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Obama superstar?

Vais-je moi aussi ajouter mon mot sur l' »historique » victoire de B. Obama? Je n’y résiste guère,  car l’écart entre propos journalistiques sur l’extraordinaire « effet Obama » et la réalité tel qu’on peut la percevoir avec les instruments de la science politique me semble bien grand.

Imaginons un pays dans lequel le Président sortant a engagé le pays dans une guerre sur des prémisses que  le monde entier sait désormais aussi fausses qu’elles sont possibles de l’être, où les plus grandes banques ont participé à une « cavalerie » digne de la « banqueroute de Law », où l’augmentation des écarts de revenus entre les trés riches et le reste de la population est inédite ou presque dans un pays industrialisé en l’absence de changement de régime, où certaines grandes entreprises qui avaient fait la richesse du pays sont au bord de l’abîme, où, pour le coup, « les caisses (publiques) sont (vraiment) vides »,  et si l’on suppose que les électeurs sont même minalement informés de ces faits, le candidat du parti du Président sortant devrait connaître un écroulement de son score électoral. Or, dans le cas présent, ce n’est absolument pas ce qui s’est passé : le ticket Mac Cain – Palin se fait battre raisonnablement par le ticket Obama – Biden, sur un écart de 6 points dans le vote populaire (47/53%) – qui se transforme en un écart trompeur pour la perception de la situation dans le collége électoral (qui explique largement l’emphase en cours). Bien sûr le candidat du parti républicain a perdu en pourcentage de voix par rapport aux scores des victoires républicaines précédentes, mais il ne s’écroule  aucunement. Si le jugement sur le ticket républicain ne tenait compte que des quelques éléments que je viens de rappeller, il devrait pourtant ressembler aux scores que lui ont donné les sondages faits sur cette élection dans les autres pays. La réflexion peut paraître doublement étonnante, mais d’une part je compare ici  le cas américain à celui des nouvelles démocraties de l’est de l’Europe, où bien des partis politiques sortant ont connu des écroulements électoraux (qui ont parfois amené à la disparition pure et simple du parti), et d’autre part, où les sondages faits à l’étranger rappellent que la continuité Bush- Mac Cain n’est pas passé inaperçue du grand public. Of course, ce qui explique le non écroulement du Parti républicain, parti du Président sortant le plus mauvais de toute l’histoire des Etats-Unis ou peu s’en faut à en croire Hubert Védrine, c’est le facteur « identité partisane », une valeur sûre de la science politique qui va reprendre une nouvelle jeunesse avec cette élection. Avec un quart d’électeurs américains satisfaits du Président sortant, on devrait avoir un score du parti du Président sortant proche de cela  – ce qu’on trouve dans les sondages faits à l’étranger où Mac  Cain arrive péniblement à un  tout petit score. Or le score républicain n’est pas du tout de cet ordre. Il suffit de regarder les sondages sortis des urnes ou les résultats par Etats pour confirmer cette importance de l’identité partisane : les gens s’identifiant Républicain ou dans une moindre mesure ayant voté pour G. W. Bush en 2004 ont voté massivement pour le ticket républicain, et idem en face. Parmi les 27% d’électeurs qui approuvent la manière de gouverner de Bush, 89% déclarent avoir voté  Mc Cain et 10% Obama, et parmi les 77% qui désapprouvent le « Bushisme » dans sa pratique, ils sont 67% à avoir voté Obama et quand même 31% à avoir choisi Mac Cain. Pour les identifications partisanes, 91% des électeurs interrogés se déclarant « républicain » et de race blanche ont voté le ticket républicain (90% des électeurs se déclarant « républicain » ont fait ce choix cohérent);  et de l’autre côté, c’est presque la même chose, 89% des démocrates déclarés toutes races confondues a voté le ticket démocrate, mais seulement 85% des « démocrates blancs » avec 14% qui ont voté pour le camp d’en face.

A parcourir ces données simples, on s’aperçoit aussi de l’extraordinaire ressemblance entre l’identité biographique de chaque candidat et les données sociographiques de son électorat. Obama séduit les jeunes, les minorités de toutes races, les trés pauvres (qu’il a servi comme « animateur social ») et certains trés riches, et Mac Cain exactement le contraire. On voit nettement s’opposer le bloc social Wasp (un peu vieillissant et largement « white only ») et la fameuse « Rainbow Coalition » que promettait le Pasteur Jesse Jackson dès sa tentative de témoignage de 1984 (où  même trois quart des électeurs juifs déclarés ont  désormais pris leur place!) A en conclure que « la biographie, c’est le message » – fait amplement souligné pour le vainqueur, mais qui vaut aussi pour le perdant.

On voit aussi que la perception de l’état de l’économie elle-même ne mine pas complètement ce facteur identitaire : 93% des Américains voient l’économie américaine en mauvais état, parmi ces derniers il y en a quand même 44% qui ont choisi Mac Cain; parmi les 7% qui sont plus optimistes, ils sont 72% à avoir choisi le républicain… Il l’emporte d’ailleurs largement parmi les 18% d’Américains qui ne se font pas de souci pour leurs finances personelles – eh oui, il en reste! –  avec 61% des voix.

Des analyses statistiques plus poussées permettront de distinguer l’importance des différents facteurs, mais je parierais volontiers que l’effet Obama va être difficile à distinguer du simple mouvement de l’électorat américain, sous contrainte de viscosité identitaire, due à une économie vacillante. Si on imagine une histoire alternative avec Hillary Clinton  ou n’importe qui d’autre comme candidate démocrate, il ou elle aurait donc sans doute gagné, et on serait actuellement en train de s’extasier sur cette homme ou femme extraordinaire.

En fait, ce qu’il faudrait peut-être admirer (ou regretter pour ceux qui voulaient en finir avec les Républicains), c’est, soit la capacité de Mac Cain à raviver la flamme républicaine en  l’incarnant quand tout était perdu vu les « fondamentaux » de l’économie et la « grande » popularité du sortant, soit la solidité de l’identification partisane républicaine dans un tel contexte – qui s’avère typique d’une « démocratie mature » comme les Etats-Unis et qu’il est bien difficile de construire dans les nouvelles démocraties qui sont apparues à l’est de l’Europe.

Par ailleurs, en dehors de B. Obama lui-même, une autre personne devrait être félicitée pour sa victoire, à savoir N. Sarkozy. Ce dernier ne s’est-il pas prévalu par son action résolue à la tête du Conseil européen d’avoir mis fin aux hostilités dans le conflit géorgien de cet été en s’étant précipité à Moscou et à Tiblissi pour offrir sa médiation?  Si l’on imagine, à la manière d’un spécialiste des complots qui ménent le monde depuis le chute de Babylone au moins, que ce conflit avait reçu l’aval de la Maison Blanche ou encore mieux de membres de l’entourage de Mac Cain, qu’il était destiné à se développer dans une crise internationale majeure entre la Russie et l’Occident, que cette dernière devait changer du tout au tout les préoccupations du public américain (une guerre avec la Russie plutôt qu’une crise économique) et avantager de ce fait le candidat républicain a priori plus à même d’incarner le « Commander in Chief » en temps de guerre, notre Président a donc permis l’élection de B. Obama en sauvant la paix dans le Caucase.  (Un autre ami de G. W. Bush, S. Berlusconi a revendiqué aussi le fait d’avoir arrêter les chars russes aux portes de la capitale géorgienne, mais j’y crois moins…) J’évoque cette hypothèse parce qu’elle l’a été sur le moment, ce scénario des plus hollywoodien a  en effet été évoqué publiquement sur CNN par V. Poutine lui-même dans un moment d’énervement visible. (Les autorités russes sont d’ailleurs les seules sur la planète à ne pas se féliciter franchement de la victoire de B. Obama, peut-être par lassitude de devoir jouer le rôle du « méchant » dans les superproductions américaines. )  Un de mes anciens étudiants m’a d’ailleurs fait passer un pamphlet de T. Meyssan sur N. Sarkozy  qui circule sur Internet où ce dernier est présenté comme une marionnette du « bushisme », quasiment depuis le jour de sa conception. J’ose espérer que cette prompte réaction de notre Président dans la crise géorgienne viendra démentir, s’il en est même besoin, la thèse de de l’actuel premier complotiste de France, mais aussi plus sérieusement montrera les voies contournées qu’emprunte parfois le destin d’une élection.

Drang nach Osten?

Les commentateurs europhiles (mais pas eurobéats) Jean Quatremer et Bernard Guetta se sont félicités de la capacité de l’Union européenne à tenir (enfin) une ligne commune dans le cadre de la crise de la Géorgie. Lors du Conseil européen extraordinaire du 1er septembre 2008, l’Union a en effet adopté une position commune. Le lendemain, B. Guetta sur France-Inter exultait littéralement. Il aurait pu préciser que, prés de 40 ans après les débuts d’une recherche d’une politique extérieure commune, après quelques échecs historiques (ex-Yougoslavie il y a prés de vingt ans, Irak en 2003), c’était là la résultat minimum pour ne pas sombrer dans le ridicule dans un tel contexte. Le texte adopté par le Conseil européen le 1er septembre condamne fortement les actions russes, mais il faut attendre la toute dernière phrase pour obtenir le signe tangible de mauvaise humeur européenne : on suspend les négociations sur un partenariat jusqu’à nouvel informé. Plus sérieusement, on décide de faire pression sur Moscou pour faire entrer en vigueur tous les points de l’accord russo-géorgien du 12 août. La super-troïka européenne s’est rendu à Moscou le 8 septembre, avec un N. Sarkozy en meneur d’équipe entouré de José Manuel Barroso et de Javier Solana. La super-troïka aurait obtenu le retrait des troupes russes (de « maintien de la Paix ») sur leurs positions d’avant le 12 août, l’envoi de 200 observateurs de l’UE sur le terrain, et enfin une Conférence internationale pour discuter de tout ce fatras. Parallèlement, lors du sommet UE-Ukraine, ce pays recevait la promesse d’être « associé » à l’UE et se voyait reconnu son destin européen. On a lourdement insisté sur l’intégrité territoriale de ce pays – menacé par une Russie devenue irrédentiste (du moins c’est ce que j’ai compris vu le ton employé).

A première vue ce sont là des nouvelles rassurantes : l’UE semble enfin affirmer une identité politique au moment de la crise et non comme d’habitude aprés. Cela pourrait paraître d’autant plus satisfaisant que l’UE semble bien empêcher ainsi les Etats-Unis d’envenimer la crise plus que ce ne fut déjà le cas. C’est là l’interprétation dominante. Pour ma part, je me demande ce que nous allons faire dans cette galère. En effet, aussi bien pour l’Ukraine que pour la Géorgie (ou encore la Moldavie), l’UE laisse la porte ouverte à une future adhésion. Ces adhésions (pour ne pas parler de celles aussi possibles de ces mêmes pays à l’OTAN) vont être vécues par la direction russe comme des menaces, et le mot est faible. Surtout pour l’Ukraine, il suffit de regarder une carte des frontières actuelles et de se rappeler du rôle de cette région dans la guerre civile de 1918-1921 et dans les deux guerres mondiales pour se rendre compte de l’inacceptable de la situation vue du côté russe. La seule façon de rendre la chose concevable serait que la Russie ne soit pas considérée elle-même comme un ennemi (au moins potentiel) et qu’elle intégre elle aussi l’UE et l’OTAN. Il semble qu’on n’en prenne pas le chemin (ou alors ces chemins sont cachés au regard de tous). En voulant faire entrer dans sa zone de puissance ces ex-Républiques soviétiques, l’UE peut au mieux réinstaurer une « guerre froide » avec la Russie, et, au pire, nous entraîner tous dans une vraie guerre avec ce pays doté de l’arme nucléaire (dans cette guerre que ne craindrait pas de faire la candidate républicaine à la vice-Présidence, Sarah Palin, si l’on en croit ses déclarations aux médias). Dans les deux cas, quel intérêt trouverait l’Europe  à entrer en conflit avec la Russie? La défense de nos « valeurs » me dira-t-on, de l’ordre territorial des Etats peut-être contre le désordre induit par la Russie, des « droits de l’homme » face à des massacres de populations civiles enfin. Etant donné pourtant que la Russie ne semble pas vouloir nous imposer son système totalitaire, que, par ailleurs, les citoyens russes vivent pour la plupart une vie privée qui les satisfait autant que faire se peut à la mesure de leurs moyens économiques (entre « nouveaux Russes » et retraités), je ne vois pas ce que nous entendons par nos « valeurs ». La Russie est sans doute une forme post-moderne de dictature (ou de démocratie à la Napoléon III), mais ce à quoi nous tenons le plus en pratique, la liberté de la vie privée, y est respectée pour la majorité de sa population. Cette Russie de Gazprom n’est plus ni celle de Lénine, ni même celle des tsars prompts à envoyer les cosaques remettre dans le droit chemin les révolutionnaires de toute l’Europe. En somme, je ne vois pas bien ce que cela change de fondamental pour la vie privée des gens concernés que de vivre dans la zone d’influence moscovite ou bruxelloise. Dans les deux cas, il s’agit de capitalisme; dans les deux cas, il existe une liberté de la vie privée pourvu qu’elle n’interfère pas avec les groupes dirigeants. Certes notre liberté d’intervenir dans les affaires publiques est sans doute bien plus grande que celle d’un citoyen russe, mais la différence n’est pas grande au point de considérer que nous devons résister à l’influence russe au prix de l’avenir de tout le monde sur cette planète.

Autrement dit, si l’on raisonne en terme de libertés pratiques et de bien-être économique des populations, la Russie n’est pas un danger, pas plus que l’Allemagne avant 1914. Nous nous trouvons donc exclusivement dans un jeu international de puissances cherchant à délimiter leur pré carré:  à ceci s’ajoute aussi la mécanique bureaucratique de l’élargissement. L’UE dispose d’une bureaucratie qui a besoin de pays à « traiter ». Si l’UE ne s’élargit plus, ou seulement aux petits pays des Balkans (FYROM, Monténégro, etc.), cela veut dire moins de travail, plus de nécessité même de cette bureaucratie. Bref, pour elle et tous ceux qui gravitent autour de ces métiers de la mise aux normes européennes, l’Ukraine serait pain béni. Par contre, je ne vois pas ce que cette politique de puissance va apporter au simple citoyen de l’Union. Une Ukraine « neutre » serait tout aussi économiquement profitable à notre économie (si l’on suppose qu’un grand marché continental nous profite d’autant plus qu’il est plus divers, vaste et peuplé). Quant à justifier l’élargissement par le caractère « européen » au sens culturel de ces pays, j’en suis entièrement d’accord sauf que, dans ce cas, la Fédération de Russie, membre du Conseil de l’Europe, a elle aussi le droit de se réclamer de l’Européanité culturelle (du point de vue historique et littéraire, bien plus que la Turquie par exemple). Une telle affirmation revient à souligner aux yeux des Russes que l’Ukraine ne nous intéresse qu’en raison de sa capacité à nuire à la puissance moscovite. Bref, voulons-nous  assumer les opportunités et les contraintes d’une nouvelle « poussée vers l’Est »? Perinde ac cadaver?

Pour revenir au problème géorgien, il me semble qu’en se focalisant sur l’intégrité territoriale de la Géorgie, l’UE en reste à un raisonnement  traditionnel : on va aussi réclamer le droit des réfugiés (géorgiens) de revenir dans (les ruines de) leurs foyers. En fait, il faudrait prendre le problème de manière post-moderne : dire à ces gens dès maintenant qu’ils ne rentreront jamais dans leurs foyers, mais qu’ils seront très bien indemnisés pour leur renoncement à leurs droits. Certes, un crime a été commis, et le crime a payé, mais il faut refaire sa vie ailleurs et c’est tout. L’histoire des Français d’Algérie devrait enseigner que, si l’on prend les choses au niveau du destin privé des personnes, la possibilité de refaire sa vie dans de bonnes conditions importe d’abord : que se serait-il passé si notre pays avait fait des « pieds-noirs » des réfugiés permanents attendant un hypothétique retour dans leurs foyers après le retour de l’Algérie à la France? Raisonnablement, les « rapatriés » ont été priés de s’adapter à la métropole. On comparera leur sort avec celui des  réfugiés palestiniens de 1948. Dans le même ordre d’idée, comme la Géorgie n’a pas été amputée de tout son territoire, elle devrait surtout s’occuper de trouver un avenir économique aux réfugiés des terres perdues et chercher à surclasser ses séparatistes par son succès économique et social, seul moyen de faire revenir ces derniers à de meilleures intentions comme le montre le cas chypriote. L’attitude européenne  m’a paru aller dans ce sens quand elle promet des visas plus faciles à obtenir pour les Géorgiens : s’ils veulent refaire leur vie dans l’UE et y trouver du travail, accueillons-les, cela nous coûtera moins cher qu’un conflit avec la Russie pour deux territoires qui ne changent en rien le bonheur de l’immense majorité des Européens.

Crise géorgienne : quels enjeux théoriques?

Il pourra paraître bizarre de voir une crise internationale en cours à travers ses enjeux théoriques. Pourtant, si la théorie prétend décrire adéquatement le monde, il faut bien qu’elle passe le test de la réalité historique, et une crise internationale comme la crise géorgienne peut remettre en cause tout ce qu’on peut savoir auparavant.

Quels sont les ingrédients apparents de la crise géorgienne?

La très vieille « Question des nationalités » : le Caucase prolonge les Balkans de ce point de vue. On retrouve là comme ailleurs l’extraordinaire force politique de la mobilisation nationaliste de la part d' »entrepreneurs en nationalisme », mobilisation nationaliste qui semble bien le moyen le plus simple d’exciter les esprits et de créer des passions inexpiables. Le trés intéressant papier de Bernard Dréano, « Le Piège ossète,  l’éternel retour de la question nationale en Europe » (cf.  sur le site de la revue Mouvements, http://www.mouvements.info/spip.php?article314) souligne à loisir les coordonnées propres de ce conflit  malheureusement classique. Celui-ci se double comme d’habitude des rapports de clientèle entre un centre protecteur et une nation aspirant à la souveraineté (relation qui remonte au moins à  l’indépendance grecque dans les années 1830).  Il importe en fait ici peu de savoir si l’Abkhazie ou l’Ossétie du sud disposent d’un droit historique à la souveraineté, et de comparer/opposer ces situations avec le cas du Kosovo ou de la Tchéchénie (ou du Tibet ou de la Catalogne, etc.). Toute la recherche contemporaine sur les ethnies et les nationalités, à quelques primordialistes prés, converge sur l’idée de leur caractère labile et arbitraire. Dans le cas présent, qui a tort, qui a raison, à quelle catégorie se rattacher, n’est même pas à évoquer comme moyen de comprendre la crise.

La non moins ancienne question des zones d’influence politique et économique : comme les médecins de Molière, il est facile de déclamer : « le pétrole, le pétrole, le pétrole » – et « le gaz, le gaz, le gaz ».

Enfin, ajoutons à ce portrait : les alliances (défensives of course) entre Etats.

Et pour donner un grain de répétition supplémentaire à la situation : une situation de redressement national (celui de la Russie) aprés la période « weimarienne » qu’elle a vécu de 1991 à 2000.

Tous les ingrédients sont donc réunis pour une confrontation générale selon la vision classique, « réaliste », des relations internationales. Il manque toutefois même de ce point de vue un élément : la faisabilité d’un conflit conventionnel (armé) parait faible tant la Géorgie paraît isolée, elle est coincée au sud par l’Arménie (pro-russe) et l’allié de l’OTAN avec laquelle elle a une frontière commune n’est autre que la Turquie. Or cette dernière ne semble pas avoir un grand contentieux avec Moscou, et son opinion publique ne semble pas trés pro-américaine ces temps-ci. J’ajouterais qu’il serait amusant de voir les militaires turcs se battre au nom du  principe de l’intégrité territoriale des (petits) Etats, soit au nom d’un principe qu’ils violent eux-mêmes allègrèment depuis 1974 à Chypre (où existe toujours à ma connaissance une République turque de Chypre-Nord), Etat membre de l’Union européenne depuis 2004. Je rappelle ces détails bien connus pour souligner qu’avec la logique précédente, disons « à la 1930 », la Géorgie est perdue en cas de guerre conventionnelle. L’Occident pourrait « irrationnellement » se lancer dans un tel conflit perdu d’avance, mais il est tout de même rare d’engager un conflit avec de telles perspectives.

Déjà de ce premier point de vue réaliste, rien de grave (sauf pour les Géorgiens…) ne devrait se passer. L’argument théorique et empirique majeur qui devrait rassurer, c’est bien sûr la dissuasion nucléaire dont disposent les deux camps en présence (Russie et Etats-Unis). Comme le montre l’histoire de la « Guerre froide », les deux acteurs doivent éviter la confrontation directe s’ils ne veulent pas disparaître de la surface de la terre (et nous avex eux!), ce qui ne leur interdit pas la confrontation indirecte. Toute la question théorique (et pratique) sera bien sûr de savoir si il ne peut pas exister quelque chose qui détraque cette belle mécanique de la dissuasion. Ce que nous montrent les médias des caractères des protagonistes  (le duo russe Poutine-Medvedev, et G. W. Bush) pourrait inquiéter. La mise en place d’un bouclier anti-missiles aux portes de la Russie est fortement déstabilisateur – mais, normalement, la Russie devrait réagir en créant son propre bouclier. On pourrait s’inquiéter aussi fortement des parallèles historiques que certains politiciens européens font avec les années 1930 : j’ai entendu hier sur France-Inter Dennis Mc Shane, un ancien ministre travailliste, comparer l’action des troupes russes à celle d’A. Hitler dans les Sudètes en 1938; à force de ne pas vouloir être « munichois », et de vivre cette crise dans des catégories du passé, on peut effectivement sortir de l’univers de la rationalité…

En somme, en n’utilisant que des arguments réalistes, on pourrait déjà décrire une issue heureuse de la situation – si chacun est conforme à la rationalité, et s’il calcule bien ses coups.

A cela s’ajoutent toutes les théories qui insistent sur l’émergence avec la globalisation d’un monde plus uni et plus sûr….  La situation d’interdépendance économique entre la Russie et les pays de l’Union européenne est évidente, les Etats-Unis comme importateur net de pétrole ne peuvent guère souhaiter se priver du pétrole russe sur le marché mondial. On peut ajouter des éléments plus institutionnels (Conseil de l’Europe, OSCE, G8), et, à un niveau inférieur à ces instances de dialogue politique, rappeler qu’on collabore dans de nombreux domaines avec la Russie depuis les années 1990 (par exemple dans le domaine spatial). On peut ajouter l’interpénétration croissante des économies russes et européennes. Bref, un conflit armé serait impossible parce que le « doux commerce » nous en empêche.

En fait, les deux grands courants théoriques, celui qui pense que les relations internationales sont toujours peu ou prou dans une situation « hobbésienne » ou celui qui voit l’émergence d’une société mondiale, formelle et informelle, aboutissent à la même conclusion. S’il se passe quelque chose de trés fâcheux, il faudra donc trouver autre chose! Cet autre chose pourrait être la « théorie constructiviste des relations internationales », qui insiste beaucoup sur les représentations que se font les acteurs de la situation. Là encore, cette crise va plutôt en contre-tendance avec la tonalité générale de cette litttérture qui insisterait plutôt sur l’émergence de représentations partagées, plus subtiles en somme des différents intérêts en cause. A la relire, je ne crois pas que cette littérature laisserait présager un choc USA-Russie. Elle pourrait bien sûr être réécrite aprés coup, en soulignant que dirigeants russes et dirigeants américains « croyaient à leurs mythes », mais, à ce stade de (ce qui restera de) la civilisation (« dans le jour d’aprés »), la phrase du grand auteur élisabethain sur l’histoire de l’Homme serait sans doute plus appropriée…

Autre point : comme je viens de la présenter, la crise géorgienne ne comprend pas d’intervention européenne. Elle existe, mais ne change pas grand chose à ce stade. Elle a simplement facilité à la partie géorgienne l’acceptation d’un cessez-le-feu inévitable, elle a évité à cette partie au conflit de perdre entièrement la face.

J’attends de voir quelles résolutions le Conseil européen extraordinaire du 1er septembre 2008 va prendre. Je suppose qu’on ira vers des sanctions de type : « nous gelons tous les progrès dans la coopération avec la Russie ». Je doute qu’on aille beaucoup plus loin, surtout si les dirigeants russes ont l’intelligence de se retirer d’ici là sur des positions « acceptables » aux frontières de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud, c’est-à-dire qu’ils permettent au plan européen en six points de paraître être respecté sur le terrain. C’est une évidence pour tout le monde que « nous » sommes tenus par le pétrole et le gaz russes. Les pouvoirs de sanction russes (sans usage direct de la violence physique) à notre égard sont infiniment plus « mordants » que les nôtres à leur égard : on pourrait se retrouver dans une situation semblable de celle que connut une partie de l’Europe de l’Ouest en 1973-74 avec les sanctions de l’OPEP aprés la guerre du Kippour, mais de quoi peut-on priver la Russie dans un monde où les sources de bien de consommation se sont multipliées? Priver les oligarques russes de vacances à Courchevel ou sur la Côte d’Azur, comme ironisent certains commentateurs, ne risque pas de nous grandir… Ils iront à Gstaad ou à Dubaï.