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9 novembre 2016

Je ne sais pas ce que le destin trouve de si passionnant aux 9 novembre, mais je soupçonne qu’il commence à se moquer sérieusement de nous. Le 9 novembre 1918, l’Empire allemand s’écroule. Le 9 novembre 1938, c’est la « Nuit de Cristal ». Le 9 novembre 1989 tombe le Mur de Berlin. Et, le 9 novembre 2016, on annonce l’élection à la surprise et stupeur générales comme Président des États-Unis d’un lointain descendant d’immigrant allemand, d’un outsider absolu de la politique. C’est vraiment, semble-t-il, le « Schicksaltag der Deutschen » , le jour du destin des Allemands, et, par là-même, de nous-mêmes.

Comme beaucoup de gens pourtant bien informés a priori, je n’avais pas venu venir cet événement. Ou plutôt ai-je espéré jusqu’au dernier moment que les sondages diffusés par les médias ne se trompent pas. Je trouvais pourtant que le slogan choisi par Donald Trump était excellent : « Make America Great Again », une telle forfanterie de sa part ne pouvait que le porter à la Maison blanche. Ce n’était pourtant là qu’une simple intuition (esthétique?) de ma part.

En effet, l’un des coups de massue de cet événement, c’est bien sûr l’écroulement de la crédibilité de l’instrument sondagier. Les spécialistes du domaine chercheront à se dédouaner en plaidant la marge d’erreur, l’évolution de dernière minute, et surtout l’électeur chafouin refusant obstinément de répondre à quoi que ce soit de ce genre. Il restera tout de même que la plupart des sondages allaient dans le même sens, et ce jusqu’à la fin (même s’ils avaient perçu un frémissement de toute dernière minute pro-Trump). Un seul baromètre sondagier donnait régulièrement Trump en tête. Quel échec! Que penserait-on par exemple d’une méthode chirurgicale en médecine qui ne réussirait qu’une fois sur dix ou bien moins encore?  Quant à l’agrégation de résultats de sondages sur les swing states pour estimer le résultat final en grands électeurs, l’échec s’avère là aussi complet. On ne souligne guère en plus que les sondages n’avaient pas vu venir non plus la vague républicaine au niveau des élections de la Chambre des représentants. Contrairement à ce qui avait été craint à un moment de la campagne par les responsables républicains eux-mêmes, la candidature Trump n’a pas eu un effet repoussoir sur les électeurs qui se serait répercuté sur les chances d’élection ou de réélection des représentants de son propre camp, bien au contraire, il les a menés à la victoire aussi à ce niveau-là. Il est en plus assez cruel pour l’image publique de ma propre discipline qu’à la fin ce soit un article de Michael Moore, le cinéaste d’extrême gauche, paru dans le Huffington Post l’été dernier, qui paraisse à l’applaudimètre le plus prémonitoire de ce qui a fini par arriver. Il est vrai cependant que, comme le souligne François dans Polit’bistro, que, sur les fondamentaux de ce qui ferait l’élection de Trump en novembre 2016, la science politique a bien des choses pertinentes à dire. De fait, les raisons qui expliquent la défaite d’Hillary Clinton sont largement les mêmes que celles qu’évoquait alors M. Moore. La carte régionale des progrès électoraux des Républicains, avec cette immense tâche de progression autour des Grands Lacs, la désormais célèbre Rust Belt, confirme en effet  son analyse selon laquelle les électeurs de ces régions n’en pouvaient plus d’un candidat démocrate leur promettant encore plus de libre-échange. Face à un Donald Trump choisi officiellement par les Républicains (et non pas opérant en tiers parti, comme Ross Perot en 1992), Michael Moore avait aussi bien perçu le problème posé aux Démocrates par la candidature de Madame Clinton, une ploutoucrate moralisante à souhait (on se souviendra longtemps de sa saillie de fin de campagne sur les « déplorables »!). Cette dernière ne pouvait qu’énerver un peu plus encore les blancs peu éduqués des classes moyennes inférieures – tout au moins ceux qui sont allés voter. Surtout elle semble avoir réussi à démobiliser son propre camp, puisque, selon tous les chiffres que j’ai vu passer, c’est surtout le vote démocrate qui s’écroule entre 2008 et 2012, en dépit même des tendances socio-démographiques favorables à ce vote (éducation, poids des minorités). Même si elle devait rester lors du décompte final légèrement majoritaire en suffrages à l’échelle du pays, il n’est pas difficile de voir a posteriori qu’il s’agissait là du pire candidat possible à un moment où les électeurs des États-Unis aspirent à du changement (après tout c’était déjà là l’un des ingrédients de la victoire de B. Obama contre elle lors de la primaire démocrate de 2008…). Or, par définition, elle représentait comme démocrate, le candidat sortant pour la Présidence après les deux mandats démocrates d’Obama. Force est de constater qu’elle a  raté l’opération qui avait si bien réussi chez nous à N. Sarkozy en 2007 où il se présenta comme l’homme de la rupture, alors même que son propre parti (RPR puis UMP) était au pouvoir depuis douze ans. Il faudra se demander d’ailleurs pourquoi lors de la primaire démocrate de 2015-16 seul Bernie Sanders a osé la défier. Les historiens feront sans doute un jour toute la lumière sur les accords pris au sein du Parti démocrate pour ouvrir la voie de la victoire défaite à Madame Clinton. Il restera toujours un doute : que se serait-il passé si les Démocrates avaient choisi un équivalent de Sarkozy? Pas nécessairement Sanders, probablement trop à gauche, mais un Obama bis? Enfin, cette élection tend à prouver que les grands indicateurs économiques habituels donnent désormais une vision erronée de la situation réelle des habitants d’un pays comme les États-Unis et ne définissent plus vraiment l’ambiance y prévalant. On avait déjà vu cela lors du vote britannique sur le Brexit.  La croissance du PIB et les taux de chômage et d’inflation ne veulent donc plus dire grand chose politiquement : il y a désormais des majorités de mécontents  à soulever dans l’électorat des pays développés malgré ces bons indicateurs. Enfin, suite au mouvement « Black live matters », il n’était pas tout de même pas très difficile de se rendre compte qu’il existait plus que jamais un solide fond de sauce raciste et xénophobe dans la population et les institutions américaines. Cependant, cet échec à prévoir, qui ne correspond sans doute pas à toute la science politique mais seulement à sa marge la plus dépendante des sondages pour son appréhension de la réalité,  n’a guère d’importance dans le fond : seule la victoire de Trump importe pour l’histoire à venir. Le meilleur du pire reste à venir.

Et là, je ne serai guère original, bien au contraire: il y a vraiment de quoi s’inquiéter. Sans doute parce que je ne fréquente pas trop les sites d’extrême-droite (c’est un tort je sais), je n’ai pas lu un seul article ou billet de blog depuis l’annonce de la victoire de Trump qui laisse le moindre espoir que cela ne se passe pas très mal au final. There will be much blood.

Sur le plan du personnage que représente Donald Trump, comme je suis spécialiste de la vie politique italienne, il m’est très difficile de ne pas le comparer avec celui de Silvio Berlusconi. Or, en 1994 au moins, le dit Silvio était infiniment plus présentable que le dit Donald. Au contraire, à l’époque, avec son air de gendre parfait et ses costumes et cravates à l’anglaise, Berlusconi représentait le leader modéré qui garantissait qu’il saurait gérer au mieux des intérêts de la bourgeoisie libérale et anti-communiste ses deux alliés remuants d’extrême droite (la Ligue du Nord d’Umberto Bossi et les néofascistes du Mouvement social italien de Gianfranco Fini). Surtout, les biographes de S. Berlusconi, même très critiques à son égard, étaient beaucoup plus positifs sur ses capacités intellectuelles et même sur son sens moral. Par contraste, le contenu de la table-ronde organisée par PoliticoMagazine entre certains des biographes de Trump m’a frappé : au delà de leur carrière immobilière/médiatique, de leur capacité à parler au grand public et à leur charme dans les relations privées qu’ils ont en commun, aucun ne prétend que D. Trump  travaille dur, qu’il est capable de se concentrer (?!?) ou d’un minimum d’altruisme. Au contraire, personne n’a expliqué en 1994 que S. Berlusconi n’avait pas une grande  capacité de travail, un solide sens stratégique, et surtout quelques collaborateurs et amis prêts à tout pour lui qu’il savait fort bien fidéliser – un vrai patron avec des clients en somme. Il faut rappeler ici que le machisme, les blagues racistes et homophobes, la réhabilitation du fascisme, les propos contre la démocratie parlementaire, etc. sont venus ensuite. En 1994, S. Berlusconi, certes bien plus jeune que Trump en 2016, savait se tenir – son priapisme et son goût pour les jeunes filles n’est venu couronner le tout que quelques années plus tard. Je rejoins donc là un commentaire assez général sur le cas Trump : il n’existe sans doute pas dans l’histoire récente d’exemple comparable d’un candidat victorieux à une élection majeure dans une vieille démocratie dont les défauts moraux ont été aussi clairement étalés aux yeux du  grand public par les médias au moment même de son élection. Il ne lui manque que la pédophilie, le cannibalisme et les messes noires, pour être le pire du pire. Cela aussi Michael Moore le pressentait en citant d’autres exemples où les électeurs américains avaient choisi d’élire des unfit for the job pour cette raison même.

Par ailleurs, du point de vue de la politique française, cette victoire outre-atlantique de la droite la plus dure, pour ne pas dire de l’extrême droite, n’annonce vraiment rien de bien sympathique. Avec bien d’autres indices qui s’accumulent depuis au moins dix ans, la victoire de Trump semble pour le coup définir vraiment un sens de l’histoire: une ère du « néo-nationalisme », comme l’a appelée immédiatement un collègue écossais, Mark Blyth. L’effet le plus courant à moyen terme de la crise économique ouverte en 2007/08 semble désormais évident : les droites autoritaires, nationalistes et xénophobes progressent, et les gauches modérées qui ont essayé de jouer le business as usual sombrent les unes après les autres.  Sur un plan très (trop?) général, on dirait bien avec le recul du temps que la Russie des années 1990 fut le véritable laboratoire du futur : choc néo-libéral dans un premier temps qui traumatise les 9/10ème de la population russe, chaos économique et bientôt politique, et enfin choc en retour autoritaire, nationaliste et xénophobe, qui préserve toutefois si j’ose dire les acquis du capitalisme.   Par ailleurs, au delà de ce contexte général, qu’on observe de manière trans-civilisationnelle n’en déplaise à S. Huntington (en Chine, au Japon, en Inde, en Turquie, etc.) à des degrés divers avec la montée en puissance de la formule « nationaliste-autoritaire-machiste-religieuse-capitaliste » un peu partout,  il m’est difficile de ne pas voir comme beaucoup de gens que  les situations de la France et des États-Unis se ressemblent mutadis mutandis par bien des côtés.Deux pays de vieille industrialisation et de vieille démocratie où les classes populaires qui se considèrent elles-mêmes comme « de souche » sont en train de basculer – quand elles votent! – à l’extrême droite ou à la droite de la droite. Comme l’explique bien  le politiste néerlandais Cas Mudde, leur désarroi économique se traduit par une xénophobie qu’exploiteront ceux qui ont investi dedans depuis des décennies. Il est donc illusoire à ce stade de séparer le bon grain de la plainte économique et sociale de l’ivraie du ressentiment xénophobe et des aspirations autoritaires.

Par ailleurs, comme je l’ai rappelé plus haut, la défaite de Madame Clinton rappelle que les indicateurs socio-économiques ordinaires de réussite sont désormais un leurre. Notre gauche de gouvernement sera elle aussi écrasée l’an prochain – malgré ses « bons chiffres ». Eh oui, mon bon François. la courbe du chômage baisse, les comptes de la Sécurité sociale sont presque à l’équilibre, « Cela va mieux »,  tous les espoirs te sont permis : tu peux donc te présenter à la primaire de la « Belle Alliance populaire » pour la perdre probablement, et celui qui t’aura battu (Montebourg? Macron? Valls?) perdra lui-même l’élection présidentielle.

Anticipant sans doute cette issue, une Dominique Méda pousse un cri de colère dans un article du Monde en remontant le fil des erreurs de la gauche jusqu’en 1983, et en allant jusqu’à regretter l’élection de F. Hollande en 2012 qui n’a fait qu’empirer les choses pour la gauche française. De fait, il faut bien  constater en effet qu’il n’est plus temps de renverser la vapeur. En ce début du mois de novembre 2016, le temps manque pour prouver aux électeurs des classes populaires et moyennes que la gauche de gouvernement peut vraiment faire quelque chose pour eux. Ce n’est pas un petit avantage social par là, et une petite baisse d’impôt direct par là, qui changera quelque chose à l’image déplorable de changement qui n’est décidément pas pour maintenant qu’a donné la présidence Hollande depuis 2012. Ce n’est pas après avoir fait voter une « Loi travail » contre la volonté des deux des principaux syndicats de salariés (la CGT et FO) et des centaines de milliers de manifestants que cette gauche de gouvernement-là risque de séduire de nouveau le bon peuple. De même, après huit années de « Yes We Can », une bonne part des classes moyennes inférieures et classes populaires nord-américaines en a conclu qu’il n’y avait rien à attendre de ce côté-là de l’échiquier politique. Ce fut donc l’abstention ou le vote Trump. En France, les électeurs ne croiront jamais non plus qu’un représentant de cette gauche de gouvernement qui les a tant et tant trahis dans leurs espoirs depuis le début des années 1980, et encore plus depuis 2012 va être là pour eux. Certains espéreront certes que Mélenchon, séparé du PS depuis 2008 et clairement à l’extérieur de BAP, ou Montebourg ou Hamon au sein du PS et donc à l’intérieur de la BAP,  relèveront le flambeau de la gauche qui sait parler aux classes populaires. Je n’y crois guère parce qu’aucun d’entre eux ne dispose d’une vraie base locale ou  d’un modèle étranger pour exemplifier et crédibiliser ce qu’ils veulent faire, et qu’ils restent en plus divisés sur le statut de l’Union européenne. Et surtout, à en juger par les dernières élections locales, la gauche est de toute façon devenue très minoritaire dans le pays. Une remontée subite de cette dernière en 2017 défierait vraiment toutes les tendances à l’œuvre depuis 2012. Peut-on être de gauche, donc rationaliste, et croire aux miracles?

Du coup, qu’en sera-il de cette prochaine élection présidentielle? Comment un électeur de gauche va-t-il faire pour choisir au second tour entre la Peste xénophobe d’une Le Pen et le Choléra néo-libéral d’un Juppé, Sarkozy ou Fillon? Les candidats les plus probables de la droite sont en effet à ce stade de la campagne des primaires de la droite presque parfaitement « anti-sociaux » dans leurs propositions économiques. Certes Sarkozy va se précipiter in extremis de la campagne des primaires de la droite pour faire du Trump en prônant le protectionnisme de manière outrancière, mais avec quelle crédibilité auprès des électeurs auquel il a déjà chanté ce refrain entre 2007 et 2012? Il y a une droite républicaine  tenant un tel discours (N. Dupont-Aignan, et H. Guaino), mais justement, elle n’a pas son champion crédible au sein même de la primaire de la droite.  Certes le candidat investi de la droite peut changer de discours pour la campagne présidentielle, mais cela lui sera difficile d’être crédible. Au total, cela veut dire que le candidat de la droite républicaine va être dépourvu face à une candidate FN qui pourra appuyer à l’envie sur cet aspect. J’en ris jaune d’avance. Et là, franchement, je crois que je vais essayer de me préparer moralement au pire.

Et nous voilà en guerre, parait-il.

Suite aux attentats du vendredi 13 novembre 2015, la France, agressée, serait entrée en guerre contre le terrorisme (djihadiste), voilà le récit qui a envahi les médias depuis une semaine. Il  a reçu le saut de l’officialité à travers le discours de François Hollande devant les parlementaires réunis en Congrès à Versailles ce lundi. Les deux Chambres se sont empressés de voter dans la foulée une loi étendant l’état d’urgence pour trois mois, et on votera sous peu une rallonge budgétaire pour faire face aux premières dépenses de cette guerre dans le budget 2016 du pays.

J’ai pourtant comme une difficulté avec cette prétendue césure. Sauf à ne rien vouloir entendre des discours les plus officiels des autorités françaises depuis au moins 2001 et à tenir pour rien par exemple l’engagement de l’armée française en Afghanistan et plus récemment au Mali, il me parait totalement illusoire de voir dans ce vendredi 13 une entrée en guerre. L’armée française mène depuis un moment déjà des « Opex »(opérations extérieures), qui visent tout de même assez souvent par l’usage raisonné de la coercition armée des adversaires se référant d’une manière ou d’une autre à l’islamisme radical. Qu’une des branches de cet islamisme radical, désormais protéiforme, celle de Daesh, ait réussi à frapper des civils jusqu’au cœur de Paris constitue certes un très grave échec pour nos capacités de renseignement, mais il ne faut pas en faire en soi un début. Ce n’est dans le fond que le énième épisode d’un très long conflit.

Par contre, ce qui me parait faire césure, c’est le glissement de F. Hollande sur des positions de droite, voire d’extrême droite, à cette occasion.

La droite et encore plus l’extrême droite critiquaient la mauvaise querelle avec la Russie de Vladimir Poutine qui empêchait d’impliquer plus avant cette dernière dans le règlement de la question syrienne. Du jour au lendemain, droite et extrême droite reçurent satisfaction. Nous allions désormais bombarder Daesh de concert avec nos amis russes. Les chefs d’état-major français et russe se parlent  officiellement de nouveau. Si on le pouvait, on leur rendrait leurs navires Mistral avec nos plus plates excuses.

La droite et l’extrême droite s’en prenaient, plus ou moins fortement certes, à l’espace de libre circulation Schengen. On se rappellera qu’il s’agissait d’un des thèmes de la campagne de N. Sarkozy en 2012 avec sa promesse de « renégocier Schengen ». Le FN ne cesse d’appeler au rétablissement des frontières. Au lendemain des attentats, voici nos bons socialistes europhiles qui exigent de leurs partenaires européens et de la Commission européenne une réforme en urgence de l’espace Schengen, dans un sens bien sûr restrictif.

La droite et l’extrême droite font de la sécurité leur fond de commerce depuis au moins les années 1970. Comme l’a montré le discours de F. Hollande devant le Congrès, tout comme la discussion sur la loi prolongeant l’état d’urgence pour trois mois, seul l’aspect sécuritaire semble devenu  prioritaire pour l’exécutif socialiste et sa majorité parlementaire. Il est même officiellement question de réviser la Constitution pour permettre un meilleur état d’urgence que celui permis par la loi ordinaire de 1955. Ironiquement, le dixième anniversaire des émeutes de 2005 avait pourtant donné lieu quelques jours auparavant à un début de réflexion dans l’opinion publique sur la faible prise en compte des difficultés sociales, économiques et territoriales qui étaient apparues alors. Avec F. Hollande en ce mois de novembre 2015, toute réflexion sur l’arrière-plan social, économique et territorial des événements semble perdue de vue – au moins quand il s’adresse solennellement aux députés et sénateurs. Pourtant, cela saute aux yeux : les victimes  à en juger par les courtes biographies qu’ont rassemblées les médias font tous partie de la France intégrée dans sa vaste diversité, et leurs assassins de tout le contraire, toujours d’après les éléments rassemblés par les médias. C’est vraiment le lumpen-prolétariat de notre temps. On aurait pu attendre d’un Président socialiste un minimum de prise en cause de cet aspect social, économique et territorial. Cela viendra peut-être plus tard, mais le contraste sur ce point avec les réactions suite aux attentats du mois de janvier 2015, qui avaient donné lieu à une réflexion sur les tâches de l’éducation nationale par exemple, n’est guère encourageant.

Enfin, il y a cette reprise d’une proposition de l’extrême droite qui vise à priver de leur nationalité française les condamnés pour terrorisme. Certes, pour F. Hollande, restant légaliste sur ce point, il ne saurait être question de faire ainsi des apatrides, ce que le droit international interdit, puisque cette mesure ne viserait que les condamnés ayant la possibilité de se prévaloir d’une autre nationalité (par naissance). L’efficacité dissuasive de la mesure pour contrer les velléités djihadistes de certains me parait vraiment nulle. L’aspect démagogique de la proposition saute aux yeux: d’après un sondage, c’est une mesure qui serait soutenue par une immense majorité des sondés (plus de 90%). Elle me parait toutefois particulièrement liée à une pensée typique de l’extrême droite. En effet, ce n’est pas tant qu’elle créerait deux catégories de Français comme le disent les critiques (de gauche d’avant le 13 novembre), mais qu’elle implique l’idée que le mal s’explique par le fait de ne pas être français. Un vrai Français ne peut commettre un tel mal, donc il s’agit en fait d’un étranger. Ce genre de pensée coupe court à toute réflexion un peu approfondie sur les parcours qui mènent au djihadisme certaines personnes indéniablement socialisées sur le territoire français depuis leur naissance. L’hégémonie culturelle de la droite et de l’extrême droite parait ainsi validée : il n’est même pas question de s’autoriser à comprendre pourquoi quelqu’un socialisé en France devient djihadiste, c’est simplement un faux Français. L’étranger est mauvais, le Français est bon. Comme cela, le monde devient plus simple, c’est sûr.

Probablement, vu son état préalable de faiblesse dans l’opinion (juste avant les attentats sa popularité baissait encore), F. Hollande n’a pas entrevu – au moins à très court terme – d’autre choix que de s’aligner sur les positions de la droite et de l’extrême droite. A relire son discours devant le Congrès, je me demande d’ailleurs encore quelle phrase n’aurait pas pu être prononcée par un Sarkozy en de semblables circonstances. La folie qui sembla s’emparer de la droite parlementaire au lendemain de son discours au Congrès tient d’ailleurs sans doute à l’irritation de celle-ci face à l’immense plagiat qu’avait opéré la veille F. Hollande à son détriment. Il reste que ce plagiat revient tout de même à dire, y compris à l’extrême droite : vous aviez raison sur des nombreux points.

De fait, lorsqu’un Président socialiste commence à reprendre dans un discours devant le Congrès au moins une proposition qui fut l’apanage de l’extrême droite – celle sur la déchéance de nationalité des condamnés pour terrorisme -, il ne peut que légitimer cette extrême droite, qu’il prétend par ailleurs combattre. Cela va quand même être compliqué de mobiliser l’électeur aux régionales pour faire barrage à l’extrême droite, dont on reprend certaines idées clé.

Bref, nous sommes en guerre, pardon en « Opex », cela n’est malheureusement pas nouveau, mais  l’extrême droite ne l’est plus tant que cela, extrême, et cela c’est nouveau. Vraiment une très mauvaise semaine.

Ps. Peu après avoir écrit ces lignes, j’ai eu confirmation de mon impression : Marine Le Pen elle-même reconnait que les mesures prises et annoncées ressemblent fort à ses propres idées. Et quelques députés socialistes, selon le Monde, s’interrogeraient tout de même…

Bilan (personnel) des départementales 2015 : la routine (éternelle?) de la Ve République.

Dans la métropole de Lyon, nous n’étions pas invité à voter pour les départementales de mars 2015, puisque ici les compétences du département et de l’intercommunalité ont été dévolues depuis le 1er janvier 2015 à l’assemblée intercommunale élue l’année dernière à travers les municipales. Je n’ai donc pas pu suivre en direct une campagne départementale, et je n’ai eu finalement accès qu’aux résultats de ces départementales tels qu’ils ont été diffusés par les médias nationaux.

Contrairement aux commentateurs qui en ont souligné les nouveautés (parité, percée du Front national au premier tour, implantation nationale de ce dernier, effondrement de la gauche en général, etc.), je reste frappé par la normalité des résultats si on les examine dans la perspective longue de la Vème République.

Premièrement, comment ne pas voir qu’il s’agit d‘élections intermédiaires classiques désormais pour une Vème République complètement incapable depuis la fin des « Trente Glorieuses » de mener des politiques publiques qui satisfassent des majorités durables d’électeurs ? Comme d’habitude, en particulier avec le chômage de masse qui persiste et embellit depuis des lustres,  le camp gouvernemental se prend une rouste (méritée), et l’opposition classique (en l’occurrence la droite républicaine) l’emporte (sans grand effort). L’alliance partisane UMP-UDI-Modem gagne en effet très largement l’élection en voix (33,3% des suffrages exprimés selon les calculs des collègues de Slowpolitix). La droite (y compris les divers droite) l’emporte largement en terme de sièges de conseillers départementaux (plus de 2400), et en terme de présidences de départements (67 sur 98). Le rapport de force droite/gauche à ce niveau est ainsi complètement inversé.  C’est d’autant plus remarquable qu’il y a quelques années, dans une conjoncture similaire pour les forces soutenant le gouvernement en place, des commentateurs de droite pleuraient dans le pages du Monde sur l’implantation locale perdue de la droite et du centre, et n’y voyaient pas de remède. Il suffisait pourtant d’attendre le retour du balancier. Quod demostrandum erat. Du coup, attribuer à l’action de Nicolas Sarkozy himself cette victoire constitue une affirmation bien héroïque à tous les sens du terme, elle résulte surtout du traditionalisme de l’électorat français -en fait du traditionalisme de la (toute petite) majorité de votants parmi les inscrits!  N’importe quel leader de la droite aurait sans doute gagné cette élection départementale. Ceux des électeurs qui se déplacent pour voter ne sont de toute façon pas prêts dans leur majorité pour essayer des nouveautés. Pas d’aventurisme surtout.

Deuxièmement, dans le camp de la gauche, si l’on observe le nombre de conseillers départementaux élus et encore plus les présidences des départements conservés (ou gagné), comment ne pas être frappé par la prééminence maintenue du PS? Même à cet étiage bas, le PS dispose encore selon les calculs des Décodeurs du Monde d’un peu plus de 1000 conseillers départementaux, alors qu’EELV plafonne à 48,  le PRG à 65 et le FG (PCF et PG) à 156.  Selon les collègues de Slowpolitix,  la proportion de voix obtenus par les partis situés à la gauche du PS au premier tour serait de 10,1% des suffrages exprimés, alors que le PS serait lui à 24,7%.  Les candidats du PS auraient donc réussi à mobiliser en leur faveur un électorat près de deux fois et demi plus important que celui de ses alliés (habituels) à gauche. Il reste en fait le seul parti de gauche à avoir un maillage territorial important (même s’il y a désormais des conseils départementaux d’où il est absent ou marginalisé), et presque le seul à conserver des présidences de conseils départementaux. Selon les calculs des décodeurs du Monde, le PS serait même le parti de gauche où le taux de survie des sortants se représentant serait le meilleur! 61% des sortants socialistes se représentant auraient retrouvé leur siège, contre seulement 46% des anciens élus divers gauche, 56% des élus communistes et 55% des radicaux de gauche. Les élus EELV qui se représentaient n’auraient été que 6 sur 22 à revenir siéger dans l’arène départementale, et les élus FG (non-PCF) seulement 4 sur 12. De fait, la modération du PS, autrement dit le fait de se situer à la droite de la gauche, lui permet de continuer à dominer de très loin les autres partis de gauche en terme d’élus départementaux. Dans la perspective de la « reconstruction de la gauche » après sa (à ce stade très probable) éviction (probablement fort méritée) du pouvoir national en 2017 (si le quinquennat va à son terme naturel), cette donnée – la prééminence de la gauche (très) modérée au niveau des élus locaux –  continuera à jouer à plein. Les autres partis de gauche connaissent eux, soit la poursuite de leur interminable déclin  (comme pour le PCF qui ne préside plus qu’un département), soit une implantation locale toujours très limitée et le plus souvent dépendante du bon vouloir du PS lui-même (EELV en particulier, qui lui ne préside toujours aucun département à ce jour).

Troisièmement, contrairement à l’image qu’en ont donnée les médias, il faut souligner que, envisagé du point de vue stratégique, le FN s’est pris lui aussi une rouste lors de ces départementales. Certes, il fait au premier tour de l’élection départementale son meilleur score pour ce qui concerne une élection locale (25,7% des suffrages exprimés toujours selon les collègues de Slowpolitix), mais, au second tour, c’est globalement la branlée. Il réussit certes à obtenir beaucoup plus d’élus qu’auparavant (68, il n’en avait que deux), mais il se fait battre dans la plupart des cas quand il s’avère présent au second tour. La logique du scrutin majoritaire à deux tours – au premier tour, on choisit, au second tour, on élimine – fonctionne donc encore à plein à son détriment. Et cela vaut aussi en cas de triangulaire : toujours selon les décodeurs du Monde, les binômes FN ne remportent que 5 triangulaires sur les 273 auxquels ils ont participé, soit un taux de succès (misérable) de 1,8%.  Cette logique, qui vaudrait d’ailleurs pour tout parti se situant à une extrême du système politique se retrouvant dans la même situation, est renforcée, d’une part, par l’absence totale de parti allié du FN qui soit de quelque importance (les autres partis d’extrême droite aurait recueilli, 0,1% des suffrages exprimés, et encore je parie que le gros de ces voix concernent le rival de la « Ligue du sud » de Bompard & Cie),  d’autre part, par la médiocre éligibilité des binômes proposés par le FN à l’attention des électeurs. Le Monde a publié un article cruel sur une candidate FN dans l’Aisne, soulignant à quel point le FN manque d’éligibles même là où il dispose a priori d’électeurs. Certes, il semble qu’une partie des électeurs de la droite le rejoignent en cas de duel FN/gauche, mais ce transfert de voix n’est pas appuyé par une consigne partisane en ce sens, encore moins par une alliance en bonne et due forme. Le FN peut bien se glorifier d’être (en suffrages exprimés) le « premier parti de France » (aux européennes de 2014), il reste le vilain petit canard de la politique française avec lequel personne ne veut patauger. Ce constat n’est sans doute pas étranger à la crise  au sein du FN autour des déclarations de J.M. Le Pen dans les jours qui ont suivi ces résultats. De fait, si aucun parti ne veut s’allier dans le futur avec le FN, ce reniement du fondateur par la direction actuelle du FN, dont sa propre fille,  ne servira pas à grand chose. En effet, s’il veut l’emporter, s’il reste sans allié, le FN doit nécessairement  être majoritaire à lui tout seul. Or, dans un scrutin majoritaire à deux tours comme les départementales, ce seuil lui est en l’état présent des rapports de force la plupart du temps inaccessible. En principe, les régionales lui sont un peu plus favorables, puisqu’au second tour, une majorité relative suffit pour emporter une région. Cela reste toutefois à vérifier, et ce mode de scrutin des régionales pourra toujours être modifié par les autres partis largement majoritaires à l’AN et au Sénat si besoin est s’il permettait trop souvent au FN d’accéder seul aux responsabilités régionales (ce qui a été déjà fait en 2004 suite aux élections régionales de 1998). En somme, le seul espoir pour le FN solitaire d’accéder au pouvoir  demeure l’élection présidentielle – et en imaginant que des (r)alliés viennent ensuite à la soupe une fois la victoire présidentielle acquise pour assurer une majorité parlementaire permettant de gouverner ensuite. Les départementales de 2015 tendraient pourtant à indiquer qu’il s’agit d’un espoir bien ténu. Le FN reste un tiers exclu de la politique française – tant que personne ne lui ouvre la porte.

Quatrièmement, au total, est-ce qu’on ne doit pas constater surtout l’inertie du système politique français? Nous sommes pourtant dans une crise économique majeure, le chômage est au plus haut, les sondages d’opinion montrent une insatisfaction massive de l’opinion envers les politiques, l’abstention persiste et signe, mais, finalement, pas grand chose de nouveau ne se passe. L’alternance régulière entre la droite républicaine et la gauche continue à s’effectuer, sans que le FN – qui occupe pourtant tant les médias  aux deux sens du terme – perturbe le jeu politique tant que cela. Il n’a même pas réussi à conquérir une présidence de département, et il n’a même pas réussi à bloquer par sa présence même le moindre conseil départemental. E la nave va.

Par ailleurs, aucune autre force politique alternative que le FN n’émerge au niveau national, en particulier à gauche, comme le note plus généralement le collègue Fabien Escalona, spécialiste des gauches européennes, sur Slate.  On reste toujours dans cette atonie de la gauche de gauche observable en France par comparaison depuis 2010 au moins – en dehors du feu de paille Mélenchon aux présidentielles de 2012. En effet, je veux bien que la situation grenobloise soit un signal important avec la victoire dans deux cantons de binômes du « Rassemblement citoyen » soutenant l’actuel maire de Grenoble, mais cet événement ancré déjà dans une longue histoire de la ville des Alpes  ne correspond pas à un bouleversement des rapports de force nationaux au sein de la gauche. Ce phénomène général d’inertie s’est trouvé sans doute renforcé par la caractéristique même de ces élections départementales. En effet, malgré leur nationalisation due à leur organisation en une seule fois sur la France entière, ces départementales restent destinées à désigner des élus locaux, dont les compétences (un peu floues en plus ces temps-ci…) ne sont susceptibles de mobiliser sur le fond des politiques publiques concernées qu’une part limitée des électeurs. La part de notabilité locale dans chaque élection n’est sans doute pas non plus à négliger – contrairement d’ailleurs à ce qu’avait pu faire penser le redécoupage des cantons et l’introduction des binômes paritaires. Surtout, dans ce résultat finalement si banal (en particulier si l’on observe « qui gagne à la fin »),  j’ai du mal à ne pas voir  le rôle central du mode de scrutin majoritaire à deux tours. En effet, ce scrutin oblige un parti nouveau qui veut avoir des élus, soit à attendre d’être à soi seul  majoritaire – ce qui n’a jamais pris qu’une bonne quarantaine d’années à un FN fondé tout de même en 1972… et encore le compte n’y est pas encore -, soit à s’allier avec plus centriste que soi, et donc à risquer de ne pas apparaître « nouveau » très longtemps aux yeux des électeurs. Pour prendre un exemple (facile, trop facile), avec ce que synthétise un personnage comme le sénateur Jean-Vincent Placé,  un parti comme EELV réussit à sembler aussi vieillot que le radicalisme de gauche, de droite ou du centre réunis, sans même en avoir l’histoire sénescente pour excuse.

Si les départementales avaient été organisées sur un autre mode de scrutin, proportionnel par exemple, les dynamiques observées auraient été sans doute différentes. Des partis comme DLF (Debout la France) ou Nouvelle Donne auraient eu leur (petite) chance. Pour l’heure, malgré les bruits qui courent d’un coup à la Mitterrand de F. Hollande en ce sens,  il faudra nous en passer sauf sous forme d’ersatz cache-misère, car le scrutin majoritaire à deux tours demeure trop bien favorable aux deux partis dominants, l’UMP et le PS, et à leurs annexes directes, l’UDI et le PRG, pour qu’ils décident d’un coup de s’en passer. Il n’est que d’observer leur presque parfaite harmonie quand il s’agit de légiférer ces jours-ci sur le renseignement au détriment des libertés publiques pour mesurer le caractère commun de leurs « intérêts professionnels ». Aucun des responsables de ces partis n’imagine même qu’ils pourraient être un jour durablement cantonnés dans l’opposition et en proie à un pouvoir devenu par malheur tyrannique et usant des outils qu’ils mettent en place.  Ils sont le pouvoir, et ne sauraient donc craindre ses abus. CQFD.

On sent déjà du coup le triste scénario pour 2017. Probablement, Marine Le Pen, candidate du seul FN, sera au second tour – sauf si les diverses affaires qu’on voit monter ces derniers temps la concernant auront réussi d’ici là à faire place nette de sa personne. Sauf bouleversement économique ou géopolitique (inimaginable à ce jour?), elle sera pourtant battue par n’importe quel candidat « républicain », de gauche ou de droite, qui ralliera une majorité (âgée et/ou éduquée) de citoyens craignant les aventures. On ne fait pas la (contre-)révolution par les urnes dans une maison de retraite qui, quoique décrépie, arrive encore à servir des repas encore tièdes, si ce n’est chauds, à la plupart des résidents. Cela va aviver les batailles à droite et à gauche pour être ce candidat « républicain », mais cela n’apportera rien de neuf en matière de réorientation générale des politiques publiques, parce qu’aucun des deux camps ne peut d’évidence se renouveler de l’intérieur, parce qu’aucun ne constitue plus depuis longtemps un vecteur portant un ou des mouvements sociaux défendant des besoins actuels des citoyens. Le système politique de la Vème République est bloqué, et bien bloqué, et ce ne sont pas à en juger par ces départementales les électeurs eux-mêmes qui risquent de le débloquer.

Et comme symbole de tout cela, un réacteur EPR à x milliards d’euros qui se moque de nos présomptions à la maîtrise technologique.

 Ps. Allez lire aussi l’excellent entretien avec mon collègue Pierre Martin, qui va plus en détail dans le cambouis électoral que je ne saurais le faire.  Nos conclusions se rejoignent, en particulier sur le FN. Selon P. Martin, le FN reste une « force impuissante » : « La conclusion est cruelle pour le FN : le PS et l’UMP conservent le quasi-monopole de la capacité à offrir des carrières politiques attractives. C’est un échec important pour la stratégie de Marine Le Pen et un facteur de crise pour ce parti car ceux qui espéraient trouver dans le FN l’opportunité d’accéder à des carrières politiques ont presque tous échoué. »  Une question accessoire se pose alors : si cette analyse du blocage du système politique français se répand largement dans l’opinion, que peut-il se passer? Est-ce que l’opportun (?) retour de l’idée du vote obligatoire n’a pas à voir avec ce constat dérangeant qui pourrait être (un peu trop) partagé?

L. Bouvet, L’insécurité culturelle.

bouvetLe nouveau livre de Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle. Sortir du malaise identitaire français (Paris : Fayard, 2014, 186p.), sorti au début du mois de janvier 2015, était sous presse avant les attentats des 7-9 janvier 2015, mais  ceux-ci et leur suite immédiate, en particulier les manifestations du dimanche 11 janvier 2015, donnent presque inévitablement une autre tonalité à ce que L. Bouvet avait écrit « à froid ». En effet, notre collègue de l’Université Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines voulait montrer dans son livre que la société française se trouve désormais en proie à une double « insécurité culturelle ». D’une part, il y a celle de certaines minorités immigrées ou d’origine immigrée qui ne savent plus bien à quoi s’en tenir sur leur statut de Français, et plus généralement sur leur place dans la société française. (Le symbole tragique de cette incertitude en ce qu’elle est d’abord subie par ces derniers pourrait être cette expression  utilisée récemment par un présentateur de journal télévisé lors du lancement d’un reportage : « un musulman marié à une Française ». Une expression qui illustre de mon point de vue ce qu’est l’insécurité culturelle.) Et, d’autre part, il y a aussi une « insécurité culturelle »  montante du coté des « majoritaires ». Ces derniers ne savent plus bien non plus à quoi s’en tenir sur le mode de vie, les mœurs futures du pays, et certains se voient même, de manière pour le moins paranoïaque, devenir à terme eux-mêmes, ou leurs descendants immédiats, minoritaires dans ce dernier (par exemple, ceux de nos compatriotes qui croient dur comme fer à la thèse du « Grand Remplacement » promue par Renaud Camus). L’immense et pour le moins inattendue manifestation du 11 janvier pourrait dès lors apparaître comme la réaffirmation d’un mode de vie que la « majorité » croyait fixé par l’histoire une bonne fois pour toute. En France, la coutume depuis longtemps est de blasphémer impunément, et il ne saurait être question de changer cette étrange coutume.

En effet, comment nier que les crimes du 7 et du 9 janvier ressortent d’un conflit de type moral, culturel, entièrement fait d’idées sur ce qui doit guider les vies des uns et des autres? Les meurtriers et ceux qui les inspirent et les soutiennent en France et ailleurs croient que personne ne saurait blasphémer impunément sur leur religion, leur version de l’Islam sunnite en l’occurrence. Les manifestants eux pensent que des écrits et des dessins, fussent-ils d’ailleurs effectivement blasphématoires pour beaucoup de croyants musulmans, n’étaient pas un motif suffisant pour tuer ainsi leurs auteurs, et encore moins pour se faire justice soi-même. En l’occurrence, le conflit n’est pas d’abord matériel, économique, ou même géopolitique, mais il porte bien sur les « moeurs » souhaitables dans notre pays, et plus largement dans le monde.

L. Bouvet retrace donc dans son ouvrage les raisons de la montée en puissance de cette double « insécurité culturelle ». Même si elle prend forme à travers des représentations, mesurables par les enquêtes d’opinion ou par des travaux ethnographiques, les racines de cette « insécurité culturelle » sont sociales, économiques, et géographiques. Comme le dit explicitement L. Bouvet, c’est fondamentalement une « insécurité de classe » liée aux bouleversements économiques que connait la France. « Ce sont en effet d’abord et surtout les populations les plus fragiles économiquement qui éprouvent les différentes formes d’insécurité, sociale comme culturelle (…). C’est d’ailleurs pourquoi l’insécurité culturelle dans son acception générale touche aussi bien les populations migrantes récentes que les populations autochtones en difficulté. De ce point de vue, il n’est pas illégitime de parler d’une insécurité de classe »(p. 82). La thèse de L. Bouvet sur l’insécurité culturelle apparait à la plupart des commentateurs comme exclusivement un moyen d’orienter la focale – en particulier de la part de la gauche – sur les souffrances des « petits Blancs », des « Français de souche » face aux changements liées à la montée du multiculturalisme de fait de la société française, et de rendre compte au final de leur comportement électoral favorable au FN en « excusant » de fait ainsi leur racisme et leur xénophobie. En fait, c’est bien plutôt, me semble-t-il, une symétrie des souffrances de position (pour paraphraser Pierre Bourdieu) que L. Bouvet veut thématiser.

Le but de l’ouvrage, clairement un ouvrage d’intervention dans le débat public, parait bien en effet être de persuader la gauche (et seulement elle d’ailleurs…) d’accepter cette symétrie, pour ne pas laisser le « monopole du cœur » au FN du côté  de ces « petits Blancs » ou  « Français de souche ». Et aussi pour que la gauche comprenne que le refus de l’immigration n’est pas interprétable comme du racisme ou de la xénophobie, mais bien plutôt comme une peur bien plus générale de la dépossession des coordonnées jusqu’ici admises de l’existence. « L’insécurité culturelle est aussi, et paradoxalement, difficile à entendre à gauche parce qu’une partie de celle-ci est volontiers ‘culturaliste’. Ce ‘culturalisme’ est néanmoins sélectif et ciblé puisqu’il reconnait l’usage de la surdétermination culturelle comme un élément positif et légitime uniquement lorsqu’il concerne certains groupes sociaux : les minorités – dont les membres sont ‘dominés’ ou ‘discriminés’. En revanche, toute surdétermination culturelle devient un élément péjoratif et illégitime lorsqu’elle concerne le groupe ‘majoritaire’, c’est-à-dire en clair, dans le cadre d’un multiculturalisme contemporain, les hommes blancs, hétérosexuels, autochtones, etc. » (p. 130) La polémique de L. Bouvet contre les tenants d’un passage du constat du multiculturalisme de la société française comme fait social à son acceptation et valorisation normative comme projet politique est sans concession. Il a ainsi réagi presque dans l’instant aux propositions du philosophe Alain Renaut  en faveur d’un « multiculturalisme tempéré », exprimées à la suite des attentats de janvier dans les pages du Monde, en citant sur son blog une partie de la conclusion de son propre ouvrage. Pour L. Bouvet, toutes les revendications des « minorités » exprimées au nom d’une « identité » ne font qu’accroître l’« insécurité culturelle » de part et d’autre et que profiter à la fin au grand entrepreneur politique s’appuyant sur ces mêmes représentations d’« insécurité culturelle », à savoir le FN. Il me semble toutefois que certaines revendications de groupes, pourtant fondées sur une identité commune (par exemple, celle des parents de jeunes enfants, des malades, des anciens combattants, des handicapés, etc.), d’évidence financièrement coûteuses pour la majorité  de la population et demandant la création de statuts spécifiques pour certains, ne peuvent ressortir de ce registre des droits de minorité qui alimentent l’« insécurité culturelle » – ou bien, doit-on les inclure? Par exemple, certaines revendications d’associations féministes énervent effectivement bien des gens – dont un certain Eric Zemmour si j’ai bien suivi la pensée de notre nouveau Zola -, elles visent à modifier nos mœurs, elles supposent aussi qu’une part plus grande de la richesse produite soit attribuée directement aux femmes (par élévation des salaires, par promotion à des postes dirigeants, etc.), doit-on les classer dans la vaste étiologie des minorités irritantes? Faut-il en faire de même avec les handicapés, les malades, les sportifs, etc.? Dans le cas où on les exclurait, il faudrait alors préciser de quelles « minorités » il s’agit  lorsqu’on voit dans la promotion de revendications « minoritaires » le carburant de l’« insécurité culturelle ». L. Bouvet semble vouloir ignorer dans son ouvrage les conditions qui peuvent transformer une revendication « minoritaire » – finalement, elles sont très nombreuses dans tout pays comme la France – en une requête illégitime aux yeux d’une « majorité ». Pourquoi les droits attribués par exemple aux parents d’élèves énerveront moins que ceux attribués par exemple aux sans-papiers en voie de régularisation? Finalement, comment construit-on une opposition d’intérêts entre une « minorité » et une « majorité »? Par exemple, celle des « malades » et des « bien portants », ou même des « jeunes » et des « vieux ». Il faudrait donc être plus limitatif : l’« insécurité culturelle » dont il est question porte avant tout sur le statut de certaines « minorités » liées à l’immigration récente.

Quoiqu’il en soit de ces mécanismes de construction des divisions,  la thèse de L. Bouvet dans cet ouvrage est que la gauche doit arrêter de promouvoir le multiculturalisme, les luttes identitaires des minorités et la diversité (cf. Conclusion, p. 159-183). Ces trois choix renforcent en effet l’« insécurité culturelle » de tout le monde : les « minoritaires », ainsi définis ou auto-définis, obtiennent  certes des droits  – et parfois des passe-droits -, mais, du coup, ils se trouvent figés en tant que « minorité » à protéger spécialement; les « majoritaires », qui en résultent, jalousent ces droits nouveaux, toujours perçus désormais comme des passe-droits et s’inquiètent pour leur propre statut. Le mécanisme ne fait que profiter au FN au final. La solution que prône L. Bouvet, c’est un retour à la promotion de l’égalité républicaine et à la défense du « commun ».

Sur ce  dernier point qu’il n’est pas très difficile de partager – toutes les philosophies politiques occidentales visent toujours à l’égalité, comme disait Armytya Sen dans un texte célèbre (« Egalité, mais égalité de quoi? »), on lui reprochera cependant de trop rester dans le flou. Il préconise certes d’arrêter de nourrir avec de nouvelles réformes trop ciblées au profit de certains groupes la machine infernale de la division entre des « minorités » et la « majorité ». Sa position se trouve dans le fond analogue à celle d’un spécialiste des retraites qui viendrait expliquer dans l’espace public que la multiplication des statuts et des particularités en la matière nuit à la légitimité du système  de retraite dans son ensemble. On peut en être assez facilement d’accord. Cependant, L. Bouvet ne nous dit pas exactement qu’elle serait du coup la réforme ou les réformes à faire . Mais il est vrai qu’arrêter de faire des erreurs, pour ne pas dire plus, constitue sans doute déjà une conquête en soi pour L. Bouvet. J’ai vu par exemple qu’il s’est félicité sur Twitter que, lors de sa conférence de presse du 5 février 2015, F. Hollande  renvoie les « statistiques ethniques » et la « discrimination positive » aux calendes grecques. Le risque de cet appel à l’égalité, à l’ignorance des revendications minoritaires, est qu’il paraisse refuser toute lutte contre les discriminations: Roger Martelli dans son long compte-rendu très critique de l’ouvrage pour Regards insiste tout particulièrement sur ce point, en faisant de L. Bouvet à la fois un partisan d’un « républicanisme de domination et de discrimination »(sic, voir la dernière phrase du compte-rendu) et le promoteur, finalement dangereux à l’insu de son plein gré, d’une vision identitaire de la réalité française.  Il me semble pourtant à lire L. Bouvet qu’il vise plutôt à rendre caduque cette vision identitaire, à la dépasser en l’ignorant sciemment dans le droit et les politiques publiques, justement en promouvant de nouveau l’égalité réelle entre les citoyens. De plus, pour reprendre ma métaphore des retraites, la promotion d’un système unifié n’interdit pas de prendre en compte des cas particuliers en fonction des contraintes réelles de chacun. C’est même d’ailleurs plutôt la règle dans de nombreuses politiques publiques.

Toutefois, je ne crois qu’à moitié à ce salut par les réformes égalitaristes que L. Bouvet appelle de ses vœux – ou, au sursaut émancipateur qu’évoque R. Martelli, reconnaissant d’ailleurs la validité d’une bonne part des analyses de L. Bouvet sur les divisions au sein des classes populaires . En effet,  si l’on part de tout ce qui a été évoqué dans les médias à la suite des attentats du 7-9 janvier 2015, on arrive assez vite aux problèmes des suites de la décolonisation et de l’immigration vers la métropole qui y fut liée. Or j’ai été moi-même enseignant de sciences économiques et sociales dans un lycée de la banlieue nord de la région parisienne en 1996-97. Déjà à l’époque, il existait chez certains de mes lycéens de première ES – que j’appelais par devers moi mes « gaucho-islamistes »(sic) parce qu’ils étaient révoltés par leur condition sociale de fils de prolétaires et parce qu’ils allaient assidûment à la mosquée (en étant suivi selon eux par les RG ) – un malaise patent dans leur rapport à l’Histoire, à leur histoire, à notre histoire. J’ai vu une analyse semblable passer sous la plume d’Olivier Roy il y a quelques jours. En gros, les pères ou les grands-pères de mes lycéens de l’époque se sont faits doublement flouer : par les nouveaux régimes indépendants après 1960 et par les promesses de la France d’avant 1974. Les « vieux » en sont restés humiliés et sans voix. De fait, toute la connaissance accumulée sur la colonisation et la décolonisation françaises par les historiens, les sociologues ou les politistes montre qu’il est impossible de bâtir un récit de cette époque qui ne soit pas tragique pour tout le monde ou presque. Entre les horreurs du colonialisme et les hypocrisies guère plus reluisantes de la décolonisation (aussi bien dans les anciennes colonies elles-mêmes qu’en métropole), il n’y a pas vraiment matière à s’enorgueillir.  Je vois mal du coup comment construire du coup un récit acceptable de part et d’autre,  de la part de ceux qui se voient, à tort ou à raison d’ailleurs, comme les descendants des colonisateurs et de la part de ceux qui se voient comme les descendants des colonisés: à la fois parce que beaucoup de descendants des colonisés doivent accepter que leurs parents ou grands-parents sont réellement les « cocus » de cette histoire et parce que beaucoup de descendants de colonisateurs doivent accepter l’idée visiblement fort dérangeante pour eux que leur belle France n’est pas vraiment exempte de manquements à l’éthique la plus élémentaire. Du coup, nous voilà coincés, au mieux, entre Zemmour, Renaud Camus & Cie d’un côté et les « Indigènes de la République » de l’autre. Cette dimension historique de l’« insécurité culturelle » est peut-être la plus difficile à contrer. Ou peut-être est-ce que je sous-estime la capacité à bâtir dans le futur proche un récit commun qui rende caduc cet antagonisme. Let’s dream of it.

Le FN, bientôt grand vainqueur des élections grecques?…

Depuis hier soir, les choses commencent de nouveau à se préciser très sérieusement en matière de rapports entre la démocratie et l’Union européenne. Ce lourd dossier risque de s’alourdir encore d’un nouvel épisode. La Banque centrale européenne a décidé de suspendre un de ses moyens de refinancement des banques grecques, puisque le nouveau gouvernement d’Alexis Tsipras n’entend pas poursuivre sur la voie des memoranda signés par ses prédécesseurs. Il y avait déjà eu il y a quelques jours la déclaration fort claire du Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, selon laquelle les règles européennes l’emportaient sur les demandes formulées par un peuple européen à travers sa démocratie nationale. Depuis hier soir, il devient évident qu’au delà des seules déclarations qu’il s’agit de faire pression sur le nouveau gouvernement grec pour qu’il accepte de revenir sur ses promesses de campagne, et pour qu’il continue à appliquer une politique d’austérité, dont même le (très gauchiste) Président des Etats-Unis, Barack Obama, a souligné récemment et publiquement la bêtise du point de vue économique.

Dans le cadre français, on commence donc à bien comprendre pourquoi le FN de Marine Le Pen avait tant apprécié la victoire électorale de l’extrême-gauche grecque. En effet, si la BCE, l’Allemagne de Mme Merkel et ses alliés, et la Commission européenne de J.C. Juncker, arrivent finalement à rendre nulles et sans effets toutes les promesses faites à leurs électeurs par les deux partis composant le nouveau gouvernement grec en menaçant la Grèce d’expulsion de la zone Euro, tous les partis souverainistes, nationalistes, europhobes, du continent tiendront là leur démonstration ultime par a+b qu’il n’y a vraiment rien du tout à attendre d’une Union européenne fâchée avec toute idée de démocratie nationale, du moins de démocratie nationale chez les Etats vassaux d’un centre formé par l’Allemagne et ses alliés. L’humiliation infligée au gouvernement Tsipras (y résisterait-il d’ailleurs?) éduquera certes les électeurs des autres pays tentés de se plaindre, dont bien sûr nos concitoyens. Cela montrera par ailleurs aux militants de l’extrême droite que les gauchistes comme A. Tsipras & Cie ne sont pas comme prévu à la hauteur de la situation, et que seuls des nationalistes (de droite), des « patriotes », sont prêts à aller à l’affrontement avec l’Union européenne au nom de la souveraineté du peuple. Quel magnifique résultat cela va être, vraiment. I’m so happy.

En outre, que le bloc des austéritaires gagne ou doive tout de même admettre  un compromis avec le nouveau gouvernement grec, toute cette affaire grecque continuera à constituer une démonstration sans fin que la « solidarité européenne »  ne reste au mieux (ou au pire?) qu’une réalité financière: chaque dirigeant européen autour de la table du Conseil européen est d’abord et avant tout le représentant de ses électeurs, et il s’avère incapable de prendre en compte les besoins et les souffrances des populations des autres pays de l’Union européenne. La Grèce constitue pourtant un cas d’école en la matière : tous les chiffres disponibles montrent que la situation sanitaire, économique et sociale de la population grecque est alarmante, que les évolutions depuis 2010  en la matière contredisent les promesses de bien-être faite dans les Traités européens aux peuples de l’Union européenne. Cependant, cet aspect de « bonheur national » (qui est d’ailleurs censé guider depuis peu les politiques publiques des pays de l’OCDE) ne joue vraiment aucun rôle dans le grand jeu en cours. Les bases sociopolitiques, émotionnelles, affectives, du « fédéralisme de la zone Euro », que d’aucuns (comme le groupe Eiffel) réclament comme la solution institutionnelle à la crise de l’Euro, semblent se défaire sous nos yeux à mesure que celle-ci avance. Certes, il existe aussi l’affirmation de courants d’opinion transnationaux de solidarité (en l’occurrence de soutien par une partie de la gauche européenne au gouvernement Tsipras et à ce qu’il représente), mais, pour l’heure, ces courants s’avèrent très minoritaires (pour ne pas dire plus) au niveau des gouvernements qui dominent l’Union européenne.

Et, là, je ne parle même pas de la possibilité que tout cela finisse par un « Grexit », une sortie contrainte de la Grèce de la zone Euro. Cela serait la démonstration que l’Euro n’est pas irréversible, juste une question de convenance, vraiment le début de la fin pour l’Euro et l’Union européenne. Vraiment un trop beau cadeau pour le FN et quelques autres.

Si « elle » n’a pas ses signatures…

Comme à chaque élection présidentielle, les responsables du Front National indiquent qu’ils ont bien du mal à avoir pour leur candidat(e)  les fameux cinq cent parrainages d’élus permettant de se présenter à l’élection présidentielle. Il semble, d’après ce qui sort dans la presse, que, cette fois-ci, le FN rencontre vraiment plus de problèmes que les fois précédentes. L’hypothèse d’une absence de candidat pour ce parti à l’élection présidentielle devient donc moins hypothétique qu’auparavant. On peut s’en féliciter du point de vue politique, on peut réfléchir au vice ou à la vertu démocratique d’une telle exclusion (15/20% des électeurs privés de leur choix préféré?), mais ce n’est pas ma préoccupation.

A mon sens, une telle absence serait avant tout significative de la situation réelle du FN dans l’espace politique français – un(e) « tigre(sse) de papier » si j’ose dire. En effet, si le FN peine à recueillir ces fameuses signatures d’élus, c’est avant toute chose parce qu’il n’a pas… d’élus. Élémentaire, mon cher Watson. Et pourquoi n’a-t-il pas d’élus, en particulier pas de maires ou de conseillers généraux? Tout simplement parce qu’il se trouve exclu de manière permanente et durable des coalitions entre partis qui élisent les maires ou les conseillers généraux au fil des deux tours de scrutin. Bien qu’ayant parfois près de 50% des électeurs prêts à le soutenir au second tour, il se trouve toujours incapable de gagner seul des mairies ou des conseillers généraux en nombre significatif. Marine Le Pen n’est pas le maire d’Hénin-Beaumont. On vérifie ainsi empiriquement sur le cas du FN que le scrutin à deux tours, qui se pratique pour l’élection des maires, des conseillers généraux, des députés, et… du Président de la République, interdit à un parti d’avoir quelque importance que ce soit dans la plupart des organes élus de la France (à l’exception des conseils régionaux et surtout de la députation française au Parlement européen) sans avoir auparavant trouvé des partis,  selon la vision qu’on a de ce genre de choses, avec qui s’allier ou se compromettre. Si l’on compare le sort institutionnel des « Verts » et du FN depuis les années 1980, il est facile de constater que les « Verts » ont fini – après quelques tribulations certes –  par accepter de rentrer de manière stable dans la coalition des gauches et qu’ils y ont été acceptés (même si des élus communistes ou socialistes ne les supportent pas au niveau local, cf. situation à Villeurbanne par exemple); à l’inverse, surtout depuis les régionales de 1998 qui ont vu la droite républicaine faire le ménage dans ses rangs (exit Millon & Cie), le FN n’a plus aucune capacité à se coaliser avec qui que ce soit à sa gauche. Il est à la fois pur et isolé. Les « Verts » au contraire tirent les fruits de cette stratégie de coalition avec le reste de la gauche lors des élections sénatoriales de l’automne 2011, où ils commencent à être significativement représentés au Sénat via leur présence accrue dans les conseils municipaux  – inversement, le FN est bien incapable de se doter du moindre sénateur à cette occasion : pourquoi devrait-il prétendre à la Présidence de la République?  On notera qu’aussi bien les Verts que le FN ont des électorats de taille moyenne qui fluctuent largement selon les élections, mais chacun a pu faire des usages très différenciés des alliances. Les « Verts » risquent certes de voir leur candidate se prendre une gamelle à la Présidentielle, mais, en cas de victoire de F. Hollande, ils auront dans la foulée des députés – qui, ironie de l’histoire, pourront se taxer eux-mêmes (à la manière des députés du vieux PCF d’antan) pour rembourser les dettes du parti si Eva Joly n’atteint pas les 5% requis pour se faire payer ses frais de campagne par la République.

Par ailleurs, à cette incapacité du FN à se coaliser, correspond le fait que le FN a été « diabolisé » – et s’est lui-même « diabolisé » pour se faire entendre. Il est censé faire peur. C’est le Raminagrobis de la politique française. Jacques Le Bohec a décrit il y a quelques années déjà tout ce mécanisme (cf. Sociologie du phénomène Le Pen, Paris : La Découverte, 2005) dont le monde des médias a été le co-producteur. De ce fait, apporter son parrainage à Marine Le Pen devient un acte de la part d’un maire qui mérite une médiatisation particulière. Certains maires sont sans doute effrayés par cette situation – plus que par des menaces liées à leur appartenance à une intercommunalité dominée par les membres du PS et/ou de l’UMP. Il est du coup plus facile de donner son parrainage « républicain » au candidat d’une  force politique de moindre importance que le FN, éventuellement encore plus extrémiste ou à tout prendre fantaisiste. Il serait ainsi amusant de voir quelques micro-entreprises politiques totalement marginales en terme de voix, de militants, pour ne pas parler d’élus, avoir leur candidat à la Présidentielle. On parle beaucoup d’une éventuelle nouvelle tentative de Jacques Cheminade en 2012, qui prétend avoir ses 500 signatures. (A vérifier par le Conseil constitutionnel…) Or, qui a vraiment peur de ce personnage? Personne! De fait, si Marine Le Pen n’a pas ses signatures, cela sera aussi un échec complet de sa stratégie (prétendue) de « dé-diabolisation ». Les cantonales de 2011 avaient déjà montré que cela ne marchait pas (cf. travaux de Pierre Martin sur ce point). Cet échec à se présenter en 2012 ne ferait que vérifier l’existence de cette impasse. Je ne donne pas alors très cher ensuite du FN comme parti – sauf si l’UMP faisait bêtement l’inverse de ce qu’il devrait faire aux élections législatives à venir, c’est-à-dire s’il revenait sur sa ligne de fermeture à toute alliance avec le FN.

Que se passerait-il en cas de non-candidature de Marine Le Pen? D’abord beaucoup de bruit pour rien dans les médias autour de ce sujet, et un débat inutile à ce stade sur les parrainages et la démocratie. Ensuite, comme le montre déjà un sondage pour le JDD, les électeurs se reclasseraient logiquement. Le candidat Sarkozy en profiterait sans doute, mais cela ne bouleverserait pas le paysage. En effet, aucun candidat en lice ne peut recueillir tous les électeurs en déshérence du FN.   Par contre, il est possible que cela amène N. Sarkozy à se droitiser trop, que cela pousse les électeurs modérés dans les bras de F. Bayrou d’autant plus que le risque d’un « 21 avril à l’envers » aura disparu, et que donc voter Bayrou sera une façon de voter à droite sans risque aucun de ne pas avoir de candidat de droite au second tour de la Présidentielle pour qui voter.

Enfin – remarque égoïste de la part du politiste – sans M. Le Pen à cette élection, que de comparaisons entre résultats de sondages faits sur les différentes élections présidentielles qui se perdront…

Christophe Guilluy, Fractures françaises.

C’est peu de dire que j’ai hésité à chroniquer ce livre de Christophe Guilluy, Fractures françaises (Paris : François Bourin Editeur, 2010) sur mon blog. En effet, l’auteur inscrit dans son texte comme destinataire idéal de ses propos d’hypothétiques leaders d’une gauche qui retrouverait le goût et le sens de la « Question sociale », mais, à raison même de  son contenu sociologique, j’ai plutôt l’intuition que seuls Martine Le Pen ou Bruno Gollnish pourraient faire de cet ouvrage leur livre de chevet. En un sens, s’il se veut une intervention politique dans le débat au service de la gauche, ce livre s’avère  totalement raté, dans la mesure où le diagnostic qu’il pose avec quelque justesse revient à souligner l’impasse définitive dans laquelle la gauche de gouvernement se situerait.

Quelle est donc la thèse de cet ouvrage, que le lecteur supposera du coup comme particulièrement sulfureux? Christophe Guilluy, en tant que géographe, propose une  interprétation de la structuration sociospatiale de la société hexagonale. (Je dis hexagonale, pour souligner justement qu’il s’inquiète de l’éclatement de la société française en segments séparés.) On verrait dans les trois dernières décennies naître deux hexagones avec des logiques contrastées : d’une part, les grandes métropoles (Paris, Lyon, etc.) deviendraient le lieu d’une cohabitation sur un espace restreint entre les classes profitant économiquement de la globalisation de l’économie capitaliste et attirés culturellement par l’idée de mobilité permanente, de cosmopolitisme, de mélange des cultures, et les groupes sociaux les plus économiquement désavantagés présents dans l’hexagone, essentiellement constitués de personnes sous-qualifiés issus de l’immigration familiale d’après 1974; d’autre part, le reste du pays où se seraient en quelque sorte réfugiés les autres habitants, le gros de la population française, la majorité des ouvriers et des employés en particulier. C’est là le principal message du livre : sur les dernières années, la France des « petits » (pour reprendre une terminologie ancienne) est devenue invisible aux yeux des médias et des décideurs publics parce qu’elle s’est dispersée façon puzzle loin des métropoles. Cette dispersion s’explique par deux aspects principaux : d’une part, les « petits » ne peuvent pas se payer le luxe de subir les effets de l’insécurité provoquée dans les quartiers de banlieue, en particulier d’habitat social, par une minorité de délinquants parmi les plus miséreux, conduites déviantes d’une minorité que l’action publique s’avère incapable d’enrayer; d’autre part, l’explication se trouve là plus sulfureuse, ces « petits », essentiellement des personnes issues des immigrations intérieures à la France ou des pays européens proches, ne peuvent pas supporter le choc, que l’auteur qualifie de culturel, de se retrouver désormais en minorité numérique dans des quartiers qui furent autrefois les leurs. Il y aurait bel et bien en France des « effets de substitution » de population dans certaines banlieues.  Les nouveaux minoritaires, ex-majoritaires des quartiers populaires des villes-centres et des banlieues, recherchent du coup, via l’acquisition d’une maison individuelle loin des métropoles, la sécurité de sentir de nouveau l’autochtone d’un lieu.

Les cartes en moins et l’accent sur l’immigration en plus, Christophe Guilluy reprend donc ici la thèse qu’il avait déjà exprimé avec Christophe Noyé dans son très pertinent Atlas des nouvelles fractures sociales. Les classes moyennes oubliées et précarisées (Paris : Autrement, 2004). Pour lui, contrairement au halo médiatique constitué par le « problème des banlieues », la France des petits, des sans grade (toute allusion…) qui souffre des effets de la mondialisation (au sens économique et culturel), autrement dit la vraie Question sociale du point de vue quantitatif et non pas de celui, médiatique, des émeutes urbaines, voitures brûlées, et autres hauts faits de la racaille qu’il faut karchériser pour parler en Sarkozy, s’est déplacée dans le péri-urbain ou le rural profond. Elle en est devenue du coup invisible. Les politiques publiques font largement erreur dans  leur focalisation sur les banlieues parce qu’elles réagissent plus à chaud à des hauts faits médiatisés qu’à la vague de fond qui restructure le territoire.

Malheureusement, la thèse reprise en 2010 n’est tout de même pas loin d’une vision ethnicisée de l’hexagone. L’auteur s’en défend hautement, et critique au contraire l’opposition inclus/exclus largement utilisée dans les médias et le débat public, qui n’est finalement qu’une autre façon  républicaine de dire Français de souche/Immigrés, voire Blancs/Pas blancs. Pour lui, le problème des banlieues  résulte avant tout de la dynamique des marchés du travail métropolitains, qui n’offrent pas de perspectives d’emplois à des populations sans qualifications issues du regroupement familial, et de l’existence d’une offre locative sociale, au départ destinée à loger les ouvriers de l’industrie de ces métropoles, qui accueille ces populations économiquement surnuméraires.  Cependant,  à le lire, il n’est pas sûr qu’il ne tende pas à renforcer  l’approche Français de souche / Immigrés : certes, il insiste sur le fait que la plupart des immigrés ne vivent pas dans les banlieues, que ces dernières, pour une grande partie de leurs habitants, ne sont  en réalité qu’un lieu de passage dans un parcours biographique ascendant, qu’il existe finalement plus de chances de réussite professionnelle pour un jeune de banlieue que pour celui du rural profond, qu’au total, contrairement à ce qui est souvent dit, l’État et les autorités municipales concernées n’ont pas du tout baissé les bras dans ces quartiers que les tendances lourdes de l’économie tendent à appauvrir et y offrent plus de services publics que dans le rural profond, ne serait-ce que parce, désormais, ces banlieues construites dans les années 1950-1970 se trouvent relativement proches du centre de la métropole par rapport au reste de l’habitat diffus construit depuis   ; mais il souligne aussi la profonde ghettoïsation de ces banlieues, où les jeunes descendants d’immigrés familiaux ne rencontreraient plus que des semblables, où les mariages se feraient de plus en plus au pays, pour ne pas dire « au bled », et où une perception ethnique de la réalité l’emporterait désormais chez tout un chacun (y compris chez un maire de banlieue comme Manuel Valls). L’auteur dénonce à la fois avec force des élites qui ne verraient plus la France qu’à travers une opposition villes-centres/banlieues, majorité blanche/minorités ethniques, et en même temps, il renforce par de nombreuses données sociologiques cette impression de la création de ghettos ethniques (contrairement à l’opinion dominante, me semble-t-il, chez les sociologues).

Du coup, le livre finit par imposer l’idée d’une tripartition de l’espace social :

– centres-villes bourgeois et anciens quartiers populaires des villes gentrifiés qui abritent les gagnants de la mondialisation, avec éventuellement une cohabitation dans les anciens quartiers populaires de « bobos » et de sous-prolétaires d’origine immigré récente (ce qui correspond à la diversité du bâti). C. Guilluy fait remarquer que les « bobos » s’accommodent fort bien de la présence de ces « exclus » tant que la cohabitation reste distante malgré la proximité spatiale, surtout quand ces mêmes « bobos » peuvent obtenir grâce à leur présence la baisse indirecte des services qu’ils achètent. L’auteur cite les restaurants abordables grâce au travail au noir en cuisine, on pourrait aussi citer la garde des enfants, le repassage, etc. . Il ajoute quelque peu perfidement que, si les écoles primaires restent peu ségrégées dans ces quartiers ex-populaires entre rejetons des « bobos » et ceux des « exclus », les collèges le sont déjà beaucoup plus, pour ne rien dire des lycées. Comme j’habite à la Guillotière à Lyon, je ne peux qu’accepter son diagnostic, même si mon îlot (au sens urbanistique) appartient sans doute à la petite bourgeoisie depuis les années 1950.

– les banlieues ex-ouvrières, devenus le lieu de concentration de « toute la misère du monde », que, finalement, la France « accueille » selon l’auteur plus que ne le prétend le discours officiel. Elles représentent effectivement selon lui le lieu de l’insécurité, et connaissent une rotation rapide des populations. N’y restent que ceux qui n’ont pas encore trouvé les moyens d’aller ailleurs. Ces quartiers sont en train de devenir des ghettos en dépit des efforts des autorités publiques, et forment en tout état de cause le cul-de-basse-fosse de la société métropolitaine.

– le reste, la France profonde des villages, petites villes, tout ce qui se trouve loin des métropoles. Cette France-là accueille la majorité des classes populaires, de ces 60% d’ouvriers et d’employés qui constituent encore aujourd’hui la population active. Cette France-là se trouve être selon C. Guilluy la grande perdante de la mondialisation économique et culturelle en cours. La présentation de la situation par l’auteur  parait tellement négative que cela m’a fait penser à ce que décrivent les géographes sociaux pour la Roumanie post-communiste d’après 1989 : un vaste mouvement de repli vers la campagne de la part des populations ayant perdu leur travail en ville à la faveur de la transition vers l’économie de marché. Mutatis mutandis, à très bas bruit médiatique, on observerait un phénomène assez similaire en France – qui rencontrerait aussi les effets de la décentralisation productive des années 1960-1970 qui avait déplacé le gros du monde ouvrier loin des anciennes grandes métropoles de la première industrialisation. Bien que C. Guilluy n’aille pas jusque là, il faudrait s’interroger sur l’origine sociale de ces exilés volontaires des métropoles, ne seraient-ce pas en grande partie les enfants ou petits-enfants de l’exode rural des années 1950-60? Quant aux actuels licenciés ou aux menacés de l’être à terme des usines des petites villes et de la France rurale, ne sont-ils pas en majorité des descendants des ruraux de cette même région?

La thèse selon l’usage que C. Guilluy  lui destine vise clairement à avertir la gauche de gouvernement qu’elle doit se préoccuper plus de cette France aussi invisible  dans les médias que  majoritaire dans les faits. Pour l’auteur, qui n’est pas un économiste à la Pangloss pour lequel  tout se trouve aller pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, il ne fait en effet aucun doute que l’insertion actuelle de la France dans la mondialisation, dans la division internationale du travail, profite à certains groupes sociaux et pas à d’autres. Il y a d’évidence des gagnants et des perdants, à la fois sur le plan économique, mais aussi en terme de définition  de ce que doit être une vie réussie, à savoir mobile, nomade, cosmopolite, où, comme dirait Madame Parisot, tout comme l’amour, rien ne dure.

Malheureusement, en raison même de l’acuité de sa description, je ne perçois aucune raison pour laquelle la gauche de gouvernement, le PS en particulier, changerait radicalement son fusil d’épaule. Ses grands leaders métropolitains – les maires des grandes villes – s’affichent à 100% pour l’insertion de leur cité dans la mondialisation – et le gros de leur électorat avec! Allez donc raconter aux maires de Paris,  Lyon,  Strasbourg, ou même Lille, Nantes, Rennes, Montpellier, ou Toulouse, qu’il faudrait un peu réfléchir de manière vraiment critique à cet aspect là des choses. Ne parlons pas non plus des élites  du PS français servant dans les organisations internationales : un DSK ou un Pascal Lamy ne peuvent pas admettre une seconde que la division du travail mondial doive être remise en cause. Il faut l’approfondir au contraire par une meilleur régulation pour qu’elle soit plus juste et efficace. Le PS a certes adopté le concept de « juste échange », mais, pour l’instant, cela reste un slogan sans contenu réel en matière de politiques publiques proposées. Bien sûr, il existe à gauche du PS une autre (petite) gauche de gouvernement, le Front de gauche en particulier. Ce dernier pourrait prendre en charge l’avertissement de C. Guilluy, mais elle ne se trouve qu’au début d’un difficile parcours de (re)construction. Je la vois mal avoir un candidat qui arriverait  en tête des candidats de gauche au premier tour de la Présidentielle de 2012…

On pourrait imaginer cependant que des élus de la France profonde relaient ce message. Hormis le fait qu’il existe sans doute autant d’élus de gauche, de droite ou du centre, ou officiellement sans étiquettes, concernés par cette longue agonie de la France qui se lève tôt, comme on le voit à chaque fermeture de site industriel un peu médiatisé,  il me parait pour l’instant improbable qu’une coalition d’élus de cette France profonde arrive à se faire entendre sur ce thème, et amène la France à changer d’insertion dans la division internationale du travail. Il y a certes eu des étincelles médiatisées (comme le député chanteur…), il y a certes des mouvements de défense des services publics locaux, mais, au total, il est bien peu probable que les métropoles écoutent la France profonde : les intérêts objectifs divergent, et les métropoles  contrôlent le sens de la situation. Pour paraphraser Marx, toute cette France populaire  de l’habitat individuel diffus, que décrit Christophe Guilluy, se résume  à un immense sac de pommes de terre, dont pour l’heure ne menace de sortir aucun mouvement social d’ampleur. (On me dira que, lors de l’actuel mouvement contre la réforme des retraites, les petites villes connaissent de grosses manifestations, mais, pour les médias nationaux, cela reste presque invisible – et bien moins visible que les émeutes dans le cœur des métropoles lyonnaises et parisiennes.)

En fait, en lisant C. Guilluy, et en ajoutant foi à sa description, la vraie question que je me suis posé, c’est finalement pourquoi le Front national fait au total des résultats électoraux si médiocres, alors que la situation lui est, à l’en croire, si objectivement favorable : mondialisation qui appauvrit le gros des  Français et leur fait perdre le sentiment d’être chez eux et les oblige à se mettre au vert, immigration de toute la misère du monde largement hors de contrôle, banlieues en proie à la délinquance venue d’immigrés, création de ghettos, État et autorités publiques de bonne volonté mais impuissants, etc. . C. Guilluy donne lui-même en creux une réponse en soulignant, qu’au vu des sondages, les classes populaires restent attachés à des valeurs d’égalité. Cette allusion à des données de sondage m’est apparue un peu incohérente avec la démonstration générale du livre qui tend au contraire à n’étudier que ce que les gens font en « votant avec leurs pieds » et non ce qu’ils disent lors d’un entretien de sondage. Tel « bobo » cosmopolite et tolérant n’hésitera pas une seconde à s’affranchir de la carte scolaire au niveau du collège pour que son héritier ne souffre pas de la présence d’enfants d’exclus dans sa classe. Laissons donc de côté ce que répondent les gens (sauf à supposer que le peuple soit honnête et les bobos hypocrites – ce qui est possible!). Pour ma part, j’attirerais l’attention  sur  les mécanismes institutionnels de la Cinquième République et  sur la pratique du cordon sanitaire contre le Front national lors des scrutins à deux tours qui érodent depuis longtemps l’impulsion frontiste. Sans possibilité de tisser un réseau de maires, de conseillers généraux,  de s’implanter dans les institutions locales, le FN ne peut aller bien loin. La vraie leçon de ce livre devrait plutôt être tiré à droite : il faut rester sur la ligne chiraquienne (du moins celle de la fin de sa vie politique), surtout ne pas leur entrouvrir la porte, sinon cela sera le déferlement.

Pour ne pas laisser le lecteur sur une telle impression négative, je voudrais souligner une ligne d’espoir que l’auteur ne met pas assez en valeur  à mon sens bien qu’il en parle. En fait, sur les 40 dernières années, les immigrés ou leurs enfants se sont spatialement répandus partout dans le territoire hexagonal. La France profonde se trouve elle-même bien plus métissée qu’il y a cinquante ans. De fait, ce sont aussi  des descendants d’immigrés plutôt récents qui se replient dans les campagnes, qui veulent eux aussi leur maison individuelle. En dehors de quelques maires qui essayent d’empêcher ce genre d’évolutions, la diversité des origines s’impose progressivement partout, tout en suivant un modèle de vie individualiste qui n’a pas grand chose de lointain. C’est un beau gâchis écologique, mais il est possible que cela soit en fait un bon investissement pour la fameuse cohésion sociale.

Ps. Article de C. Guilluy dans le Monde du samedi 6 novembre (page 20, Débats) intitulé « Un conflit révélateur de nouveaux clivages. L’insécurité sociale grandit ». A noter qu’il n’évoque l’immigration qu’en toute fin d’article, contrairement au poids que prend cet aspect dans son ouvrage. Le constat (bienvenu par ailleurs) de l’insécurité sociale, comme il le dit, ne prend pas alors la même coloration.

Ps. Mardi 29 octobre 2013, un lecteur m’a fait remarquer mon erreur sur l’orthographe du nom de l’auteur. Je l’ai corrigée dans le titre et dans le corps du post. J’en profite pour remarquer que l’auteur a bien fait du chemin avec sa thèse qui semble avoir commencé à imprégner le sens commun sociologique. Le livre a été réédité en poche récemment, sous le même titre, chez Champs essais, Flammarion, octobre 2013.

Et l’Allemagne en rajoute…

L’enchainement des évènements de cette crise économique ne laisse pas de  me fasciner. En l’observant, je comprends mieux comment d’autres catastrophes ont pu se produire auparavant. Les Cassandre existent toujours.

Il y a quelques semaines – une éternité! – une Ministre de l’Économie française, Christine Lagarde, faisait (enfin) remarquer lors d’un entretien donné à la gazette mondiale des marchés (le FT) que les choix de politique économique de l’Allemagne depuis 10 ans revenaient, entre autres aspects, à y asphyxier la demande intérieure au détriment de ses partenaires commerciaux européens… La reprise de cette analyse, que j’avais déjà lue à maintes reprises depuis quelques années sous la plume d’économistes français un peu hétérodoxes, était un acte bien peu conforme aux habituelles prudences diplomatiques, la Ministre dénia d’ailleurs avoir tenu de tels propos, mais cela mettait en débat une vraie question de politique macroéconomique : d’où vient la demande solvable adressé aux entreprises européennes? D’après ce que j’ai pu comprendre via la presse européenne (avec des versions assez différentes), le Secrétaire au Trésor des Etats-Unis, Timothy Geithner, est venu dire récemment  grosso modo la même chose aux pays européens, et en particulier à l’Allemagne.  Résultat de cette belle agitation (qui correspond aussi au diagnostic d’une bonne part des économistes, ceux qui raisonnent en termes plus keynésiens que néoclassiques) : après les autres pays européens (Grèce, Hongrie, Roumanie, Espagne, Irlande, etc.), l’Allemagne adopte son paquet de mesures d’austérité. Il faut donner l’exemple, n’est-ce pas? Charité bien ordonnée commence par soi-même, on ne peut dépenser plus que ce que l’on gagne, etc.

Du coup, l’unification européenne semble vraiment en train de se faire ces temps-ci  : tous les pays traduisent en effet l’austérité budgétaire par la réduction des revenus des fonctionnaires (et/ou du nombre de ces derniers) et par la diminution de ceux issus des transferts sociaux. On commence vraiment à voir se dessiner en pratique le « modèle social européen » tant attendu.  J’attendrais volontiers pour couronner ce mouvement d’ensemble un retour à la véritable orthodoxie libérale au 1er janvier 2011 avec la suppression de toute forme d’indemnisation  (patente ou déguisée) du chômage (volontaire!) dans tous les pays de l’Union… Voilà qui redonnerait vraiment confiance aux esprits animaux des marchés! On avait cru comprendre que même la Cour constitutionnelle allemande considérait qu’une partie des réformes (anti-)sociales connues sous le nom de « Hartz IV » se situaient tout de même un peu loin des prérequis de dignité humaine compris dans la Loi fondamentale de 1949, et le gouvernement allemand de continuer (à petite vitesse tout de même) ses coupes dans l’État social. Même les Danois commencent à se rapprocher (lentement) du lot commun.

Du point de vue de la demande intérieure de l’Union européenne, force est de constater que les gouvernements sont en train de réaliser un magnifique plan – coordonné pour une fois! – de ralentissement de l’économie… Avec un peu de (mal)chance, cela va marcher…

Dans ces conditions, il n’est pas si surprenant que des économistes, travaillant à la City de Londres, interrogés par un journal britannique (plutôt eurosceptique) sur l’avenir de l’Euro parient  majoritairement pour une disparition de la monnaie unique dans un délai de cinq ans.  On peut bien sûr y voir un résultat de leurs fantasmes europhobes (« Europe = régulation ») – et si, dans ce même délai, l’Union européenne se mettait à réguler la finance casino dont Londres constitue la capitale intellectuelle… Comme je l’ai déjà écrit dans ce blog, je ne crois  pourtant pas qu’il y ait le moindre politiste qui parie en ce sens.  Malgré la situation, un nouveau pays, l’Estonie, veut même rejoindre la zone Euro.

Par contre, dans de nombreux pays européens, les effets de ce lien établi de fait entre défense de l’Euro, « solidarité européenne » et disparition progressive de l’État social, ne laissent pas d’inquiéter à terme sur la légitimité du projet européen auprès des populations. La décision hier soir des Ministres des Finances européens de se soumettre mutuellement les futurs budgets nationaux ne va pas améliorer le sentiment répandu qu’il existe un « déficit démocratique » – même si ce sont en l’occurrence des Ministres de gouvernements choisis démocratiquement qui vont décider de la pertinence des budgets présentés plutôt que les Commissaires européens nommés par ces mêmes gouvernements. Le schéma choisi pour gérer ensemble les affaires économiques de la zone Euro mieux qu’auparavant ressemble de plus en plus à une « Présidence collégiale », avec une réduction  (une de plus!) du poids politique de la Commission européenne.

Ce genre d’arrangements, n’en déplaise aux économistes de la City, tiendra tant qu’un gouvernement de la zone Euro ne basculera pas dans l’euroscepticisme actif – sortir de l’Euro (que ce soit le fait de la Grèce, de l’Irlande, de l’Allemagne, etc.) constituerait un geste d’une telle défiance contre l’Union européenne qu’aucun gouvernement dominé par les partis de gouvernement, habituels de ces pays, ne l’assumera jamais. Autant demander à l’actuel Parti républicain du Texas d’assumer la sécession de cet État des Etats-Unis… De fait, si l’on regarde les forces politiques susceptibles d’exercer des responsabilités gouvernementales, en France, en Italie, en Allemagne, et en Espagne, les perspectives d’un tel développement restent à ce stade infimes. Dans tous ces pays, l’électorat est  plutôt « visqueux », au sens où il ne change pas ses allégeances politiques facilement, au point où le régime en serait bouleversé d’un coup. Sur les quatre grands de la zone Euro, les opposants de gauche de la gauche, ceux qui refusent « l’Europe du capital », restent pour le moins marginal par leur poids électoral. Par ailleurs, du point de vue doctrinal, ils restent internationalistes (n’en déplaise à Dominique Reynié) et ne sont pas prêts à agir  pour la désunion européenne. Pour ce qui concerne le front droit de l’euroscepticisme, en Italie, avec la Ligue du Nord et une partie du Peuple de la Liberté, il se trouve de fait au pouvoir et assume de fait la ligne actuelle de « gouvernance économique ». En Espagne, le PP n’est pas réputé pour être eurosceptique et critique simplement le PSOE pour sa gestion hasardeuse du pays pendant le crise. Dans ces trois pays, les scories néofascistes, néonazies ou franquistes, restent divisées en groupuscules concurrents et pour le moins peu significatives sur le plan électoral. De ce point de vue, il ne reste que la France à comporter une marge d’incertitude : le Front national, quoiqu’il se soit mieux porté jadis, pourrait profiter de l’aubaine d’une Europe qui donnerait aux électeurs français le sentiment qu’elle les appauvrit. Je citerais aussi par politesse le mouvement vétéro-gaulliste de Nicolas Dupont-Aignant, « Debout la République », mais, à moins d’imaginer un ralliement soudain de la droite parlementaire à son panache blanc…

Conclusion provisoire : malgré la surenchère en cours dans l’austérité, la majorité des économistes de la City  consultés par le journal britannique en question vont se tromper, et cela que la politique économique menée en commun aboutisse à une « récession à la japonaise » ou pas, que la Grèce ou d’autres pays de la zone Euro fassent défaut sur leur dette publique ou pas, etc. Le n’importe quoi économique et social peut donc fort bien arriver dans les temps à venir,  mais tant qu’il n’existe personne pour assumer politiquement le changement de cap… le navire continuera à creuser l’iceberg.