Une hypothèse qu’on aurait cru de science-fiction pour eurosceptiques enivrés de bières irlandaise et tchéque vient d’arriver jusqu’aux premières pages des quotidiens nationaux : la zone Euro sous le coup de la crise économique en cours pourrait-elle exploser, ou tout au moins perdre des pièces ? Un article signé Arnaux Leparmentier du Monde daté du 31 janvier 2009 le laisse entendre. Cet article m’a fait penser à la bonne vieille fonction du Monde d’Hubert Beuve-Méry, à savoir d’être la voix officieuse du gouvernement français dans la vie internationale. Cet article indique en effet que le Président de la République française, inquiet de la détérioration de la situation économique de l’Union européenne, voudrait obtenir rapidement une réunion des chefs d’État et de gouvernement de la zone Euro. On retrouverait donc l’idée d’un nouvel organe suprême collégial (le « Conseil européen de l’Euro »? l' »Eurocouncil »? ), qui supplanterait les simples réunions « informelles » de l’Eurogroupe, tenues au niveau des ministres des Finances de la zone Euro. Cette idée semble bien avoir été comprise comment cela par la presse allemande, pour un exemple en ligne, voir l’article de Netzeitung.de : « Sarkozy sorgt sich um Bestand der Eurogruppe: Im Euroraum wächst die Angst vor dem Kollaps » (« Sarkozy s’inquiète de la tenue de la zone Euro : dans la zone Euro, la peur d’un écroulement augmente », si j’ai bien compris) du 2 février 2009. Cet article précise d’ailleurs que la plupart des autres responsables européens ne goutent guère la sortie française.
J’avais déjà remarqué que sur les blogs d’économistes (voir ici et là) , on discutait ferme de ces « spreads » (écarts de rémunération) entre États de la zone Euro quand ils empruntent, et des diverses causalités en cours (est-ce la faute des agences de notation ou d’un jugement autonome des marchés?).
Au même moment, on peut lire aussi que l’Islande serait désormais prête à se précipiter pour adhérer à l’Union européenne, à l’Euro, et à battre un record de vitesse en la matière… étant supposée adhérer à l’Union en même temps que la Croatie en 2011. (Ce sont les Turcs qui vont être contents…)
Ces informations contradictoires m’incitent à faire le point. La zone Euro peut-elle exploser? A priori, non! A ma connaissance, il n’existe pas en effet dans les Traités en vigueur de procédure pour mettre un État en dehors de la zone Euro une fois qu’il y est entré en bonne et due forme. Par définition, le processus d’adoption de l’Euro est conçu comme irrévocable et définitif. Il existe par contre depuis le Traité d’Amsterdam une manière de suspendre les droits d’un État membre qui ne respecterait plus les valeurs démocratiques (mais pas de l’expulser). Les Traités européens (sauf celui de la CECA qui se donnait une durée de vie de 50 ans) se donnent un temps illimité d’application et pas de sortie de la situation ainsi créée (sauf nouveau Traité demandant l’accord de tous). Avec le Traité de Lisbonne, un État membre pourra certes quitter l’Union (dont tous les États, rappelons-le, sauf exception prévues à l’avance, doivent avoir à terme l’Euro pour monnaie), cette procédure serait – telle qu’elle est inscrite dans les textes – assez lente et ne permet pas une sortie immédiate de l’Union; même avec le nouveau Traité de Lisbonne, il n’y a donc pas de procédure prévue pour sortir quelqu’un de la zone Euro, ou même pour suspendre temporairement une participation. Donc, pour quitter l’Euro une fois qu’on l’a adopté, le plus simple une fois que le Traité de Lisbonne sera entré en vigueur est donc de quitter tout simplement l’Union européenne, ce qui ne se fait pas dans la semaine si on respecte les formes prévues. Le « Pacte de stabilité et de croissance », aussi bien dans sa version initiale que dans sa version révisée en 2005, ne prévoit pas non plus une sanction de ce type. A terme d’une longue procédure, il est certes possible de sanctionner financièrement un membre du club (ce qui en soi m’a toujours paru une peine absurde: sanctionner un État en déficit excessif par un déficit imposé supplémentaire…), mais pas de l’exclure. La « sanction » réelle dans ce cas ne résulterait en fait que d’une difficulté de cet Etat à se financer sur les marchés internationaux de capitaux, qui suivraient en fait les remontrances de l’Union à l’égard de l’un de ses membres récalcitrants – s’ils n’ont pas pris les devants bien avant…
Barry Eichengreen part de la même prémisse : un État membre de la zone Euro ne peut en sortir, donc inutile d’en discuter longuement ; en revanche, un État membre de la zone Euro en défaut de paiement sur sa dette ou incapable d’emprunter sur les marchés de capitaux, cela peut mettre le désordre dans l’Union. En fait, ce dont les économistes s’inquiètent (ou font mine de s’inquiéter), c’est que les différents États de la zone Euro doivent désormais emprunter à des taux différents, les plus endettés et les moins solvables fiscalement doivent offrir un taux plus élevé que les autres États considérés comme plus fiables par les divers opérateurs de marché (les mêmes qui nous ont amené à ce pataquès soit dit en passant…). En particulier, l’État grec, très endetté, doit payer de plus en plus cher ses emprunts… Est-ce bien grave pour la zone Euro? Simplement, si cela continue ainsi, avec des possibilités d’emprunt chères ou réduites, l’État grec devra réduire radicalement ses dépenses ou augmenter fortement ses impôts (levés par chance en euros). On peut donc prédire presque à coup sûr un mauvais moment aux autorités grecques et aux populations grecques et étrangères installés sur le sol grec, ce que fait B. Eichengreen (« Il existe une alternative, en l’occurrence une hausse de la fiscalité assortie d’une baisse des salaires (hypothèse séduisante il est vrai quand on l’énonce bien au chaud dans son université américaine…) , sans compter l’assistance de l’UE et du FMI. Il est sûr que cette alternative sera très pénible et ne plaira à personne (euphémisme) , sauf peut-être au FMI, qui appréciera de pouvoir réaffirmer son rôle de prêteur aux pays développés. Il y aura des manifestations contre les hausses d’impôts et les réductions de salaire. Le gouvernement perdra le soutien populaire et tombera »). Le scénario de B. Eichengreen semble par certains côtés réaliste et semble déjà être ce qui est en train de passer en Lettonie. Nous aurons donc une « latino-américanisation » (à la manière des années 1980) de divers pays européens soumis au fameux « Consensus de Washington » (que je croyais mort…) avec son lot de protestations dans la rue de tous les perdants de la crise, mais pas d’explosion de la zone Euro. On peut bien sûr faire des scénarios catastrophes (ou mirifiques c’est selon) avec une révolution (suivie sans doute d’une contre-révolution) dans les pays soumis à cette potion amère, en Grèce par exemple, ce qui permettrait selon les traités en vigueur de suspendre l’adhésion normale du pays à l’Union faute de démocratie représentative opérationnelle dans ce pays, mais je me permets d’exclure cette idée dans la mesure où les révolutions ont été rares dans les pays capitalistes développés depuis 1800, même en cas de crise économique grave (on supposera tout de même que la Grèce fait partie de cet ensemble…). Il faudrait en plus une défaite militaire pour pimenter le tout. (Une nouvelle guerre perdue avec la Turquie? )
De fait, étant donné qu’il n’existe pas de mécanismes de solidarité financière entre les États membres, qui obligeraient à taxer plus les Bavarois ou les Danois pour permettre la continuité des services publics en Grèce (comme le rappelle l’article de A. Leparmentier en rappelant un propos d’un responsable de la CSU à ce sujet), les dérives financières de chaque (petit) État de la zone Euro restent son affaire, et, s’il ne trouve plus de financements sur les marchés, il devra se débrouiller pratiquement seul, et plus probablement faire appel au FMI. Cela fera certes désordre d’avoir un État de la zone Euro à l’arrêt ou aidé par le FMI. Ce sera effectivement un gros problème d’image, surtout pour les ambitions de l’UE comme puissance mondiale, mais est-ce qu’à y bien regarder, le mal n’est pas déjà fait? La Hongrie a été « sauvée » par une aide du FMI (et de l’UE certes), mais il reste que la situation a démontré que l’UE ne dispose pas de mécanismes pertinents d’aide à un de ses États membres en difficultés financières. Les Traités européens comportent au contraire des clauses très restrictives sur le financement par un État du fonctionnement courant d’un autre État et interdisent aussi la monétarisation de la dette publique d’un État de la zone Euro par la BCE. On sait qu’il s’agit là de conditions restrictives introduites à la demande expresse de l’Allemagne ne voulant pas être amené à payer pour les « pays du Club Med » (Italie, Espagne, Grèce, Portugal) lors de la négociation de l’Union économique et monétaire au début des années 1990, c’est en fait là l’application extrême de la dure loi du « fédéralisme budgétaire », où chaque entité de gestion en dessous de l’État (États fédérés, régions, villes) est considéré comme essentiellement responsable de l’état de ses finances – sauf exceptions plutôt restrictives. Aux États-Unis, la ville de New York n’a-t-elle pas fait faillite dans les années 1970? En Allemagne, même s’il existe une solidarité financière au sein de la fédération, la ville de Berlin n’est-elle pas soumise depuis quelques années à des coupes budgétaires, presque ininmaginables dans la France « décentralisée », en raison entre autres de la faillite pour le moins frauduleuse de sa banque régionale? La ville-Etat de Berlin continue toutefois à assurer les fonctions essentielles d’une capitale européenne. En transposant, on peut dire que, tant qu’aucun fonctionnement essentiel à l’ordre public de l’Union européenne ne sera touché, les Grecs ne peuvent guère se faire d’illusion sur le montant des aides qui leur seront accordées par leurs partenaires. Leur situation est différente de celle de la Belgique par exemple : si tous les services publics belges se trouvaient réduits à rien (plus de ramassages des ordures, plus de feux rouges, etc.) , les institutions communautaires ne pourraient plus fonctionner normalement ou devraient déménager rapidement. A la limite, la faillite de l’État grec n’aura qu’un impact limité sur l’ensemble de l’Union européenne, en dehors des aspects de panique financière touchant les autres États du « Club Med ». De fait, la situation de la Grèce me semble pire que celle des pays européens qui sont en dehors de la zone Euro, qui sont (ou seront) aidés par le FMI. La crise financière y provoque en effet un écroulement de la valeur de la monnaie nationale par rapport à l’Euro : dans ce cas, certes l’État en question peut devenir insolvable et les particuliers endettés en Euro aussi, mais il s’agit aussi d’une dévaluation compétitive de grande ampleur, surtout si les salaires, en raison d’un fort taux de chômage, ne peuvent s’y ajuster à l’inflation importée. A terme, cette dévaluation dans le cadre d’un marché unique européen peut déstabiliser les flux commerciaux entre lui et ses partenaires européens; de plus, n’y a-t-il pas là une incitation supplémentaire pour les entreprises de main d’œuvre à délocaliser encore plus dans ces pays à la monnaie (trés) faible? (incitation qui va plaire beaucoup aux travailleurs de la zone Euro comme je le suppose et dont nous allons beaucoup entendre parler…). L’État grec lui par définition pourrait faire défaut ou plutôt être incapable d’emprunter encore (mais qu’importe!), en revanche la Grèce ne peut dévaluer au point de devenir compétitive en vendant pour presque rien sa force de travail. La solution d’Eichengreen cité plus haut revient d’ailleurs à obtenir un effet de dévaluation compétitive sans dévaluation. Du point de vue politique, il me semble qu’il a oublié les manifestations de la jeunesse grecque cet automne, où l’on déjà appris que les actuels salaires des jeunes sont déjà trop faibles pour permettre une vie normale selon les prix et les standards de consommation en vigueur. On y semble déjà au tacquet.
De même, si l’on regarde les choses d’un peu loin, on peut aussi se dire que, vu les déficits publics attendus aux États-Unis et aussi au Japon, la valeur internationale de l’Euro ne risque pas d’être très influencé par un endettement excessif de ses petits membres. On peut même inverser le raisonnement, en soulignant que la crise économique est si « keynésienne » (absence de demande effective) qu’il faut se précipiter pour faire exploser la dépense publique avant qu’il ne soit trop tard.
Toute cette inquiétude sur la tenue de la zone Euro me parait donc exagérée, voire carrément mensongère vu les Traités en vigueur : j’y vois plutôt une occasion pour Nicolas Sarkozy d’essayer de dramatiser la situation pour continuer à jouer un rôle majeur en Europe.
Sur un plan plus général, cette crise économique nous rappelle en effet par a+b que rien n’a vraiment été prévu pour établir une solidarité financière au jour le jour entre États membres et, par là, entre populations de l’Union européenne. Plus encore, tout est conçu dans l’idée que chaque pays membre doit jouir de son autonomie économique, et que chaque État doit trouver sur son territoire les moyens de son fonctionnement. Il y a là une différence de substance avec un État national ou un Etat fédéral, où même des territoires sans grande production économique reçoivent des moyens de fonctionner au jour le jour. Un géographe a même montré récemment qu’en France, on irait via les transferts (retraites par exemple) vers une situation où les territoires productifs (industrialisés) seraient désormais moins « riches » que ceux où s’installent les personnes vivant, si j’ose dire, de leurs rentes. A l’échelle de l’Union européenne, la doctrine officielle consiste dans le refus de cette spécialisation régionale : idéalement, si la politique de cohésion était parfaitement efficace, toutes les régions de tous les États européens auraient une base industrielle aussi productive que celle du Danemark ou de la Bavière. Ce n’est pas vraiment le cas. D’une certaine façon, il faudrait prendre au sérieux cette fameuse expression, de pays du « Club Med ». L’héliotropisme est un atout après tout pour ces pays, mais cela suppose un certain type de spécialisation économique, de devenir ou de rester presque entièrement dépendante des bases industrielles d’autrui. Quels sont les pays qui s’en sortent le mieux dans le « Club Med »? Les deux petits États ayant adhéré en 2004 : Malte et Chypre, le second étant clairement un paradis fiscal. L’Espagne, qui a joué à plein son rôle de riviera (bétonnée) pour toute l’Europe du nord-ouest, est la seule grande réussite des dernières années. Du coup, on dirait que la bonne recette pour s’en sortir est de promettre du soleil et des institutions financières à peu prés honnêtes (en Calabre, il y a du soleil aussi, mais quelques problèmes pour qui voudrait venir y placer son argent ou y couler une retraite paisible de millionnaire…) En fait, la crise repose la question : quelles spécialisations pour chaque pays européen? S’il s’agit d’un ensemble indivisible, des spécialisations marquées peuvent être admises, et de fait, de forts transferts financiers aux pays aux activités structurellement peu porteuses de valeur ajoutée (tourisme par exemple) pourraient se justifier. En caricaturant, l’Espagne pourrait être la maison de retraite de l’Union, ce qui aprés tout augmenterait sans doute la longétivité moyenne des Européens.
Pour l’instant, il est difficile, voire choquant, de raisonner dans ces termes là, mais il faudrait admettre que dans un ensemble aussi vaste que l’Union actuelle, toutes les régions ne peuvent pas ressembler à la Bavière. Je ne fais ici que retrouver l’hypothèse fédéraliste classique. L’Euro était largement dans l’esprit de ses fondateurs destiné à provoquer une situation à terme porteuse de fédération. La situation dans le fond s’y prêterait, et c’est peut-être ce que vise dans le fond Nicolas Sarkozy (encore conseillé par H.G.?), mais ni les esprits ni les pratiques ne s’en rapprochent.
J’ai assisté ce 23 janvier 2009 à une journée d’étude organisé par la Section d’études européennes de l’AFSP sur » ‘Nouveaux’ modes de gouvernance et action publique européenne ». En dehors du fignolage conceptuel dont il était en réalité question pour les organisateurs et les intervenants (autour d’une approche par les « instruments » en politiques publiques), la leçon que j’ai tiré de cette riche journée fut tout de même que tous ces efforts de coordination par surveillance mutuelle, dont la « Méthode ouverte de coordination » est la plus connue, finissent par apparaitre comme un effort essentiellement bureaucratique pour « tout changer afin que rien ne change ». Les participants n’ont d’ailleurs même plus pris la peine de constater que rien s’homogénéise vraiment. Cela allait tellement de soi, qu’il fallait s’intéresser à autre chose et ne plus même poser la question. Un seul intervenant, un fonctionnaire européen en disponibilité, a cependant souligné que, désormais, si les politiques le voulaient, les expériences précédentes depuis 1997 des diverses MOC permettraient une action coordonnée en matière de politique économique, car, selon lui, le système de guidage d’une telle politique est en place. C’était là la seule lueur d’espoir dans ce panorama, qui contrastait toutefois avec les informations qui filtrent au même moment dans la presse sur les mésententes entre partenaires européens.
D’un point de vue « philo-européen » que j’assume ici, il m’a semblé que toutes ces façons d’influencer, sans pouvoir remplacer si nécessaire les (ir)responsables nationaux, sont un échec. Là encore, la Grèce est un bel exemple : je n’ai pas lu un commentaire en français sur la situation de ce pays qui ne rappelle la nature pour ainsi dire « ontologiquement » clientéliste des deux grands partis de gouvernement qui alternent au pouvoir depuis le retour à la démocratie en 1974. On peut discuter du concept de clientélisme, mais les effets semblent nets sur l’efficacité globale de ce pays. Qu’y faire? Inciter les dirigeants grecs à bien se conduire par diverses douces pressions… A l’autre bout de l’Europe, l’économiste Agnés Benassy-Quéré rappelle l’attitude irlandaise face au Pacte de stabilité et de croissance : « En 2000, dans le cadre des Grandes orientations de la politique économique, la Commission européenne et les ministres de l’ECOFIN avaient demandé à l’Irlande de resserrer sa politique budgétaire afin de calmer une économie en surchauffe. Au contraire, le gouvernement irlandais réduisit les impôts, de sorte que le solde budgétaire corrigé du cycle chuta de 5% du PIB en 2000 à 1,4% en 2001, hors intérêts de la dette. » L’article d’où est tiré cette citation ne fait malgré ce constat que s’interroger sur une modification à la marge du Pacte de stabilité et de croissance qui utiliserait mieux les périodes de croissance pour amortir les déficits lors des crises. Cela n’a pas marché dans les années 2000, cela marchera mieux à la prochaine reprise de l’économie.
Ne vaudrait-il pas mieux changer radicalement de méthode(s)? Et, en ce sens, l’alarmisme prêté à N. Sarkozy par le Monde peut être un signe encourageant. Il faut savoir prêcher le faux pour avancer.
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