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B. Amable, E. Guillaud, S. Palombarini, L’économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie.

Bruno Amable, Elvire Guillaud et Stefano Palombarini ont fait paraître à la fin du printemps un petit ouvrage au fort contenu, L’économie politique du néo-libéralisme. Le cas de la France et de l’Italie (Paris : Éditions Rue d’ULm, collection du Cepremap). [Il est disponible en version électronique gratuite sur le site du CEPREMAP.  On le trouve toutefois aussi en librairie pour la modique somme de sept euros cinquante centimes. Merci d’avance pour les libraires. ]

Dans cet ouvrage, ils présentent leur modèle interprétatif de la vie politique et économique des deux pays latins, France et Italie, sur les vingt dernières années. Pour eux, les deux pays traverseraient de manière à la fois parallèle et dissemblable une phase de recherche d’un nouveau « bloc social dominant ».

Comme le lecteur cultivé s’en doutera sans aucun doute, la notion de « bloc social dominant » prend son inspiration dans les travaux du grand théoricien marxiste des années 1920, Antonio Gramsci. Cependant, les auteurs simplifient et raffinent à la fois l’idée de Gramsci. Du côté raffinement, le « bloc social dominant » correspond à une alliance, durablement majoritaire dans les urnes d’un pays démocratique, entre des groupes socioéconomiques aux intérêts matériels différents mais conciliables, généralement au détriment d’autres groupes socioéconomiques électoralement minoritaires. Cette alliance s’incarne de plus  – et là se trouve le raffinement à mon sens – dans un équilibre institutionnel, en particulier dans les règles qui régissent les marchés (des biens et services, du capital, du travail). Les institutions en quelque sorte scellent l’alliance entre groupes aux intérêts conciliables, la garantissent, la rendent pérenne. Cet équilibre institutionnel, qui régit la vie économique, politique et sociale d’un pays (par exemple la loi électorale, le statut de la fonction publique, le droit du travail, etc.) produisent cependant des conséquences qui peuvent renforcer ou dissoudre à terme l’alliance en question. Chaque groupe d’intérêt tient particulièrement à certaines institutions et moins à d’autres. Ainsi, pour utiliser un exemple donné par les auteurs, les fonctionnaires tiennent particulièrement à leur statut, mais se sentent moins concernés par les règles de concurrence en vigueur sur le marché des biens et services; les entrepreneurs sont particulièrement attachés au droit de propriété, au droit du licenciement, etc.. La simplification par rapport à A. Gramsci, du moins dans le présent texte, tient au fait que les auteurs s’intéressent peu à ce que ce dernier appelait « l’hégémonie », à savoir à la capacité d’un bloc social à définir le sens de l’évolution historique à son profit, à gagner, si j’ose dire, « les esprits et les cœurs » d’une majorité de la société.

Dans ce cadre intellectuel, qu’on pourrait dire « marxiste » à première vue, mais qui peut aussi être décrit  dans des termes « rational choice », la crise politique dans les deux pays depuis vingt ans tient au fait qu’un « bloc social dominant » n’arrive pas à émerger pour soutenir les politiques publiques néo-libérales, que veulent de fait les élites économiques et politiques des deux pays. En particulier, les alternances politiques, qui contrastent avec la période de l’après-guerre où la stabilité des majorités politiques était la règle, tiennent au fait qu’aucune coalition de partis politiques n’a été à même de satisfaire sur la durée les attentes de toute l’alliance socio-économique qu’ils ont dû former pour l’emporter. Tout gouvernement a ainsi été obligé depuis le début des années 1980 de satisfaire les attentes d’une partie seulement de son électorat, il a donc déçu, et se trouve ensuite confronté à une défaite électorale.

Pour prendre le cas de la France, la gauche (le PS en pratique) prétend concilier les intérêts des classes populaires avec ceux des classes moyennes. Pourtant, chacune de ses expériences de gouvernement depuis 1981 l’amène à choisir une voie sociale-libérale, certes acceptable aux classes moyennes (en particulier  celles qui travaillent pour le secteur public), mais indésirable pour les classes populaires, qui dépendent du secteur privé pour leur emploi et qui abandonnent la gauche à l’élection suivante. A droite, il s’agit surtout de concilier la demande très forte de réformes néo-libérales de la part des électeurs liés aux indépendants et au patronat, avec celle du maintien des protections des salariés du privé que les électeurs travaillant dans ce dernier secteur expriment. Cette conciliation jusqu’ici impossible explique bien en effet pourquoi, au pouvoir entre 2002 et 2012, la droite n’engage pas de réformes radicales du marché du travail, en particulier pourquoi elle ne supprime pas les 35 heures alors qu’elle en avait clairement la possibilité légale. Le plus grand obstacle à cette suppression n’est autre en effet que le simple fait que cette réforme de la gauche a profité et profite fortement aux cadres du secteur privé les mieux payés (les  RTT étant devenu des jours de congé supplémentaires), les mêmes qui sont parmi les électeurs les plus susceptibles de soutenir la droite.

En Italie, la situation est semblable et différente. Aux oppositions de classe, de statut privé/public, s’ajoutent des différentiations régionales (nord/sud) et le poids d’une classe de rentiers dépendant du service de la dette publique (les « BOT-people » des années 1990). L’alliance politique centrée autour de S. Berlusconi regroupait les représentants du profit (grandes et petites entreprises,y compris salariés des petites entreprises s’identifiant aux intérêts de leur patron), les bénéficiaires de la rente publique et le vaste monde du précariat méridional. Cette dernière alliance laissait comme perdant les travailleurs syndiqués des grandes entreprises du nord et de la fonction publique. Cependant, cette alliance s’est révélée instable dans la mesure où l’entretien du précariat au sud, essentiellement via la dépense publique clientéliste, suppose d’augmenter la dette publique, ce qui satisfait les rentiers, mais finit par indisposer les représentants du profit. Par ailleurs,  la gauche italienne, quand elle a réussi à arriver au pouvoir, n’a pas su se concilier durablement le précariat méridional.

Les différences entre les deux pays tiennent donc moins à la visée des élites politiques et économiques qu’à des caractéristiques liés à l’histoire : ainsi en Italie, l’importance numérique des travailleurs indépendants et des PME donne une base démographique non négligeable au néo-libéralisme, de même, le poids des rentiers de la dette publique italienne est central dans les rapports de force électoraux (rappelons que la dette publique italienne est surtout détenue par des résidents italiens).

Le modèle général des auteurs correspond donc à des élites politiques qui cherchent dans les deux pays, non sans difficulté, des majorités électorales, « démocratiques », pour soutenir, « légitimer », le néo-libéralisme qui, de toute façon, semble représenter leur visée profonde. Il s’agit de trouver une formule politique permettant de recruter une majorité d’électeurs à cette fin. De fait, ce que les auteurs décrivent, c’est la recherche de ce qu’ils appellent un « bloc bourgeois », c’est-à-dire d’un bloc social dominant prêt à soutenir des réformes institutionnelles néo-libérales. « Les évolutions françaises et italiennes font apparaître des similitudes dans les tentatives pour fédérer un bloc social dominant excluant les classes populaires et soutenant un programme de réformes d’inspiration partiellement néo-libérales. » (p. 106) L’insertion des deux pays dans l’Union européenne ne fait que renforcer cette visée, en ajoutant une contrainte extérieure bienvenue pour les tenants de l’émergence de ce « bloc bourgeois ». Ainsi, pour les trois auteurs, le gouvernement Monti n’est pas le résultat d’un complot européen contre S. Berlusconi (même s’ils citent la lettre comminatoire de la part de la BCE à ce dernier d’août 2011 lui ordonnant de faire des réformes structurelles, p. 84), mais le résultat de cette dynamique interne qui pointe vers l’émergence d’une nouvelle coalition « bourgeoise » des centres au nom de l’Europe (p. 106-111). Il faut bien dire que les rumeurs d’une grande coalition, après les prochaines élections italiennes, entre les partis (PD, PDL, UDC) soutenant actuellement le gouvernement Monti corroborent assez bien leur sentiment. Pour les auteurs, le gouvernement Monti, sous des dehors techniques, ne fait alors que mettre en œuvre les réformes néo-libérales (sur les retraites, le marché du travail, etc.) que S. Berlusconi n’a pas osé faire complètement de peur de s’aliéner l’électorat populaire. Son côté « populiste » bien connu… Quant à la France, leur modèle laisse mal augurer de la trajectoire de l’actuelle législature dominée par le PS.

Jusque là, le discours aura pu paraître un peu abstrait et plaqué sur la réalité. Il se trouve que les auteurs en s’aidant des données de sondage des élections de 2008 en Italie et de 2007 en France essayent de classifier les électeurs dans différents groupes d’intérêts et de quantifier ainsi les rapports de force dans chaque société. Ils opèrent une analyse en classes latentes (p. 132-155), dont je dois dire qu’elle m’a paru affreusement mal présentée du point de la compréhension du lecteur moyen. Sans pouvoir entrer dans les détails, faute de comprendre totalement moi-même les subtilités techniques de la méthode suivie, il m’a semblé cependant un peu étrange que cette dernière amène à distinguer 12 classes latentes en France et 7 en Italie. La description des classes latentes italiennes m’a paru plus cohérente avec ce que je peux savoir par ailleurs des divisions sociopolitiques italiennes que ce que je peux savoir du cas français. Quoi qu’il en soit,  l’idée m’a paru très intéressante d’essayer de réintégrer directement des données individuelles de sondages avec une analyse par groupes d’intérêts socioéconomiques. Cela paraitra sans doute simpliste et arbitraire à de nombreux collègues politistes, mais les auteurs me paraissent avoir le mérite immense de se poser la question des intérêts matériels de chacun tels qu’ils transparaissent dans les attachements exprimés envers telle ou telle institution ou idée. Celle parait basique et suppose un motif égoïste à la base de tout comportement politique, mais le droit de licencier librement intéressera évidemment plus celui qui est susceptible de licencier que celui qui est susceptible de l’être. Étrange, non?

Parmi les faiblesses manifestes de l’ouvrage, j’en pointerais deux.

D’une part, sur le cas français, leur méthode tend à négliger complètement ou presque l’importance du Front national. La plupart des études sur l’électorat français montrent que l’enjeu de l’immigration est indissociable de l’émergence de ce parti. Les auteurs évoquent pourtant l’idée d’un « bloc nationaliste » et essayent de quantifier l’importance possible de ce regroupement (p. 114), mais, comme leur prisme d’analyse est exclusivement socioéconomique et fondé sur les institutions qui encadrent les marchés, elle semble avoir du mal à cerner l’importance  du FN dans la vie politique française des trente dernières années.

D’autre part, les auteurs ne donnent pas d’explication, tout au moins d’explication développée, au choix par les élites politiques, de gauche, de droite ou du centre, de la voie néo-libérale. On hésite un peu à la lecture entre deux éventualités : les élites politiques se sont, de toute façon, convaincues que c’est la voie à suivre, there are no alternative, only democratic delays ; les élites politiques se rendent empiriquement compte que les classes populaires n’ont plus ou pas le poids électoral suffisant pour soutenir un autre bloc social dominant qui ne mettrait pas la néo-libéralisation des institutions à l’agenda.

Quoi qu’il en soit de ces deux critiques, les auteurs me paraissent ouvrir une voie non sans intérêt pour la compréhension de la politique contemporaine. Une affaire à suivre donc.

Eric Dupin, Voyage en France

Le journaliste Eric Dupin (qui tient aussi son propre blog) vient de publier un Voyage en France (Paris : Seuil, 2011).  Cet ouvrage constitue sans doute pour son auteur comme un prélude à la Présidentielle de 2012.  Eric Dupin, plutôt connu pour être  spécialiste des sondages d’opinion,  a décidé  de changer de méthode pour comprendre l’état d’esprit des Français. On ne sait comment, cet heureux homme  s’est payé le luxe (pour un journaliste) de visiter la France petite région par petite région, en essayant de ne pas aller dans les parties de France dont les médias (nationaux) parlent en priorité (Paris et sa banlieue en particulier). Ce livre constitue du coup comme la dernière actualisation en date du mythe de la « France profonde », ou de la vieillotte « veuve de Carpentras », dont il serait bon de savoir ce qu’elle vit et ce qu’elle comprend du monde pour gouverner. Dix-sept escapades dans cette France de la périphérie (autrement dit, loin de Paris intra-muros) donnent lieu à chaque fois à des rencontres, plus ou moins de hasard,  avec les habitants du crû. Sans ligne directrice de départ, en désirant se laisser surprendre, Eric Dupin veut dessiner un portrait des joies et des peines des Français de ce qu’un Premier Ministre a nommé il y a quelques années « la France d’en bas ». De fait, le livre se lit facilement; quelques facilités de plume sont cependant à regretter et l’on peut ne pas apprécier totalement le côté guide gastronomique à moitié assumé de l’ouvrage, mais le bilan ainsi dressé n’est pas sans intérêt, malgré l’aspect bien peu scientifique il est vrai  de la méthode suivie.

Première conclusion sur l’état d’esprit des personnes rencontrées : personne ou presque n’est content de la « mondialisation ». Ouvriers et patrons communient dans la déploration du phénomène. En gros, cette dernière signifie pour les personnes rencontrées:  délocalisations (en Chine essentiellement), éloignement des centres de décisions (en Amérique, avec les fonds américains de pension par exemple qui contrôlent les entreprises), fin du « travail bien fait » , et, en prime, réglementations (parisiennes et/ou bruxelloises) aussi proliférantes qu’abusives. Clairement, Eric Dupin, en choisissant d’éviter presque complétement Paris et les métropoles régionales (à l’exception de Lille), et en parlant à ceux qui prennent le temps de lui parler (retraités et pré-retraités, maires de communes de petite taille, restaurateurs, routiers, petits entrepreneurs, artisans, commerçants, etc. ),  se retrouve en permanence ou presque dans la « France du non » (au référendum de 2005), et ce d’autant plus qu’il privilégie la visite de la France des petites villes et des campagnes . Or ce sont souvent elles qui ont subi les effets de l’inexorable spécialisation productive des territoires (à l’échelle française, européenne, mondiale). Du coup, au fil de la plupart des chapitres, le lecteur a l’impression de visiter globalement un champ de ruines où gît l’industrie française, ne surnageant ça et là que, d’une part, des pôles de très haute technologie (n’employant évidemment pas les gens auxquels E. Dupin parle puisqu’eux n’ont pas de temps à perdre, ils bossent eux!), et, d’autre part, des modes de vie alternatifs, vraiment post-industriels pour le coup.

De fait, en dehors de quelques régions plutôt rurales ou touristiques, la tonalité du mécontentement domine. E. Dupin parle plus largement d’une « fatigue de la modernité » (cf. sa Conclusion), qui n’est pas sans rappeler les propos tenus pour son départ par le Médiateur de la République. Cette dernière ne veut pas dire que les personnes rencontrées voudraient revenir dans le passé, mais simplement que le présent et l’avenir n’apportent pas ce qu’ils auraient dû apporter de mieux par rapport au passé.  Cette fatigue, pour les gens rencontrés par Eric Dupin, ne se traduit pas vraiment dans une xénophobie exacerbée, mais plutôt par un repli sur le local, le régional, le « pays », seule valeur un peu sûre dans un monde qui leur parait totalement incontrôlable et incontrôlé.

Deuxièmement : le pays apparait au voyageur qui se permet de flâner sans but bien précis comme en voie d’américanisation du point de vue de l’organisation de son espace. Partout, l’étalement urbain, ou plutôt la marée pavillonnaire dans les ex-campagnes, domine, avec, comme conséquence, un étiolement des centres des petites villes (malgré les efforts en sens contraire de tous les maires concernés) et la naissance de centres alternatifs, constitués par le supermarché du coin. Mon expérience personnelle à la Mure d’Isère (38) correspond parfaitement à ce schéma décrit par Éric Dupin : meilleures voies de communication par rapport à ce qu’elles étaient il y a un quart de siècle qui font de la petite région concernée (Matheysine) une périphérie résidentielle de la métropole grenobloise pour des salariés d’exécution, explosion pavillonnaire, développement de centres commerciaux le long de la route (ex-)nationale (« Route Napoléon »), et enfin déclin prononcé de la ville de la Mure et de ses commerces. Cela correspond aussi à la description de David Mangin, La ville franchisée. Formes et structures de la ville contemporaine, Paris : Editions de la Villette, 2004). Cela se lit dans les statistiques  sur l’augmentation de la distance domicile-travail par exemple, ou sur celles, effrayantes, de la consommation de terres agricoles pour lotir et bâtir.

Ces deux conclusions ne sont pas étonnantes bien sûr, et surtout la deuxième est partagée par tout le monde,  Eric Dupin donne simplement une  forme plus  littéraire à ce double constat. Sur le second, il ne semble pas loin de penser que notre pays souffre désormais d’un problème de laideur généralisé (avec des entrées de ville horribles partout) et d’homogénéisation de fait mal digérée : comme tout finit par se ressembler, les édiles inventent partout des traditions, des différences, mais celles-ci se retrouvent être presque partout les mêmes (une vieille Église romane ou gothique, des traditions rurales disparues, etc.) et finissent par être une marchandise comme une autre.

Que conclure du point de vue politique  de cette incursion dans la France profonde, dont bien sûr il serait facile de souligner les limites dans la sélection des personnes rencontrées?

A  suivre E. Dupin, aucun candidat à l’élection présidentielle n’a intérêt pour conquérir ces segments d’électorat ruraux ou péri-urbains  à  dire quelque bien que ce soit de la mondialisation; bien au contraire, à suivre la logique de répudiation de cette dernière qu’il décrit, il ne  faut pas hésiter à la charger de tous les maux possibles et imaginables. Je me disais au fil de ma lecture, que les conseillers de François Hollande avaient dû lire le livre avec leur concept de « normalité », ou bien être arrivés aux mêmes conclusions qu’Eric Dupin par d’autres voies (le fait d’être maire de Tulle y est peut-être pour quelque chose). Idem pour Arnaud Montebourg avec son idée de « démondialisation ». Décidément, un DSK, ex-Directeur du FMI, fort bien logé sur la Place des Vosges à Paris IVème,  aurait été une catastrophe pour la gauche dans ces segments de l’électorat, surtout face à un Nicolas Sarkozy n’hésitant pas une seconde à donner de la voix sur la France qui ne doit pas perdre ses industries.

Ensuite, si la France est désormais « pavillonnaire » à ce point-là, ne peut-on pas alors prédire que les enjeux liés à ce mode de vie (des classes moyennes et populaires) vont prendre de l’importance ? La bronca actuelle d’une partie des députés UMP autour des récentes mesures visant à renforcer la sécurité routière tient sans doute aussi à cette conformation de l’espace, plus encore qu’à une idéologie libérale de la responsabilité ou à un anti-fiscalisme grossier. A force d’avoir amélioré le réseau routier, et permis ainsi aux gens d’habiter loin de leur domicile dans la riante campagne, voilà le résultat, ces braves gens vont trop vite d’un point à un autre, et se prennent à foison amendes et suppressions de points. Idem pour le coût du chauffage des maisons individuelles. Idem aussi pour les problèmes de pouvoir d’achat, largement liés aux monopoles locaux exercés par les supermarchés.

En tout cas, le portrait de la France profonde dressé par Eric Dupin mérite le détour. (Désolé, mais le jeu de mot s’imposait.)

Plagier peut nuire (longtemps) à votre carrière.

La bonne nouvelle de la journée : le Ministre allemand de la Défense, Karl-Theodor zu Guttenberg, a été contraint ce mardi 1er mars 2011 de présenter sa démission, et cela suite aux diverses révélations dans les médias allemands sur la forte dose de plagiat (euphémisme) contenue dans sa thèse de droit. Se rendant compte de la gravité de sa malversation, il avait d’abord tenté de renoncer de lui-même à son titre honorifique, si prisé chez nos voisins, de « Doktor »;  il avait même  reçu le soutien politique de la Chancelière, mais cela n’a pas suffi. Il a démissionné. Bon débarras!

Je dis « Bon débarras! », parce que je vois surtout, du point de vue professoral qui se trouve être le mien, l’aspect éducatif de cette situation. En pratique, cela veut dire qu’un plagiat peut vous nuire, ô sombres plagiaires, quelque temps après avoir été commis, au moment où cela vous importe peu désormais d’avoir un peu forcé le destin académique en votre faveur.  Avec la mise en ligne de tous les travaux universitaires, effectués dans tous les pays, les plagiats (y compris ceux du passé), s’avèrent sans doute de plus en plus faciles, mais ils  peuvent aussi être de plus en plus facilement détectés (avec des logiciels et des sites ad hoc). On peut même imaginer que, dans un futur pas si lointain, on puisse comparer le contenu de textes écrits dans des langues différentes.

Bref, le cas Karl-Theodor zu Guttenberg devrait devenir une  petite leçon de vie pour tous ceux qui seraient tentés par le plagiat. (Bien sûr, cela constitue aussi une petite satisfaction pour les enseignants, qui, comme moi, malgré quelques précautions élémentaires, ne sont pas certains de ne pas s’être fait avoir de temps à autre par quelque étudiant indélicat, et qui en gardent au fond quelque amertume.)

Par ailleurs, un grand merci à nos voisins allemands de nous rappeler encore une fois que les circonstances qui peuvent amener outre-Rhin à la démission d’un responsable politique, y compris lorsqu’il semble efficace dans sa tâche et lorsqu’il bénéficie d’une couverture favorable des médias,  restent décidément plus inclusives que de ce côté-ci du Rhin. Le contraste s’avère de fait saisissant entre les causes qui ont fini par amener à la démission de notre Ministère des affaires étrangères et le motif de celle du Ministre allemand de la Défense. Dans le cadre du partenariat franco-allemand, la convergence des mœurs politiques reste encore à faire, même si la Chancelière allemande a tenté de copier en la matière le Président français.

Unis dans la diversité, ou unis dans la médiocrité… that is the question (plagiat).

Ps 1. Pour la petite histoire, l’après-midi même après avoir écrit ce texte, je découvrais un plagiat dans un des travaux que j’avais à corriger. Cela m’a déprimé au plus haut point.

Ps 2. Nos collègues universitaires allemands, suite à la réaction inadéquate de la Chancelière à propos du cas zu Guttenberg, ont rédigé une lettre ouverte  adressée  à cette dernière pour réagir à ce mépris de la science dont elle faisait preuve à cette occasion. Lancé le 24 février 2011, cette lettre (ou pétition si l’on veut) a recueilli plus de 60.000 signatures à ce jour. On trouve la version allemande ici, et une version anglaise là. Mille bravos aux collègues allemands qui ont réagi ainsi. On notera, pour la petite histoire, que nos collègues écrivent à un moment (avant-dernier paragraphe) : « Nous sommes peut-être démodés et nous en tenons peut-être pour  des valeurs conservatrices datées quand nous pensons que des valeurs telles que la vérité et le sens de la responsabilité doivent valoir aussi en dehors de la communauté scientifique. Il semble que Mr. zu Guttenberg était aussi de ce même avis jusqu’à très récemment. » (ma traduction) En dehors du sarcasme à l’égard du plagiaire démasqué, je ne peux m’empêcher de noter l’usage du terme de « conservateur » . Petit indice pour moi que des liens sémantiques sont en train de changer en profondeur : toute novation n’est plus bonne, et toute conservation n’est pas mauvaise.

Christophe Guilluy, Fractures françaises.

C’est peu de dire que j’ai hésité à chroniquer ce livre de Christophe Guilluy, Fractures françaises (Paris : François Bourin Editeur, 2010) sur mon blog. En effet, l’auteur inscrit dans son texte comme destinataire idéal de ses propos d’hypothétiques leaders d’une gauche qui retrouverait le goût et le sens de la « Question sociale », mais, à raison même de  son contenu sociologique, j’ai plutôt l’intuition que seuls Martine Le Pen ou Bruno Gollnish pourraient faire de cet ouvrage leur livre de chevet. En un sens, s’il se veut une intervention politique dans le débat au service de la gauche, ce livre s’avère  totalement raté, dans la mesure où le diagnostic qu’il pose avec quelque justesse revient à souligner l’impasse définitive dans laquelle la gauche de gouvernement se situerait.

Quelle est donc la thèse de cet ouvrage, que le lecteur supposera du coup comme particulièrement sulfureux? Christophe Guilluy, en tant que géographe, propose une  interprétation de la structuration sociospatiale de la société hexagonale. (Je dis hexagonale, pour souligner justement qu’il s’inquiète de l’éclatement de la société française en segments séparés.) On verrait dans les trois dernières décennies naître deux hexagones avec des logiques contrastées : d’une part, les grandes métropoles (Paris, Lyon, etc.) deviendraient le lieu d’une cohabitation sur un espace restreint entre les classes profitant économiquement de la globalisation de l’économie capitaliste et attirés culturellement par l’idée de mobilité permanente, de cosmopolitisme, de mélange des cultures, et les groupes sociaux les plus économiquement désavantagés présents dans l’hexagone, essentiellement constitués de personnes sous-qualifiés issus de l’immigration familiale d’après 1974; d’autre part, le reste du pays où se seraient en quelque sorte réfugiés les autres habitants, le gros de la population française, la majorité des ouvriers et des employés en particulier. C’est là le principal message du livre : sur les dernières années, la France des « petits » (pour reprendre une terminologie ancienne) est devenue invisible aux yeux des médias et des décideurs publics parce qu’elle s’est dispersée façon puzzle loin des métropoles. Cette dispersion s’explique par deux aspects principaux : d’une part, les « petits » ne peuvent pas se payer le luxe de subir les effets de l’insécurité provoquée dans les quartiers de banlieue, en particulier d’habitat social, par une minorité de délinquants parmi les plus miséreux, conduites déviantes d’une minorité que l’action publique s’avère incapable d’enrayer; d’autre part, l’explication se trouve là plus sulfureuse, ces « petits », essentiellement des personnes issues des immigrations intérieures à la France ou des pays européens proches, ne peuvent pas supporter le choc, que l’auteur qualifie de culturel, de se retrouver désormais en minorité numérique dans des quartiers qui furent autrefois les leurs. Il y aurait bel et bien en France des « effets de substitution » de population dans certaines banlieues.  Les nouveaux minoritaires, ex-majoritaires des quartiers populaires des villes-centres et des banlieues, recherchent du coup, via l’acquisition d’une maison individuelle loin des métropoles, la sécurité de sentir de nouveau l’autochtone d’un lieu.

Les cartes en moins et l’accent sur l’immigration en plus, Christophe Guilluy reprend donc ici la thèse qu’il avait déjà exprimé avec Christophe Noyé dans son très pertinent Atlas des nouvelles fractures sociales. Les classes moyennes oubliées et précarisées (Paris : Autrement, 2004). Pour lui, contrairement au halo médiatique constitué par le « problème des banlieues », la France des petits, des sans grade (toute allusion…) qui souffre des effets de la mondialisation (au sens économique et culturel), autrement dit la vraie Question sociale du point de vue quantitatif et non pas de celui, médiatique, des émeutes urbaines, voitures brûlées, et autres hauts faits de la racaille qu’il faut karchériser pour parler en Sarkozy, s’est déplacée dans le péri-urbain ou le rural profond. Elle en est devenue du coup invisible. Les politiques publiques font largement erreur dans  leur focalisation sur les banlieues parce qu’elles réagissent plus à chaud à des hauts faits médiatisés qu’à la vague de fond qui restructure le territoire.

Malheureusement, la thèse reprise en 2010 n’est tout de même pas loin d’une vision ethnicisée de l’hexagone. L’auteur s’en défend hautement, et critique au contraire l’opposition inclus/exclus largement utilisée dans les médias et le débat public, qui n’est finalement qu’une autre façon  républicaine de dire Français de souche/Immigrés, voire Blancs/Pas blancs. Pour lui, le problème des banlieues  résulte avant tout de la dynamique des marchés du travail métropolitains, qui n’offrent pas de perspectives d’emplois à des populations sans qualifications issues du regroupement familial, et de l’existence d’une offre locative sociale, au départ destinée à loger les ouvriers de l’industrie de ces métropoles, qui accueille ces populations économiquement surnuméraires.  Cependant,  à le lire, il n’est pas sûr qu’il ne tende pas à renforcer  l’approche Français de souche / Immigrés : certes, il insiste sur le fait que la plupart des immigrés ne vivent pas dans les banlieues, que ces dernières, pour une grande partie de leurs habitants, ne sont  en réalité qu’un lieu de passage dans un parcours biographique ascendant, qu’il existe finalement plus de chances de réussite professionnelle pour un jeune de banlieue que pour celui du rural profond, qu’au total, contrairement à ce qui est souvent dit, l’État et les autorités municipales concernées n’ont pas du tout baissé les bras dans ces quartiers que les tendances lourdes de l’économie tendent à appauvrir et y offrent plus de services publics que dans le rural profond, ne serait-ce que parce, désormais, ces banlieues construites dans les années 1950-1970 se trouvent relativement proches du centre de la métropole par rapport au reste de l’habitat diffus construit depuis   ; mais il souligne aussi la profonde ghettoïsation de ces banlieues, où les jeunes descendants d’immigrés familiaux ne rencontreraient plus que des semblables, où les mariages se feraient de plus en plus au pays, pour ne pas dire « au bled », et où une perception ethnique de la réalité l’emporterait désormais chez tout un chacun (y compris chez un maire de banlieue comme Manuel Valls). L’auteur dénonce à la fois avec force des élites qui ne verraient plus la France qu’à travers une opposition villes-centres/banlieues, majorité blanche/minorités ethniques, et en même temps, il renforce par de nombreuses données sociologiques cette impression de la création de ghettos ethniques (contrairement à l’opinion dominante, me semble-t-il, chez les sociologues).

Du coup, le livre finit par imposer l’idée d’une tripartition de l’espace social :

– centres-villes bourgeois et anciens quartiers populaires des villes gentrifiés qui abritent les gagnants de la mondialisation, avec éventuellement une cohabitation dans les anciens quartiers populaires de « bobos » et de sous-prolétaires d’origine immigré récente (ce qui correspond à la diversité du bâti). C. Guilluy fait remarquer que les « bobos » s’accommodent fort bien de la présence de ces « exclus » tant que la cohabitation reste distante malgré la proximité spatiale, surtout quand ces mêmes « bobos » peuvent obtenir grâce à leur présence la baisse indirecte des services qu’ils achètent. L’auteur cite les restaurants abordables grâce au travail au noir en cuisine, on pourrait aussi citer la garde des enfants, le repassage, etc. . Il ajoute quelque peu perfidement que, si les écoles primaires restent peu ségrégées dans ces quartiers ex-populaires entre rejetons des « bobos » et ceux des « exclus », les collèges le sont déjà beaucoup plus, pour ne rien dire des lycées. Comme j’habite à la Guillotière à Lyon, je ne peux qu’accepter son diagnostic, même si mon îlot (au sens urbanistique) appartient sans doute à la petite bourgeoisie depuis les années 1950.

– les banlieues ex-ouvrières, devenus le lieu de concentration de « toute la misère du monde », que, finalement, la France « accueille » selon l’auteur plus que ne le prétend le discours officiel. Elles représentent effectivement selon lui le lieu de l’insécurité, et connaissent une rotation rapide des populations. N’y restent que ceux qui n’ont pas encore trouvé les moyens d’aller ailleurs. Ces quartiers sont en train de devenir des ghettos en dépit des efforts des autorités publiques, et forment en tout état de cause le cul-de-basse-fosse de la société métropolitaine.

– le reste, la France profonde des villages, petites villes, tout ce qui se trouve loin des métropoles. Cette France-là accueille la majorité des classes populaires, de ces 60% d’ouvriers et d’employés qui constituent encore aujourd’hui la population active. Cette France-là se trouve être selon C. Guilluy la grande perdante de la mondialisation économique et culturelle en cours. La présentation de la situation par l’auteur  parait tellement négative que cela m’a fait penser à ce que décrivent les géographes sociaux pour la Roumanie post-communiste d’après 1989 : un vaste mouvement de repli vers la campagne de la part des populations ayant perdu leur travail en ville à la faveur de la transition vers l’économie de marché. Mutatis mutandis, à très bas bruit médiatique, on observerait un phénomène assez similaire en France – qui rencontrerait aussi les effets de la décentralisation productive des années 1960-1970 qui avait déplacé le gros du monde ouvrier loin des anciennes grandes métropoles de la première industrialisation. Bien que C. Guilluy n’aille pas jusque là, il faudrait s’interroger sur l’origine sociale de ces exilés volontaires des métropoles, ne seraient-ce pas en grande partie les enfants ou petits-enfants de l’exode rural des années 1950-60? Quant aux actuels licenciés ou aux menacés de l’être à terme des usines des petites villes et de la France rurale, ne sont-ils pas en majorité des descendants des ruraux de cette même région?

La thèse selon l’usage que C. Guilluy  lui destine vise clairement à avertir la gauche de gouvernement qu’elle doit se préoccuper plus de cette France aussi invisible  dans les médias que  majoritaire dans les faits. Pour l’auteur, qui n’est pas un économiste à la Pangloss pour lequel  tout se trouve aller pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, il ne fait en effet aucun doute que l’insertion actuelle de la France dans la mondialisation, dans la division internationale du travail, profite à certains groupes sociaux et pas à d’autres. Il y a d’évidence des gagnants et des perdants, à la fois sur le plan économique, mais aussi en terme de définition  de ce que doit être une vie réussie, à savoir mobile, nomade, cosmopolite, où, comme dirait Madame Parisot, tout comme l’amour, rien ne dure.

Malheureusement, en raison même de l’acuité de sa description, je ne perçois aucune raison pour laquelle la gauche de gouvernement, le PS en particulier, changerait radicalement son fusil d’épaule. Ses grands leaders métropolitains – les maires des grandes villes – s’affichent à 100% pour l’insertion de leur cité dans la mondialisation – et le gros de leur électorat avec! Allez donc raconter aux maires de Paris,  Lyon,  Strasbourg, ou même Lille, Nantes, Rennes, Montpellier, ou Toulouse, qu’il faudrait un peu réfléchir de manière vraiment critique à cet aspect là des choses. Ne parlons pas non plus des élites  du PS français servant dans les organisations internationales : un DSK ou un Pascal Lamy ne peuvent pas admettre une seconde que la division du travail mondial doive être remise en cause. Il faut l’approfondir au contraire par une meilleur régulation pour qu’elle soit plus juste et efficace. Le PS a certes adopté le concept de « juste échange », mais, pour l’instant, cela reste un slogan sans contenu réel en matière de politiques publiques proposées. Bien sûr, il existe à gauche du PS une autre (petite) gauche de gouvernement, le Front de gauche en particulier. Ce dernier pourrait prendre en charge l’avertissement de C. Guilluy, mais elle ne se trouve qu’au début d’un difficile parcours de (re)construction. Je la vois mal avoir un candidat qui arriverait  en tête des candidats de gauche au premier tour de la Présidentielle de 2012…

On pourrait imaginer cependant que des élus de la France profonde relaient ce message. Hormis le fait qu’il existe sans doute autant d’élus de gauche, de droite ou du centre, ou officiellement sans étiquettes, concernés par cette longue agonie de la France qui se lève tôt, comme on le voit à chaque fermeture de site industriel un peu médiatisé,  il me parait pour l’instant improbable qu’une coalition d’élus de cette France profonde arrive à se faire entendre sur ce thème, et amène la France à changer d’insertion dans la division internationale du travail. Il y a certes eu des étincelles médiatisées (comme le député chanteur…), il y a certes des mouvements de défense des services publics locaux, mais, au total, il est bien peu probable que les métropoles écoutent la France profonde : les intérêts objectifs divergent, et les métropoles  contrôlent le sens de la situation. Pour paraphraser Marx, toute cette France populaire  de l’habitat individuel diffus, que décrit Christophe Guilluy, se résume  à un immense sac de pommes de terre, dont pour l’heure ne menace de sortir aucun mouvement social d’ampleur. (On me dira que, lors de l’actuel mouvement contre la réforme des retraites, les petites villes connaissent de grosses manifestations, mais, pour les médias nationaux, cela reste presque invisible – et bien moins visible que les émeutes dans le cœur des métropoles lyonnaises et parisiennes.)

En fait, en lisant C. Guilluy, et en ajoutant foi à sa description, la vraie question que je me suis posé, c’est finalement pourquoi le Front national fait au total des résultats électoraux si médiocres, alors que la situation lui est, à l’en croire, si objectivement favorable : mondialisation qui appauvrit le gros des  Français et leur fait perdre le sentiment d’être chez eux et les oblige à se mettre au vert, immigration de toute la misère du monde largement hors de contrôle, banlieues en proie à la délinquance venue d’immigrés, création de ghettos, État et autorités publiques de bonne volonté mais impuissants, etc. . C. Guilluy donne lui-même en creux une réponse en soulignant, qu’au vu des sondages, les classes populaires restent attachés à des valeurs d’égalité. Cette allusion à des données de sondage m’est apparue un peu incohérente avec la démonstration générale du livre qui tend au contraire à n’étudier que ce que les gens font en « votant avec leurs pieds » et non ce qu’ils disent lors d’un entretien de sondage. Tel « bobo » cosmopolite et tolérant n’hésitera pas une seconde à s’affranchir de la carte scolaire au niveau du collège pour que son héritier ne souffre pas de la présence d’enfants d’exclus dans sa classe. Laissons donc de côté ce que répondent les gens (sauf à supposer que le peuple soit honnête et les bobos hypocrites – ce qui est possible!). Pour ma part, j’attirerais l’attention  sur  les mécanismes institutionnels de la Cinquième République et  sur la pratique du cordon sanitaire contre le Front national lors des scrutins à deux tours qui érodent depuis longtemps l’impulsion frontiste. Sans possibilité de tisser un réseau de maires, de conseillers généraux,  de s’implanter dans les institutions locales, le FN ne peut aller bien loin. La vraie leçon de ce livre devrait plutôt être tiré à droite : il faut rester sur la ligne chiraquienne (du moins celle de la fin de sa vie politique), surtout ne pas leur entrouvrir la porte, sinon cela sera le déferlement.

Pour ne pas laisser le lecteur sur une telle impression négative, je voudrais souligner une ligne d’espoir que l’auteur ne met pas assez en valeur  à mon sens bien qu’il en parle. En fait, sur les 40 dernières années, les immigrés ou leurs enfants se sont spatialement répandus partout dans le territoire hexagonal. La France profonde se trouve elle-même bien plus métissée qu’il y a cinquante ans. De fait, ce sont aussi  des descendants d’immigrés plutôt récents qui se replient dans les campagnes, qui veulent eux aussi leur maison individuelle. En dehors de quelques maires qui essayent d’empêcher ce genre d’évolutions, la diversité des origines s’impose progressivement partout, tout en suivant un modèle de vie individualiste qui n’a pas grand chose de lointain. C’est un beau gâchis écologique, mais il est possible que cela soit en fait un bon investissement pour la fameuse cohésion sociale.

Ps. Article de C. Guilluy dans le Monde du samedi 6 novembre (page 20, Débats) intitulé « Un conflit révélateur de nouveaux clivages. L’insécurité sociale grandit ». A noter qu’il n’évoque l’immigration qu’en toute fin d’article, contrairement au poids que prend cet aspect dans son ouvrage. Le constat (bienvenu par ailleurs) de l’insécurité sociale, comme il le dit, ne prend pas alors la même coloration.

Ps. Mardi 29 octobre 2013, un lecteur m’a fait remarquer mon erreur sur l’orthographe du nom de l’auteur. Je l’ai corrigée dans le titre et dans le corps du post. J’en profite pour remarquer que l’auteur a bien fait du chemin avec sa thèse qui semble avoir commencé à imprégner le sens commun sociologique. Le livre a été réédité en poche récemment, sous le même titre, chez Champs essais, Flammarion, octobre 2013.