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Spill-over ou Baron de Munchhausen?

Face aux récents développements de la crise financière et économique, en particulier avec l’élaboration d’un plan d’aide UE/FMI envers l’Irlande,  après celui envers la Grèce ce printemps, j’hésite entre deux lignes d’analyse. Celle classique du « spill-over »,  ou celle que je nommerais du « Baron de Munchhausen ».

Dans la première ligne d’analyse, tout ce qui est train de se produire : les plans d’aide à la Grèce hier, à la Hongrie, la Roumanie, la Lettonie, etc. avant-hier, à l’Irlande aujourd’hui, et à d’autres pays encore demain, la prise de contrôle des politiques économiques et sociales des Etats européens de la périphérie par une « norme de rigueur » édictée par le « centre » européen et le FMI, témoignent de l’interpénétration des intérêts économiques et politiques  au plus haut niveau au sein de l’Union européenne. Comme il est hors de question qu’une grande banque (par le bilan, et non pas par  sagacité de ses prêts…) et/ou un État européen laissent sur le carreau leurs créditeurs européens (ou extra-européens) parce que les liens financiers sont désormais inextricables,  la collectivité formée par les gouvernements européens semble devoir toujours trouver une solution, aussi « antisociale » soit elle. Le plan de rigueur présenté par le gouvernement Cowen pour l’Irlande à l’appui de sa demande d’aide européenne  constitue un modèle du genre : pour la première fois à l’ouest du continent, la déflation salariale dans le secteur privé – avec la baisse annoncée du salaire minimum de 12% – apparait dans l’arsenal de la rigueur.  La « dévaluation interne », qui, selon beaucoup d’économistes, constitue un substitut (imparfait) à une dévaluation (impossible au sein de la zone Euro ou dans un pays en change fixe avec l’Euro) de la monnaie pour un pays non compétitif, entre donc pour la première fois explicitement dans la danse. Chacun se voit indiquer  le modèle à suivre pour les Etats  (ouest-)européens en mal de croissance. Je suis aussi pour une fois d’accord avec Bernard Guetta s’offusquant  ce matin sur France-Inter que le gouvernement Cowen n’ait même pas envisagé d’augmenter l’imposition des sociétés présentes sur son sol (comme le demandaient pourtant plusieurs Etats européens dont la France et l’Autriche).  Il s’agit de rester un « paradis fiscal »… tout en diminuant à terme tous les (petits) salaires et en augmentant la pression fiscale sur les salariés et les retraités. On ne saurait être plus marxiste! Ou comment augmenter la profitabilité du capital investi en Irlande!

Par ailleurs, les montants en jeu s’accumulent avec régularité : 110 milliards d’euros pour la Grèce, 85 milliards pour l’Irlande, combien encore pour les suivants? Au total, cela va finir par faire une belle somme due en commun par l’Union européenne directement et par le Fonds européen de stabilité financière (FESF) pour l’ensemble des Etats qui y participent. Bien sûr, ce ne sont que des prêts des uns aux autres qui doivent en principe être remboursés, mais il n’empêche qu’à l’occasion de la crise économique, les pays de l’Union européenne, et surtout ceux de la zone Euro, sont en train de créer ce qui ressemble fort à un endettement commun. Un pays ne peut plus faire appel aux marchés financiers, il y est aidé par le FESF, qui emprunte sur ces mêmes marchés sur la foi d’une garantie proportionnelle au  poids économique des pays européens membres du FESF. Il ne reste plus qu’à inventer des ressources fiscales européennes dédiées au remboursement des intérêts et principaux de cette nouvelle dette. L’aventure européenne serait donc à la veille de faire un grand pas vers une « union toujours plus étroite ». Et, en plus, finalement, tout le monde va à l’occasion la leçon germanique selon laquelle les salaires réels doivent évoluer le plus lentement possible pour conserver la compétitivité du pays. (Pour l’Irlande, il existe encore de la marge, le gouvernement Cowen se propose de diminuer le salaire minimum, pas de le supprimer… ce qui serait la vraie solution allemande.)

L’autre ligne d’analyse, c’est celle du Baron de Munchhausen, celle de ce baron de pacotille qui prétendait s’être propulsé en l’air en se tirant par les bottes. En effet, comme le montrent les craintes qui se font jour sur les problèmes de financement de grands Etats européens (l’Espagne, mais même peut-être la France selon cet économiste spécialiste en pessimisme, le « Dr. Doom » Nouriel Roubini), le sauvetage via un pot commun devient rapidement absurde s’il faut sauver de gros contributeurs à ce dernier. La petite Slovaquie avait déjà maugréé de devoir contribuer au plan européen de sauvetage de la Grèce. Que se passerait-il s’il fallait aider d’une somme encore plus importante que les précédentes un pays comme l’Espagne, lui-même contributeur important de la garantie du FESF? Pour ne pas parler de l’Italie ou de la France? Comme dans une copropriété où beaucoup de copropriétaires ne peuvent plus payer leurs charges, si la majorité bascule du côté des mauvais payeurs, la faillite collective menace, sauf à supposer que les bons payeurs financent le tout…  Parce qu’au total, si l’on prétend emprunter sur les marchés à un taux « raisonnable » (via le FESF) – le meilleur taux possible, c’est-à-dire celui auquel emprunte l’Allemagne, ai-je lu quelque part -, c’est parce qu’il existe comme garantie de remboursement des très bons payeurs, à savoir en pratique presque un seul pays : l’Allemagne. Je ne dois pas être le seul à avoir mené ce genre de raisonnements à son terme, c’est peut-être une source des déclarations alarmistes des autorités allemandes ces derniers jours. « L’Allemagne paiera », comme on disait jadis. Pour la petite histoire, le Baron de Munchhausen possède une adaptation dans littérature française en « Baron de Crac ».

J’hésite donc entre ces deux possibilités : la première me parait plus cohérente avec ce que l’on sait (ou croit savoir) en science politique sur l’irréversibilité du processus européen. La simple évocation d’une fin de l’Euro, qui serait du coup la fin de l’Union européenne, me parait ainsi plus participer d’une dramatisation visant à faire passer en force des solutions amères pour certains acteurs de la crise que d’une perspective un tant soit peu réaliste. A mon sens, les gouvernements européens feront tout pour sauver l’Euro, dussent-ils laisser par la même occasion une grande partie des populations européennes s’enfoncer dans la gêne ou la misère. Ce qui se passe à l’est du continent me laisse présager une telle issue. La seconde est plus inspirée par la logique même de la crise financière : nous assistons à l’échelle européenne à une immense socialisation des pertes sous couvert d’interdépendances des acteurs financiers, de « risque systémique » à conjurer à tout prix, de nécessaire protection des épargnants ordinaires (comme lorsque le « plan Paulson » a été discuté aux Etats-Unis à l’automne 2008). Or, puisqu’il s’agit  à tout prix d’éviter que des grands acteurs financiers boivent le bouillon façon Lehman Brothers, et que les erreurs d’investissement des dernières années ont été, semble-t-il, bien au delà de l’entendement, il est possible d’arriver à un moment pas si lointain où plus personne ne pourra payer.

 

Et c’est reparti pour un petit tour de manège institutionnel…

Surtout ne pas trop s’énerver, ne pas trop désespérer de tout même de l’espérance. Le Conseil européen des 28-29 octobre 2010 a effectivement entériné la proposition franco-allemande, émise sur les planches de Deauville, de réécriture « limitée » du Traité de Lisbonne. Comme je suppose que les dirigeants européens ne sont pas devenus subitement tous complétement fous,  cette révision pourrait sans doute passer par la procédure simplifiée prévue par l’article 48.6 du TUE (Traité sur l’Union européenne). Cette procédure évite d’avoir même à évoquer l’idée de convoquer une Convention (sur le modèle de celle qui a pensé le défunt Traité constitutionnel européen de 2003-05); le Parlement européen et la Commission auront le droit de dire ce qu’ils en pensent sans plus, tout comme d’ailleurs, s’agissant du domaine monétaire (du moins je le suppose), la BCE. Il n’empêche que : « Cette décision n’entre en vigueur qu’après son approbation par les Etats membres, conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. » Comme toute modification d’un traité international engageant un État démocratique, il faudra bien passer d’une manière ou d’une autre, au moins par une approbation parlementaire.  Toute hypothèse référendaire de quelque nature qu’elle soit ne peut qu’être exclue déjà à ce stade – ce qui en dit tout de même long sur le rapport entre l’Union européenne et ses peuples en cet automne 2010. Surtout ne plus demander l’avis au(x) peuple(s) sur un sujet européen, il(s) vote(nt) contre! Comme l’a si bien dit Viviane Reding, notre mégère luxembourgeoise préférée…  Donc,  il n’y aura pas de référendum, mais, si on passe par les Parlements, les opposants à une telle mesure pourront se faire entendre, et les eurosceptiques  retrouveront de la vigueur. Merci pour eux.

Je me demande de fait si la solution qui sera finalement retenue  par les juristes mobilisés à cette fin d’ici décembre ne sera pas plus prudemment d’utiliser l’une ou l’autre des clauses-passerelles présentes ici et là  dans le Traité. L’article 125 du TFUE, qui comprend la clause dite de « no bail out », comprend d’ailleurs un alinéa 2, qui autorise le Conseil européen sur proposition de la Commission à « préciser les définitions » (sic) des articles 123 à 125.

Plus généralement, la ligne choisie par le Conseil européen semble être d’atterrer encore plus les économistes atterrés dont je parlais tantôt, de les enterrer vivants si j’ose dire, ainsi que toute autre personne croyant encore à la fable d’une Europe sociale, d’une Europe-puissance ou d’une Europe ayant un « intérêt général européen ». En effet, aussi bien la remise sur le métier du Pacte de stabilité et de croissance, que la possible révision du Traité de Lisbonne, vont encore et toujours dans le sens du respect d’une orthodoxie financière stricte. Les marchés, les marchés, rien que les marchés! Toute cette manipulation semble être pensée exclusivement pour satisfaire, rassurer, calmer, dompter les marchés.  Il y a d’ailleurs peut-être en arrière-plan de ce Conseil européen des craintes sur la Grèce, l’Irlande, le Portugal ou l’Espagne.  Il va peut-être falloir faire fonctionner sous peu le fameux fonds de sauvegarde mis en place ce printemps. Mais après tout, tant qu’à repenser la gouvernance économique de l’Union et réécrire quelques paragraphes du Traité de Lisbonne, ne serait-il pas aussi du ressort de l’Union d’avertir un gouvernement national qui laisse sa population s’enfoncer dans le chômage de masse, qui laisse dériver les services publics essentiels de telle manière que les bases de toute croissance future sont mises en cause, qui n’assure pas l’effort minimum de mise à jour de ses forces armées, etc. Bref, l’intérêt général européen semble ici réduit à la clause : si un État ne peut plus payer sa dette publique, ouh là là, quel grand malheur, que nos banques souffrent, qu’est-ce que cela peut effrayer les marchés, il faut trouver une solution pérenne, mais, pour le reste, it is not my problem, Dear!

Les gouvernements me semblent aussi accepter avec une douce inscouciance des règles de surveillance de leurs budgets, déficits et dettes. Or ces règles,  que la plupart ont dû transgresser depuis longtemps parfois (cf. les cas belge et italien sur la dette publique),  risquent bien de les mettre en grande difficulté quand l’heure des remontrances et des sanctions va sonner.  Et que se passera-t-il si un gouvernement refuse de s’y plier? Il casse la vaisselle et sort de l’Union?  Je vois mal un gouvernement français  par exemple accepter de verser une sorte de caution à l’Union européenne…  caution qui ne ferait d’ailleurs que précipiter les difficultés du pays pour se financer sur les marchés. Certes, on pourrait dire avec l’économiste Jacques Delpla que cela obligera les gouvernements dépensiers à choisir entre diminuer les dépenses et /ou d’augmenter la pression fiscale, mais, vue la concurrence fiscale en Europe, il n’y aura sans doute pour tout le monde que le choix de réduire les dépenses et/ou d’augmenter les impôts sur les bases immobiles (consommateurs, travailleurs normaux, petites entreprises, richesse immobilière, etc.) avec les effets délétères en terme d’optimum social que cela suppose.

Bien sûr, comme le diront certains (Jean Quatremer par exemple), le verre n’est pas si vide que cela. En effet, si l’on pérennise un mécanisme de sauvetage financier entre Etats européens (par quelque chose comme un fonds monétaire européen), et si l’on lie aussi fortement les budgets nationaux à une approbation européenne préalable à tout examen parlementaire national, on s’approche d’une politique budgétaire européenne (prévue d’ailleurs dès le Traité de Maastricht), et surtout on augmente subrepticement le poids du budget fédéral réel de l’Union. Il est vrai que les sommes en jeu ont de quoi faire réfléchir : le budget de l’Union européenne est scotché à 1% du PIB de l’Union, et ce ne sont pas les récentes récriminations britanniques suivies par quelques autres qui vont le faire décoller; en même temps, le fameux fonds prévu au printemps représente dans son montant maximum presque quatre fois en cas de besoin ce budget de l’UE. C’est en fait un énorme stabilisateur  semi-automatique (fonction classique de l’État fédéral dans une fédération) qu’on pérenniserait. Mais en réfléchissant ainsi, on retombe du mauvais côté de la barrière du point de vue de l’éventuelle révision du Traité de Lisbonne : les opposants pourront argumenter qu’il s’agit en fait sous des dehors techniques d’un bouleversement de l’économie politique de l’Union, et qu’il faut en passer par une procédure de révision ordinaire. (Ils pourraient aussi argumenter avec l’idée selon lequelle il s’agit en fait de l’attribution d’une nouvelle compétence à l’Union européenne et non d’une simple modification dans la compétence couvrant  l’Union économique et monétaire, ce qui interdirait de passer par le voie simplifiée.) Cette ligne d’argumentation qui distille l’idée qu’il s’agit d’une modification subreptice,  mais bienvenue car elle va dans le sens de l’histoire, de la nature de  l’Union européenne possède l’énorme défaut de confirmer que l’Union européenne souffre non pas d’un déficit démocratique, mais à ce compte-là d’un abime démocratique.

Allez, j’arrête là mon côté bilious.

Ps. Pour une réaction à chaud d’un collègue  juriste, bien plus prudent et moins alarmiste que moi, Jean-Luc Sauron, voir ici. Il parie sur la révision simplifiée du Traité sans trop de heurts.

Irlande… Tout va très bien, Madame la Marquise…

32% de déficit public calculé en part du PIB en 2010 pour un État membre de l’Union européenne et de la zone Euro : l’Irlande. Record battu! Plus de 10 fois le seuil officiellement souhaité par les traités européens de 3%! Qui dit mieux! Et 20% en plus de déficit calculé en part du PIB  annoncé d’un coup!

Cette crise économique réserve de belles surprises tout de même. En entendant ce chiffre lors d’un journal télévisé, je n’en croyais pas mes oreilles croyant à une inexactitude : or les responsables de l’État irlandais auraient  effectivement annoncé ces jours-ci qu’à force de secourir quelques banques pourries jusqu’à l’os (à tous les sens du terme) – pour qu’elles ne fassent pas faillite entrainant dans leur chute tout ou partie du système financier mondial  – son déficit courant sur l’année 2010 va bondir (comme un tigre!) des un peu plus de 11% prévus jusqu’au seuil inimaginable de 32% du PIB (cf. l’article du Figaro du 30 septembre 2010, confirmé par un article dans Libération du 1er octobre 2010, qui citent tous deux ce chiffre de 32%, et encore s’agit-il d’une prévision qui peut être démentie si le PIB diminuait). Le sauvetage de la  banque la  plus en difficulté coûterait entre 29 et 33 milliards d’euros, soit l’équivalent d’un tiers de budget annuel de l’Union européenne….. ?!? Il y a en fait de quoi être interloqué.

Le scandale du Crédit Lyonnais du début des années 1990 apparait du coup comme rétréci par les années.   Le calme  sur les marchés et la faible réaction de la presse européenne montrent que cette dérive des comptes publics de l’Irlande avait été  déjà été largement révélée  par les autorités irlandaises dans les mois et semaines précédentes à  leurs partenaires européens et à la BCE, ainsi que discrètement aux agences de notation et aux marchés financiers. En effet, personne ne semble s’affoler, Jean-Claude Juncker se permet même de faire le matamore au nom de l’Irlande qui évidemment n’aura pas besoin d’aide européenne. Surtout l’État irlandais a pris soin  avant d’officialiser l’abîme qui s’est ouvert dans ses comptes  de pouvoir honorer tous ses engagements sur les marchés  jusqu’en 2011. Par contre,  il promet encore et encore de l’austérité à ses citoyens – qui sont donc appelés à payer la crise  bancaire irlandaise à 100% (plus les intérêts à venir sur la dette publique ainsi créée).

En fait, les derniers prévenus du désastre sont sans doute les Irlandais ordinaires eux-mêmes. Pour l’instant, ces derniers ne semblent pas réagir à la hauteur  de l’événement  dont ils semblent bien être les victimes. Les Islandais dans une situation très similaire s’étaient révolté, avaient obligé à des  élections,  avaient changé de gouvernement, avaient  eu la faculté de repousser les demandes les plus exorbitantes lors d’un référendum, avaient eu droit dans un délais record à un rapport de sages faisant le point sur les raisons du désastre, et ils semblent même décidés à juger quelques responsables politiques et économiques de ce dernier (même si cela ne plait pas à un éditorialiste de Breaking News dont le Monde publie les propos). En Irlande, pour l’heure, il ne semble pas que les forces politiques qui ont occupé le pouvoir au moment où la bulle spéculative se formait aient quitté la scène… Rien ne semble devoir se passer : comme depuis le début de la crise, les Irlandais vont rester bien sages, un véritable modèle de peuple responsable pour les autorités en charge de la gouvernance européenne, et ils vont pour la plupart payer l’addition de quelques-uns – enfin, les Irlandais qui n’auront pas pris le soin de partir loin de tout cela.

Si cette apathie populaire devait continuer encore longtemps, une telle situation devrait faire méditer sur la nature contemporaine de nos démocraties. Pacifier les sociétés par la démocratie, c’est fort bien; les rendre abouliques à ce point-là, je ne suis pas sûr que cela soit souhaitable.

Quant à l’Union européenne et sa gouvernance économique, qui ne voit pas que les folies irlandaises dans l’immobilier – au fondement de la crise bancaire selon ce que j’ai pu lire – constituent le résultat inévitable d’une monnaie unique à taux d’intérêt unique avec des niveaux d’inflation durablement différents selon les pays.  Il semble que l’apparition de bulles spéculatives sur les actifs sera surveillée dans le futur par les trois autorités de régulation européennes de la finance encore à mettre en place, mais fallait-il aller dans le mur pour vérifier que ce problème existait bel et bien comme le disaient certains économistes depuis au moins une décennie?

Premier inventaire avant fermeture du ban : le Traité de Lisbonne.

Normalement, demain vendredi 2 octobre 2009, les électeurs irlandais vont se prononcer majoritairement pour la ratification du Traité de Lisbonne. Tous les sondages publics semblent aller dans ce sens. Bien sûr, l’ampleur de la participation et l’ampleur du « oui » amèneront des commentaires de soulagement plus ou moins prononcés, mais, dans le fond, peu importe. Le calvaire n’est certes peut-être pas fini pour le Traité, dans la mesure où le  Président tchèque – dont je me demande s’il n’est pas lui aussi un protagoniste de l’art contemporain – semble décider à « jouer la montre » et où une fraction de son parti (l’ODS) serait en mesure de l’appuyer en rejouant le scénario (déjà joué pourtant!?) d’un appel à la Cour constitutionnelle de la République tchèque. Cette péripétie n’a toutefois  pas du tout le même poids qu’un vote populaire, et je doute tout de même un peu que V. Klaus puisse retenir sa signature jusqu’à l’arrivée des Tories au pouvoir à Londres. Ne serait-ce que parce qu’aucun État n’a envie de se retrouver à devoir réduire la taille de la Commission comme prévu par le Traité de Nice.

Quoi qu’il en soit des péripéties qui suivront le vote irlandais,  le bien et le mal sont faits.

Le vote irlandais devrait en effet être le dernier vote populaire sur un traité institutionnel  européen avant très, très, très longtemps. Vu les référendums français et néerlandais de 2005 et le premier référendum irlandais de 2008, une fois le Traité de Lisbonne adopté, toute modification ultérieure des Traités européens amenant un pays à se lancer dans un référendum, soit par obligation constitutionnelle nationale, soit par choix pour légitimer le processus d’intégration, semble exclue. Nous allons donc vivre très longtemps avec ce Traité de Lisbonne, dont  aucune  personne ayant un peu suivi la vie politique européenne pendant les premières années 2000 ne pourra ignorer qu’il reprend à 99,5% le contenu substantiel du « Traité constitutionnel » (C.I.G. 2004). Les modifications apportées aux Traités précédents s’avèrent tellement semblables entre les deux Traités, que, d’ailleurs, l’usage finira par assimiler les deux textes, la baliverne d’une différence vraiment substantielle ne résistant pas à l’analyse (on m’objectera cependant avec raison qu’il existe une différence de « sens » attribué à l’un et l’autre Traité). Ainsi, même si les Irlandais font un triomphe au texte, il restera de toute l’aventure engagée au tournant du siècle pour doter « l’Europe » de meilleures institutions « plus efficaces, plus transparentes, plus démocratiques », une impression amère. Comme enseignant, je vais devoir en effet expliquer pendant  quelques années que, eh bien oui, chers étudiants, le contenu du Traité de Lisbonne se trouve être effectivement à quelques détails prés (certes pas insignifiants du point de vue légal et pratique) le même que celui du Traité constitutionnel.  Il faudrait expurger les bibliothèques de tous ces ouvrages qui célébraient l’aventure constitutionnelle européenne au début de la décennie pour ne pas avoir à mesure à quel point elle finit mal – du moins si l’on croit de manière minimale à l’idée de « volonté souveraine du peuple ». Bien sûr, le souvenir du référendum de 2005 va s’effacer rapidement à mesure que de nouvelles générations d’étudiants vont arriver dans l’enseignement supérieur qui n’auront pas directement entendu parler de ce vote. Cela sera un peu comme pour l’adoption de la Constitution de la IVème République. On oubliera donc les circonstances piteuses qui ont amené les dirigeants européens à adopter cette solution de faux-semblant, c’était cela ou rien, et, rien, cela aurait été terrible. Ils avaient leurs raisons, les peuples comprendront plus tard.

Je n’ose à vrai dire même pas imaginer ce qui pourrait se passer si les Irlandais d’aventure disaient non demain. J’aime autant ne pas être convié à ce festival de haine « anti-populaire » (en l’occurrence anti-irlandaise) qui se déclencherait parmi les élites gouvernantes de l’Europe (cf. les déclarations déjà fort menaçantes de Silvio Berlusconi ou de Nicolas Sarkozy). Je préfère que les Irlandais votent massivement oui, pour ne pas entendre ces déclarations qui rageraient sur le thème « ce ne sont pas 1% d’européens complètement idiots qui nous empêcheront d’avancer ».

Le Traité de Lisbonne représente peut-être un excellent texte, seul l’usage finalement en sera juge, mais son parcours d’adoption représentera par contre pour une génération de politiciens  une catastrophe sans fin. Chacun y a certes mis son grain de sel : les classes politiques, les électeurs, et même les juges. Je pense en particulier au jugement sur le Traité de Lisbonne rendu public au début de cet été de la part du « Tribunal fédéral constitutionnel » allemand. Certes, il reconnait la conformité du nouveau Traité avec la Constitution de la République fédérale allemande, mais allez lire le jugement (disponible en anglais et en allemand), vous serez surpris de l’argumentation. Réitérant largement la décision du même Tribunal sur le « Traité de Maastricht », elle y ajoute une sorte d’esprit de satire tout à fait inquiétant. En résumé, le Tribunal accepte pleinement le Traité de Lisbonne, parce que ce dernier ne fait que déléguer de la souveraineté allemande à l’Union européenne, et qu’il n’institue en rien une fédération européenne (un « Bund »), et, d’ailleurs, ajoute perfidement le Tribunal, heureusement que ce Traité n’institue en rien un tel lien fédéral/étatique, parce que, dans un tel cas, la chose ainsi instituée, l’Union européenne, ne saurait correspondre en rien à une démocratie telle que l’on l’entend généralement : il n’existe pas en effet de « peuple européen », puisqu’il faudrait pour qu’il existe que l’on ait explicitement demandé au « peuple allemand » de se dissoudre dans cette entité; il ne saurait de plus pas  y avoir de représentation de ce (non-)peuple par un Parlement européen, car ce dernier n’est pas élu (vu les différences de représentation entre Etats qui donne un poids extraordinaire aux électeurs des petits Etats) selon le principe démocratique « un homme, une voix », et que, donc ce Parlement ne saurait faire naitre en son sein un « gouvernement européen ». Amusement de juristes qui, après tout, ont approuvé le texte sans réserves, que cette argumentation? En un sens oui, dans la mesure où cela ne change rien au déroulé de la mise en place du Traité. Le Tribunal demandait seulement dans son jugement que le Parlement allemand améliore la « loi d’accompagnement » qui règle les pouvoirs des parlementaires de ce pays en matière de nouvelles délégations de souveraineté  à l’Union.  Le Parlement (sortant) s’est acquitté de cette tâche au cours de l’été, et le Président allemand n’a plus eu qu’à signer  le Traité de Lisbonne.  « Y causent, y causent, c’est tout ce qui savent faire, ces braves juges de Karlsruhe! » Mais  la substance de ce jugement est désormais publiquement disponible pour être réutilisé en d’autres circonstances moins heureuses pour le projet européen.

Bref, ce calvaire semble s’achever… L’Union européenne sera bientôt doté de ce nouveau Traité que j’annonce aux étudiants depuis quelques années déjà. Mais  des rumeurs persistantes font état d’une candidature de Tony Blair au poste, nouvellement créé par le Traité de Lisbonne, de « Président du Conseil européen ». Je crois qu’on ne saurait rêver mieux comme personnage illustrant la manière dont il faut mener une carrière politique de nos jours. Des bruits font aussi état d’ambitions du  leader à peine défait du SPD allemand pour un poste au niveau européen, peut-être celui de Haut représentant pour la Politique étrangère. On croit rêver : on disait jadis que le Parlement européen était un lieu pour « pré-retraités » de la politique, doit-on en conclure que les postes dirigeants au niveau européen seront destinés désormais aux perdants du suffrage universel ou aux personnages désormais peu présentables au suffrage dans leurs pays respectifs?

J’ose tout de même espérer que ces rumeurs, surtout celles persistantes sur Tony Blair, ne sont que des « ballons d’essai », de la poudre aux yeux, des vaticinations journalistiques. Pourquoi ne pas nommer Vaclav Klaus, ou le « jumeau polonais » resté sans poste, tant que nous y sommes?

En tout cas, Irlandais, votez oui, et qu’on en finisse!

Laval 1935 X Le Monde = Trichet 2009?

Ceux qui ne lisent que la version Internet de la presse auront manqué ce week-end le beau titre d’ouverture du Monde du dimanche 8 mars 2009 : « Fonctionnaires : l’Europe brise le tabou des salaires ».

On apprend ainsi, ce qu’on avait d’ailleurs déjà lu auparavant, que le FMI et la BCE incitent les États qu’ils aident en Europe de l’est à réduire leurs dépenses publiques et, pour aller plus vite, à réduire les dépenses de rémunération des fonctionnaires. L’article de Philippe Ricard attribue à Jean-Claude Trichet des déclarations allant en ce sens.

Je ne sais si elles sont véridiques, mais si elles le sont, admirons le travail de gribouille. Admettons même que les fonctionnaires de ces pays ne contribuent en rien à la demande finale adressée aux entreprises locales (ils ne mangent pas local, ils ne boivent pas local, ils ne font qu’acheter des biens d’importations), et que la diminution de leurs revenus ne contribue donc  pas à la diminution de la demande de biens de consommation dans leur pays (pour ne pas parler de l’aspect européen de leur demande). Mais ces fonctionnaires ne sont-ils pas pour partie d’entre eux endettés? Et, de surcroit, en devises étrangères? Que se passe-t-il quand quelqu’un voit son revenu baisser et les montants de remboursement qu’on exige de lui augmenter drastiquement? Et bien, il finit par ne plus pouvoir rembourser… (ou il ne consomme plus rien s’il en est capable). Et qui se trouve face à des emprunteurs défaillants?  Et face à un marché de l’immobilier aux prix en chute libre qui rend sans valeur la contrepartie hypothécaire des prêts consentis? Les filiales locales des banques occidentales, que la BCE doit justement aider par ailleurs pour faire repartir l’économie européenne. Malin non? Je sais qu’en Roumanie, les employeurs privés recourent déjà à des baisses de salaires (déclarés), on indique dans l’article en question qu’il est question de faire de même sous l’impulsion géniale du FMI et de la BCE dans le secteur public. Excellente idée pour faire augmenter les défauts de paiement sur les prêts immobiliers et autres.

Qui sont les économistes et politiques un peu demeurés à ce stade qui évoquent encore un keynésianisme à l’échelle européenne, un « à la manière de Barack Obama » pour relancer la machine économique ? Il semble bien que le FMI impose de faire l’inverse dans une grande partie du continent, et ce avec l’assentiment de la BCE. Je note pour mémoire qu’une des deux institutions est présidée par un « socialiste » français…

Le « tabou » brisé concerne aussi l’Irlande, avec ici une hausse des cotisations retraite des fonctionnaires, qui fait baisser de 7% leurs salaires.  Question de dissertation : « En démocratie, le redressement économique peut-il s’effectuer en faisant fi de tout principe de justice distributive? » Réponse : oui. C’est l’antithèse du principe « polleur-payeur ». Argumentation guère difficile à ce stade.

Cette idée de réduire les dépenses de l’Etat via la réduction des rémunérations des fonctionnaires ne peut par ailleurs qu’évoquer à quelqu’un qui connaît un peu l’histoire de France la célèbre politique de Laval en 1935. En sommes-nous là dans certains pays européens? C’est ce que le titre du Monde semble indiquer.

Titre d’une ambiguïté parfaite d’ailleurs  : le mot de « tabou » fait dans notre contexte  français indéniablement penser à une prise de position libérale des plus classiques, qui viendrait en appui à l’aile la plus proche de l’orthodoxie à la Pierre Laval de l’actuelle majorité. Un fonctionnaire, qui par définition ne fait jamais rien, ne produit rien, pourrait ne pas exister que cela serait bien mieux, est toujours trop payé, et le dire haut et fort, c’est « briser un tabou ». Merci Jean-Claude et Dominique! Avant la journée interprofessionnelle du 19 mars, il est temps de rappeler les fondamentaux. En même temps, l’article qui accompagne ce titre irait plutôt dans le sens de l’ouverture d’un débat sur ce point : est-ce bien raisonnable de tailler dans les salaires du public en pleine débâcle de la demande? Et,  surtout, est-ce bien « juste » (en citant quand même des réactions syndicales)?

En tout cas, quel bel allarmisme! Je m’en vais de ce pas épargner  pour préparer mes futures baisses de revenu. Et qu’on ne compte pas sur moi pour faire quelque achat de bien durable que ce soit!

C’est à ces petits détails charmants qu’on sent déjà que toute personne écrivant sur les futures élections européennes va écrire dans son texte: « Tenues dans un contexte trés particulier… »

Faudra-t-il sauver aussi le soldat Euro?

Une hypothèse qu’on aurait cru de science-fiction pour eurosceptiques enivrés de bières irlandaise et tchéque  vient d’arriver jusqu’aux premières pages des quotidiens nationaux : la zone Euro sous le coup de la crise économique en cours pourrait-elle exploser, ou tout au moins perdre des pièces ? Un article signé Arnaux Leparmentier du Monde daté du 31 janvier 2009 le laisse entendre. Cet article m’a fait penser à la bonne vieille fonction du Monde d’Hubert Beuve-Méry, à savoir d’être la voix officieuse du gouvernement français dans la vie internationale. Cet article indique en effet que le Président de la République française, inquiet de la détérioration de la situation économique de l’Union européenne, voudrait obtenir rapidement une réunion des chefs d’État et de gouvernement de la zone Euro. On retrouverait donc l’idée d’un nouvel organe suprême collégial (le « Conseil européen de l’Euro »? l' »Eurocouncil »? ), qui supplanterait les simples réunions « informelles » de l’Eurogroupe, tenues au niveau des ministres des Finances de la zone Euro. Cette idée semble bien avoir été comprise comment cela par la presse allemande, pour un exemple en ligne, voir l’article de Netzeitung.de : « Sarkozy sorgt sich um Bestand der Eurogruppe: Im Euroraum wächst die Angst vor dem Kollaps » (« Sarkozy s’inquiète de la tenue de la zone Euro : dans la zone Euro, la peur d’un écroulement augmente », si j’ai bien compris) du 2 février 2009. Cet article précise d’ailleurs que la plupart des autres responsables européens ne goutent guère la sortie française.

J’avais déjà remarqué que sur les blogs d’économistes (voir ici et ) , on  discutait ferme de ces « spreads » (écarts de rémunération) entre États de la zone Euro quand ils empruntent, et des diverses causalités en cours (est-ce la faute des agences de notation ou d’un jugement autonome des marchés?).

Au même moment, on peut lire aussi que l’Islande serait désormais prête à se précipiter pour adhérer à l’Union européenne, à l’Euro, et à battre un record de vitesse en la matière… étant supposée adhérer à l’Union en même temps que la Croatie en 2011. (Ce sont les Turcs qui vont être contents…)

Ces informations contradictoires m’incitent à faire le point. La zone Euro peut-elle exploser? A priori, non! A ma connaissance, il n’existe pas en effet dans les Traités en vigueur de procédure pour mettre un État  en dehors de la zone Euro une fois qu’il y est entré en bonne et due forme.  Par définition, le processus d’adoption de l’Euro est conçu comme irrévocable et définitif. Il existe par contre depuis le Traité d’Amsterdam une manière de suspendre les droits d’un État membre qui ne respecterait plus les valeurs démocratiques (mais pas de l’expulser).  Les Traités européens (sauf celui de la CECA qui se donnait une durée de vie de 50 ans) se donnent un temps illimité d’application et pas de sortie de la situation ainsi créée (sauf nouveau Traité demandant l’accord de tous).  Avec le Traité de Lisbonne, un État membre pourra certes quitter l’Union (dont tous les États, rappelons-le, sauf exception prévues à l’avance, doivent avoir à terme l’Euro pour monnaie), cette procédure serait – telle qu’elle est inscrite dans les textes – assez lente et ne permet pas une sortie immédiate de l’Union; même avec le nouveau Traité de Lisbonne,  il n’y a donc  pas de procédure prévue pour sortir quelqu’un de la zone Euro, ou même pour suspendre temporairement une participation. Donc, pour quitter l’Euro une fois qu’on l’a adopté, le plus simple une fois que le Traité de Lisbonne sera entré en vigueur est donc de quitter tout simplement l’Union européenne, ce qui ne se fait pas dans la semaine si on respecte les formes prévues. Le « Pacte de stabilité et de croissance », aussi bien dans sa version initiale que dans sa version révisée en 2005, ne prévoit pas non plus une sanction de ce type. A terme d’une longue procédure, il est certes possible de sanctionner financièrement  un membre du club (ce qui en soi m’a toujours paru une peine absurde: sanctionner un État en déficit excessif par un déficit imposé supplémentaire…),  mais pas de l’exclure. La « sanction » réelle dans ce cas ne résulterait en fait que d’une difficulté de cet Etat à se financer sur les marchés internationaux de capitaux, qui suivraient en fait les remontrances de l’Union à l’égard de l’un de ses membres récalcitrants – s’ils n’ont pas pris les devants bien avant…

Barry Eichengreen part de la même prémisse : un État membre de la zone Euro ne peut en sortir, donc inutile d’en discuter longuement ; en revanche, un État membre de la zone Euro en défaut de paiement sur sa dette ou incapable d’emprunter sur les marchés de capitaux, cela peut mettre le désordre dans l’Union. En fait, ce dont les économistes s’inquiètent (ou font mine de s’inquiéter), c’est que les différents États de la zone Euro doivent désormais emprunter à des taux différents, les plus endettés et les moins solvables fiscalement doivent offrir un taux plus élevé que les autres États considérés comme plus fiables par les divers opérateurs de marché (les mêmes qui nous ont amené à ce pataquès soit dit en passant…). En particulier, l’État grec, très endetté, doit payer de plus en plus cher ses emprunts… Est-ce bien grave pour la zone Euro? Simplement, si cela continue ainsi, avec des possibilités d’emprunt chères ou réduites, l’État grec devra réduire radicalement ses dépenses ou augmenter fortement ses impôts (levés par chance en euros). On peut donc prédire presque à coup sûr un mauvais moment aux autorités grecques et aux populations grecques et étrangères installés sur le sol grec, ce que fait B. Eichengreen (« Il existe une alternative, en l’occurrence une hausse de la fiscalité assortie d’une baisse des salaires (hypothèse séduisante il est vrai quand on l’énonce bien au chaud dans son université américaine…) , sans compter l’assistance de l’UE et du FMI. Il est sûr que cette alternative sera très pénible et ne plaira à personne (euphémisme) , sauf peut-être au FMI, qui appréciera de pouvoir réaffirmer son rôle de prêteur aux pays développés. Il y aura des manifestations contre les hausses d’impôts et les réductions de salaire. Le gouvernement perdra le soutien populaire et tombera »). Le scénario de B. Eichengreen semble par certains côtés réaliste et semble déjà être ce qui est en train de passer en Lettonie. Nous aurons donc une « latino-américanisation » (à la manière des années 1980) de divers pays européens soumis au fameux « Consensus de Washington » (que je croyais mort…) avec son lot de protestations dans la rue de tous les perdants de la crise, mais pas d’explosion de la zone Euro. On peut bien sûr faire des scénarios catastrophes  (ou mirifiques c’est selon) avec une révolution (suivie sans doute d’une contre-révolution) dans les pays soumis à cette potion amère, en Grèce par exemple,  ce qui permettrait selon les traités en vigueur de suspendre l’adhésion normale du pays à l’Union faute de démocratie représentative opérationnelle dans ce pays, mais je me permets d’exclure cette idée dans la mesure où les révolutions ont été rares dans les pays capitalistes développés depuis 1800, même en cas de crise économique grave (on supposera tout de même que la Grèce fait partie de cet ensemble…). Il faudrait en plus une défaite militaire pour pimenter le tout. (Une nouvelle guerre perdue avec la Turquie? )

De fait, étant donné qu’il n’existe pas de mécanismes de solidarité financière entre les États membres, qui obligeraient à taxer plus les Bavarois ou les Danois pour permettre la continuité des services publics en Grèce (comme le rappelle l’article de A. Leparmentier en rappelant un propos d’un responsable de la CSU à ce sujet), les dérives financières de chaque (petit) État de la zone Euro restent son affaire, et,  s’il ne trouve plus de financements sur les marchés, il devra se débrouiller pratiquement seul, et plus probablement faire appel au FMI. Cela fera certes désordre d’avoir un État de la zone Euro à l’arrêt ou aidé par le FMI. Ce sera effectivement un gros problème d’image,  surtout pour les ambitions de l’UE comme puissance mondiale, mais est-ce qu’à y bien regarder, le mal n’est pas déjà fait? La Hongrie a été « sauvée » par une aide du FMI (et de l’UE certes), mais il reste que la situation a démontré que l’UE ne dispose pas de mécanismes pertinents d’aide à un de ses États membres en difficultés financières. Les Traités européens comportent au contraire des clauses très restrictives sur le financement par un État du fonctionnement courant d’un autre État et interdisent  aussi la monétarisation de la dette publique d’un État de la zone Euro par la BCE. On sait qu’il s’agit là de conditions restrictives introduites à la demande expresse de l’Allemagne ne voulant pas être amené à payer pour les « pays du Club Med » (Italie, Espagne, Grèce, Portugal) lors de la négociation de l’Union économique et monétaire au début des années 1990, c’est en fait là l’application extrême de la dure loi du « fédéralisme budgétaire », où chaque entité de gestion en dessous de l’État (États fédérés, régions, villes) est considéré comme essentiellement responsable de l’état de ses finances – sauf exceptions plutôt restrictives. Aux États-Unis, la ville de New York n’a-t-elle pas fait faillite dans les années 1970? En Allemagne, même s’il existe une solidarité financière au sein de la fédération, la ville de Berlin n’est-elle pas soumise depuis quelques années à des coupes budgétaires, presque ininmaginables dans la France « décentralisée », en raison entre autres de la faillite  pour le moins frauduleuse de sa banque régionale? La ville-Etat de Berlin continue toutefois à assurer les fonctions essentielles d’une capitale européenne. En transposant, on peut dire que, tant qu’aucun fonctionnement essentiel à l’ordre public de l’Union européenne ne sera touché, les Grecs ne peuvent guère se faire d’illusion sur le montant des aides qui leur seront accordées par leurs partenaires. Leur situation est différente de celle de la Belgique par exemple : si tous les services publics belges se trouvaient réduits à rien (plus de ramassages des ordures, plus de feux rouges, etc.) , les institutions communautaires ne pourraient plus fonctionner normalement ou devraient déménager rapidement. A la limite, la faillite de l’État grec n’aura qu’un impact limité sur l’ensemble de l’Union européenne, en dehors des aspects de panique financière touchant les autres États du « Club Med ».  De fait, la situation de la Grèce me semble pire que celle des pays européens qui sont en dehors de la zone Euro, qui sont (ou seront) aidés par le FMI. La crise financière y provoque en effet un écroulement de la valeur de la monnaie nationale par rapport à l’Euro : dans ce cas, certes l’État en question peut devenir insolvable et les particuliers endettés en Euro aussi,  mais  il s’agit aussi d’une dévaluation compétitive de grande ampleur, surtout si les salaires, en raison d’un fort taux de chômage, ne peuvent s’y ajuster à l’inflation importée.  A terme, cette dévaluation dans le cadre d’un marché unique  européen peut déstabiliser  les flux commerciaux  entre lui et ses partenaires européens; de plus, n’y a-t-il pas là une incitation supplémentaire pour les entreprises de main d’œuvre à délocaliser encore plus dans ces pays à la monnaie (trés) faible? (incitation qui va plaire beaucoup aux travailleurs de la zone Euro  comme je le suppose et dont nous allons beaucoup entendre parler…). L’État grec lui par définition pourrait faire défaut ou plutôt être incapable d’emprunter encore (mais qu’importe!), en revanche la Grèce ne peut dévaluer au point de devenir compétitive en vendant pour presque rien sa force de travail. La solution d’Eichengreen cité plus haut revient d’ailleurs à obtenir un effet de dévaluation compétitive sans dévaluation. Du point de vue politique, il me semble qu’il a oublié les manifestations de la jeunesse grecque cet automne, où l’on déjà appris que les actuels salaires des jeunes sont déjà trop faibles pour permettre une vie normale selon les prix et les standards de consommation en vigueur. On y semble déjà au tacquet.

De même, si l’on regarde les choses d’un peu loin, on peut aussi se dire que, vu les déficits publics attendus aux États-Unis et aussi au Japon, la valeur internationale de l’Euro ne risque pas d’être très influencé par un endettement excessif de ses petits membres. On peut même inverser le raisonnement, en soulignant que la crise économique est si « keynésienne » (absence de demande effective) qu’il faut se précipiter pour faire exploser la dépense publique avant qu’il ne soit trop tard.

Toute cette inquiétude sur la tenue de la zone Euro me parait donc exagérée, voire carrément mensongère vu les Traités en vigueur : j’y vois plutôt une occasion pour Nicolas Sarkozy d’essayer de dramatiser la situation pour continuer à jouer un rôle majeur en Europe.

Sur un plan plus général, cette crise économique nous rappelle en effet par a+b que rien n’a vraiment été prévu pour établir une solidarité financière au jour le jour entre États membres et, par là, entre populations de l’Union européenne. Plus encore, tout est conçu dans l’idée que chaque pays membre doit jouir de son autonomie économique, et que chaque État doit trouver sur son territoire les moyens de son fonctionnement. Il y a là une différence de substance avec un État national ou un Etat fédéral, où même des territoires  sans grande production économique reçoivent des moyens de fonctionner au jour le jour. Un géographe a même montré récemment qu’en France, on irait via les transferts (retraites par exemple) vers une situation où les territoires productifs (industrialisés) seraient désormais moins « riches » que ceux où s’installent les personnes vivant, si j’ose dire, de leurs rentes. A l’échelle de l’Union européenne, la doctrine officielle consiste dans le refus de cette spécialisation régionale : idéalement,  si la politique de cohésion était parfaitement efficace, toutes les régions de tous les États européens auraient une base industrielle aussi productive que celle du Danemark ou de la Bavière. Ce n’est pas vraiment le cas. D’une certaine façon, il faudrait prendre au sérieux cette fameuse expression, de pays du « Club Med ». L’héliotropisme est un atout après tout pour ces pays, mais cela suppose un certain type de spécialisation économique, de devenir ou de rester presque entièrement dépendante des bases industrielles d’autrui. Quels sont les pays qui s’en sortent le mieux dans le « Club Med »? Les deux petits États ayant adhéré en 2004 : Malte et Chypre, le second étant clairement un paradis fiscal. L’Espagne, qui a joué à plein son rôle de riviera (bétonnée) pour toute l’Europe du nord-ouest, est la seule grande réussite des dernières années. Du coup, on dirait que la bonne recette pour s’en sortir est de promettre du soleil et des institutions financières à peu prés honnêtes (en Calabre, il y a du soleil aussi, mais quelques problèmes pour qui voudrait venir y placer son argent ou y couler une retraite paisible de millionnaire…) En fait, la crise repose la question : quelles spécialisations pour chaque pays européen? S’il s’agit d’un ensemble indivisible, des spécialisations marquées peuvent être admises, et de fait, de forts transferts financiers aux pays aux activités structurellement peu porteuses de valeur ajoutée (tourisme par exemple) pourraient se justifier. En caricaturant, l’Espagne pourrait être la maison de retraite de l’Union, ce qui aprés tout augmenterait sans doute la longétivité moyenne des Européens.

Pour l’instant, il est difficile, voire choquant, de raisonner dans ces termes là, mais il faudrait admettre que dans un ensemble aussi vaste que l’Union actuelle, toutes les régions ne peuvent pas ressembler à la Bavière. Je ne fais ici que retrouver l’hypothèse fédéraliste classique. L’Euro était largement dans l’esprit de ses fondateurs destiné à provoquer une situation à terme porteuse de fédération. La situation dans le fond s’y prêterait, et c’est peut-être ce que vise dans le fond Nicolas Sarkozy (encore conseillé par H.G.?), mais ni les esprits ni les pratiques ne s’en rapprochent.

J’ai assisté ce 23 janvier 2009 à une journée d’étude organisé par la Section d’études européennes de l’AFSP sur   » ‘Nouveaux’ modes de gouvernance et action publique européenne ».  En dehors du fignolage conceptuel dont il était en réalité question pour les organisateurs et les intervenants (autour d’une approche par les « instruments » en politiques publiques),  la leçon que j’ai tiré  de cette riche journée  fut tout de même que tous ces efforts de coordination par surveillance mutuelle, dont la « Méthode ouverte de coordination » est la plus connue, finissent par apparaitre comme un effort essentiellement bureaucratique pour « tout changer afin que rien ne change ». Les participants n’ont d’ailleurs même plus pris la peine de constater que rien s’homogénéise vraiment. Cela allait tellement de soi, qu’il fallait s’intéresser à autre chose et ne plus même  poser la question. Un seul intervenant, un fonctionnaire européen en disponibilité, a  cependant souligné que, désormais,  si les politiques le voulaient, les expériences précédentes depuis 1997 des diverses MOC permettraient une action coordonnée en matière de politique économique, car, selon lui, le système de guidage d’une telle politique est en place. C’était là la seule lueur d’espoir dans ce panorama, qui contrastait toutefois avec les informations qui filtrent au même moment dans la presse sur les mésententes entre partenaires européens.

D’un point de vue « philo-européen » que j’assume ici, il m’a semblé que toutes ces façons d’influencer, sans pouvoir remplacer si nécessaire les (ir)responsables nationaux,  sont un échec. Là encore, la Grèce est un bel exemple : je n’ai pas lu un commentaire en français sur la situation de ce pays qui ne rappelle la nature  pour ainsi dire « ontologiquement » clientéliste des deux grands partis de gouvernement qui alternent au pouvoir depuis le retour à la démocratie en 1974. On peut discuter du concept de clientélisme, mais les effets semblent nets sur l’efficacité globale de ce pays. Qu’y faire? Inciter les dirigeants grecs à bien se conduire par diverses douces pressions… A l’autre bout de l’Europe, l’économiste Agnés Benassy-Quéré rappelle l’attitude irlandaise face au Pacte de stabilité et de croissance : « En 2000, dans le cadre des Grandes orientations de la politique économique, la Commission européenne et les ministres de l’ECOFIN avaient demandé à l’Irlande de resserrer sa politique budgétaire afin de calmer une économie en surchauffe. Au contraire, le gouvernement irlandais réduisit les impôts, de sorte que le solde budgétaire corrigé du cycle chuta de 5% du PIB en 2000 à 1,4% en 2001, hors intérêts de la dette. » L’article d’où est tiré cette citation ne fait malgré ce constat que s’interroger sur une modification à la marge du Pacte de stabilité et de croissance qui utiliserait mieux les périodes de croissance pour amortir les déficits lors des crises. Cela n’a pas marché dans les années 2000, cela marchera mieux à la prochaine reprise de l’économie.

Ne vaudrait-il pas mieux changer radicalement de méthode(s)? Et, en ce sens, l’alarmisme prêté à N. Sarkozy par le Monde peut être un signe encourageant. Il faut savoir prêcher le faux pour avancer.

Et voilà les Irlandais revotent et… ils votent oui!

Comme je n’avais pas été le seul à la remarquer, les dirigeants européens n’envisageaient pas d’autres choix face au vote négatif du 12 juin 2008 en Irlande sur le Traité de Lisbonne qu’une ratification du texte par ce pays et donc, par voie de conséquence, qu’un nouveau vote sur le même texte. C’est désormais chose faite. Le Conseil européen des 11 et 12 décembre 2008 à Bruxelles a donc décidé (ou plutôt « acté ») cette solution. On lit en effet dans les conclusions de la Présidence:

« À la lumière des engagements du Conseil européen ci-dessus, et sous réserve que les travaux
de suivi détaillés soient achevés de manière satisfaisante d’ici la mi-2009 et avec la
présomption qu’ils seront mis en œuvre de manière satisfaisante, le gouvernement irlandais
s’engage à rechercher la ratification du traité de Lisbonne d’ici la fin du mandat de l’actuelle
Commission. »
(Point I. 4 des Conclusions).

Les engagements auxquels il est fait ici allusion consistent en toute la série de promesses et déclarations censées rassurer l’électorat irlandais : en particulier, l’Irlande se voit garantir de conserver son Commissaire européen, sa neutralité, sa fiscalité, etc. On semble bien vouloir promettre aux électeurs irlandais que ce Traité-là décidément ne changera vraiment rien, mais vraiment rien pour eux. Ils seront d’ailleurs en droit de se demander alors pourquoi on les dérange pour un texte vide de toute substance.

Cette solution était sans doute inévitable tant les décideurs européens ont investi dans cette longue affaire de réforme institutionnelle depuis 2000 (constitutionnelle jusqu’en 2005); il s’agit de ne pas perdre la face en pleine crise économique et donner l’image d’une Europe unie qui va de l’avant. L’image certes, mais la réalité… : je crois qu’avec ces décisions du Conseil européen de décembre 2008, il faut inventer un nouveau terme que celui, trop banalisé, de déficit démocratique, il faudrait parler d’autre chose, de krach démocratique peut-être. En effet, toutes les décisions de ce même Conseil font comme si les Irlandais avaient de toute façon déjà ratifié le Traité de Lisbonne, qui doit désormais entrer en vigueur au plus tard le 1er janvier 2010, si possible avant au cours du second semestre 2009. On s’organise ainsi alors même que les Irlandais pourraient en toute rigueur logique dire « non » une seconde fois; là, il est clair qu’ils sont censés dire « oui » et seulement « oui ». Il est vrai que, vu les avantages qu’on leur accorde (pouvoir rester un paradis fiscal s’ils le désirent jusqu’à la fin des temps ou ne pas participer à l’effort commun de défense…), ils auraient tort de ne pas saisir l’occasion offerte.  It’s really the best deal available. Mais l’hypothèse d’un second « non » n’est même pas envisagée : on aura donc de fait un plébiscite et non un référendum. (A moins que l’on n’organise point de référendum, en arguant que de toute façon, vu les enagements pris par le Conseil européen, le Traité de Lisbonne est un non-événement, désormais indigne de l’attention populaire.)

Je note au passage qu’une des concessions faites aux Irlandais n’est autre que l’abandon de l’idée de la réduction de la taille de Commission européenne : si l’Irlande garde son Commissaire, tout le monde le garde évidemment; cette mesure plait à d’autres petits pays, mais contredit tout un discours d’inspiration managériale sur l’efficacité de la Commission européenne qui devait réduire sa taille pour accroître son efficacité. Vu les élargissements successifs qui attendent encore l’Union européenne, il y aura donc pléthore de Commissaires d’ici cinq ou dix ans. Ce n’est pas bien grave à vrai dire dans ce contexte de retour en force du « Plan Fouchet », mais c’est comme le début de l’enterrement officiel de l’Europe communautaire à la Jean Monnet.

Parmi les mesures de transition du Traité de Nice au Traité de Lisbonne, le Conseil européen s’est aussi préoccupé de la composition du Parlement européen. Je cite la Déclaration adoptée par le Conseil européen à ce propos :

« Au cas où le traité de Lisbonne entrerait en vigueur après l’élection du Parlement européen
de juin 2009
(ce qui est probable sinon certain… pourrais-je ajouter), des mesures transitoires seront adoptées dès que possible, conformément aux procédures juridiques nécessaires (lesquelles?), afin d’augmenter, jusqu’au terme de la législature 2009-2014, conformément aux chiffres prévus dans le cadre de la conférence intergouvernementale ayant approuvé le traité de Lisbonne, le nombre de membres du Parlement européen des douze États membres pour lesquels ce nombre devait connaitre une augmentation. Dès lors, le nombre total de membres du Parlement européen passera de 736 à 754 jusqu’au terme de la législature 2009-2014. L’objectif est de faire en sorte que cette modification entre en vigueur, si possible, dans le courant de l’année 2010. »

Cette déclaration m’a plongé dans la perplexité. Jean Quatremer sur son blog donne une explication à cette solution : on aurait ainsi décidé d’augmenter le nombre de députés européens pour les gagnants de Lisbonne par rapport à la situation niçoise, tout en ne pénalisant pas le seul perdant de ce Traité,  l’Allemagne, d’où le chiffre de 754 députés. Si je comprends bien, on élirait un nombre de députés en juin 2009 dans chaque pays  correspondant aux chiffres de Lisbonne, mais  pour ce qui concerne ces députés supplémentaires, ils  ne  siègeraient qu’à compter de la ratification courant 2010 d’un traité légalisant leur situation; à l’inverse, les députés allemands en surnombre par rapport au Traité de Lisbonne eux resteraient parlementaires jusqu’en 2014 et siègeraient tout de suite. Ou alors est-ce à dire que les députés attribués par le Traité de Lisbonne aux pays gagnants siégeraient tout de suite, dès juillet 2009… tout en conservant les chiffres de Nice pour les autres? Quelle solution juridique peut-on trouver à cet imbroglio?

De plus, comme chaque pays est responsable de la manière dont il organise ses élections européennes, cela suppose donc que tout le monde mette sa législation en accord avec un Traité qui n’entrera en vigueur de toute évidence que postérieurement à l’élection de juin 2009. Comment va-t-on choisir les députés en attente (si tel est le cas)? Même si cette manipulation est légalisée ex post via une clause du Traité d’adhésion de la Croatie comme le suppose Jean Quatremer, je trouve la formule plutôt osée. Au minimum, si l’Union européenne se veut « démocratique » ou respectant les normes d’un « Etat de droit », qu’elle applique les textes qui la régissent au moment où ils sont en vigueur, et non un joyeux mélange Nice-Lisbonne, sujet à constestation.

(J’ajoute pour pimenter un peu la sauce que, pour un pays comme la France, cette augmentation en passant de Nice à Lisbonne (de 72 à 74 eurodéputés à élire) correspond en fait à une diminution du nombre des élus (de 78 à 74) par rapport à la situation actuelle. Tout à fait facile à faire comprendre aux étudiants comme situation. )

Jacques Ziller, « Les nouveaux traités européens : Lisbonne et aprés ».

zillerLes ouvrages parus dans la collection Clefs de Montchrestien sont souvent hautement recommandables pour les politistes : Jacques Ziller, un juriste français longtemps enseignant à l’Institut européen de Florence, vient d’y faire paraître un détonnant ouvrage, Les nouveaux traités européens : Lisbonne et aprés (Montchrestien : Paris, 2008), aussi sérieux dans ses ambitions qu’au ton parfois clairement persifleur.

Ce juriste, qui a suivi de trés prés l’aventure constitutionnelle depuis le début du siècle, fait le bilan le plus précis possible pour un lecteur profane de ce à quoi aboutit le Traité de Lisbonne. (Une version italienne du texte entre dans plus de détails encore, Il nuovo Trattato europeo, Bologne: il Mulino, 2007). A travers une analyse comparée qu’il présente comme minitieuse du contenu comparé du Traité constitutionnel européen (TCE) et du Traité de Lisbonne, il aboutit à la conclusion, qui confirme ce qu’affirmait Valéry Giscard d’Estaing dès l’automne 2007, à savoir qu’à peu de choses prés l’ensemble du contenu du TCE se retrouve dans le Traité de Lisbonne. « Le Traité de Lisbonne est finalement parvenu à sauvegarder presque toutes les innovations acquises en 2004 » (p. 22). Simplement pour s’en rendre compte vraiment, en raisonnant article par article, phrase par phrase, mot par mot, il faut vraiment se donner quelque peine. Le Traité de Lisbonne est pour lui l’oeuvre du Sécrétariat du Conseil, qui a fait un travail (remarquable) de dissolution du TCE en un ensemble cohérent de modifications des Traités existants. L’auteur prend bien soin d’expliquer plusieurs fois, sous des angles légèrement différents, que les différences, si elles ne sont certes pas inexistantes, sont minimes, et n’indiquent dans les dispositions vues sous l’angle légal aucune tendance particulière en matière d’intégration (il y a aussi bien « Quelques  pas en arrière pour l’Union », p. 75-77, que « Quelques pas en avant pour l’Union », p. 78-81). Par exemple, il explique que la primauté du droit européen, son caractère de fait « constitutionnel », sur les droits nationaux des Etats membres, déjà acquise bien avant le TCE, subsiste entièrement dans le Traité de Lisbonne.

Les changements sont essentiellement cosmétiques : on abandonne tout le vocabulaire et le symbolisme qui rapproche l’Union européenne d’un Etat ; on réitère de trés nombreuses fois les mêmes affirmations qui séparent les compétences de l’Union et celles des Etats membres; on noie le poisson en jouant sur les références (comme avec la Charte européenne des Droits) ou sur les protocoles qui réaffirment ce qu’on ne met plus directement dans les Traités (mais cela vaut de la même façon). Bref, Jacques Ziller nous décrit un immense « jeu de bonneteau »(c’est mon terme, pas le sien) où seul un juriste (et encore…) retrouvera ses petits. Il publie d’ailleurs la traduction par ses soins de la lettre, confidentielle en principe, envoyée par la Présidence allemande du Conseil européen à ses partenaires, pour préparer les décisions de juin 2007, où il est demandé au point 7 si les gouvernements souhaitaient « utiliser une terminologie différente sans changer la substance juridique » (p. 95). Si cette lettre a bien été envoyée (ce qui avait effectivement filtré à l’époque) et si le processus s’est déroulé comme J. Ziller le prétend, on apprend incidemment que N. Sarkozy n’a fait qu’enrober de sa rhétorique un mécanisme lancé avant même son élection. Il se moque d’ailleurs carrèment des prétentions présidentielles  à avoir joué un rôle dans le processus (p. 135). Aucun terme n’est  en effet plus trompeur que celui de « mini-traité »  à suivre J. Ziller, ou alors le Traité constitutionnel était lui aussi « mini ». Notons cependant que, pour l’auteur, ce « jeu de bonneteau » n’a pas été voulu pour perdre en route les opinions publiques et réaliser les fantasmes conspirationnistes des eurosceptiques, mais qu’il résulte simplement de la dynamique de la discussion intergouvernementale, dès lors que les gouvernants de France et ceux des Pays-Bas ne voulaient plus entendre parler du TCE.

A cette tendance à conserver l’acquis de 2004, il faut toutefois ajouter, selon J. Ziller, si l’on examine non pas les modifications des Traités exclusivement, mais aussi tous les protocoles et déclarations qui les accompagnent, le monde proliférant des opt-outs et opt-ins, une méfiance montante des Etats membres envers le processus. Les complications qui s’accumulent depuis le Traité de Maastricht, souvent liées à une incapacité d’un gouvernement à affronter de front son opinion publique, et donc entièrement dues à la nécessité de surmonter les réticences de tel ou tel Etat (surtout celles des Britanniques et des Polonais en fait pour le présent Traité), s’accumulent encore avec le Traité de Lisbonne et traduisent la dissolution des ambitions européennes de certains gouvernants. « Le vrai problème est politique : les protocoles et déclarations sont devenus de plus en plus des instruments permettant d’exprimer la défiance des gouvernements à l’égard des institutions de l’Union » (p. 121). J. Ziller s’amuse (à en rire jaune) de la phase finale des négociations du Traité de Lisbonne en filant la métaphore avec les Voyages de Gulliver de J. Swift (p. 119-145), en soulignant que l’Union européenne est devenu un « Gulliver entravé ». Le Traité de Lisbonne ouvre cependant des possibilités, et il n’est pas le fin mot  ni de l’histoire institutionnelle de l’Union européenne ni de l’intégration européenne. Il ne faut pas désespérer ni le Berlaymont ni Fiesole.

L’analyse de J. Ziller s’inscrit donc dans le courant des déçus de tendance intégrationniste du Traité de Lisbonne. Il a d’ailleurs travaillé en collaboration avec Giuliano Amato à l’Institut européen de Florence, et il avait été associé à la proposition des professeurs de cet Institut d’un Traité européen simple et lisible, proposition qui a précédé le débat institutionnel.

Pour ma part, en le lisant, en tant non-juriste, je constate avec amertume que tout le processus engagé par la Déclaration de Laeken en 2001 aboutit exactement au contraire de ce qui était demandé à l’époque. On avait constaté alors que les populations européennes se sentaient étrangères au projet européen en raison de son opacité, de sa complexité, d’un sentiment croissant de « déficit démocratique », et on souhaitait doter le projet européen d’un texte clair et concis qui puisse être enseigné aux enfants des écoles, inventé par une Convention qui sortirait des impasses des CIG des années 1990. C’était l’idée du projet constitutionnel, succint à dessein , des professeurs de l’Institut européen de Florence qui était largement reprise. Toute l’inquiétude montante sur le « déficit démocratique » depuis le début des années 1990 semblait alors devoir trouver une réponse. Avec les échecs référendaires de 2005 et la reprise des mêmes élements en 2007 sous la forme du Traité de Lisbonne, on a abouti à un renforcement des tendances précédentes : des textes (constitutionnels de fait) encore plus compliqués qu’avant, fondés sur une méthode d’écriture que seuls les juristes peuvent vraiment suivre et comprendre. Je ne me rappelle plus du terme pour nommer ce genre de phénomène social, où l’on finit par faire le contraire de ce qu’on visait au départ. Hétérogénèse des fins? En tout cas, la classique phrase latine (Errare humanum est, sed perseverare diabolicum est) me paraît adaptée à la situation.

A cela s’ajoute le vote négatif des électeurs irlandais en juin 2008. Il y a comme une terrible cohérence entre l’analyse savante de J. Ziller (le proeuropéen convaincu) et le ressenti des Irlandais (un peuple peu eurosceptique en principe) qui ont déclaré aux sondeurs qu’ils ont voté non faute d’y avoir rien compris. Je suis aussi pour l’absolution du Commissaire Mac Creevy : il n’a pas lu le Traité de Lisbonne, avait-il dit, il a peut-être raison, qui peut le lire vraiment en dehors des spécialistes du domaine? (Même si la version consolidée des Traités est elle lisible.)

J. Ziller suppose que l’histoire aurait pu être autre (meilleure) si les gouvernements français et néerlandais avaient osé en 2005 affronter leurs opinions publiques respectives, et s’ils avaient obtenu des modifications à la marge du Traité constitutionnel européen pour faire ensuite revoter les Français et les Néerlandais sur le modèle des double référendum danois et irlandais. (Ou sur le modèle du double vote sur la Constitution française de 1946). En tant que politiste, je doute tout de même de cette possibilité ; l’électorat français avait tant de motifs (contradictoires) de s’en prendre aux textes européens que je vois mal quelles satisfactions on aurait pu lui donner; surtout, il aurait fallu que quelqu’un assume la défaite du « oui », à savoir Jacques Chirac, qui aurait dû démissionner et provoquer ainsi des élections présidentielles anticipées. En même temps, je suis entièrement d’accord avec l’idée qu’il faut expliquer à l’opinion publique ce qu’il en est vraiment de l’Union européenne: cette dernière a  bel et bien une « Constitution », inutile d’essayer de lui cacher plus lontemps.

L’histoire n’est de plus sans doute pas finie : selon la presse, l’Irlande s’enfonce rapidement dans la récession, la popularité du Premier ministre irlandais et de son parti s’écroule à mesure que l’économie sombre… Ce n’est donc vraiment pas le moment de reproposer un référendum sur le Traité de Lisbonne aux électeurs irlandais, même accompagné d’autant de protocoles et déclarations rassurants (en principe) pour les électeurs. Il faut attendre au moins que l’économie irlandaise commence à sortir de la récession. Ce qui nous renvoie de toute façon dans la seconde partie de 2009, voire en 2010…  Et si la récession dure plus lontemps, on finira par avoir un texte déjà dépassé quand il va entrer en vigueur.

Et voilà c’est dit: « il faut revoter, messieurs les Irlandais ».

D’après une information parue dans la presse française et irlandaise, N. Sarkozy aurait déclaré aux députés de l’UMP qu’il recevait à l’Elysée qu’il faudrait de toute façon que les Irlandais revotent sur le Traité de Lisbonne. Ce n’est pas vraiment un scoop que cela constitue pour l’heure la seule ligne de conduite des élites gouvernementales européennes (voir mes posts précédents sur le sujet). Il est déjà question d’une sorte de package offert aux Irlandais pour que les politiciens irlandais puissent soutenir publiquement la nécessité de ce nouveau vote, peut-être une contre-réforme sur le nombre de Commissaires qui resterait fixé à un par Etat membre… (information qui, si elle se confirmait, voudrait dire qu’on détricote encore un peu plus le compromis constitutionnel de 2004 sur un point présenté jusqu’ici comme essentiel pour assurer une plus grande efficacité de la Commission et donc de l’Union européenne).

Plus intéressant me semble être le fait que des élus UMP aux noms non précisés aient décidé de donner ce « propos de table » du Président en pâture à la presse. Cela ne peut que lui compliquer la tâche, puisque tout le monde sait effectivement qu’il faut que les Irlandais revotent, mais aussi qu’il ne faut surtout pas le dire tout de suite à la demande expresse du gouvernement irlandais qui compte fondamentalement sur la faible mémoire politique du citoyen ordinaire pour faire passer le nouveau vote. Il est vrai que, dans ce jeu de faux-semblants, on peut se perdre, mais une chose reste claire : « Lisbonne doit entrer en vigueur » aussi sûrement que Carthage devait être détruite. Le Président polonais, aprés sa déclaration où il affirmait, ne pas vouloir signer le Traité à ce stade, a garanti sa signature si tout le monde ratifiait. Quant à la Cour constitutionnelle tchéque…. pourquoi perdre son temps à même la mentionner?

Je note aussi en passant que, n’en déplaise à Jean Quatremer qui n’était pas loin d’attribuer sur son blog une part de la responsabilité du non irlandais de cette année à José Manuel Barroso, les dirigeants européens de centre-droit semblent s’orienter vers une proposition de reconduction de ce dernier à son poste de Président de la Commission. Il semble que N. Sarkozy soit pour cette idée (en dépit même des mauvaises relations que la presse a prêté au couple Sarkozy-Barroso) et que S. Berlusconi aille dans le même sens (même remarque pour le couple Barroso-Berlusconi, ou plutôt Commission européenne-Berlusconi). Il s’agirait là d’un développement des plus significatifs, J. M. Barroso deviendrait donc le candidat du PPE à sa propre succession selon un scénario proche de celui prévu par S. Hix. L’intérêt d’une telle candidature serait évidemment qu’il serait de fait « le sortant », et que les (jusqu’ici) rares électeurs un peu attentifs à la dimension européenne de l’élection européenne seraient donc invités à juger les politiques publiques menées par la Commission européenne depuis 2004 – même si de fait la Commission comprend une minorité de socialistes et sociaux-démocrates. Ce scénario inédit depuis 1979 serait une grande chance pour les opposants à la ligne actuelle de la Commission, de droite comme de gauche; une focalisation anti-Barroso pourrait s’effectuer, puisqu’il serait possible aux opposants de lui attribuer toutes les faiblesses de l’Europe (trop libérale ou trop socialiste, trop centralisatrice ou pas assez fédéraliste), le tout dans un contexte probable de récession économique générale en Europe. Une telle situation donnerait du sens à la campagne des Européennes de l’année prochaine et serait en particulier une chance pour les socialistes français.

Retour sur le référendum irlandais: l’intérêt national joue et gagne.

La Commission européenne met à disposition sur son site les résultats de son sondage post-électoral effectué lors du récent référendum (cf. EB Flash 245 Sondage post-référendum en Irlande : résultats prélimaires, uniquement version en anglais à ce jour).

Ces données ont été le plus souvent utilisées pour expliquer la victoire du « non ». Il en ressort clairement que la campagne du « oui » n’a pas été perçue comme des plus claires par les électeurs. Il en ressort aussi l’opposition sociale entre les « gagnants » et les « perdants » de la société irlandaise; comme en France en 2005, le vote dans un tel référendum semble découper la société entre ceux qui croient à leur avenir et ceux qui n’y croient pas ou plus. Il est ainsi frappant que les jeunes Irlandais, quand ils ont voté, votent majoritairement non.

Tout cela n’est désormais pas très original, mais ce qui est plus étonnant à mon sens, ce sont les raisons allégués par les partisans de chaque camp pour justifier de leur vote. Première raison de vote « oui »: « It was in the best interest for Ireland » (32%), seconde raison : « Ireland gets a lot of benefits from the EU » (19%). Pour trouver une raison « européenne » de voter oui au Traité de Lisbonne, il faut aller en fond de classement avec des réponses qui représentent chacune entre 1% et 5% des explications données.

Du côté du non, la situation est en fait presque symétrique : la première raison alléguée, c’est la méconnaissance du Traité (à 22%), mais ensuite se trouvent toute une série de raisons qui défendent les intérêts irlandais (entre 12% et 1%) et quelques raisons proprement européennes (entre 5% et 1%).

Les Irlandais qu’ils soient pour le « oui » ou pour le « non » déclarent donc majoritairement avoir voté en raison de leur perception de l’orientation de ce Traité vis-à-vis des intérêts irlandais; comme par un heureux hasard, ce jugement semble bien réflèter la position statutaire de chaque personne dans la société irlandaise. Comme le montre aussi le sondage, l’appartenance proprement dite du pays à l’Union européenne n’est nullement en cause.

Il me semble du coup que ce vote ne dit rien d’autre que la prééminence chez les électeurs d’une vision intéressée du monde social – qui ose se dire publiquement – où la nation reste le lieu privilégié de l’expression des intérêts; les Irlandais ne sont donc pas pro-ou anti-Européens comme les commentaires journalistiques auraient tendance à le dire, ils sont majoritairement dans les deux camps pour leurs seuls intérêts et ne voient que l’échelle nationale pour défendre ces derniers. Par exemple, les partisans du « oui » croient que le Traité de Lisbonne permettra à l’Irlande de continuer à compter en Europe, ceux du non craignent pour le statut dans l’UE des petites nations dont celui de l’Irlande. Les électeurs du « oui » en fait ne démontrent dans leurs réponses aucun « idéalisme » européen : ils ont voté « oui » comme on voterait un réglement de copropriété qui vous paraît au total favorable.

On peut juger cet égoïsme national comme légitime, mais ces données jettent un jour cru sur les difficultés à cheminer vers une « communautarisation des esprits » et sur la quasi-absence dans les esprits d’un « intérêt général européen » tel qu’il devait être promu par la construction européenne selon ses premiers zélateurs. Seule une minorité des électeurs déclare avoir voté en fonction d’une telle perception (place de l’Europe dans la globalisation par exemple, qui est d’ailleurs la grande raison de défendre ce Traité pour les Eurodéputés qui le soutiennent).