Archives de Tag: Le Monde (journal)

Europe-follies!

Nicolas Sarkozy ne l’a pas encore dit, mais, à ce train-là, il va ne pas manquer de le  dire avant la fin de sa campagne de réélection s’il continue ainsi : « L’Allemagne, cela commence à bien faire »… En tout cas, hier, à Villepinte, il n’a pas été très loin de dire que « l’Europe, cela commence à bien faire ». Devant le « peuple de l’UMP » (bravo la foule!), le président sortant a indiqué qu’il adopterait, s’il est réélu, une position de négociation dure avec nos partenaires européens. Soit la collectivité européenne se pliera aux volontés françaises qu’il incarnera de nouveau par l’onction électorale du peuple, soit la France agira unilatéralement. Comme au bon vieux temps du Général De Gaulle – ah, la bonne vieille « crise de la chaise vide », et le bon vieux « compromis de Luxembourg » – de l’Europe des six. Heureusement, ces velléités de mettre nos partenaires devant un ultimatum ont été formulées de façon telle que le Président réélu n’ait pas de toute manière à en arriver là: sur la révision des règles régissant l’espace Schengen (de libre circulation des personnes), des négociations sont déjà en cours, et le gouvernement français obtiendra sans aucun doute quelque hochet bien symbolique à présenter comme un grand résultat dans la lutte contre l’immigration clandestine. En effet, je vois bien un gouvernement français fermant au cours de l’année 2013 de nouveau les frontières à l’ancienne… cela aurait un succès fou auprès de nos concitoyens qui font du tourisme chez nos voisins, et de ceux qui y commercent. (Au moins, cela permettrait des recrutements dans la police des frontières.) Pour les autres propositions (sur les petites entreprises, sur les marchés publics, sur la préférence communautaire), N. Sarkozy amuse la galerie. Dans cette Europe à 27-là, c’est – dans la version forte de dites propositions –  impossible.

Ces déclarations du candidat-président, applaudies par la foule de Villepinte, montrent à quel point une partie de l’électorat (si ce n’est la majorité?) n’a pas encore compris que la participation de la France à l’Union européenne suppose par définition une souveraineté partagée et implique désormais de très fortes contraintes sur les grands choix économiques du pays. Nous sommes en 2012, pas en 1966! La France n’a pas le même poids relatif dans la prise de décision d’une Europe à 6, et dans celle d’une Europe à 27.  Il est par ailleurs pour le moins piquant de voir le même Président qui vient de signer toute une série d’accords européens qui contraignent – s’ils sont respectés – la France à suivre une « bonne politique économique et une seule » s’époumoner devant ses militants pour leur faire croire que la France peut encore jouer les cadors en Europe.

A dire vrai, la situation n’est guère meilleure dans une bonne partie de la gauche. Tout au moins, quand François Hollande dit qu’il va chercher à renégocier le récent Traité à 25 en ajoutant un volet « croissance » à ce dernier, il semble bien tout de même se poser la question de se trouver des alliés en Europe pour faire valider sa démarche. (Il existe d’ailleurs une lettre de 12 pays membres pour demander une démarche plus vigoureuse de la Commission en ce sens d’un accent à mettre sur la croissance, mais elle a été signée par les gouvernements les plus libéraux, c’est-à-dire Cameron, Monti, Rajoy & Cie, qui veulent relancer la croissance par la libération des esprits animaux du marché, et non par quelque mesure dirigiste à la française.) C’est donc sans doute illusoire dans une telle Europe de vouloir imposer sa vision « interventionniste » de la croissance, mais au moins le candidat du PS se pose la question des alliances.

En tout cas, heureusement que nos partenaires européens savent (nécessairement?) que N. Sarkozy fait de la démagogie à leurs dépens sans leur en vouloir le moins du monde. En période d’élection, c’est open bar pour les promesses à l’emporte-pièces sur l’Europe. Ce n’est pas seulement un effet de concurrence avec le FN, c’est plus général je crois, c’est jouer sur un manque de connaissances du public sur l’Union européenne.

Un exemple sur ce point : le Monde fait un éditorial le samedi 10 mars 2012, sous le titre « Le triste délitement de l’idée européenne ». La plume anonyme du journal commente le sondage sur l’Europe que le journal a commandé. Il n’est pas fameux, mais le commentaire non plus. Deux phrases m’ont fait mal :

Première : « S’il y avait au sein de l’Union européenne (UE) un classement des opinions en fonction de leur degré d’europhilie, la France serait sans doute dans les rayons du bas ». Problème énorme : le dit classement existe depuis les années 1970 sous la forme des Eurobaromètres produits très régulièrement par la Commission européenne. (Pour les personnes intéressées, voir ici.) Comment l’éditorialiste fait-il semblant d’ignorer cette réalité? En tout cas, s’il allait voir les dernières données Eurobaromètres disponibles (le « 76.1 »), il verrait qu’effectivement, les Français ne sont pas parmi les plus europhiles des Européens, mais aussi que l’opinion des Français est bien plus subtile qu’un simple pour ou contre. Les données sont là, elles sont gratuites en plus, pourquoi les ignorer?

Deuxième : « Hormis l’établissement du grand marché unique, il n’y a plus guère de ‘politique communautaire’. Mais la perception de l’opinion est qu’il y en a encore trop… » Seconde partie de la séquence, voir les Eurobaromètres déjà cités. Première partie : l’activité de l’Europe communautaire (Commission européenne) ne se réduit pas à gérer le « grand marché » au sens strict. Ont-ils même entendu parler au Monde d’un certain Ollii Rehn, actuel Commissaire européen en charge des affaires économiques et financières?

Le but de l’éditorial du Monde était de faire la leçon aux politiques proeuropéens sur leur manque de prise sur l’opinion publique française : il faudrait peut-être que la dite opinion soit déjà mieux informée par ceux dont c’est en principe le métier. Il ne faut pas s’étonner alors qu’un N. Sarkozy se permette de dire un peu n’importe quoi sur l’Europe ensuite.

Ps. Et en plus notre bon Président va se prendre s’est pris (mais discrètement tout de même) un rappel à la réalité de la part de la Commission… Lisez déjà cette mise au point bien vue sur Schengen de la part d’un collègue juriste, où l’on voit qu’en ce domaine, les Etats n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes!

Joffrin paye sa tournée – et le Monde aussi.

Episode 1 – Laurent Joffrin (Libération) paye sa tournée.

Le rédacteur en chef de Libération propose en ce matin de l’Ascension un bel éditorial sous le titre d’Humiliant. Il y flingue, pour m’exprimer à son niveau de langue, la proposition de la Commission européenne de valider par avance les budgets des Etats membres de l’Union européenne avant même qu’ils ne soient présentés aux parlements nationaux pour approbation. Je le cite: « L’Europe de l’argent et du conservatisme veut imposer ses normes à la faveur de la crise [bon jusque là, c’est du Naomi Klein, why not? ]: il faut évidemment refuser cette idée honteuse pour la démocratie selon laquelle le budget des Etats serait soumis à la surveillance de quelques gnomes [sic, et re-sic, pourquoi pas « technocrates apatrides »,  « ploutocratie »  ou « ‘État impérialiste des multinationales » tant qu’à faire du style ?] avant même d’être examinés par les élus légitimes des nations. » En lisant cette phrase, je me suis dit : là,  Joffrin « paye sa tournée », et drague le supposé lecteur populaire de Libération (s’il existe?) qui commence à trouver l’addition européenne un peu salée tout de même.

Premier point : la proposition de la Commission européenne se trouve être d’une logique imparable ; pour coordonner les politiques économiques des Etats  européens, qui passent par leurs budgets respectifs,  il n’existe guère d’autre solution que d’aller bien au delà de ce qui existe par ailleurs déjà, les peu connues GOPE (Grandes orientations de politiques économiques). Il faut bien qu’une instance, en l’occurrence la Commission, étudie ex ante la compatibilité des divers budgets nationaux entre eux et avec la ligne générale que les dirigeants nationaux prétendent se donner. Les dix dernières années ont marqué l’échec des stratégies molles de coordination, comme avec la défunte « Stratégie de Lisbonne » (2000-2010). Vu la crise de l’Euro, qui souligne pour toute personne censée les embarras d’une monnaie unique sans politiques budgétaires nationales cohérentes entre elles, il faut aller plus loin – ou tout arrêter -, et, comme on ne veut pas tout arrêter, cela suppose une contrainte supranationale supplémentaire sur les souverainetés partagées des Etats européens. On peut discuter des détails de la méthode choisie,  on pourrait aussi passer par une session annuelle commune de tous les comités/commissions budgétaires de tous les Parlements nationaux qui jugeraient de manière croisée de la qualité  et de la compatibilité de leurs budgets respectifs, mais, en pratique, si l’Union européenne veut progresser dans l’efficacité de ses politiques économiques, il est inévitable que le centre bruxellois ou une coordination intergouvernementale  se renforce de quelque façon : et, dans ce cas, il peut arriver que le centre bruxellois et/ou la collectivité des pays européens disent au gouvernement d’un pays qu’au vu de son budget, il ne semble  guère faire preuve d’à propos ou de solidarité et qu’il faudrait en conséquence y retravailler.

Monsieur Joffrin a-t-il oublié d’où vient en effet cette  catastrophe économique qui nous menace? Et bien, sauf si quelqu’un me prouve que la Grèce n’était pas une démocratie représentative sur les dix dernières années, « des élus démocratiquement désignés par le peuple » (dont L. Joffrin souligne les droits à voter le budget de chaque nation dans une vision un peu datée du fonctionnement d’un État par temps de parlementarisme rationalisé) ont adopté  des budgets pour le moins déraisonnables. On ne peut qu’être très étonné de voir un leader d’opinion d’un journal réputé pour son européisme (voir son attitude en 2005 et dans les années suivantes) se livrer à ce genre de discours complètement incohérent avec ce qu’amène  la poursuite de l’intégration européenne. Je comprends fort bien qu’un journal orienté à gauche (enfin semble-t-il plus à gauche que le Figaro) n’ait pas envie de voir que cette montée en puissance de la supranationalité européenne signifie en pratique, pour l’instant, une cure de rigueur généralisée; mais il faut choisir :  si l’on considère l’Union européenne comme un bien qui doit être défendu, cela signifie en raison des rapports de force actuels dans le système de gouvernance de l’Union européenne (qui comprend comme l’actualité vient de nous le rappeler, à la fois les Etats-unis d’Amérique, le FMI et toute une série d’institutions internationales publiques et privées) qu’il faut subir la potion amère perinde ac cadaver, et si possible sans se plaindre en plus pour pousser les électeurs dans les bras des eurosceptiques. Ou alors, il fallait militer pour la faillite de la Grèce – une opportunité extraordinaire d’en finir rapidement avec l’intégration européenne sous cette forme néo-libérale -, suivie de celle du Portugal, de l’Espagne et de quelques autres pays dont peut-être le nôtre, pour la fin de la zone Euro qui en aurait résulté, et enfin de l’Union européenne telle qu’elle existe. On aurait tout repris à zéro. Pour ma part, je ne suis pas sûr que je n’aurais pas préféré la solution du « défaitisme révolutionnaire » à l’encontre de cette Union européenne-là, une « stratégie du choc », mais à l’encontre cette fois-ci de la finance et de ce type de gestion des affaires publiques. Cela n’a pas été le choix des autorités européennes et nationales qui se disent prêtes à payer autant que « les marchés » le demanderont. Ce choix a été appelé de ses vœux par le journal vaguement de gauche nommé Libération, et bien qu’il assume maintenant! En plus, comme L. Joffrin se trouve être de gauche (modérée), il peut toujours rêver que, dans dix, vingt, trente, quarante ans, l’Union européenne, devenue entre temps  une « fédération » pour ne pas avoir disparue en 2010, pour avoir été prise dans un puissant spill-over vers la mise en commun des politiques économiques nationales, réalisera les ambitions sociales d’Altiero Spinelli et de François Mitterrand.

Second point : l’allusion aux « gnomes ». Plus que lamentable. A marquer d’une pierre pour se rappeler des évolutions de la gauche française.  En pratique, la Commission européenne est constituée d’hommes politiques. On peut avoir toutes les préventions idéologiques, morales, techniques, contre ces personnes, y compris la première d’entre elle,  le Président de la Commission, J. M. Barroso, mais cela constitue une bien mauvaise façon d’informer son lecteur que de reprendre l’affabulation « souverainiste » , digne du café du commerce, de Commissaires européens qui ne seraient même pas des êtres humains, sans âme, sans cœur, sans patrie. Plus sérieusement, comment le rédacteur en chef d’un journal se voulant sérieux, peut-il oublier que la Commission, constituée d’hommes et de femmes politiques nommés par leurs gouvernements nationaux respectifs, se trouve par ailleurs être investie par le Parlement européen? On peut disserter sur les défauts de la représentation des populations au sein de ce Parlement, comme je l’ai fait par ailleurs dans des écrits plus posés que celui-ci, mais on ne peut nier ce lien institutionnel entre la Commission et le Parlement européen, élu au suffrage universel direct. Plus encore, j’ai envie de poser à Monsieur Joffrin la question : êtes-vous européen au point  d’admettre qu’il peut exister une majorité en Europe qui vous soit contraire et qui ait prise sur votre vie? Pour l’instant, la majorité des gouvernements des pays de l’Union européenne se trouvent à droite (voire aux franges de l’extrême-droite, comme en Slovaquie, au Danemark, et en Italie); la majorité du Parlement européen, élu en 2009,  est encore plus  clairement dominée que celui élu en 2004 par la droite modérée. Bref, cher éditorialiste, l’Union européenne roule à droite (si ce n’est à l’extrême-droite). Ce n’est pas une question de « gnomes », c’est une question de rapports de force dans l’Union européenne pour l’instant très défavorables à la gauche.

Troisième point : cet éditorial de Laurent Joffrin dans son exagération même montre bien les dilemmes qu’aura à affronter la gauche modérée à la veille de 2012. Les politiques économiques et sociales vont avoir d’ici là un aspect terriblement rigoriste, droitier, « anti-social ». Les gouvernements socialistes espagnol et portugais sont en train d’annoncer des mesures  du plus bel effet dans ce style. Le gouvernement Fillon devrait suivre. Cette rigueur se fait entre autre au nom de l’Europe, comme depuis 1983…, mais là l’électorat de gauche, dont les sondages montrent déjà les doutes à l’égard de l’Union européenne telle qu’elle est (et non vis-à-vis de l’Europe comme projet d’ouverture), risque de décrocher complètement, y compris la frange la plus éduquée de cette gauche à laquelle Libération s’adresse. L. Joffrin veut faire croire à cet électorat qu’il y aurait – au moins à court terme – une autre Europe possible, et bien non, il n’existe rien d’autre en magasin! Il va falloir faire avec. Take it or leave it!

Épisode 2 –  Et le Monde aussi.

On croit toujours avoir tout lu, on se trompe toujours… Ce matin, vendredi 15 mai 2010, en découvrant l’éditorial du Monde, non signé comme de coutume dans ce journal, « L’Europe, c’est comme la bicyclette… »., je n’ai pu que constater qu’en substance (malgré le titre), l’argument ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de L. Joffrin de Libération. Le style est plus retenu, mais le propos peut se résumer ainsi : J. M. Barroso ne peut rien proposer, car il est le « pompier de la vingt-cinquième heure » qui n’a rien fait jusqu’ici face à la crise économique, surtout pas réguler les marchés financiers ; sa proposition ressemble à « une mise sous tutelle qui est aux antipodes d’une concertation intelligente » [subtil distinguo, qui signifie sans doute qu’il faut effectivement plus de supranationalisme, mais surtout pas que les populations n’en soient trop conscientes…, ou alors, intelligent, cela veut-il dire qu’on continue comme auparavant à se concerter en laissant chacun libre de choisir son destin, et advienne que pourra?]; et selon le Monde, comme l’a montré le référendum de 2005,  « les peuples européens ne sont pas prêts à accepter une fédération européenne », et encore moins  un « fédéralisme technocratique ».

Je ne vais pas redire une deuxième fois à quel point ces critiques manquent de cohérence, surtout venant d’un journal connu pour son engagement proeuropéen. J. M. Barroso (sauf à croire qu’un androïde a pris la place de l’ancien Premier ministre portugais) est un homme politique qui représente depuis 2004 une double majorité (Etats et Parlement européen). Et il faut savoir ce qu’on veut : l’Euro et la montée en puissance de cette supranationalité européenne-là (d’orientation néo-libérale pour l’instant) que cela implique, la bicyclette pour ne pas tomber doit aller dans cette direction-là, aussi désagréable que cela puisse être pour des convictions de gauche ; ou, pas d’Euro et pas d’Union européenne non plus (en faisant le pari de  reconstruire une autre Europe de l’Atlantique à l’Oural, ou plutôt de Brest à Strasbourg…).

Dans les deux éditoriaux, la même idée se trouve partagée : la proposition d’une surveillance  ex ante des budgets des Etats membres par la Commission, présentée comme mue par des « gnomes » ou des « technocrates »,  va détourner encore plus les populations de l’Union européenne.  En pratique, cette supposition peut bien être tout à fait vraie du point de vue l’opinion publique (française en particulier),  et correspond du coup à une nécessité éditoriale de ces deux journaux en grande difficulté économique (les trop rares lecteurs de ces journaux ne sont peut-être pas prêts à payer pour lire qu’ils vont en prendre plein la tête au nom de l’Europe), mais il aurait été plus réaliste de souligner que l’Euro ne peut exister sans renforcement du centre bruxellois tel qu’il existe aujourd’hui. Le « fédéralisme technocratique » et son « déficit démocratique » pour utiliser un autre terme de l’éditorial du Monde, inscrits tous deux dans le Traité de Lisbonne, sont là pour durer,  ou alors il faudra se passer d’Union européenne.