni  certains développements de la pensée écologique (en particulier sur la « décroissance »), ni la réflexion d’origine féministe sur le « care », ni le « socialisme du XXIème siècle » du Président Chavez, ni (bien sûr) les théories d’Anthony Giddens et de tout autre forme de révisionnisme droitier social-démocrate, ne sont abordés ici. Comme l’annonce le titre, il s’agit de voir ce qui se passe à gauche toute. On trouvera ce livre en texte intégral sur le site de son éditeur – ce qui constitue un choix plutôt audacieux du point de vue éditorial. Pour ma part, en amoureux du livre imprimé, j’ai acheté la version tangible du livre. J’espère ne pas être le seul.

L’intérêt du livre constitue d’abord en une reconstitution de la généalogie qui mène à ces « nouvelles pensées critiques ». « Tout commence par une défaite » (p. 13), dit l’auteur, à dire vrai et  à le suivre précisément, tout commence par deux défaites à cinquante ans d’intervalle : une première défaite, celle de la « Révolution socialiste mondiale » dans les années 1920 (tout particulièrement en Allemagne); une seconde défaite, celle dont part plus directement l’auteur, à compter des années 1970, celle des mouvements sociaux qui avaient rendu pour un temps  le monde occidental « ingouvernable » (comme disait le rapport de la Commission Trilatérale en 1974). La première défaite donne l’occasion à un « marxisme occidental » (non lié à la doctrine marxiste-léniniste professée dans le camp socialiste depuis Moscou) de se développer : suivant ici  les écrits de Perry Anderson sur le sujet, l’auteur note que ce « marxisme occidental » devient d’autant plus  abstrait (c’est-à-dire  loin des sciences sociales ordinaires) que ses défenseurs ne se trouvent plus être eux-mêmes les dirigeants de branches importantes du mouvement ouvrier et/ou socialiste; de ce fait, les questions de stratégie politique, économique, sociale leur échappent de plus en plus, tout comme le rapport avec le mouvement social qu’ils prétendent guider (de loin). La seconde défaite laisse, si j’ose dire le prolétariat au tapis, tout en faisant émerger d’autres sujets possibles de l’émancipation. L’auteur fait remarquer  que, de ce point de vue, il n’existe pas vraiment de rupture de thématiques entre les années 1960 qui voient s’affirmer les nouveaux mouvements sociaux en concurrence avec le mouvement ouvrier, leur défaite commune dans les années 1970-80, et la résurgence, des premiers surtout, dans les années 1990-2000 (souvent sous le label commun d’altermondialisme).

La première partie de l’ouvrage (« Contextes ») tente donc une mise en perspective historique de ces pensées critiques. Face à ces défaites, les réactions vont s’avérer  différentes, et cela aboutit à une typologie (« convertis », « pessimistes », « résistants », « novateurs », « experts », « dirigeants ») des auteurs pris en compte. Malgré des éléments d’explication proposés des parcours différents des uns et des autres (p. 63-65), cette typologie reste plus descriptive qu’explicative. Par le  vaste tour d’horizon auquel le lecteur est convié ainsi, elle souligne toutefois  l’âge élevé des protagonistes actuels les plus connus (à dire vrai, certaines des personnes citées sont déjà mortes, P. Bourdieu par exemple, quoiqu’elles appartiennent à la même génération aujourd’hui dominante dans ce cadre).   Elle souligne aussi la prééminence des universitaires et des chercheurs, souvent liés de quelque façon à la vie académique d’outre-atlantique .

La seconde (« Système ») et la troisième (« Sujets) parties abordent les auteurs selon qu’ils visent plutôt à la constitution d’une explication critique du monde, ou qu’ils essayent de trouver un sujet nouveau (ou ancien) de l’émancipation (qui ne soit pas, tout au moins directement sous ce nom-là, le bon vieux prolétariat mondial un peu malmené par la réalité ces derniers temps tout de même).

Le lecteur (qui pourrait être un étudiant en mal de préparation d’exposé) trouvera ainsi en seconde partie (« Systèmes ») des présentations fort bien tournées de Michael Hardt et Toni Negri, de Léo Panitch, de Robert Cox, de David Harvey, de Benedict Anderson, de Jürgen Habermas, de Giorgio Agamben, de Robert Brenner, de Giovanni Arrighi, et de Emar Altvater. Tous ces auteurs, à la réputation plus ou moins bien établie, dont le statut critique peut  d’ailleurs poser problème (l’Habermas  actuel, un penseur critique?) possèdent en commun de (re)définir les traits marquants de la situation présente à un très grand niveau de généralité : le(s) capitalisme(s), l’État, l’espace mondial. En gros, ils se posent la question : que dirait le Marx (scientiste) du Capital s’il écrivait de nos jours? On se trouve ici à naviguer entre  des théories qui sont susceptibles d’une discussion  serrée sur leur validité empirique (comme avec R. Cox, R. Brenner ou G. Arrighi par exemple) et des fresques des plus expressionnistes dont on se demande toujours après avoir lu R. Keucheyan pourquoi elles impressionnent tant le chaland. Je pense en particulier à la vision de Michael Hardt et Toni Negri, proposé dans Empire en 2000 et Multitude en 2004, dont l’auteur montre bien qu’elle prend racine dans l’opéraïsme italien des années 1950-60, doctrine pour le moins aussi vague que son successeur actuel sur le sujet réel de l’émancipation.

La troisième partie (« Sujets ») (toujours aussi pertinente pour de futurs exposés), qui réunit dans l’ordre d’apparition Jacques Rancière, Alain Badiou, Donna Haraway, Judith Butler, Gayatri Spivak, E. P. Thompson, David Harvey, Erik Olin Wright, Alvaro Garcia Linera, Nancy Fraser, Alex Honneth, Seyla Benhabib, Ernesto Laclau, Frederic Jameson, multiplie les instances (plutôt que les sujets au sens ancien) qui peuvent faire advenir quelque chose qui pourrait être nommé émancipation. (J’ai choisi cette formule peu élégante pour sortir de l’humanisme eurocentriste et phallocentrique que recèle le mot Sujet…) On oscille ici entre de la sociologie politique, susceptible là encore de discussions factuelles (avec E. P. Thompson ou E. Laclau par exemple), et du prophétisme sur l’Instance à venir,  quelquefois revendiqué à l’état pur, avec en particulier A. Badiou. Sur ce dernier (p. 211-218),  le parallélisme de sa pensée avec certaines versions du christianisme est bien souligné par l’auteur. L’évènement à la mode Badiou ressemble ici furieusement à la parousie christique. (Puisque le Royaume de Dieu/le communisme  n’est pas pour tout de suite, attendons toutefois son avènement dans un temps encore à venir…, et, d’ici là, organisons le culte via quelque grand prêtre.)

La présentation de tous ces auteurs par Razmig Keucheyan  s’avère toujours claire et  éminemment lisible, plus sans doute que bien  des œuvres originales. J’ai ainsi eu l’impression d’avoir compris quelque chose à Slavoj Zijek, ce qui me parait un peu suspect tout de même.  Serait-ce donc si simple? Surtout, au delà  de ce travail de compilation, l’auteur tire des conclusions non dénués d’intérêt (p. 303-310). Il s’interroge sur l’avenir du socialisme à l’aune de ces auteurs, en soulignant si j’ose dire que, si tout n’est pas perdu, « on n’est pas rendu ». Plus intéressant encore que ce constat qui inscrit la lutte pour l’égalité réelle dans la longue durée, il souligne de manière bienvenue quelques écueils de cette pensée critique. D’une part, à quelques rares exceptions prés (essentiellement latino-américaines), ces auteurs n’assument, ou n’ont assumé, aucun rôle de direction dans des organisations de masse : la coupure entre la théorie qu’ils énoncent et la pratique stratégique d’un groupe mobilisé s’avère complète, surtout par comparaison avec l’état du mouvement ouvrier dans les années 1840-1920, d’où, comme le note l’auteur dans sa conclusion, une absence de réflexion proprement stratégique  sur la façon de vaincre (dans la vie politique, sociale et économique telle qu’elle est), et aussi – argument fort – une absence de feed-back à partir des groupes qu’on voudrait mobiliser.   D’autre part, la majorité de ces penseurs sont plutôt âgés (c’est-à-dire qu’ils se sont formés intellectuellement dans les années 1950-1960), et surtout sont des universitaires ou des chercheurs à plein temps. De ce point de vue, l’ouvrage est fort caustique quand il fait remarquer que beaucoup de ces penseurs critiques  se font connaitre et reconnaitre via l’université nord-américaine (même s’ils ne sont pas  américains d’origine). Comme les universités des Etats-Unis dominent le champ académique mondial, elles attirent beaucoup de ces penseurs critiques  qui y trouvent moyens, consécration, audience (et pourquoi pas revenus corrects).  Cette situation, qui résulte aussi sans doute de la liberté de parole aux Etats-Unis par rapport à bien des pays de la périphérie, favorise  l’émergence de personnalités venues des anciens pays du Tiers Monde, et donc une mondialisation de la pensée critique. Mais cette monopolisation de la réputation critique par l’université nord-américaine enferme aussi de fait ces pensées critiques dans la bulle académique dorée des Etats-Unis.  On retrouve la conclusion de François Cusset sur la French Theory (Paris : La Découverte, 2003), aussi radicale sur les campus que coupée de la société américaine englobante. C’est un peu ce qu’on pourrait appeler l’effet Noam Chomsky – mais, après tout, Karl Marx n’a-t-il pas écrit le Capital grâce à l’accès à la  British Library?

Selon l’auteur,  ces pensées critiques (en dehors peut-être de l’aile sud-américaine) refusent avec une ténacité –  presque perverse à mes yeux de politiste –  de se poser même la question de la démocratie représentative telle qu’elle existe, ou du pouvoir tel qu’il est. Dans le panorama des pensées actuellement disponibles sur le marché mondial des idées, il s’agit d’une faiblesse dirimante. Pour triompher dans notre monde tel qu’il est, un mouvement , surtout s’il se veut critique de l’ordre en vigueur, doit mobiliser de vastes masses d’individus, et cela passe souvent, sinon toujours, par l’arène électorale et représentative. Il est vrai que, vu des Etats-Unis, les chances d’une percée électorale un peu significative sous ses propres couleurs  de quelque représentant que ce soit d’une pensée critique ici mise en valeur, sont nulles…

Ensuite, je suis frappé de constater que toutes ces pensées critiques, du moins celles présentées ici, veulent « émanciper », mais qu’elles ne disent jamais au fond « pour quoi faire » après l’émancipation. L’instance libérée des chaines qu’on lui impose fera ce qu’elle voudra de sa liberté. Dans le fond, les diverses formes de  ce post-socialisme-là, comme son ancêtre le socialisme classique, trouvent leurs racines lointaines dans le libéralisme (au sens philosophique des Lumières) en voulant universaliser  en pratique la promesse d’autonomie à tous les êtres humains. Mais on se retrouve là devant la même faiblesse que dans le marxisme classique de Marx, une certaine vacuité de l’homme communiste, ou plus généralement, dans le socialisme à la Jaurès ou à la Blum, qui insistait sur l’individu à libérer. Or cette vacuité ne demande qu’à être remplie par des propositions de vie bien peu porteuses d’une vie  radicalement nouvelle : le prolétaire exploité devient ainsi  au bout du compte le salarié petit-bourgeois, la femme dépendante de son mari se transforme en  femme  libérée qui fait carrière en entreprise, les personnes de couleur discriminées peuvent s’affirmer comme des petits bourgeois comme les autres, le peuple indigène  colonisé ou exploité  se transforme (avec un peu de chance) en rentier de ses ressources naturelles, l’homosexuel jadis martyrisé veut désormais se marier et devenir un parent comme les autres, etc. Dans toutes ces situations, l’égalité réelle entre individus ou groupes y gagne sans aucun doute, et la souffrance diminue  certainement pour l’instance qui se trouve désormais émancipée, mais toutes ces modifications ne changent pas vraiment les rapports des êtres humains entre eux, ni entre ces derniers et la nature.  Le mode de vie petit bourgeois triomphe – et c’est quelqu’un qui mène une vie tout ce qu’il y a de plus petit-bourgeois qui écrit ceci! Imaginons même que les instances les plus apparemment radicales, par exemple celles représentées par Judith Butler qui propose rien moins que la fin des identités sexuelles ou de Donna Haraway qui nous invite à reconnaitre le caractère d’ores et déjà cyborg de l’humanité, atteignent leurs objectifs en termes de redéfinition de la culture : il n’y a plus d’identité sexuelle et nous sommes des machines – quels magnifiques marchés s’ouvrent là aux capitalistes de toute nature! (Et ils sont  d’ailleurs déjà ouverts… il suffit d’ouvrir les yeux!)

Enfin, avec la sélection proposée par R. Keucheyan, on peut se demander si nous ne nous trouvons pas en face, tout au moins pour une bonne part, d’une sélection des œuvres qui offrent le plus de gains dans la distinction qu’elles offrent à ceux qui s’en réclament. Dans certains cas, comme avec M. Hardt et T. Negri, Slavoj Zizek, ou A. Badiou, les  propositions qu’ils énoncent le seraient-elles dans un langage plus simple et partagé qu’elles n’auraient aucun succès! Trop flou ou trop banal. Une des difficultés de la pensée critique réside peut-être d’être prise elle aussi dans l’obligation de faire nouveauté, d’être un produit éditorial comme les autres à renouveler. Or, peut-être, il ne peut exister tant de nouveauté que cela en cette matière. La très roborative lecture de l’ouvrage R. Keucheyan permet en tout case de commencer un utile défrichement, qui peut aussi être un salutaire déniaisement  .

Copenhague, morne plaine?

Depuis une semaine, je lis des articles plus ou moins engageants sur l’issue de la conférence internationale sur le climat de cette année. On hésite  en gros entre le désastre et l’espoir qu’il faut garder tout de même, en passant par le petit pas vers une solution qui finira bien par arriver in fine quand nous serons, vous et moi, tous morts – ce qui laisse tout de même de l’espoir aux jeunes enfants encore à la crèche. Avec cette conférence internationale sous l’égide des Nations-Unies, et sa déclaration de bonnes intentions au statut par ailleurs pour le moins flou, nous finissons apparemment la  première décennie  du XXIe siècle en beauté, et celle-ci sera facile à résumer pour les historiens : du « 11 septembre 2001 » à la « conférence de Copenhague », on la nommera sans doute la décennie des occasions perdues, des erreurs lourdes de conséquences, des mensonges assumés et des atermoiements funestes. Son nom définitif viendra sans doute de ce qui adviendra ensuite… Il n’y aura même pas eu un grand mouvement musical  dans la jeunesse occidentale pour que l’on puisse compenser par une nouveauté dans la sphère culturelle le joyeux désastre en cours, pour ne pas parler d’un grand mouvement dans le monde des arts et lettres qui semble ressasser indéfiniment les bases posées dans les lointaines années 1880-1960.

A propos de ce qui ressemble bel et bien à première vue à un échec à s’éloigner un peu de l’abime qui nous menace à en croire la communauté scientifique rassemblée dans le GIEC, beaucoup de gens incriminent l’Europe, l’Union européenne. Le dernier en date, le journaliste du Monde, Hervé Kempf, que j’apprécie pourtant beaucoup. Plus unie, nous dit-on, elle aurait fait la différence. Si notre Président du Conseil, von Rompuy, notre ministre des Affaires étrangères, lady Ashton, et notre Président de la Commission, J. M. Barroso, avaient représenté seuls le mandat de négociation des 27 pays de l’Union, nous aurions eu un accord contraignant lors de cette Conférence, et l’humanité pourrait espérer en un avenir meilleur. Hum, hum, hum, j’ai bien peur que nous soyons en train de constater plus simplement sur cette affaire particulière le déclin dans les affaires de la planète des puissances (ouest-)européennes. Le compromis auquel on a abouti aurait-il été fondamentalement différent si l’Union européenne avait été unie comme dans un rêve de fédéraliste (à l’image des Etats-Unis ou du Brésil) avec von Rompuy, lady Ashton ou J. M. Barroso à sa tête? J’ai bien peur que non : ce joueur unitaire sur la scène internationale, bien au delà même des qualités personnelles de ses négociateurs, se serait heurté au fait que les dirigeants des autres grandes puissances n’ont pas vraiment les mêmes objectifs que lui.

Même si elle était bien mieux unie qu’elle ne l’est, l’Union européenne et son demi-milliard d’habitants ne fait en effet plus le poids dans un monde à 7 milliards d’habitants (et bientôt 9). La Chine et l’Inde ont des centaines de millions de miséreux à faire accéder à un mode de vie « à l’occidentale », le Brésil, l’Afrique du sud et tant d’autres pays sur la voie de la croissance par l’industrie se trouvent face à une contrainte semblable, pour ne pas parler des pays dominés par les rentiers du pétrole ou du gaz qui ont eux aussi leurs petites et grandes misères. Du point de vue numérique, la majorité de l’humanité, organisée en États souverains,  a choisi fort logiquement par la voie de ses représentants  de faire peu de cas du risque représenté par l’accélération du réchauffement climatique. Faites donc l’addition de ce que représentent démographiquement la Chine, l’Inde, le Brésil, les Etats-Unis  – dont les dirigeants ont, parait-il, rédigé la déclaration de  Copenhague. Ajoutez-y les pays charbonniers, gaziers ou pétroliers pour faire bonne mesure. Imaginons même par hypothèse qu’un référendum mondial soit organisé sur cette question du réchauffement climatique où chaque homme et femme de la planète compteraient chacun pour une voix:  la croissance (insoutenable) l’emporterait sur la  (nécessaire) frugalité.

Cette conférence de Copenhague ne vient pas en effet comme un effet séparé du reste du monde social : elle couronne une décennie où tous les indicateurs en matière de développement durable (prétendu) se détériorent. Depuis la Conférence de Rio en 1992 et plus encore depuis le début des années 2000, jamais l’humanité n’a vécu une période en pratique plus déraisonnable du point de vue écologique. Malgré deux grandes crises pétrolières dans les années 1970-80, le mode de production et de consommation,  fondé sur les énergies fossiles à bas prix, s’est en effet développé à grande vitesse sur des espaces bien plus vastes qu’auparavant, alors même que se multipliaient les discours écologiques ou environnementalistes au niveau institutionnel. Le développement durable devient un mantra universel au moment même où  l’exploitation insoutenable des ressources de la planète s’accentue comme jamais. Cette situation où le discours se trouve en décalage presque parfait avec les tendances  observables dans les actes me fait tragiquement penser à l’entre deux-guerre en Europe. Tout un pathos pacifiste se développait dans l’espace public et dans les institutions internationales, alors même que plusieurs grands Etats de l’époque  préparaient avec ardeur (en coulisses) le prochain conflit mondial en se réarmant à tout va.  On se gargarisait de paix, on signait même des accords, et on commandait les dernières merveilles de la technologie aux industriels de l’armement. Jusqu’au dernier moment de la dernière heure, la paix fut sur toutes les lèvres. Soyons en effet réalistes : ce ne sont pas les quelques misérables pour-cents des populations riches de la planète (les électeurs des partis écologistes ou, plus largement, les personnes vraiment sensibilisées à l’écologie dans ces pays) qui peuvent faire contrepoids aux masses démographiques de la Chine et de l’Inde dirigées vers un grand rattrapage de notre mode de vie à haute teneur garantie en CO2 et autres gaz à effet de serre émis. Ce ne sont pas non plus les quelques millions d’habitants des Etats insulaires voués à la disparition pure et simple qui vont faire la différence. Je ne nie pas bien sûr l’existence de mouvements sociaux ou politiques à orientation écologique dans les pays pauvres de la planète, mais ils y restent de fait très minoritaires, sauf à se mélanger avec d’autres approches (l’indigénisme par exemple en Amérique du sud). J’ai étudié personnellement un pays riche de l’Europe, l’Italie, où la préoccupation écologique, si elle existe encore en paroles et au niveau associatif, ne vaut plus rien du tout en politique, le parti écologiste s’y est évaporé depuis 15 ans à mesure que les bases sociales d’une telle mobilisation disparaissaient au fil de l’appauvrissement des jeunes générations de cette société. Plus encore, il suffit de regarder la carte des résultats des partis écologistes dans l’Union européenne pour mesurer l’étroitesse de la base sociale de la préoccupation écologique (en gros, le  quart nord-ouest du continent). Aux récentes élections présidentielles roumaines, le candidat écologiste, celui lié au Parti vert européen, a fait autour de 0,1% des voix, soit nettement moins que  René Dumont en France à la présidentielle de 1974… Je mesure donc toute la fragilité de la préoccupation écologique dans le monde développé, et,  de ce point de vue, le bien maigre résultat de Copenhague s’avère logique. Tous les manifestants de Copenhague et d’ailleurs ne sont rien rapportés aux milliards d’habitants de la planète Terre assoiffés de bien-être matériel « à l’occidentale ». Vu du point de vue strictement individuel (en dépit de toutes les enquêtes par sondages qui montreraient plutôt le contraire avec une certaine sensibilité universelle au problème du réchauffement climatique), l’humanité telle qu’elle s’exprime en actes et non en paroles depuis 40 ans veut la consommation, veut accéder à notre niveau de vie insoutenable pour la planète. Une voiture pour chaque mâle et femelle humains de la planète, voilà le cri réel de la masse. Et si possible avec la climatisation et les vitres électriques!  Et un bon steak  au diner! La Chine n’est-elle pas en train de devenir le premier producteur mondial d’automobiles, alors même que le taux d’équipement dans ce pays reste très loin de ce que l’on connait dans un pays développé? J’ai lu quelque part que le plan de relance de l’économie chinoise comportait des sommes énormes pour la construction d’infrastructures routières et autoroutières. Et qui a le droit de priver la Chine d’un maillage autoroutier à l’allemande, à l’américaine ou à la japonaise?

De ce point de vue réaliste, le maigre résultat obtenu à Copenhague  montrerait même  a contrario le poids relatif énorme de la mobilisation  écologiste dans quelques pays riches dans la définition des normes internationales de bienséance en la matière. Il y a quand même bien eu à Copenhague un début de quelque chose plutôt que rien. Aucun État ou groupe d’États ne se trouvent, fort heureusement, sur la ligne du négationnisme en matière de réchauffement climatique, négationnisme si cher pourtant à notre bon Claude Allègre. Après tout, la Chine  ou l’Inde ne manquent pas eux aussi de savants; par commodité, les  dirigeants chinois ou indiens auraient pu se tenir fermement sur la ligne du « climato-scepticisme » en donnant du poids institutionnel à un héraut « climato-sceptique » local ; or, contrairement à la période stalinienne de l’U.R.S.S., quand un Lyssenko inventait une science socialiste de la biologie avec le soutien du cher « petit père des peuples » pour faire pièce aux avancées de la « science bourgeoise », aucun des grands États à forte tradition scientifique n’a cru bon de se lancer dans l’aventure qui aurait consisté à mettre sur pieds une contre-académie « climato-sceptique », pour faire contrepoids au discours institutionnel du GIEC. Pas de réchauffement climatique anthropique, pas de problème. G. W. Bush a bien essayé presque jusqu’à la fin de son mandat cette stratégie aux Etats-Unis, mais il n’avait pas les marges de manœuvre d’un Staline.  Les pays pétroliers du Golfe auraient peut-être les moyens financiers de le faire en regroupant tous les  opposants aux thèses du  GIEC, mais ils manquent sans doute du minimum de crédibilité héritée d’une tradition scientifique pour se lancer dans une telle aventure négationniste, cousue par ailleurs de fil blanc vu la nature de leur économie. La Russie serait sans doute un très  bon candidat à une telle aventure négationniste, mais cela ne ferait illusion sur personne  vu les brillants antécédents soviétiques en la matière. On peut donc se féliciter chaudement de cette belle unanimité maintenue! Le désastre climatique est reconnu par tous comme certain si l’on continue ainsi, et, tout de même, la paix, c’est mieux que la guerre. Ouf…

Ainsi, sur cette « morne plaine » de Copenhague, ce n’est pas tant la cohésion de l’Union européenne ou la nature de son leadership qui me  semble en cause, que son absence d’allié sur cette question climatique parmi les grandes puissances. Il faudrait ainsi s’interroger sur le poids apparemment bien faible dans les négociations du Japon, encore  à ce jour une grande puissance économique (certes en déclin rapide du point de vue de son poids futur vu sa démographie et en pleine interrogation sur son modèle de développement). Il faudrait aussi méditer sur les conséquences pour le poids de l’Union européenne dans les affaires du monde de la « perte de la Russie ». Grâce aux innombrables erreurs faites pendant les années d’Elstine, cette dernière, pourtant encore officiellement à ce jour un pays du Conseil de l’Europe, a basculé dans une (craintive) autocratie post-moderne, appuyée sur la rente pétrolière et gazière, pour le moins assez peu sensible à la question climatique. La division de l’Afrique  et de l’Océanie en une myriade d’États aussi faibles que possible lors de la décolonisation nous le payons aussi aujourd’hui : des  solides fédérations africaines  ou océaniennes auraient sans doute eu plus de poids dans les négociations. Surtout, en dépit de la vigueur du mouvement écologique et environnementaliste nord-américain, et du poids des scientifiques travaillant pour le GIEC dans ce pays, les Etats-Unis restent la polyarchie à tendance ploutocratique, dominée par les lobbys du pire monde possible à venir, qu’ils ont été sous les années Bush. Le peuple américain semble d’ailleurs en comparaison avec cette rive de l’Atlantique fort dubitatif sur le réchauffement climatique, « c’est encore l’un de ces complots des communistes pour affaiblir l’Amérique », semble être une croyance fort partagée dans l’Amérique de l’année 2009. Qui les a amené à croire cette fable, sinon une activité fort avisée de persuasion (pas cachée du tout) des « climato-sceptiques », plus ou moins stipendiés par les groupes d’intérêt qui tiennent de fait le pays?

Bref, n’imputons pas à l’Union européenne les résultats d’un jeu où elle n’est pas seule à jouer.

Certes, cette façon de voir, vu du point du citoyen (ouest-)européen à conscience écologique, signifie la certitude du désastre à venir. Je suis pessimiste, c’est bien connu. En attendant :  » Joyeuses fêtes! »

Gary King, Kay Lehman Schlozman, Norman H. Nie (dir.), The Future of Political Science. 100 Perspectives.

kingComme un lecteur régulier de ce blog l’aura compris, je ne  me sens pas très satisfait de l’état actuel de la science politique.  Je me suis donc précipité pour lire le livre dirigé par Gary King, Kay Lehman Schlozman, Norman H. Nie, intitulé The Future of Political Science. 100 Perspectives (New York et Londres : Routledge, 2009). A en croire sa présentation (cf. son quatrième de couverture), cet ouvrage  prétend proposer « some of the newest, most exciting ideas now percolating among political scientists », le tout sous la plume de pas moins de 100 auteurs de renom. Peut-être suis-je un lecteur blasé, « lassé de tout même de l’espérance », mais je dois dire que le contenu de l’ouvrage ne m’a pas paru  se situer  à la hauteur de sa triomphaliste  auto-présentation.

Premier point qui m’a désagréablement surpris : en réalité,  il s’agit de « mélanges » en l’honneur de Sidney Verba, le célèbre politiste américain, à l’occasion de son départ en retraite. Vous ne trouverez cependant pas cette indication dans les présentations du livre, y compris dans celle présente en toute première page (non numérotée) de l’ouvrage reprise sur les sites Internet (Amazon par exemple) ou dans la quatrième de couverture, mais celui qui tient le livre entre ses mains  finit par le comprendre à l’avant-dernière page de l’introduction (p. XIX) où ce statut de « mélanges » lui est enfin précisé. Il se confirme d’ailleurs aux pages 272-273, qui comprennent une bibliographie essentielle des travaux  de et sur S. Verba , et aussi de manière plus amusante ma foi, par la teneur des biographies succinctes des 100 auteurs réunis ici. En effet, chacun y raconte en peu de lignes la teneur de sa relation avec « Sidney Verba », « Sid Verba » ou simplement « Sid ». On s’associera facilement à l’admiration pour ce dernier, un auteur essentiel évidemment, mais on aurait aimé être prévenu de l’exercice de déférence auquel on était ainsi convié.

Du coup, on comprend qu’avec un tel principe de sélection des auteurs – avoir croisé S. Verba au cours de sa longue vie professionnelle  -, on obtiendra un échantillon plutôt biaisé de la science politique. Ce qui m’amène au second point qui ne m’a surpris qu’à moitié il est vrai : cette science politique dont il est question de tracer ici les perspectives  reste exclusivement anglophone, et très nord-américaine dans sa composition. On pourrait même remarquer le poids important des chercheurs de l’université d’Harvard,  dernier lieu d’exercice professionnel de S. Verba. Un tel biais n’a en fait absolument rien d’étonnant pour des mélanges offerts à un collègue éminent, c’est même le jeu habituel de cet exercice, de là à en tirer des perspectives pour la science politique, il fallait oser le coup marketing… Les trois auteurs de l’introduction cachent même ce  statut (infamant?) de mélanges jusqu’au cœur de celle-ci : en effet, il n’est signalé qu’il s’agit de mélanges  qu’après avoir décrit le protocole qui a présidé à l’agencement des  100 articles dans l’ouvrage. Il indique aussi que la forme choisie, une suite de 100 petits essais sur les perspectives de la science politique, l’a été pour éviter de ne pas avoir… de lecteurs. Ce que je traduis: nous n’aurions pas trouvé un éditeur pour des mélanges, nous avons inventé quelque chose pour pouvoir être publié et honorer notre très distingué collègue.

Troisième point de surprise. Au lieu de tracer une voie pour l’avenir de la discipline, l’introduction expose exclusivement la méthode d’ordonnancement des 100 textes. Les trois directeurs de l’ouvrage ont en effet fait appel à une double classification : l’une manuelle par thème par des gentils étudiants avancés et l’autre automatique en rapprochant les textes selon la proximité des mots que les textes utilisent. Les textes sont donc ordonnés dans l’ouvrage par ordre de plus grande proximité. A la fin de chaque texte, il existe un système de renvoi, qui indique la congruence ou non des renvois manuels et automatiques entre textes.  Je n’ai guère été convaincu par cette méthode. Elle m’a surtout semblé être destinée à cacher que le livre n’était pas fondé sur une vraie tentative de donner la parole à toutes les tendances possibles de la science politique, elle révèle par ailleurs un refus d’organiser clairement le propos (ce qui aurait mis en évidence les pleins et les vides), et surtout comme un magnifique exercice de méthodologie pour la méthodologie.

Ces réserves étant faites, ce livre apprend-il quand même quelque chose en dehors de l’ampleur du réseau social de S. Verba et des curateurs de ses mélanges?

Tout d’abord, si l’on regarde les bibliographies succinctes (deux ou trois références tout au plus pour chaque article) proposés pour une bonne moitié des articles, on se rend compte que celles-ci sont exclusivement en langue anglaise.  Quelques auteurs étrangers contemporains ont l’honneur d’être cité (par exemple Angelo Panebianco pour son classique publié en 1982 sur les partis politiques et traduit en 1988), mais le passage par la langue anglaise semble obligatoire pour avoir droit de cité.  Aucun auteur français  contemporain (après 1960) n’est cité en bibliographie  faute sans doute d’être traduit. Cette exclusivité de l’anglais s’explique peut-être simplement par la volonté de proposer aussi dans cet ouvrage  une introduction à la science politique, et donc de donner à chaque fois des lectures accessibles au lectorat visé.  De fait, à lire la teneur des articles, on en conclut plutôt que cet exclusivité de l’anglais traduit tout d’abord un « centrement » sur l’étude des Etats-Unis de la part des politistes ici rassemblés – et une prise en compte du reste du monde en fonction de ce point de vue aussi particulier que dominant (ce qui se voit d’ailleurs bien dans les textes parlant de politique comparée). Comme on pouvait s’y attendre, les bibliographies tendent à ne citer que des parutions des quinze dernières années en répliquant ainsi la tendance à l’œuvre en économie où la durée de vie d’une référence se raccourcit au fil des ans, mais, par contre, les bibliographies témoignent du rôle préservé du livre comme lieu d’imposition d’une idée (avec des  citations de certains dans plusieurs bibliographies, par exemple : Larry M. Bartels, Unequal Democracy : The Political Economy of the New Gilded Age, paru en 2008).

Ensuite, sur le fond proprement dit, on voit se distinguer deux tendances dans cette science politique liée humainement à S. Verba.

Premièrement, une tendance, ici minoritaire, veut persister dans l’ère de la montée en puissance scientiste de la discipline. L’article de Gary King, « The changing evidence base of social science research » (p. 91-93) dit en quelques mots les ambitions de l’auteur. Pour lui, l’avenir des sciences sociales se trouve en fait dans le « data-mining ». Le raisonnement est simple : puisque les individus laissent de  plus en plus de traces électroniques de leurs discours, actions et caractéristiques, il suffit d’exploiter cette masse de données pour répondre enfin à toutes les questions que l’on pouvait se poser sur l’activité politique, économique et sociale des individus. Inutile de les interroger, de les observer avec les anciennes méthodes où l’on crée de la donnée par l’enquête,  il suffit de les suivre par leurs traces électroniques et de mouliner le tout avec des outils statistiques adéquats. Cette version des sciences sociales me semble hésiter entre la « bienveillance » intéressée d’Amazon ou de Google à notre égard soit comme lecteur  soit comme chercheur d’information sur la toile et la « mal-veillance » d’une N.S.A. à la puissance 10 ayant mis toutes les C.N.I.L. du monde au piquet… Le moins que l’on puisse dire, c’est que le texte de G. King m’a mis très mal à l’aise, et que  la justification de tout cela repose, selon ses dires, sur la volonté de « use this new information to better  understand and ameliorate the major problems that affect society and the well-being of human populations » (p. 93) ne m’a pas rassuré le moins du monde avec la pointe d’utilitarisme qu’on y devine. (Ce texte digne d’un mauvais roman de science-fiction a augmenté d’un fascicule mon propre dossier sur G. King, qui, lors du Congrès de l’AFSP de Toulouse en 2007, avait infligé tel un  sapajou un pensum de son crû à la communauté des politistes qui avait déjà une journée de colloque derrière elle,  le tout il est vrai à l’invitation de Nonna Mayer qui avait crû bien faire pour notre éducation à la  Science!). On trouvera même, toujours dans cette ligne scientiste, une défense d’une approche « génétique » des orientations politiques, avec le texte de James Q. Wilson, « Political Science and the Future » (p. 61-62): après le « natural-born criminal » (ou le criminel-né) des années 1890-1900, il y aura donc le « natural born Conservative » ou le « natural-born Liberal » des années 2000 et suivantes…

Deuxièmement, une tendance, majoritaire, à une mise en cause, plus ou moins discrète, de la démocratie américaine. En effet, ce livre, conçu avant 2008, porte la marque des années G. W. Bush et de leur montée en puissance aussi évidente qu’inexorable des inégalités économiques au sein du peuple américain. En effet, certains de nos collègues américains semblent (enfin) se rendre compte qu’il existe un mystère ou même une contradiction, entre l’affirmation du « pouvoir pour le peuple » qu’est censé être la démocratie contemporaine et la montée en puissance des inégalités, en particulier de revenus, au sein de ce même peuple avec toutes les conséquences qui s’en suivent sur le bonheur général (Louise K. Comfort parle de l’amplification d’une « underclass » qui « undermines the vision and norms of a democratic society »,  p.210). De fait, on retrouve ici toute la partie de la science politique américaine qui s’était déjà mobilisée sur ce point dans le rapport spécial  de 2003 de l’APSA sur les inégalités, rapport auquel Sidney Verba avait apporté son expertise.

Il existe donc  à parcourir ce livre comme l’ombre d’un doute sur la nature même de la démocratie américaine. Le tout premier texte proposé au lecteur, celui d’Arend Lijphart, « The United States : a Different Democracy » (p. 1-3), affirme que la démocratie américaine possède tant de traits uniques par rapport aux autres démocraties qu’elle n’est certes pas pire (« worse »), mais qu’elle ne peut être érigée en modèle. Lijphart ne va cependant jusqu’à oser dire qu’il s’agirait d’une autre espèce de régime politique que la démocratie telle qu’on la connait ailleurs des Pays-Bas à l’Inde, mais on s’approche à deux doigts de cette « odieuse conclusion ». Même inquiétude exprimée par Lawrence R. Jacobs, « The threat to democracy » (p. 49-51), qui insiste sur la capacité contemporaine de la Présidence de modeler les « demandes » de l’opinion publique (sans citer directement la Guerre d’Irak de 2003…), ou par Torben Iversen, « Why Do (Some) People Acquire Costly Political Knowledge? » (p. 75-77), qui s’intéresse aux bases sociales des inégalités d’information entre citoyens qui expliqueraient largement l’alignement plus ou moins cohérent de leurs choix politiques sur leurs intérêts matériels. Jeffrey M. Berry, « An Ever Fainter Voice » (p. 98-100), souligne l’absence de groupes organisés défendant directement les intérêts des travailleurs pauvres: « In political terms, who speaks for the working class individual making say, $8.50 an hour ($17.680 a year)? (…) The answer of course is that, at best  the $8.50 Wal-Mart employee has marginal representation in our interest group system. » (p. 100) Benjamin I. Page, « Exploring Political Inequality » (p. 101-103) ajoute même : « To me, a striking shortfall in studies in American politics to date has been the general failure to test (or to integrate into mainstream political science) the hypothesis that political inequality proceeds chiefly from the political power of corporations, wealthy individuals and organized interests. » (p. 102) Les articles de Larry M. Bartels, « Voice, and then What? » (p. 104-105) , d’Eric Schikler, « The Impact of Unequal Political Parcipation on Policy Outcomes » (p.106-107), de Jan Leighley, « Participation Matters » (p.108-109), de Philippe E Converse « Participatory Distortion ($$) Takes Off! » (p. 110-111), de Christopher Jencks, « Does Rising Economic Equality Matter? »(p. 115-117), pour ne citer que les plus incisifs, forment comme une terrible litanie, où un auteur finit par se demander si l’on ne doit pas parler désormais du rôle du « donateur-médian » plutôt que de l’électeur-médian pour y comprendre quelque chose à cette démocratie américaine des années 1990-2000.

Robert D. Putnam se demande lui si « Is America Becoming a More Class-Based Society? » (p. 157-158), et n’hésite pas à affirmer qu’au train où vont les choses, il faudra bientôt non plus parler de classes, mais de « castes », au sens d’inégalités définitives d’opportunité de vie entre individus en fonction de leurs classes de naissances. Il y aurait d’autres articles à citer   (par exemple toute la veine féministe présente dans l’ouvrage ou toute la ligne d’analyse réfléchissant sur les conditions institutionnelles, y compris les forts taux d’emprisonnement, de la non-participation au processus politique des groupes les moins dotés en ressources économiques ) pour montrer à quel point une partie de la science politique ici représentée fait preuve d’une inquiétude, à mon sens bienvenue, sur la réalité des promesses de la démocratie américaine. Un gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple qui aboutit à établir à une société totalement inégale sur le plan matériel, allant de ce fait vers l’établissement de castes, comment concilier cela avec les effets supposés égalitaires  (redistributifs?) du suffrage universel? Comme la supposée « tyrannie de la majorité » de mémoire tocquevillienne aboutit-elle à l’assomption économique et sociale d’une minorité de super-riches? La masse des pauvres peut-elle sincèrement souhaiter devenir miséreuse au profit d’une nouvelle aristocratie?

Cette ligne d’analyse comprend cependant sa propre limite; en effet, presque jamais elle n’ose évoquer l’idée que les Etats-Unis comme société politique abriteraient quelque chose comme un État, à savoir un nexus de réseaux d’élites ayant des intérêts propres à faire valoir sur les plans internes et externes (ce qu’on appelle pour le dénoncer dans certains pays, un « Etat profond »). Seul Ira Katznelson, « Congress and the Scope of Democracy » (p. 200-202) s’approche de cette idée qu’il existerait aux Etats-Unis une force agissante, nommée État, qui aurait au fil des différentes époques un ou des domaines de politiques publiques réservés qui ne seraient pas du ressort de la démocratie (ou tout au moins du Congrès); il avance d’ailleurs cette idée en  soulignant que,  depuis les écrits de Robert Dahl ou de C. Wright Mills dans les années 1950, une telle ligne d’analyse a été prudemment abandonnée par les chercheurs.

Bien sûr, la présence de cette ligne d’analyse inquiète correspond à la proximité de beaucoup d’auteurs avec les travaux de S. Verba, qui, rappelons-le, ont été largement consacrés à l’étude de la participation politique différentielle des individus et des groupes. Il faut ajouter pour donner une image exacte de l’ouvrage que nombreux sont les articles qui se soucient en fait peu de ces aspects qu’on pourrait dire de « justice sociale », et défendent l’une ou l’autre sous-chapelle de la discipline (ou simplement leur propre grandeur…). Parmi les amis et connaissances de S. Verba, le « marais » existe aussi comme partout, tout comme les adeptes du verbiage sans contenu.

Cette inquiétude sur le sort de la « démocratie américaine » (qu’on nommerait volontiers autrement après avoir lu l’ouvrage: une « ploutocratie machiste » par exemple) aboutit chez de nombreux auteurs ici présents à une inquiétude sur la place dans la société de la science politique. L’article de Joseph S. Nye, Jr. , « The Question of Relevance » (p. 252-253), pointe directement le risque de devenir (ou d’être) une science sociale qui ne dit rien des enjeux majeurs du temps, y compris face aux étudiants, au profit de la seule production de textes à destination de l’académie des pairs. Bien conscient que les incitations en terme de carrière ne vont absolument pas dans une telle direction d’ouverture sur les préoccupations du monde extra-académique, il invite les Départements de science politique à prendre en compte les aspects de « real-world relevance » des recherches menées par les candidats à un poste.

Vu de France, si ce livre traduit encore une fois la totale marginalité pour nos collègues américains des auteurs écrivant en français, au moins montre-t-il qu’une partie de la science politique américaine, la meilleure peut-être, s’éloigne d’une vision « enchantée » des Etats-Unis,  qu’elle est prête désormais, comme les grands anciens des années 1920-1950, à fournir une description plus réaliste des limitations de la démocratie américaine. Celle-ci, vu le poids énorme de la part nord-américaine de la discipline, ne saurait manquer d’avoir elle-même des effets sur ce qu’il est légitime ou non de dire en science politique: par exemple sur le poids des  grandes entreprises sur la décision politique partout dans le monde.

Par ailleurs, ce livre ouvre une curiosité au lecteur : si l’ère Obama s’avère incapable de revenir sur la montée en puissance des inégalités de revenu et de patrimoine, que l’Administration Obama échoue par ailleurs à introduire une couverture-santé universelle (ou presque) face au mur des lobbies de ce secteur, si l’employé de Wal-Mart perd dans les années de la mandature Obama encore du terrain en terme de revenu et d’influence, les auteurs ici les plus en pointe oseront-ils aller un pas plus loin dans le réalisme, dans le désenchantement? Ce pas qu’ils n’osent pas faire, même s’ils en procurent tous les éléments! Il est vrai que c’est là leur pays, et qu’il est des réalités qu’il vaut mieux discerner chez les autres que chez soi.

Al Gore, « The Assault on Reason ».

La traduction du livre d’Al Gore de The Assault on Reason vient de paraître en français sous le titre La raison assiégé au Seuil (octobre 2008). Poussé par la curiosité et le titre, je me suis acheté la version anglaise (le paperback imprimé au Royaume-Uni chez Bloomsdury), j’ai été plutôt surpris dans la mesure où le contenu ne correspond que d’assez loin au titre,  il s’agit essentiellement d’un worst of des deux mandats Bush, et je demande bien ce qu’un acheteur de la version française va pouvoir trouver dans ce livre. (sauf s’il n’a pas ouvert un journal depuis huit ans). Mais comme il est clairement formaté pour un lecteur américain moyen, il constitue un bel exemple de rhétorique qui pourrait sans doute être utile aux enseignants de civilisation américaine. (En extraits choisis, j’ai quelques idées de passages à étudier.)

La thèse d’Al Gore ne va guère sur le fond au-delà de celle d’Aloïs Schumpeter en 1942 dans son célébre passage de Capitalisme, Socialisme et Démocratie sur la démocratie. Al Gore constate que le public américain ne fait absolument pas son travail d’opinion publique éclairée, ce qui serait la base d’une démocratie au sens traditionnel du terme, et que, du coup, le pouvoir n’est pas du tout accountable. S’agissant en plus d’un pouvoir comme celui de l’Administration Bush, cela a donné les résultats que l’on connaît, et qui sont rappelés tout au long des différents chapitres. Al Gore attribue la faute de cet affaiblissement de l’opinion publique à la télévision, canal de communication unidirectionnel qui permet toutes les manipulations de l’opinion, et il met son espoir en Internet, canal de communication bidirectionnel qui permettrait moins de manipulation et plus d’accountability. Evidemment, comme Schumpeter remarquait déjà en 1942 l’incapacité du public (y compris américain) à former un public rationnel et discursif, la thèse de l’influence de la télévision ne vaut guère, cela a sans doute accentué une tendance en lui donnant de nouveaux moyens, mais c’est tout; Al Gore invente dans son livre une politique d’ « avant la télévision »(et la radio) où la politique aurait été une discussion plutôt rationelle via les pages des journaux et celles des pamphlets et une politique « aprés la télévision » (et la radio) où l’on reviendrait à cette situation mutatis mutandi. Par rapport à Schumpeter, il constate la même faiblesse insigne de l’opinion publique du point de vue des critères de la rationalité (à la Habermas), mais il la croit temporaire et susceptible de remèdes. Il est pourtant bien conscient, comme Schumpeter d’ailleurs, que ce n’est pas le niveau d’éducation en lui-même, même s’il a augmenté depuis 1942, qui crée un public rationnel, susceptible de surveiller l’action des politiques. Al Gore cite pourtant des données établies par des politistes sur les connaissances politiques des Américains qui convaincraient les plus sceptiques de l’inanité d’attendre un public rationnel tel qu’il le rêve. Internet sera donc le salut, et permettra d’aller contre cette solide incapacité du public à former une opinion publique rationelle.

La thèse est donc plutôt simple, voire simpliste. Le livre ne vaut donc la peine d’être lu. Par contre, sa construction  est fascinante. Il est en effet à première vue trés mal construit. En particulier au niveau d’une page, on observe d’incessants changements de thèmes : en fait, Al Gore semble avoir décidé d’écrire comme on mène une conversation. Il ne cesse ainsi de prendre des sécurités : il s’adresse souvent à un (trés hypothétique) lecteur conservateur et chrétien, ou à un (moins hypothétique) lecteur armé d’un marqueur « politiquement correct », pour démentir toutes les mauvaises pensées qui pourraient leur venir à la lecture d’une phrase.

Al Gore ne cesse ensuite de chapitre en chapitre de répéter les mêmes exemples des méfaits, mesonges, omissions, de l’Administration Bush. Ce n’est pas trés étonnant de la part de sa part, mais il ne revient par contre pas du tout sur l’élection de 2000. J’ai d’ailleurs constaté à quel point j’avais eu via la presse française un panorama plutôt complet de l’ensemble de ces écarts avec la vérité et la morale de l’Administration Bush. On apprendra quelques détails supplémentaires sur l’obsession du secret de l’Administration Bush ou sur la théorisation des « pleins pouvoirs » de l’Exécutif en temps de guerre (contre le terrorisme), mais finalement nous avons été informés du principal. Al Gore ne va pas jusqu’à écrire que l’Administration Bush s’est comporté, au moins tant qu’elle a eu la majorité au Congrès, comme une « dictature », mais peu s’en faut.

Enfin, du point de vue des arguments apportés, Al Gore hésite entre deux registres : d’une part, il fait allusion aux avancées scientifiques de la psychologie et des sciences cognitives (qui démontreraient  pour résumer que  la télévision rend nécessairement un peu bête) ; d’autre part, il ne cesse de s’appuyer sur les écrits des Pères fondateurs des Etats-Unis pour justifier son approche et sa vision de ce que devrait être la démocratie (un public rationnel, une vraie séparation des pouvoirs, une vision de l’homme où les institutions brident l’instinct naturel de domination, une séparation de l’économie capitaliste et de la politique démocratique). Cela fait un étrange mélange que ces deux registres, l’un faisant appel à la science et l’autre à la philosophie politique. Le tout est assaissonné de citations de Churchill, Lincoln, F.D. Roosevelt, et aussi de quelques considérations historiques dignes d’un manuel de sixième (et encore cela doit être plus subtil). La science politique n’est guère présente dans ce texte, bien moins en tout cas que l’approche « scientifique » des neurosciences. Al Gore insiste aussi sur l’affaiblissement du Congrès en raison de la discipline partisane renforcées depuis trente ans,  sur la faible compétitivité des élections, sur le poids de l’argent via le lobbying et les dépenses de campagne électorale, mais ces éléments ne sont pas encadrés par un registre plus général issu de la science politique.

Ce livre constitue donc un témoignage historique d’une ére de la rhétorique américaine du côté démocrate, mais l’étonnant, finalement, c’est le côté peu satisfaisant pour la « raison » (entendue comme manière cohérente de présenter des arguments quelque qu’ils soient) de ce livre.  En français, alors qu’on perd toutes les expressions idiomatiques ou les citations plus ou moins cachées, qui font le plaisir de la lecture, le texte doit apparaître carrèment brouillon et idiot, à moins que la version française n’ait été adaptée et truffée de notes explicatives, auquel cas il deviendrait une petite encyclopédie de civilisation américaine.

Sachant que 80% et plus des Français souhaitent la victoire du démocrate B. Obama, l’éditeur a dû penser que traduire ce livre serait une bonne affaire; mais je doute que le lecteur français y trouve son compte. En même temps, si Obama est finalement battu, on pourra toujours le lire à titre d’explication, et d’épitaphe pour une démocratie.

Crise géorgienne : quels enjeux théoriques?

Il pourra paraître bizarre de voir une crise internationale en cours à travers ses enjeux théoriques. Pourtant, si la théorie prétend décrire adéquatement le monde, il faut bien qu’elle passe le test de la réalité historique, et une crise internationale comme la crise géorgienne peut remettre en cause tout ce qu’on peut savoir auparavant.

Quels sont les ingrédients apparents de la crise géorgienne?

La très vieille « Question des nationalités » : le Caucase prolonge les Balkans de ce point de vue. On retrouve là comme ailleurs l’extraordinaire force politique de la mobilisation nationaliste de la part d' »entrepreneurs en nationalisme », mobilisation nationaliste qui semble bien le moyen le plus simple d’exciter les esprits et de créer des passions inexpiables. Le trés intéressant papier de Bernard Dréano, « Le Piège ossète,  l’éternel retour de la question nationale en Europe » (cf.  sur le site de la revue Mouvements, http://www.mouvements.info/spip.php?article314) souligne à loisir les coordonnées propres de ce conflit  malheureusement classique. Celui-ci se double comme d’habitude des rapports de clientèle entre un centre protecteur et une nation aspirant à la souveraineté (relation qui remonte au moins à  l’indépendance grecque dans les années 1830).  Il importe en fait ici peu de savoir si l’Abkhazie ou l’Ossétie du sud disposent d’un droit historique à la souveraineté, et de comparer/opposer ces situations avec le cas du Kosovo ou de la Tchéchénie (ou du Tibet ou de la Catalogne, etc.). Toute la recherche contemporaine sur les ethnies et les nationalités, à quelques primordialistes prés, converge sur l’idée de leur caractère labile et arbitraire. Dans le cas présent, qui a tort, qui a raison, à quelle catégorie se rattacher, n’est même pas à évoquer comme moyen de comprendre la crise.

La non moins ancienne question des zones d’influence politique et économique : comme les médecins de Molière, il est facile de déclamer : « le pétrole, le pétrole, le pétrole » – et « le gaz, le gaz, le gaz ».

Enfin, ajoutons à ce portrait : les alliances (défensives of course) entre Etats.

Et pour donner un grain de répétition supplémentaire à la situation : une situation de redressement national (celui de la Russie) aprés la période « weimarienne » qu’elle a vécu de 1991 à 2000.

Tous les ingrédients sont donc réunis pour une confrontation générale selon la vision classique, « réaliste », des relations internationales. Il manque toutefois même de ce point de vue un élément : la faisabilité d’un conflit conventionnel (armé) parait faible tant la Géorgie paraît isolée, elle est coincée au sud par l’Arménie (pro-russe) et l’allié de l’OTAN avec laquelle elle a une frontière commune n’est autre que la Turquie. Or cette dernière ne semble pas avoir un grand contentieux avec Moscou, et son opinion publique ne semble pas trés pro-américaine ces temps-ci. J’ajouterais qu’il serait amusant de voir les militaires turcs se battre au nom du  principe de l’intégrité territoriale des (petits) Etats, soit au nom d’un principe qu’ils violent eux-mêmes allègrèment depuis 1974 à Chypre (où existe toujours à ma connaissance une République turque de Chypre-Nord), Etat membre de l’Union européenne depuis 2004. Je rappelle ces détails bien connus pour souligner qu’avec la logique précédente, disons « à la 1930 », la Géorgie est perdue en cas de guerre conventionnelle. L’Occident pourrait « irrationnellement » se lancer dans un tel conflit perdu d’avance, mais il est tout de même rare d’engager un conflit avec de telles perspectives.

Déjà de ce premier point de vue réaliste, rien de grave (sauf pour les Géorgiens…) ne devrait se passer. L’argument théorique et empirique majeur qui devrait rassurer, c’est bien sûr la dissuasion nucléaire dont disposent les deux camps en présence (Russie et Etats-Unis). Comme le montre l’histoire de la « Guerre froide », les deux acteurs doivent éviter la confrontation directe s’ils ne veulent pas disparaître de la surface de la terre (et nous avex eux!), ce qui ne leur interdit pas la confrontation indirecte. Toute la question théorique (et pratique) sera bien sûr de savoir si il ne peut pas exister quelque chose qui détraque cette belle mécanique de la dissuasion. Ce que nous montrent les médias des caractères des protagonistes  (le duo russe Poutine-Medvedev, et G. W. Bush) pourrait inquiéter. La mise en place d’un bouclier anti-missiles aux portes de la Russie est fortement déstabilisateur – mais, normalement, la Russie devrait réagir en créant son propre bouclier. On pourrait s’inquiéter aussi fortement des parallèles historiques que certains politiciens européens font avec les années 1930 : j’ai entendu hier sur France-Inter Dennis Mc Shane, un ancien ministre travailliste, comparer l’action des troupes russes à celle d’A. Hitler dans les Sudètes en 1938; à force de ne pas vouloir être « munichois », et de vivre cette crise dans des catégories du passé, on peut effectivement sortir de l’univers de la rationalité…

En somme, en n’utilisant que des arguments réalistes, on pourrait déjà décrire une issue heureuse de la situation – si chacun est conforme à la rationalité, et s’il calcule bien ses coups.

A cela s’ajoutent toutes les théories qui insistent sur l’émergence avec la globalisation d’un monde plus uni et plus sûr….  La situation d’interdépendance économique entre la Russie et les pays de l’Union européenne est évidente, les Etats-Unis comme importateur net de pétrole ne peuvent guère souhaiter se priver du pétrole russe sur le marché mondial. On peut ajouter des éléments plus institutionnels (Conseil de l’Europe, OSCE, G8), et, à un niveau inférieur à ces instances de dialogue politique, rappeler qu’on collabore dans de nombreux domaines avec la Russie depuis les années 1990 (par exemple dans le domaine spatial). On peut ajouter l’interpénétration croissante des économies russes et européennes. Bref, un conflit armé serait impossible parce que le « doux commerce » nous en empêche.

En fait, les deux grands courants théoriques, celui qui pense que les relations internationales sont toujours peu ou prou dans une situation « hobbésienne » ou celui qui voit l’émergence d’une société mondiale, formelle et informelle, aboutissent à la même conclusion. S’il se passe quelque chose de trés fâcheux, il faudra donc trouver autre chose! Cet autre chose pourrait être la « théorie constructiviste des relations internationales », qui insiste beaucoup sur les représentations que se font les acteurs de la situation. Là encore, cette crise va plutôt en contre-tendance avec la tonalité générale de cette litttérture qui insisterait plutôt sur l’émergence de représentations partagées, plus subtiles en somme des différents intérêts en cause. A la relire, je ne crois pas que cette littérature laisserait présager un choc USA-Russie. Elle pourrait bien sûr être réécrite aprés coup, en soulignant que dirigeants russes et dirigeants américains « croyaient à leurs mythes », mais, à ce stade de (ce qui restera de) la civilisation (« dans le jour d’aprés »), la phrase du grand auteur élisabethain sur l’histoire de l’Homme serait sans doute plus appropriée…

Autre point : comme je viens de la présenter, la crise géorgienne ne comprend pas d’intervention européenne. Elle existe, mais ne change pas grand chose à ce stade. Elle a simplement facilité à la partie géorgienne l’acceptation d’un cessez-le-feu inévitable, elle a évité à cette partie au conflit de perdre entièrement la face.

J’attends de voir quelles résolutions le Conseil européen extraordinaire du 1er septembre 2008 va prendre. Je suppose qu’on ira vers des sanctions de type : « nous gelons tous les progrès dans la coopération avec la Russie ». Je doute qu’on aille beaucoup plus loin, surtout si les dirigeants russes ont l’intelligence de se retirer d’ici là sur des positions « acceptables » aux frontières de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud, c’est-à-dire qu’ils permettent au plan européen en six points de paraître être respecté sur le terrain. C’est une évidence pour tout le monde que « nous » sommes tenus par le pétrole et le gaz russes. Les pouvoirs de sanction russes (sans usage direct de la violence physique) à notre égard sont infiniment plus « mordants » que les nôtres à leur égard : on pourrait se retrouver dans une situation semblable de celle que connut une partie de l’Europe de l’Ouest en 1973-74 avec les sanctions de l’OPEP aprés la guerre du Kippour, mais de quoi peut-on priver la Russie dans un monde où les sources de bien de consommation se sont multipliées? Priver les oligarques russes de vacances à Courchevel ou sur la Côte d’Azur, comme ironisent certains commentateurs, ne risque pas de nous grandir… Ils iront à Gstaad ou à Dubaï.

Robert Reich, « Supercapitalism ».

Le dernier livre de Robert Reich (Supercapitalism. The Transformation of Business, Democracy and Everyday Life, Alfred A. Knopf : New York, 2008) pourrait constituer une éloquente introduction à notre époque.

Bien qu’il s’intéresse essentiellement aux évolutions présentes de l’économie et de la société des Etats-Unis, le diagnostic proposé par R. Reich peut facilement s’étendre de ce côté-ci de l’Atlantique ainsi qu’au Japon. Pour l’auteur, nous aurions quitté au cours des années 1970 un « Not Quite Golden Age » d’un capitalisme politiquement organisé et tendanciellement égalitariste pour entrer dans une ère du « Supercapitalism » dérégulé et inégalitaire. Cette rupture aurait pour cause essentielle une modification des possibilités technologiques dans la sphère productive, qui aurait changé les conditions de la concurrence entre firmes aussi bien pour conquérir et garder des consommateurs que pour attirer et fidéliser les investisseurs. Les technologies issues de la Guerre Froide et de la Course à l’Espace auraient ainsi trouvé des applications « civiles » dès le début des années 1970. Ce bouleversement technologique appliqué à la production, au commerce ou à la finance aurait progressivement déstabilisé les grandes firmes oligopolistiques/ monopolistiques qui dominaient et figaient les marchés à l’époque du « Not Quite Golden Age ». Ni la globalisation (entendue comme libéralisation du commerce international), ni une quelconque « révolution conservatrice », ni une modification des repères moraux des entrepreneurs ne seraient en cause dans la modification profonde de l’économie et de la société américaines depuis 1970. La technologie aurait en quelque sorte réouvert le jeu de l’économie dans un sens typiquement à la Schumpeter, et l’idéologie néolibérale et la politique des Administrations successives, Républicaines comme Démocrates, n’auraient fait qu’accompagner tardivement ce mouvement de fond commencé dès les premières années 1970. Cette modification d’origine technologique des régles du jeu économiques au profit des consommateurs et des investisseurs expliquerait l’explosion des inégalités de revenu et encore plus de patrimoine entre Américains.

R. Reich propose donc son explication de l’effondrement progressif du compromis social d’après-guerre. Il n’est pas à vrai dire le premier – l’Ecole française de la Régulation s’intéresse à ce sujet depuis au moins vingt ans (cf. les travaux de Robert Boyer et de Michel Aglietta par exemple). Son explication exclusive par des mutations technologiques me paraît limitée : ce choix de la technologie comme ultima ratio me semble surtout destinée à éviter au lecteur de s’égarer dans l’attribution du phénomène en cours à un camp politique particulier; il cherche aussi sans doute à dérouter venant de la part d’un auteur considéré comme « liberal » aux Etats-Unis dont on attendrait qu’il accable le camp conservateur pour la catastrophe sociale en cours : un pays de plus en plus riche, mais aux habitants majoritairement accablés par des évolutions défavorables dans leur vie quotidienne.

La partie la plus intéressante de l’ouvrage s’avère être son idée que cette augmentation de la concurrence entre firmes les a conduites collectivement à augmenter leurs interventions dans le processus politique. Les firmes auraient augmenté leurs budgets de lobbying depuis les années 1970 (comme R. Reich le montre), non pas tant pour contrecarrer la pression montante des mouvements sociaux (par exemple celui des consommateurs ou des environnementalistes) – ce qui serait sans doute la version privilégiée des politistes  pensant à un backlash conservateur -, que pour s’assurer un avantage compétitif sur d’autres firmes. La présentation par R. Reich du processus politique nord-américain correspond en fait à celle proposée dès les années 1960 par les tenants du « Public Choice » (M. Olson, G. Tullock, J. Buchanan), à savoir que les entités les plus riches ou les groupes les mieux organisés finissent par dicter entièrement la loi à leur profit sous couvert de défense de l’intérêt général. Le lobbying est à la fois un investissement dont le retour monétaire devient de plus en plus important à la mesure des bouleversements apportés par les technologies et une nécessité défensive contre les concurrents. R. Reich montre en effet que ce dernier ne sert désormais que de paravent à des activités de « rent-seeking » (recherche de rente) comme diraient les tenants du « Public Choice ». Il cite ainsi toute une série de lois américaines adoptées en 2004-06 (p. 148-163) en montrant à chaque fois les coalitions de lobbys en cause et aussi les tactiques de communication utilisées pour donner l’impression au grand public que l’intérêt général était en cause. Pour lui, un lobby formé d’entreprises (comme pour les tenants du Public Choice d’ailleurs) ne saurait par définition défendre l’intérêt général : la défense de celui-ci (dont contrairement à certains tenants du Public Choice il suppose qu’il existe bel et bien) ne peut reposer que sur des organisations civiques de masse (comme le furent jadis par exemple l’American Legion). Sa vision me paraît trés économiciste : on (une entreprise éventuellement bien intentionné par exemple) ne peut pas représenter l’intérêt d’autrui (celui d’une masse de citoyens), mais aussi sans doute trés juste si l’on regarde les choses globalement. En effet, la description de R. Reich dans la mesure où elle remet tous les lobbys civiques et même localistes à la place que leur confère leurs seuls moyens économiques désolerait sans doute bien des politistes qui insisteraient au contraire sur le dynamisme  et la multiplicité de la société civile organisée américaine en dehors des seuls lobbys des entreprises. R. Reich balaye pourtant tous ces groupes d’Act Up au Sierra Club en les ramenant aux seuls chiffres de leur budget. L’argent en effet permet, d’une part, de payer des lobbyistes qui,, de fait sont pour R. Reich efficaces à mesure de l’argent qu’ils recoivent, et, d’autre part, de financer la vie publique américaine, où vaut le principe: qui paye si ce n’est ordonne, au moins dispose. Je me rangerais volontiers dans le camp de R. Reich, même si, au niveau de l’une ou l’autre politique publique, les choses peuvent se compliquer à un moment ou à un autre. Si l’on désire s’élever au niveau philosophique, on pourrait dire qu’une somme importante d’argent permet de fait de (faire) défendre n’importe quel argument, aussi fallacieux soit-il, dans une discussion supposée « habermassienne » (le débat sur les « doutes » sur le changement climatique me paraît une illustration parfaite de ce point). Bref, la vision simpliste de R. Reich me parait globalement pertinente :  l’inégalité de ressources économiques pour intervenir dans le débat public finit par tuer tout espoir de définir un intérêt général « réel » (correspondant au « plus grand bonheur du plus grand nombre ») via le processus politique habituel.

R. Reich tient par ailleurs dans ce livre une ligne étonnante à première vue : il refuse d’incriminer les chefs d’entreprise et leur recherche effrenée du profit, et souligne avec force que cette attitude – qu’il ne nie aucunement – n’est que le résultat de la montée en puissance parallèle du pouvoir des investisseurs d’une part et des consommateurs de l’autre. Si la direction d’une entreprise côtée en bourse ne propose pas des rémunérations (très) attrayantes aux investisseurs, elle est de fait condamnée à terme, et sera remplacée par des nouveaux dirigeants prêts à « faire ce qu’il faut »; si une firme n’offre pas un rapport qualité/prix excellent aux consommateurs, ceux-ci voteront avec leurs pieds en allant se fournir ailleurs. De même, l’explosion des rémunérations des dirigeants des entreprises côtées n’est pour lui en fait que l’exact reflet de l’augmentation concomitante des gains des investisseurs en bourse : les dirigeants reçoivent en fait une part constante (ou presque) d’une plus value boursière qui elle explose, d’où des revenus désormais « indécents » comparés à ceux des simples employés (en 2001, un dirigeant d’une entreprise cotée est payé 350 fois le gain moyen d’un employé). R. Reich incrimine ainsi tout un chacun (« us » dans la version originale) : tout un chacun comme consommateur cherche le meilleur « deal » possible, même chose comme investisseur (via son petit investissement dans un fonds mutualisé quelconque). On remarquera d’ailleurs, en suivant l’auteur, qu’une personne qui ne serait que consommateur et investisseur vivrait le « supercapitalisme » comme un nouvel âge d’or. Par contre, les mécanismes du « supercapitalisme » sont incapables de prendre en compte toutes les nécessités de la vie en société qui dépassent les préoccupations d’un consommateur et d’un investisseur (par exemple pour R. Reich la qualité des programmes de télévision, le changement climatique, l’organisation de l’espace urbain).

De ce fait le livre constitue un appel à la régénération de l’aspect « citoyen » de tout un chacun. Pour R. Reich, il ne faut en effet rien attendre de l’idée de « responsabilité sociale des entreprises » : celles-ci peuvent bien faire illusion par des actions visibles du grand public qui donneront l’impression qu’elles sont « morales », mais rien n’est possible à long terme dans un univers économique où il faut avant tout offrir à la fois le prix le plus bas au consommateur et le rendement le plus élevé aux investisseurs. Il ne faut rien attendre non plus des campagnes « moralisatrices » ciblées sur une firme en particulier : les activisites anti – Wal Mart ou anti – Nike par exemple perdent leur temps et leur énergie à faire modifier la stratégie et les pratiques d’une firme qu’impliquent nécessairement les structures de la compétition. Le seul espoir réside dans une régulation légale des pratiques économiques allant contre ce qui est à définir comme l’intérêt général, imposée par les citoyens.

L’idée de R. Reich est donc que, pour sauver la société américaine des maux que lui inflige le supercapitalisme (en particulier une distribution de plus en plus inégalitaire des revenus et de la richesse), il faut un renouveau du civisme sur des questions d’intérêt général (ce qui n’est pourtant pas ce que la science politique américaine observe, c’est le moins que l’on puisse dire, et R. Reich le sait vu les références qu’il cite). Dans une de ses interviews données à l’occasion de la sortie du livre, R. Reich indique qu’il s’agirait d’un mouvement de fond semblable à celui des droits civiques des années 1960. En effet, seul un tel mouvement – absolument invisible pour l’instant à ma connaissance sauf à s’illusionner sur l’Obamania – pourrait contrecarrer ce qu’il décrit par ailleurs comme le poids déterminant des lobbys des entreprises sur la législation.

En fait, ce livre n’inspire absolument pas l’optimisme : les solutions suggérées par R. Reich ne m’ont pas frappé par leur extraordinaire pertinence. La disparition de la « personnalité morale » des entreprises et même de leur unité fiscale qu’il suggère pour clarifier les responsabilités et les gains en revenant au seul niveau individuel des dirigeants et des investisseurs individuels me paraît aller à contre-courant des acquis de la sociologie des organisations et de la sociologie du « crime en col blanc » (E. Sullivan), qui soulignent qu’une entreprise comme institution qui survit aux individus qui l’animent à un moment donné peut être « criminelle » (ou « déviante ») sur la longue durée de son existence.

Par ailleurs, je suis frappé par l’aspect (presque) marxiste du livre: en effet, d’une part, le premier moteur de tout ce bouleversement se trouve être les « forces productives » – les idées (ici néolibérales) et la moralité (ou non) des acteurs principaux se trouvant reléguées au rang d' »idéologie » au sens marxiste; et d’autre part, comment ne pas voir que l’insistance sur les gains des consommateurs et des investisseurs dans le « supercapitalisme » ne sont qu’une façon – certes encore individualisante – de souligner qu’il y des gagnants et des perdants, des groupes sociaux en jeu plus que des individus. Certes un professeur d’Université peut bien s’auto-dénoncer comme consommateur satisfait et investisseur comblé via son fonds de pension, et sa situation de classe est certes ambigüe. Mais un gardien d’immeuble qui va chercher la bonne affaire chez Wal-Mart n’est-il pas à cent lieux du multi-millionnaire en dollards, investis en equity fort rentable, dont il garde la propriété? Parler comme R. Reich le fait d’une division interne aux individus ordinaires entre leur aspect consommateur, leur aspect investisseur, leur aspect travailleur (peu cité dans le livre), et leur aspect citoyen vaut sans doute pour certains groupes où il existe un équilibre entre ces rôles sociaux, mais pas du tout pour d’autres.

Je suppose que R. Reich, étant déjà considéré comme un abominable « liberal » dans son pays, ne peut aller jusqu’à revendiquer une filiation marxiste à son travail. Elle me semble pourtant évidente, y compris dans la vision qu’il professe de l’entreprise qui n’est là que pour faire du profit et dans sa réflexion sur la moralité. Les structures de la compétition économique capitaliste pour les consommateurs et les investisseurs déterminent les comportements des dirigeants, et non l’inverse: la morale n’est ici qu’un leurre. Les dirigeants ne sont pas tant des êtres immoraux prêts à exploiter leur prochain (et plus encore leur lointain) que des vecteurs de forces collectives et anonymes qui font notre Histoire. On pourrait sans doute rétorquer à R. Reich qu’il existe des conditions sociales de possibilité de l’immoralité ou de l’esprit de lucre. Reich n’est d’ailleurs pas loin d’une telle considération quand il souligne que les prétentions éthiques des entreprises satisfont aussi les cadres dirigeants de ces dernières, qui ont ainsi accès au meilleur des deux mondes : ils sont grassement rémunérés et ils font le bien en même temps. Peu de gens finalement sont sans doute prêts à admettre, y compris vis-à-vis d’eux mêmes, que leur activité est uniquement destinée à augmenter le profit des investisseurs et le sien propre via l’intéressement aux résultats de l’entreprise.

Je signale un dernier aspect qui m’a paru à retenir de l’ouvrage : la corruption de l’académie par les lobbys. R. Reich, parlant d’abord de ses pairs économistes, souligne que, de plus en plus, les lobbys ont été capables de les enrôler dans leur luttes pour des régulations qui leur soient favorables. Plus généralement, les entreprises et les lobbys qui défendent leurs intérêts face aux politiques semblent avoir compris que la parole scientifique ou académique fait partie de l’arsenal nécessaire à toute cause, et, malheureusement, le monde académique se prête à ce jeu fort lucratif pour les personnes ou les institutitions qui s’y prêtent.

Au total, il faut donc lire ce livre si typique d’une époque et de ses apories.

Quelques remarques bibliographiques et webographiques :

A noter, il existe une version française : R. Reich, Supercapitalisme, le choc entre le système économique émergent et la démocratie, Paris : Vuibert, 2008. (Le titre en est plutôt raté d’ailleurs).

Pour une interview de R. Reich dans les Echos, lors du lancement de la traduction française, qui ne trahit pas le contenu de l’ouvrage, http://www.lesechos.fr/info/inter/300235688.htm

Une version moins riche dans Libération, http://www.liberation.fr/actualite/economie_terre/289092.FR.php,

reprise par le site du socialiste Benoît Hamon, http://benoithamon.fr/2007/11/07/interview-de-robert-reich-dans-liberation/

Pour un autre résumé-commentaire de l’ouvrage, par un lecteur enthousiaste, commentaire d’ailleurs repris sans être cité directement par d’autres sites indélicats…

cf. http://tto45.blog.lemonde.fr/category/auteurs/robert-reich/

Le commentaire de Jean-Paul Maréchal, un économiste, « Paul Krugman, Robert Reich et les inégalités aux Etats-Unis », L’Economie politique, n°39, juillet 2008, m’a paru fort pertinent. Il n’est cependant pas directement accessible en ligne, sauf pour ceux pouvant entrer sur le site de l’Economie politique, cf.

http://www.leconomiepolitique.fr/paul-krugman–robert-reich-et-les-inegalites-aux-etats-unis_fr_art_741_38147.html

A lire en anglais le dialogue fort vivant sous forme de lettres entre Robert Kuttner et Robert Reich, deux « liberals » liés par leur participation à la même revue The American Prospect, sur la causalité de la situation actuelle,

http://www.prospect.org/cs/articles?article=whos_to_blame_for_the_brave_new_economy

Deux petites remarques finales : grâce à mon accès professionnel à Factiva, base de presse en ligne, j’ai d’ailleurs constaté que presque aucun compte-rendu en français ou en anglais ne remettait en cause la qualité de l’ouvrage, les auteurs d’articles lui reprochant d’être trop complaisants avec le capitalisme (américain) l’emportant en fait sur ceux l’accusant de catastrophisme; il va de soi que l’écho de l’ouvrage est clairement biaisé vers une audience de centre-gauche.