Patrick Savidan a publié un livre intitulé Repenser l’inégalité des chances (Grasset, 2007), qui ne semble pas avoir soulevé beaucoup d’attention jusqu’ici. A tort selon moi, en effet, il essaye de souligner un aspect crucial de notre époque, l’affaiblissement de la notion même d’égalité au profit de celle d' »égalité des chances ». Il reconstitue habilement la montée en puissance de cette notion, en montrant qu’elle a permis de casser les hiérarchies héritées institutionnellement de génération en génération. Elle se situe à la source des politiques publiques qui visent à faire que quelque soit le milieu de naissance un individu puisse accéder aux plus hautes charges ou à la plus belle situation. Il montre aussi qu’elle correspond bien à l’idéologie contemporaine fondée sur l’individualisme et l’obligation faite à l’individu de faire des choix dont il récoltera les fruits bons ou mauvais à terme.
Mais ce que montre P. Savidan est qu’une telle option pour l’égalité des chances affronte des limites intrinsèques qui la rendent peu viable à terme.
D’une part, aussi parfaite soit-elle cette « égalité des chances » est en fait toujours biaisée par l’existence même de la famille. Un enfant ne peut se développer sans affection, sans une famille quelque qu’elle soit, et donc aucune égalisation réelle des conditions de départ n’est possible. Il existe toujours un biais de départ. De fait, si la vie sociale est vue comme une compétition, certains sont toujours nécessairement désavantagés à la base même de ce qui constitue leur moi. On pourrait lui rétorquer qu’en fait, les politiques publiques sont conscientes de cet état de fait puisqu’à côté de l’école et de l’instruction publique en général (plutôt aveugles en pratique à l’influence des parents dans la réussite des enfants), il existe des services de protection de l’enfance. Il existe une « police » des conduites parentales qui essaye de faire en sorte que les enfants, même avec des parents irresponsables, aient une chance minimale de réussir dans la vie, ou de ne pas devenir des charges pour la société. Cette « police » est particulièrement forte pour les parents désirant adopter un enfant, dont l’Etat réclame qu’ils présentent a priori les attributs d’un « bon parent ». En fait, cette police de l’adoption revient à un eugénisme social d’Etat, qui reconnait que le sort d’un individu dépend d’un minimum d’attention parentale dans ses premières années. Savidan n’a donc pas vu que cet écueil était déjà perçu par les Etats, et l’on essayait de le résoudre… Of course, comme dans notre littérature, l’enfant de la Dass est le summun du malheur social possible, mon argument ne persuadera guère l’auteur. Plus généralement, pris dans sa description de l’individualisme triomphant, P. Savidan tend à oublier toutes les contraintes ancrées dans des lois et des politiques publiques qui limitent le libre choix de l’individu : pourquoi dans un univers si libéral la drogue, même douce, est-elle plus interdite que jamais? Pourquoi des produits sont de plus en plus qualifiés sous cette catégorie, y compris le tabac et l’alcool? Pourquoi les garde-fous en tous domaines se multiplient-ils? La liberté l’emporte certes, mais pourvu que j’emprunte le bon chemin qui me mène vers le bonheur « bourgeois » ou à la limite « bobo », mais il est dûment interdit de « se faire mal » (sauf « pour de rire », avec quelque maitresse SM bien policée).
D’autre part, cette égalité des chances n’est pas « soutenable » : si j’ai bien compris, l’auteur veut dire par là à la fois qu’on aboutit avec la seule égalité des chances à une société tellement inégale que celle-ci aura du mal à persister à la génération suivante et que les « gagnants » du jeu croient tellement qu’ils ne doivent qu’à eux-mêmes leur réussite qu’ils sont extrêmement hostiles à toute redistribution des gains aux « perdants », ne serai-ce que pour donner une éducation correcte aux enfants des « perdants ».
P. Savidan sur ce dernier point a raison. C’est un constat sociologique que de voir que la plupart des « gagnants » se voient comme les seuls artisans de leur réussite, et que, finalement, l’idéologie de l’égalité des chances les encourage à se voir sous ce jour.
Que propose-t-il alors? D’en revenir à une égalité des chances inspiré de John Rawls, ou plus encore au « solidarisme » de Léon Bourgeois. En fait, il faudrait selon lui que les individus reconnaissent que le jeu social qu’ils jouent et qui suppose de valoriser certains dons innés ou compétences durement acquises et pas d’autres, est en réalité le responsable de leurs gains. En somme, impossible de gagner bien sa vie comme basketteur professionnel (pour reprendre l’exemple bien connu du libertarien Nozick) et de profiter ainsi d’une grande taille et de bons réflexes sans société qui valorise ce loisir au point d’en rémunérer grassement les acteurs. On pourrait réécrire toute l’histoire des dons artistiques ou sportifs sous cet aspect. On pourrait multiplier les exemples, qui prouverait qu’une capacité d’une personne ne vaut qu’en relation avec un univers donné. Du coup, si je suis performant parce que j’ai juste les dons qu’il faut pour ma société, je ne mérite en rien mes gains, qui ne sont qu’un effet d’aubaine. P. Savidan y trouve l’occasion de justifier un niveau de contribution de chaque « gagnant » à l’effort commun, sous forme de fiscalité, sans commune mesure avec ce qui existe aujourd’hui, et aussi de souligner l’absurdité de certains niveaux de rémunération. De plus, du point de vue psychologique, il me semble que les gagnants en seraient plus humbles et les perdants moins humiliés.
Son idée revient largement à celle de Rawls, à savoir que les fruits de la coopération sociale doivent être équitablement répartis, et elle tombe, à mon avis, sous le feu de la critique du libertarien Nozick, qui souligne que l’idée rawlsienne revient à supposer une « manne » dont le partage ne serait pas déjà là dans le seul échange économique qui attribue à chacun son dû.
En politiste, je ne peux que constater que les gagnants ne se sentent pas du tout redevable à un « capital collectif » qui expliquerait leur performance économique ou sociale : P. Savidan cite Warren Buffet et Dale Carnegie comme deux exemples de tycoon américain ayant perçu la nature sociale de leur richesse et ayant décidé de redonner à la société ce qui leur était échu par le hasard des circonstances favorables. Si dans le monde réel, tous les 1% les plus riches agissaient en parfait philanthrope, cela se saurait, et Carnegie et Buffet ne seraient pas en voie d’inscrire leur nom dans l’histoire.
En pratique, les gens croient toujours avoir mérité ce qu’ils ont, même quand ils ont énormément, et tout incite à accepter l’inégalité des résultats, même si la chance joue un rôle : pensons aux publicités pour les jeux de hasard (Loto, Euromillions), pensons au fait que personne ne s’offusque que des gens gagnent tout d’un coup l’accès à la richesse, sans qu’aucun critère de mérite n’intervienne, sinon la chance, qui semble bien être un critère légitime de réussite pour beaucoup de nos contemporains.
Pour qu’un retournement de situation, une perception plus socialisée de la richesse produite, s’opère, il faudrait une révolution dans les esprits qui ne semble guère en cours.
De plus, problème non souligné dans l’ouvrage : la coopération sociale dépasse aujourd’hui de très loin les limites d’un Etat quelconque. Tout consommateur français bénéficie par exemple du fait que les termes de l’échange avec des pays moins avancés lui offrent un revenu courant plus important que celui qui serait le sien sans cet échange. Si on voulait être juste au sens du « solidarisme », il faudrait donc amputer fortement nos gains de l’échange avec les pays pauvres ou en voie de développement. C’est possible, c’est ce que voudrait faire le « commerce équitable », mais, en généralisant la démarche, cela provoquerait une crise politique majeure par diminution drastique des gains de tous.
Par ailleurs, si on néglige l’aspect globalisé de la coopération sociale, l’idée de « capital collectif » – juste en soi – risque de nous entrainer vers une vision nationale de la richesse. Ce « capital collectif » peut être vu comme une accumulation des générations qui nous ont précédé dans cette nation particulière. Du coup, on n’est pas loin de l’idée que cette richesse, et la redistribution qu’elle permet, doit être réservé aux descendants de ceux qui ont sué sang et eau pour faire de la France ce qu’elle est. Le libéral Hayek critiquait déjà par refus du nationalisme l’idée que le fait d’être né dans un pays riche donne le droit à une richesse particulière. Plus concrètement, une des façons de valoriser l’immigration se trouve justement être de souligner l’apport productif des immigrés, justement parce cette idée de « capital collectif » fait partie de l’argumentaire typique des nationalistes.
La perspective ouverte par P. Savidan me parait donc encore imparfaite. L’idée d’une « égalité des chances » qui ne serait que la manière de justifier une hiérarchie sociale de plus en plus étendue vers le haut et vers le bas me semble fondé : la « méritocratie » par définition est une situation où les perdants ne sont pas en droit de se plaindre, puisqu’on y gagne « à la loyale ». On n’est finalement pas très loin du « darwinisme social » – simplement aujourd’hui, l’objectif collectif de la grandeur de la nation ou de la race (britannique, allemande, française, etc.) a disparu au profit du seul bonheur individuel des gagnants. Soit d’individus par essence moins critiquables qu’une nation, puisque chacun voudrait être à leur place.