Dans la torpeur estivale, le site WikiLeaks a rendu public une immense somme de documents sur la guerre d’Afghanistan, vu du terrain. Le dirigeant de ce site a lui-même comparé ces documents aux célèbres « Pentagon Papers », qui avaient jeté en 1971 un jour crû sur les manigances au plus haut niveau des occupants successifs de la Maison Blanche autour de la Guerre du Vietnam. Il exagère sans doute un peu. Les plus de 90.000 documents , qui correspondent eux à des compte-rendus de ce qui se passe à la base de ce conflit vu du côté américain, confirment cependant ce qu’on peut lire dans tous les journaux un peu informés depuis des mois, voire des années, et qu’il n’est guère difficile de deviner vu la durée du conflit en cause ; cette guerre a été menée à tort et à travers depuis 2001, même un officier supérieur français, pourtant tenu par le devoir de son métier, s’est laissé aller à écrire dans la presse il y a quelques petites semaines que certaines choses n’allaient pas avant d’être promptement admis à faire valoir ses droits à la retraite.
Ce qui m’importe ici, c’est de noter que WikiLeaks a organisé la révélation de ces documents confidentiels avec l’aide de trois journaux des plus traditionnels, le New York Times (Etats-Unis), le Guardian (Royaume-Uni) et Der Spiegel (Allemagne). L’alliance entre un site Internet , flibustier de l’information volée, et des médias traditionnels qui mettent en jeu leur crédibilité dans la vérification de cette même information, me semble vraiment remarquable, d’autant plus que cela se joue à une échelle intercontinentale. Trois médias « libéraux » (au sens nord-américain) se sont coalisés pour cette opération d’authentification, et il faut vraiment aller voir les renvois de site Internet à site Internet. Le Roi est vraiment nu, et l’administration Obama n’en sort pas grandie. Sa première réaction, qui a été de dire que le site WikiLeaks ne l’avait pas consultée avant de révéler les dits documents, m’a fait franchement me tordre de rire. Les tentatives de noyer le poisson vont permettre d’observer l’art du spin de la dite administration. Je suppose que WikiLeaks va être accusé de travailler à quelque complot communiste pour déstabiliser l’Amérique, sans doute en lien avec cette vieille crapule libertaire de Chomsky.
Bien moins réjouissante que ce sursaut du « quatrième pouvoir » (surtout pour le New York Times qui essaye de se racheter une vertu après le désastre des années G. W. Bush) est de constater l’absence de la presse française qui n’a pas été mise à contribution pour valider et synthétiser pour le grand public francophone le contenu de ces documents confidentiels. Pour l’heure, peut-être est-ce une conséquence du fait qu’aucun de nos journaux de référence (?) n’a été associé à l’opération de révélation, l’affaire est présentée par les médias français essentiellement comme un ennui de plus pour l’administration Obama, cf. Le Figaro, Libération (1), puis Libération (2), Le Monde. Ce dernier titre toutefois son édition du mercredi 28 juillet sur ce thème, toujours en insistant sur les embarras américains.
Or il me semble bien que la France, en tant que pays souverain responsable de ses choix de politique étrangère, participe pleinement à cette guerre d’Afghanistan. Si la guerre a été tellement mal menée jusqu’en 2009 qu’en conséquence, elle est désormais perdue irrémédiablement, et s’il se confirme qu’une partie de l’État profond pakistanais (une partie au moins de ses services secrets ou de ses forces armées) a joué, voire joue encore, double jeu à l’encontre de la coalition occidentale, ce dont avertissent certains proches du président afghan actuel depuis longtemps, il me semble que cela concerne aussi la stratégie de la France dans ce pays. Certes, je veux bien que la vie de soldats de métier ne compte pour rien, puisque personne ne les a obligés à s’engager dans un métier qui, par définition, comporte le risque d’une mort violente; je veux bien aussi que la participation à cette guerre permet de tester des matériels et des doctrines, ce qui n’est pas inutile à long terme pour toute armée soucieuse de rester au niveau. Mais cette belle petite guerre, désormais perdue selon toute probabilité, possède toutefois un impact budgétaire; puisque chacun sait que notre État se trouve en faillite, il serait peut-être raisonnable d’arrêter désormais les frais de cette guerre d’évidence inutile. Cela ne sera pas la première guerre (néo-)coloniale que l’Occident perd, et l’on s’en remettra comme des précédentes. Il faudra juste accueillir quelques réfugiés de plus. Il faudra persuader le futur régime de ne pas trop nous énerver – après tout, on a bien réussi à ramener à la raison quelques Etats hébergeant des terroristes dans le pourtour méditerranéen.
Bref, tout cela pue à plein nez le bon vieux Vietnam – en plus cher en argent, en bien moins cher en vies humaines (occidentales), mais sans une sous-culture populaire spécifique. Good Morning Kaboul ne laissera pas de trace dans notre imaginaire. La conférence des donateurs qui vient de se tenir a prévu que l’armée officielle afghane serait en mesure de prendre le pays sous sa garde en… 2014 ou 2015; pour une intervention commencée à l’automne 2001, on croit rêver. Ce délai (à comparer au temps qu’il a fallu pour reconstruire une armée nationale dans d’autres cas…) montre qu‘il n’existe tout bonnement pas de forces sociales afghanes sur le terrain prêtes à s’engager les armes à la main contre les Talibans et leurs alliés. Si elles existaient, elles auraient déjà montré leur efficacité dans les combats, et l’on en parlerait plus! Et, quant à changer les rouages de l’État profond pakistanais, autant espérer Godot… N’oublions pas non plus le caractère proliférateur de ce État en matière nucléaire. Tout montre que l’Occident, avec le prochain président américain sans doute, un Républicain isolationniste?, va faire comme les Soviétiques il y a vingt ans : nous allons nous retirer en bon ordre de Kaboul en y laissant un régime (plus ou moins) ami… qui s’écroulera quelque temps plus tard dans notre indifférence polie. Ce qui change cependant un peu l’équation, c’est que le président afghan actuel fait exactement ce même calcul, et qu’il n’a pas envie de finir comme son dernier prédécesseur communiste, Nadjibullah, – d’où son agitation -.
Enfin, comme chacun devrait le savoir, c’est en politique étrangère que l’influence de l’opinion publique sur les politiques publiques menées s’avère la plus faible. En France, c’est le « domaine réservé ». Encore quelques années de morts inutiles de part et d’autre.
Ps. Paul Quilès, ministre de la Défense dans les lointaines années 80 du siècle dernier, a essayé de lancer le débat par une tribune dans le Monde. Pas de grande réaction jusqu’ici. La presse se contente toujours de traiter l’aspect américain de l’affaire. Nos troupes doivent opérer dans un pays homonyme. Je ne connais pas ma géographie.