Il fallait que cela arrive. Août 2012, premières émeutes de la législature, dans les quartiers nord d’Amiens, ville gérée par un maire socialiste en plus. Enchaînement banal d’hostilité entre « forces de l’ordre » et « jeunes » à la suite d’un incident a priori mineur qui dégénère en une émeute bien médiatisée/médiatique. Ce n’est pas parce que le gouvernement est depuis peu « de gauche » que les mécanismes qui mènent à ce genre de situation, fort bien étudiés par les sociologues, doivent se mettre en sommeil. Visite un peu chahutée en plus sur place du « premier flic de France », le très républicain Ministre de l’Intérieur, Manuel Valls. Du coup, comme la réponse sécuritaire paraît un peu courte tout de même pour un gouvernement « de gauche », l’on reparle de la « politique de la ville ».
Il n’y a sans doute pas une politique publique qui soit plus emblématique de la capacité de l’État français contemporain de persister dans son action, alors même que, jugé à l’aune des objectifs qu’il s’est donnés (le rétablissement d’une égalité républicaine des territoires), il échoue aussi imperturbablement au fil des trois dernières décennies. Tout montre que l’actuel gouvernement va continuer sur le fil des précédents, avec peut-être moins d’enflure rhétorique cependant.
Or la raison essentielle des difficultés sociales, allant jusqu’à mettre en cause de temps à autre l’ordre public, que rencontrent certains quartiers périphériques des villes réside prioritairement dans l’état du marché du travail, ou plutôt dans les transformations de ce dernier depuis une trentaine d’années : d’une part, globalement, le marché du travail n’offre pas autant de postes de travail que le désirerait la population en âge de travailler; d’autre part, dans ce cadre général de chômage de masse, le travail manuel non qualifié se trouve particulièrement peu demandé par les entreprises, et, souvent, les travailleurs les moins qualifiés se trouvent concurrencés pour les rares postes auxquels ils pourraient prétendre par des travailleurs plus qualifiés qu’eux, ou encore bien moins protégés par le droit du travail qu’eux. Force est en tout cas de constater que l’économie française fonctionne bien, voire même très bien si l’on est cynique, depuis les années 1980, en se passant purement et simplement de toute une partie de la main d’œuvre possible. Or, comme on le sait sans doute, cette main d’œuvre désœuvrée, ce que pourrait appeler le non-prolétariat, se concentre en particulier dans ces fameux quartiers à récurrence émeutière. Elle existe aussi ailleurs (dans les campagnes par exemple comme l’on montré d’autres sociologues ou géographes), mais elle n’atteint la visibilité que dans ces derniers par un effet de concentration spatiale de personnes en difficulté, souvent issues en plus des vagues récentes d’immigration.
Il ne faut donc pas espérer résoudre le « problème des quartiers » ciblés par la politique de la ville, avant d’avoir atteint le plein emploi de la main d’œuvre. A bientôt 10% de taux de chômage officiel et avec un belle récession qui se profile, on s’en trouve fort loin. On remarquera d’ailleurs, que, même lors des épisodes d’embellies relatives du marché du travail qui ont eu lieu depuis 1980, les difficultés sociales n’ont pas complètement disparu de ces quartiers, loin de là. Je parle donc ici d’un vrai plein emploi de la main d’œuvre (1 ou 2% de chômage), qu’on n’a plus connu en France depuis le début des années 1970, de quelque chose à ce stade de l’évolution économique totalement utopique. J’ai honte de me montrer ici si peu réaliste…
Quelque politique publique que l’on mène dans ces quartiers – plus ou moins avisée dans ses modalités, plus ou moins bien financée -, on retombera finalement sur cette impasse, ce fait structurel lié au fonctionnement de l’économie contemporaine. Parmi les articles convenus qui ont été publiés à la suite de l’émeute d’Amiens, j’ai ainsi beaucoup apprécié celui de Philippe Labbé dans le Monde du 17 août 2012. Même si le titrage de la rédaction du Monde lui fait insister sur l’importance du »travail social », il parle lui aussi de l’importance centrale du travail : « En effet, le non-droit est le statut permanent de ces quartiers… à commencer par l’exclusion du travail, donc de la consommation, donc de la vie sociale. » CQFD. Sa conclusion m’a semblé d’autant plus forte qu’elle repose sur un récent travail d’enquête dans ces mêmes quartiers d’Amiens qui ont été le lieu des troubles. Cela ne constitue sans doute pas une grande découverte scientifique, mais il semble se confirmer que, de l’avis des habitants eux-mêmes, cela irait mieux si les gens avaient du travail… Quelle grande et belle surprise!
Comme bien sûr, la mise au travail de toute la population en âge de travailler n’est pas envisageable dans le cadre économique actuel – quoi qu’elle fasse partie des objectifs officiels de la politique économique avec l’augmentation du taux d’emploi de la population depuis l’adoption de la stratégie de Lisbonne en 1999… -, on n’a pas fini d’entendre parler de quartiers, de jeunes, d’émeutes, de mesures d’urgence pour les quartiers, etc. … Cela aura au moins le mérite de créer de l’emploi pour ceux qui s’occupent de la mise en œuvre de ces politiques publiques… des jeunes et moins jeunes diplômés de Science-Po par exemple.