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Sylvain Piron, L’occupation du monde.

img20180606_09451897Voici un livre intriguant que j’ai découvert au hasard de mes flâneries (devenues bien trop rares à mon goût) dans les librairies : Sylvain Piron, L’occupation du monde (Bruxelles : Zones sensibles, 2018). C’est en effet l’œuvre d’un médiéviste qui se pique d’apporter quelque chose au débat contemporain sur l’anthropocène.

La thèse de cet ouvrage – car il y en a une – est d’une simplicité pour ainsi dire biblique : la manière d’agir dans le monde qui constitue le fondement ultime du capitalisme – et donc de l’anthropocène – est issue d’une modulation de la pensée chrétienne occidentale qui s’exprime dès le XIIIème siècle de notre ère dans la première scolastique. Pour user d’une métaphore (dont n’use certes pas l’auteur), les esprits de notre humanité présente sont en proie à un virus (au sens d’un virus informatique) – le rapport capitaliste au monde humain et non-humain, dont les économistes néo-classiques constituent les principaux propagateurs – dont l’origine première est à rechercher dans cette réflexion intellectuelle du début du présent millénaire. Dans les mots de l’auteur, « La principale thèse que défend ce livre peut donc s’énoncer très simplement. Il reste un impensé théologique au cœur de la raison économique. (…). Le noyau initial en a été formulé, dans le seconde moitié du XIIIème siècle, par des théologiens éclairés qui n’y voyaient qu’un secteur particulier des relations sociales, requérant des règles spécifiques. »

Cette thèse, énoncée dès l’introduction, se trouve surtout discutée dans le chapitre VII de l’ouvrage, L’économie des scolastiques (p. 157-180), mais elle informe le parcours en crabe de tout l’ouvrage. En effet, comme le reconnaît l’auteur dans ses lignes de conclusion (p. 190), en comparant en raison de son caractère hybride son ouvrage à un ornithorynque (sic), ce livre se  situe en dehors des clous d’une publication scientifique classique. Quoique d’évidence informé par des connaissances et recherches précises sur le sujet (et doté en conséquence d’un appareil de notes des plus conséquent), il ne se présente pas en effet un travail historiographique abouti. Il ne plaira sans doute pas du tout aux évaluateurs bureaucratiques de la recherche. De fait, à plusieurs reprises, Sylvain Piron annonce la publication d’un second volume, plus érudit sans doute, qui fera la démonstration détaillée de ce qu’il annonce ici comme conclusion : c’est dans la première scolastique que l’on trouve le tout début du virus capitaliste qui s’est emparé de l’Occident chrétien d’abord, et du monde ensuite.

Mais alors, en dehors de l’annonce d’une thèse et de sa démonstration simplifiée, qu’y a-t-il dans les près de 200 pages déjà livrées à l’éditeur,  à l’imprimeur et donc au lecteur ? Il m’a semblé que L’occupation du monde se trouve de fait consacré à présenter à la fois  l’amont de la recherche qui mène à la thèse et à l’aval de cette dernière. L’amont de la recherche (ou de la découverte si l’on veut) correspond à toutes les pages consacrées  à ceux qui, avant Sylvain Piron,  ont eu l’intuition que c’est du sein même du christianisme médiéval occidental qu’est sortie la Bête de l’Apocalypse capitaliste. L’aval de la recherche, c’est faire comprendre en quoi cette thèse conforte des analyses déjà disponibles de notre présent.

Ainsi, du côté amont, l’auteur traite longuement de l’intuition de l’historien américain Lynn White. Ce médiéviste, historien des techniques, aurait eu, dès 1967,  l’intuition de ce lien entre christianisme occidental, essor de la technique et capitalisme qui serait à la source de la crise écologique qu’on commençait alors à bien percevoir. Il l’aurait mis en lumière dans une conférence, devenue un article à succès de Science (cf. chap. I, Les conséquences historiques de l’anthropocène, p. 25-50, en part. p. 33 et suivantes). Sylvain Piron rappelle plus généralement la montée en puissance dès les années 1960 d’une conscience chez certains chercheurs que le moment de la Nemesis allait arriver pour l’humanité à force d’user et d’abuser de la nature et  l’étouffement ensuite de ce même discours. Plus largement, il revisite à grandes enjambées toute une série d’auteurs (Max Weber ou Norbert Élias par ex.) qui ne sont pas loin d’avoir été proche de ce qu’il considère comme le fin mot de notre histoire longue, qui mène au triomphe actuel du capitalisme et sa conséquence, l’anthropocène.

Et, du côté aval, il s’attarde sur les auteurs qui ont fait le lien entre le devenir capitaliste de notre monde vécu et l’écroulement du christianisme. Il rapproche ainsi (cf. chapitre III, L’âge du plastique, p. 73-96): l’historien Marcel Gauchet, l’écrivain Michel Houellebecq et le philosophe Ivan Illich. Il conclut la comparaison, pour le moins surprenante a priori, des trois auteurs par cette interrogation toute rhétorique : « (…) n’y aurait-il pas, malgré tout, de bonnes raisons de reconnaître un certain caractère religieux à l’hégémonie actuelle des préoccupations économiques, un religieux d’une texture particulière, dépourvu de toute spiritualité? » (p.95) La liste des auteurs ayant travaillé sur les conséquences de l’effondrement du christianisme sur le destin spirituel (ou moral?) de l’Occident aurait d’ailleurs pu être rallongé à l’envie, et il n’y a rien là de très neuf.

Au total, en effet, malgré une écriture claire et incisive, c’est peu dire que ce livre m’a laissé fort perplexe.

Sur le plan du simple plaisir de lecture, je ne peux pourtant que le conseiller. Je l’ai d’ailleurs lu presque d’une traite. Le profane y apprendra bien des choses, sur l’histoire longue du christianisme (cf. chap. VI, Les bifurcations de l’histoire chrétienne, p. 127-156) ou sur cette circonstance que des auteurs des années 1960-70 furent décidément bien conscients qu’un mauvais tournant avait été pris, et que tout fut bien oublié ensuite (cf. chap. I, déjà cité), et chap. II, La grande asphyxie, p. 51-96). C’est là un fait historique qui ne peut effectivement manquer de fasciner et qui illustre à quel point la contre-révolution néo-libérale fut puissante ensuite. Le TINA fut d’autant plus fortement affirmé qu’il y eut justement une réflexion préalable sur les alternatives. De plus, ce livre qui inculpe en quelque sorte le christianisme occidental d’avoir enfanté le virus capitaliste ne peut manquer de toucher quelqu’un qui, comme moi, a été élevé dans un milieu catholique. On n’est pas si loin ici de l’esprit d’un Bernanos.

Par contre, sur le plan de la recherche et des conséquences pratiques à en tirer, je me permettrais de me montrer plus que dubitatif. Si vraiment le christianisme médiéval occidental était à la source de l’esprit du capitalisme (pour paraphraser Max Weber – d’ailleurs commenté par Sylvain Piron, dans le chap. VI), il resterait à expliquer pourquoi aucune autre grande religion (Islam, judaïsme, bouddhisme, hindouisme, etc.) ou simple conception du monde (confucianisme, stoïcisme, etc.), liée aux sociétés disposant de l’écriture, n’a opposé une résistance forte et définitive à sa fusion avec l’esprit du capitalisme. A ma connaissance, en effet, toutes ces grandes options, religieuses ou civilisationnelles, ont été impuissantes à empêcher le saccage des relations sociales traditionnelles et de la nature au nom du profit capitaliste – une fois certes qu’ils l’ont découvert par eux-mêmes ou importé -, et tout le monde a trouvé des accommodements intellectuels et pratiques avec la logique du profit pour le profit, de la puissance pour la puissance, sans trop se soucier de la nature. Le cas japonais me parait exemplaire en ce sens: le shintoïsme, le bouddhisme, voire l’arrière-fond animiste encore présent sur l’archipel, n’ont empêché en rien la conversion capitaliste du pays et l’adoption d’un rapport de prédation vis-à-vis de l’environnement.  Plus généralement, avait-on vraiment besoin du christianisme occidental pour inventer le capitalisme? L’auteur soutient que oui. Géographiquement, il n’a pas tort. C’est bien dans l’ouest de l’Europe que tout commence.  Mais s’agissant d’une histoire qui ne s’est produite qu’une fois, sa thèse est largement indécidable. (Max Weber était déjà bien plus avancé que la présente recherche avec son approche comparative, dont, bien sûr, je m’inspire moi-même dans ma présente critique.) Ensuite, je me demande si Sylvain Piron ne confond pas une justification avec une cause. Il explique en effet bien lui-même que le discours scolastique arrive au terme d’un processus engagé dès le début du second millénaire, revenant à occuper le monde (d’où le titre de l’ouvrage), à relancer ce qu’on appellerait dans notre vocabulaire économique anachronique, la productivité et la croissance. Lorsque le scolastique Pierre Jean de Olivi invente selon Sylvain Piron dans des cours donnés à Narbonne les prodromes de ce qui sera ensuite la pensée économique, ne propose-t-il pas simplement une justification à un processus déjà bien engagé? Avoir une justification apparait certes important, parce qu’elle facilite l’action capitaliste aux yeux des censures d’autrui et de soi-même, mais est-ce en soi la cause d’un développement historique tel que le capitalisme? (De même, est-ce que c’est le racisme qui explique l’esclavagisme? Ou est-ce que l’esclavagisme a besoin d’inventer le racisme pour justifier sa pratique de prédation à l’encontre de certains humains ainsi déshumanisés?)  Et là encore, force est de constater que toute religion ou grande pensée a fini – hélas, trois fois hélas! –  par trouver en son sein des intellectuels qui l’ont adapté aux nécessités de l’accumulation capitaliste ou de l’impérialisme (cf. par exemple toutes les recherches menées actuellement sur « l’Islam de marché », ou le lien entre des sectes bouddhistes zen et l’impérialisme japonais en Chine dans les années 1930-40, que j’ai découvert au hasard d’un séminaire franco-japonais).

Ensuite, sur le plan pratique, à quoi cette thèse d’une source chrétienne occidentale du capitalisme nous avance-t-elle?  A la lecture, j’ai eu l’impression que l’auteur voulait nous offrir un remède au capitalisme, producteur de l’anthropocène, en en décrivant le virus premier. Une fois le virus identifié, on pourra le détruire. Or il s’inscrit là dans toute cette tradition , renouvelée ces temps-ci, qui fait du capitalisme un enjeu spirituel. Pour que l’humanité se sorte du très mauvais pas dans laquelle elle s’est elle-même fourrée – l’anthropocène -, qu’elle atterrisse, il serait bon qu’elle fasse un retour sur ses conceptions du monde les plus fondamentales, à la fois sur sa manière d’appréhender le monde et de donner un sens à notre présence dans ce monde. C’est du Latour ou du Descola en somme, version médiéviste. Rompre avec l’anthropocentrisme par exemple, ou avec notre culte de la technoscience, du matérialisme, etc. L’auteur rêve ainsi d’un nouveau Nietzsche pour devenir l’imprécateur de notre époque (p.188): « L’époque a besoin de trouver son Nietzsche, d’un véritable imprécateur capable de secouer les consciences par un verbe irréfragable. S’il m’entend, qu’il se lève et prenne la parole. » Il ne l’est donc pas lui-même, il n’est donc qu’un Saint-Jean Baptiste.

Or, en termes pratiques, je ne crois guère à cette hypothèse de l’effet salvateur d’une conversion spirituelle, même d’une part limitée de l’humanité. Tout cela me parait en effet bien hypothétique : l’ère des grands messages spirituels de salut est finie. Ou alors sous une forme marchandisée… Et je crois encore moins à l’impact sur le réel de quelque imprécation que ce soit! Tous les avertissements possibles et imaginables, dans tous les styles d’expression connus par l’humanité contemporaine (rapports, science pure, essais, romans, bandes dessinées, poésie, films, etc.),  ont été émis sur la crise écologique, et cela n’a eu (presque) aucun effet. Au pire, un choc en retour climatosceptique, au mieux, un greenwashing universel…  A mon sens, la sortie de ce capitalisme destructeur des conditions de  vie pérenne des humains et des non-humains peut être envisagée en termes plus simples, universels, mais aussi plus inquiétants, dans une simple nécessité de survie. Ainsi, si les autorités chinoises ont fait diminuer à marche forcée la pollution de l’air à Pékin, c’est parce qu’au delà d’un certain seuil les inconvénients devenaient vraiment trop grands. La recherche de profit et de puissance n’a d’autre limite que la mise en danger imminente de ceux-là mêmes qui la mènent.

En même temps, pour conclure, je préférerais que la voie spirituelle de sortie du capitalisme prédateur soit la bonne, car je sais bien que la voie matérialiste sera semée de tant de tribulations qu’il n’est pas très réjouissant de l’imaginer et encore moins de devoir la vivre.

 

 

 

Antonio Gibelli, Berlusconi passato alla storia.

Il est toujours un peu imprudent pour un spécialiste de science sociale d’intervenir dans un domaine qui n’est pas le sien, mais les résultats sont parfois non dénués d’intérêt pour le lecteur. Tel est le cas avec le petit livre (à peine 120 pages de petit format) de l’historien, spécialiste de la Première Guerre Mondiale, membre de l’Historial de Péronne, Antonio Gibelli, Berlusconi passato alla storia. L’Italia nell’era della democrazia autoritaria (Rome : Donzelli, 2010), livre dont le titre pourrait se traduire comme « Berlusconi comme  objet d’histoire. L’Italie dans l’ère de la démocratie autoritaire ». Le thème général de l’ouvrage est de considérer qu’à ce stade, l’aventure politique de Silvio Berlusconi durant depuis maintenant plus de 15 ans, elle a marqué toute une époque de la vie italienne de son empreinte, et que le temps est donc venu d’en faire un premier bilan à chaud. La comparaison est explicite chez l’auteur avec l’époque d’avant la guerre de 1915-1918 (pour l’Italie) dite du « giolittismo » du nom du grand personnage politique de l’Italie libérale finissante, Giolitti. Il ne s’agit pas de constater que S. Berlusconi aurait été au pouvoir tout au long des dernières années (il ne l’a été que brièvement en 1994, puis en 2001-2006 et depuis 2008), mais, comme pour Giolitti autrefois, de constater que sa personne et son nom ont fini par synthétiser une certaine façon de faire de la politique. Le giolittismo peut ainsi se synthétiser dans l’art de faire durer des majorités politiques au Parlement pour une minorité sociale liée au libéralisme politique en déclin, ce qu’on appellerait aujourd’hui en France l’art de l’ouverture. Le berlusconismo est, si l’on suit l’auteur, un art entièrement d’illusion, permettant de faire croire aux masses électorales que le bonheur matériel est au coin de la rue, dans un présent sans lendemains, que tous les miracles sont possibles hic et nunc. A. Gibelli reprend ainsi des thèmes bien connus désormais selon lesquel le berlusconisme  comme force politique aurait été préparé de longue date par la révolution culturelle provoquée chez les Italiens par l’avènement de la télévision commerciale, dominée justement par les innovations de l’entrepreneur de télévision, Silvio Berlusconi. Le succès politique de ce dernier tiendrait au fond à sa capacité à incarner directement le rêve consumériste de jouissance sans limites qu’il a instillé dans le public par ses propres télévisions. On lira ainsi les pages (p. 43-47, « Succès ») de l’auteur qui semblent faire la morale, mais qui saisissent bien le cœur du message de S. Berlusconi :

« Bien plus qu’un modèle de politique économique, le libéralisme proclamé de l’alliance de centre droit a été surtout un résumé de tout cela : la proposition d’un modèle de vie à atteindre, à imiter, ou du moins à désirer. L’acception sous laquelle le terme de ‘liberté’ est entrée comme mot clé des dénominations successives du mouvement dirigé par l’entrepreneur [S. Berlusconi], possède cette claire connotation d’exaltation du droit à faire comme il sied à chacun et à libérer sa propre libido sans limites aucune, comme le suggère avec une extraordinaire perspicacité et un non moins extraordinaire effet comique un sketch dans lequel l’acteur satirique Corrado Guzzanti pisse sur un divan [sic]. Un tel motif s’est par ailleurs mélangé, de manière aussi incongrue qu’efficace – selon les normes les plus classiques de la publicité qui n’exigent ni vraisemblance ni cohérence -, avec la réaffirmation formelle d’une éthique familiale bien pensante d’origine catholique bien à même de satisfaire les demandes de l’Église et de l’électorat modéré de provenance démocrate-chrétienne. » (p. 45, ma traduction)

Ce dernier aspect des rapports entre S. Berlusconi et l’Église catholique ne laisse pas en effet de fasciner : jusqu’à très récemment, lorsqu’il se fit prendre à fréquenter mineures et prostituées, cette dernière en a usé avec lui comme elle en usait avec un roi de France jadis. Peu importe son degré de croyance et de pratique, peu importe son priapisme, peu importe le néo-paganisme jouisseur qu’il entretient à travers ses médias dans la population italienne, l’essentiel est qu’il nous assure le gîte et le couvert (par exemple en embauchant en masse des enseignants de religion ou en finançant les écoles privées catholiques), et qu’il fasse respecter dans le droit positif italien notre vision des droits fondamentaux de la personne humaine (par exemple en matière de bioéthique ou de droits des homosexuels). Ce donnant-donnant S. Berlusconi /Église catholique ne laisse pas de fasciner par le tour psychologique que cela traduit à la base chez une bonne part des électeurs et électrices italiens.

Sans doute parce qu’il n’est pas un spécialiste de la période contemporaine, l’historien (clairement engagé) s’autorise des formulations aussi synthétiques qu’efficaces. Par ailleurs, il se permet tout au long de l’ouvrage de souligner la parenté entre les méthodes de séduction des masses du fascisme et celles à l’œuvre dans le berlusconisme. C’est là le but essentiel de son ouvrage, me semble-t-il : (ré)autoriser en sciences sociales cette comparaison qui, justement, a plutôt été refusée jusque là au nom du refus des analogies rapides (dans le champ des sciences sociales) et au nom de risque de la diabolisation (dans celui de la vie politique). Au delà d’évidentes différences de contexte qu’il connait parfaitement pour être spécialiste des débuts du XXème siècle, le parallélisme consisterait dans le fait qu’aussi bien le fascisme que le berlusconisme feraient partie de cette classe de phénomènes politiques, le « modernisme réactionnaire », marqués par « un pouvoir fondé sur des facteurs irrationnels et personnels de type archaïque, qui, en même temps, mobilise à son profit d’immenses énergies rationnelles et modernes (l’argumentation des juristes, la culture des politologues, les technologies de la prévision statistique, celles de la chirurgie esthétique, du maquillage, de la construction médiatique, et ainsi de suite). » (p. 84) Pour qui connait les aventures de S. Berlusconi, la remarque est des plus censée : tout au long des dernières années, sa supériorité « technologique » sur ses adversaires a souvent constitué la clé de son succès (plus qu’un charisme particulier lié à l’homme proprement dit), et l’on pourrait construire un dictionnaire avec tous les noms de ceux qui l’ont aidé à un moment ou à un autre à assurer cette supériorité. L’auteur cite les noms les plus connus, mais oublie les techniciens de l’ombre. La réussite de S. Berlusconi tient aussi à sa capacité à acheter les savoirs nécessaires, s’il ne les trouvait pas dans son propre groupe économique (Fininvest, Médiaset).

Sur l’avenir, l’historien avoue sa perplexité : dans la mesure où toute l’époque repose sur le personnage même de S. Berlusconi, pour des raisons purement biologiques tenant à l’âge de ce dernier, elle est nécessairement plus proche de sa fin que de son début. En même temps, les facteurs de berlusconisme lui semblent encore bien en place, faute aussi d’alternative à ce consumérisme du présent éternel. Une nuance cependant : les technologies de « modernisme réactionnaire » dont use S. Berlusconi sont sans doute parfaitement adaptées à l’ère de la télévision comme source privilégiée d’informations politiques (comme le montre l’auteur citant une recherche du CENSIS datant de 2009 qui confirme cette prééminence bien connue), mais quid des nouvelles générations italiennes élevées dans l’époque Internet? Pour prendre un exemple, lors de la récente décision de la Cour de cassation italienne sur le procès Mills, cette dernière a exonéré de peine l’ancien avocat de S. Berlusconi pour prescription des faits qui lui sont reprochés. Le journal de la première chaîne italienne, le TG1, a présenté cette situation comme une décision d’absence de culpabilité de Mills. Les journaux de la presse écrite, quand ils sont indépendants de  S. Berlusconi, ont donné la bonne version. La presse internationale aussi. Et, bien sûr, Internet s’est rempli de la bonne version. Une large part du contrôle de S. Berlusconi de l’opinion résidait dans sa maîtrise, directe ou indirecte, des télévisions faisant l’opinion, la situation est en train de changer avec l’apparition d’un autre média, Internet. Il n’est pas étonnant que le présent gouvernement S. Berlusconi veuille soumettre à autorisation préalable tout site Internet diffusant des vidéos. Le pouvoir ne craint pas tant les gens qui lisent sur Internet (toujours minoritaires dans la population adulte comme les lecteurs de journaux et sans doute pour la plupart liés à une vision du monde bien établie), que les gens qui regardent grâce à Internet et qui, par la force de l’image animée, pourraient découvrir bien des choses. La forme de « modernisme réactionnaire » que représente le berlusconisme saura-t-il inventer les technologies nécessaires pour se survivre dans cette nouvelle situation, la seule répression constituant un aveu d’échec? A en juger par les performances de ses alliés et concurrents, aucun homme politique n’est prêt à assumer pleinement cette phase 2.0 de la politique.