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Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme.

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  J’ai enfin trouvé le temps de lire l’ouvrage de Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles (Marseille: Agone, 2015). Je l’ai vraiment trouvé excellent, et, pour une fois, j’ai découvert quelqu’un que ses recherches rendaient encore plus pessimiste que moi sur l’avenir de l’Union européenne, ou tout du moins sur son avenir de gauche. La dernière phrase de la conclusion (voir plus bas) parait sans appel.

Que dit donc de si effrayant pour une personne de gauche Sylvain Laurens?

A travers une enquête empirique, à la fois historique (sur archives) et sociologique (par entretiens et observations, quantitative et qualitative), il établit clairement les liens structurels qui existent entre la bureaucratie communautaire (essentiellement les services de la Commission européenne) et le monde des entreprises privées. Il le fait en restant au plus prés d’acteurs bien spécifiques présents à Bruxelles : les lobbyistes au service de ces entreprises privées, qu’il appelle les « courtiers du capitalisme ». Ces personnes qui travaillent pour la représentation collective des entreprises au niveau européen (fédérations patronales, sociétés de service en lobbying, think tanks, etc.)  expliquent les règles du jeu communautaire au monde des entreprises et transmettent à la bureaucratie communautaire les attentes de ces dernières en les mettant en forme présentable au niveau communautaire. Contrairement à la vulgate reçue sur le lobbying comme influence unilatérale des entreprises privées sur l’administration communautaire, S. Laurens montre à la fois par un travail d’archives, par ses entretiens et par ses observations,  que la demande de la part de la bureaucratie communautaire d’une représentation européenne des entreprises d’un secteur économique donné se trouve à la source de la création même de l’intérêt patronal européen. Ce dernier n’alla jamais de soi, et il faut sans cesse que les « courtiers » qu’il étudie le créent et l’entretiennent. L’une des raisons de cette particularité tient au fait qu’au delà des différences nationales entre entreprises, patrons et types de représentation patronale concernés, les firmes sont en concurrence les unes avec les autres pour ce nouveau marché européen que la Commission entend créer. S. Laurens rappelle que créer un intérêt patronal commun entre entreprises concurrentes ne va pas de soi, et qu’un travail de courtage doit être effectué pour le faire exister. Au delà du rôle d’agrégateur de préférences que jouent les salariés des fédérations patronales européennes d’un secteur particulier, ces derniers font  valoir auprès des entreprises ainsi représentées un « capital bureaucratique » pour reprendre les termes de l’auteur, correspondant à leur connaissance fine des arcanes de la bureaucratie communautaire. Ce dernier permet in fine de faire passer dans le droit européen ce qui arrange le plus les entreprises tout en restant communautairement correct si j’ose dire. Ce « capital bureaucratique » des courtiers, qui est surtout constitué d’un sens du jeu qui se joue entre bureaucrates au sein même de la bureaucratie communautaire, justifie leur existence auprès des entreprises privées qui les financent, et elle leur permet donc de vivre de cette médiation. Bref, c’est à un démontage en règle de toute illusion d’une séparation réelle entre la bureaucratie européenne et les firmes que se livre S. Laurens.

Par ailleurs, S. Laurens montre bien que les entreprises, en particulier les plus grandes, sont devenues de plus en plus conscientes au fil des décennies que l’activité normative de la Commission peut déterminer leur avenir compétitif sur le marché européen (cf. par exemple le chapitre III, Le lobbying, un levier pour capter des ressources bureaucratiques utiles aux batailles économiques, p. 127-164). Elles investissent donc de plus en plus en lobbying, comme le montrent les chiffres compilés l’auteur, à raison des risques et opportunités que cette activité normative leur fait courir ou leur ouvre. De fait, l’ouvrage aurait pu s’appeler « Big is beautiful » : en effet, une des leçons à retenir de l’ouvrage, c’est moins le poids des entreprises en général ou des représentants du secteur privé en général, que le poids croissant du big business.  Lorsque la bureaucratie européenne demande l’aide des entreprises pour créer une norme européenne, ce sont surtout les grandes entreprises qui répondent présent, très souvent pour la période la plus récente à travers leur poids disproportionné dans les fédérations patronales du secteur concerné. La norme finalement choisie les favorise donc inévitablement. Plus on entre d’ailleurs dans les tréfonds des comités techniques, plus il semble que les grandes entreprises jouent un rôle essentiel (soit en propre, soit sous le déguisement d’une représentation nationale, soit sous celui d’une représentation sectorielle). Par cette action de lobbying, elles peuvent  ensuite mettre hors marché ou racheter leurs plus petits concurrents. Au tour suivant de re-définition de la norme européenne quelques années plus tard, les entreprises qui seront concernées dans un secteur donné se trouvent donc moins nombreuses et plus puissantes, et ainsi de suite, jusqu’à la formation d’oligopoles, comme dans le secteur de la chimie ou de la pharmacie. Ces chimistes et pharmaciens, comme par un heureux hasard, sont parmi les firmes les plus présentes et les plus dépensières à Bruxelles en matière de lobbying. Cet aspect de domination discrète via le processus d’agrégation des préférences et de normalisation communautaire du big business, européen ou intercontinental, contient aussi un aspect Est/Ouest dans la mesure où, non seulement les petites et moyennes entreprises sont victimes de ces mécanismes structurels liées au droit communautaire, mais où les entreprises des nouveaux entrants subissent un sort similaire d’un terrain de compétition que leurs concurrents mieux lotis réussissent à modifier au nom même de l’intérêt général européen, ceci faute de disposer des ressources des grandes firmes capitalistes de l’Ouest du continent ou des États-Unis permettant de mobiliser les courtiers du capitalisme .

S. Laurens note aussi que cette montée en puissance du big business s’accompagne dans les années récentes d’une scientifisation de la discussion autour des normes européennes. Comme cela a déjà été dit maintes fois d’ailleurs, la bureaucratie communautaire manque de ressources scientifiques pour fonder la norme qu’elle veut promouvoir. Elle tend donc à se reposer sur la science que financent les industries concernées.  Le chapitre VII, Une expertise savante au service des affaires : mobilisations patronales face à l’Agence chimique européenne (p. 369-404) constitue ainsi une magnifique illustration de ce rôle croissant d’une science, la toxicologie, financée directement (avec des instituts dédiés) ou indirectement (dans le monde universitaire proprement dit), par les entreprises chimiques concernées, dans la définition des normes européennes. Pour S. Laurens, il ne s’agit pas de corruption au sens journalistique du terme, mais de capture structurelle d’une discipline scientifique par les entreprises et par la bureaucratie communautaire. La description de la procédure d’enregistrement des substances chimiques par l’Agence chimique européenne, prévue par la Directive Reach, montre à quel point il ne peut en réalité rien se passer de désagréable à ce niveau pour les entreprises concernées, pourvu qu’elles respectent formellement les procédures. Au delà de la complexité du parcours d’une norme européenne, souvent remarquée par ailleurs, qui exclut déjà beaucoup d’acteurs sans ressources, cette scientifisation de la discussion autour des normes constitue l’un des éléments contemporains qui hausse démesurément la barre pour toute intervention d’un autre intérêt dans la régulation d’un secteur économique que celui des entreprises concernées: les représentants des consommateurs, les écologistes, etc. se haussent de plus en plus difficilement au niveau faute de ressources à faire valoir. L’application de la directive Reach constitue un exemple d’autant plus tragique que la bataille pour l’obtenir avait été très longue et compliquée, en particulier de la part des élus écologistes du Parlement européen, et de fait, à lire S. Laurens, on comprend qu’elle ne sert à rien pour ce qui concerne son but affiché de protection des populations contre la chimie toxique  – à part éventuellement aux grands acteurs de la chimie à tuer les petits!

En somme, comme le dit l’auteur dans sa phrase conclusive, « Tant que le libéralisme restera soluble dans les valeurs limites d’exposition [aux produits chimiques], les nanotechnologies et les normalisations techniques et tant que les combats sociaux resteront cantonnés aux arènes autorisés mais désertés du dialogue social européen, aucun véritable contre-pouvoir ne pourra enrayer cette clôture silencieuse du champ des possibles » (p. 415) La lecture du livre dans ce qu’elle apporte d’épaisseur concrète à la description des mécanismes structurels à l’œuvre depuis des décennies qui entrelacent une bureaucratie fédéraliste et le monde des (grandes) entreprises ne laisse effectivement entrevoir que cette conclusion. Elle permet aussi de remettre en perspective historique et sociale un scandale comme celui de Volkswagen et de ses tricheries sur les normes d’émission de CO2. Il devient du coup une illustration d’un état des lieux contemporains de l’Europe bien plus large.

On pourra cependant trouver ce livre un peu trop unilatéral. Cela tient sans doute au fait qu’il s’intéresse au cœur de métier historique de l’Union européenne, à savoir la constitution d’un marché commun des marchandises et des services. Il aurait été en somme bien étonnant que les entreprises, sollicitées par la bureaucratie communautaire, oublient qu’un marché ne va pas sans des normes qui le créent et qui donc déterminent largement les résultats à en attendre. Ce livre, appuyé sur la sociologie critique d’origine bourdieusienne et sur les travaux que cette dernière a inspiré sur l’objet européen sur les vingt dernières années, rejoint en fait, sans doute à son corps défendant, une analyse (« public choice ») à la Mancur Olson de l’économie politique européenne. En effet, à travers l’étude de terrain, S. Laurens rend bien compte du fait que l’établissement d’une norme européenne induit des bénéfices et des pertes à venir pour les entreprises concernées. Elles se mobilisent donc. Fort logiquement, dans le cadre d’un calcul olsonien, les plus grandes agissent plus, directement ou indirectement (via les fédérations), puisqu’elles voient mieux le bénéfice attendu. Elles emportent donc le plus souvent la bataille de la norme, et du coup elles deviennent encore plus importantes sur leur secteur. Les intérêts dispersés des petits acteurs économiques et du grand public sont perdants faute d’arriver à se mobiliser. Un critique « public choice » de la situation pointerait du doigt, comme S. Laurens le fait, l’existence d’une bureaucratie qui propose d’avoir une norme pour créer ou réguler le marché. En effet, pour un libéral de cette école, toute norme (de sécurité par exemple) constitue une manipulation étatique/corporative du vrai marché libre, où seule la concurrence décide de ce qui est bien ou mal (un produit toxique sera enlevé du marché après quelques décès de consommateurs, c’est tout!). De ce point de vue, S. Laurens montre donc incidemment que la Communauté économique européenne et ensuite l’Union européenne ne sont pas du tout libérales en ce sens. Elles veulent peut-être l’être, en interdisant les cartels et les ententes, qui constituent la limite à ne pas franchir pour une association patronale européenne (comme S. Laurens le rappelle par des exemples observés sur son terrain), mais, en pratique, elles ont été des machines bureaucratiques à concentrer le capital, à faire advenir au mieux des oligopoles, au pire des cartels. Il me semble qu’à ce point de la réflexion, nous manquons actuellement de vocabulaire. Faut-il créer  une nouvelle expression par exemple comme « Capitalisme monopoliste et scientiste d’Europe »(CMSE), calqué sur le vieux « Capitalisme monopoliste d’État »(CME) des économistes du PCF dans les années 1970? Comment rendre compte du fait que tout cela se produit largement par inadvertance, tout au moins au regard des bureaucrates européens ici interrogés (qui semblent bien se méfier d’être dupes des plus gros acteurs, mais le sont quand même au final), soit en large opposition avec l’idéologie officielle de la « concurrence libre et non faussée »?

Ne faut-il  pas alors dialectiser la situation pour la rendre moins unilatérale – et donc moins désespérante? En effet, une fois qu’une entreprise devient un monopole dans un secteur économique européen, il devient difficile aux bureaucrates européens de ne pas la remarquer, et surtout de ne pas remarquer la contradiction que son importance même implique dans le cadre de l’idéologie officielle de la concurrence. Les récentes procédures ouvertes par la Commission européenne contre Google – certes une firme nord-américaine – correspondent peut-être à cette logique dialectique, qui reproduirait à l’échelle européenne ce qui s’est déjà produit jadis à l’échelle nationale. En effet, que les entreprises se développent en synergie avec les bureaucraties d’État ne me parait guère un scoop pour qui connait un peu l’histoire économique et politique, mais il faut aussi noter qu’à trop grandir, une entreprise peut provoquer de l’hostilité à son égard et peut surtout se retrouver au centre de jeux politiques élargis à l’opinion publique générale (comment expliquer autrement les nationalisations de jadis, sinon justement par cette rupture de l’entre soi?) Peut-on imaginer quelque chose de semblable au niveau européen?  Est-ce si impossible pour une mobilisation trans-européenne de re-politiser le rôle d’une entreprise particulière? Le jour  apparemment pas si lointain où il n’y aura plus qu’une entreprise pharmaceutique en Europe, cela se verra, et ne manquera pas d’être discuté. On pourra lui demander par exemple à elle, et à elle seule, pourquoi si peu de nouveaux médicaments antibiotiques sont développés. Ou faut-il voir justement dans la volonté de créer un marché transatlantique un contre-feux à cette inévitable constat que les oligopoles dominent désormais le marché européen? Une façon de repousser encore plus loin le moment de vérité du capitalisme des trusts, comme on aurait dit jadis.

D’ici là c’est sûr l’Union européenne, c’est vraiment open bar pour le big business. Et le travail de S. Laurens ne saurait être ignoré par qui veut comprendre l’Union européenne.

Robert Reich, « Supercapitalism ».

Le dernier livre de Robert Reich (Supercapitalism. The Transformation of Business, Democracy and Everyday Life, Alfred A. Knopf : New York, 2008) pourrait constituer une éloquente introduction à notre époque.

Bien qu’il s’intéresse essentiellement aux évolutions présentes de l’économie et de la société des Etats-Unis, le diagnostic proposé par R. Reich peut facilement s’étendre de ce côté-ci de l’Atlantique ainsi qu’au Japon. Pour l’auteur, nous aurions quitté au cours des années 1970 un « Not Quite Golden Age » d’un capitalisme politiquement organisé et tendanciellement égalitariste pour entrer dans une ère du « Supercapitalism » dérégulé et inégalitaire. Cette rupture aurait pour cause essentielle une modification des possibilités technologiques dans la sphère productive, qui aurait changé les conditions de la concurrence entre firmes aussi bien pour conquérir et garder des consommateurs que pour attirer et fidéliser les investisseurs. Les technologies issues de la Guerre Froide et de la Course à l’Espace auraient ainsi trouvé des applications « civiles » dès le début des années 1970. Ce bouleversement technologique appliqué à la production, au commerce ou à la finance aurait progressivement déstabilisé les grandes firmes oligopolistiques/ monopolistiques qui dominaient et figaient les marchés à l’époque du « Not Quite Golden Age ». Ni la globalisation (entendue comme libéralisation du commerce international), ni une quelconque « révolution conservatrice », ni une modification des repères moraux des entrepreneurs ne seraient en cause dans la modification profonde de l’économie et de la société américaines depuis 1970. La technologie aurait en quelque sorte réouvert le jeu de l’économie dans un sens typiquement à la Schumpeter, et l’idéologie néolibérale et la politique des Administrations successives, Républicaines comme Démocrates, n’auraient fait qu’accompagner tardivement ce mouvement de fond commencé dès les premières années 1970. Cette modification d’origine technologique des régles du jeu économiques au profit des consommateurs et des investisseurs expliquerait l’explosion des inégalités de revenu et encore plus de patrimoine entre Américains.

R. Reich propose donc son explication de l’effondrement progressif du compromis social d’après-guerre. Il n’est pas à vrai dire le premier – l’Ecole française de la Régulation s’intéresse à ce sujet depuis au moins vingt ans (cf. les travaux de Robert Boyer et de Michel Aglietta par exemple). Son explication exclusive par des mutations technologiques me paraît limitée : ce choix de la technologie comme ultima ratio me semble surtout destinée à éviter au lecteur de s’égarer dans l’attribution du phénomène en cours à un camp politique particulier; il cherche aussi sans doute à dérouter venant de la part d’un auteur considéré comme « liberal » aux Etats-Unis dont on attendrait qu’il accable le camp conservateur pour la catastrophe sociale en cours : un pays de plus en plus riche, mais aux habitants majoritairement accablés par des évolutions défavorables dans leur vie quotidienne.

La partie la plus intéressante de l’ouvrage s’avère être son idée que cette augmentation de la concurrence entre firmes les a conduites collectivement à augmenter leurs interventions dans le processus politique. Les firmes auraient augmenté leurs budgets de lobbying depuis les années 1970 (comme R. Reich le montre), non pas tant pour contrecarrer la pression montante des mouvements sociaux (par exemple celui des consommateurs ou des environnementalistes) – ce qui serait sans doute la version privilégiée des politistes  pensant à un backlash conservateur -, que pour s’assurer un avantage compétitif sur d’autres firmes. La présentation par R. Reich du processus politique nord-américain correspond en fait à celle proposée dès les années 1960 par les tenants du « Public Choice » (M. Olson, G. Tullock, J. Buchanan), à savoir que les entités les plus riches ou les groupes les mieux organisés finissent par dicter entièrement la loi à leur profit sous couvert de défense de l’intérêt général. Le lobbying est à la fois un investissement dont le retour monétaire devient de plus en plus important à la mesure des bouleversements apportés par les technologies et une nécessité défensive contre les concurrents. R. Reich montre en effet que ce dernier ne sert désormais que de paravent à des activités de « rent-seeking » (recherche de rente) comme diraient les tenants du « Public Choice ». Il cite ainsi toute une série de lois américaines adoptées en 2004-06 (p. 148-163) en montrant à chaque fois les coalitions de lobbys en cause et aussi les tactiques de communication utilisées pour donner l’impression au grand public que l’intérêt général était en cause. Pour lui, un lobby formé d’entreprises (comme pour les tenants du Public Choice d’ailleurs) ne saurait par définition défendre l’intérêt général : la défense de celui-ci (dont contrairement à certains tenants du Public Choice il suppose qu’il existe bel et bien) ne peut reposer que sur des organisations civiques de masse (comme le furent jadis par exemple l’American Legion). Sa vision me paraît trés économiciste : on (une entreprise éventuellement bien intentionné par exemple) ne peut pas représenter l’intérêt d’autrui (celui d’une masse de citoyens), mais aussi sans doute trés juste si l’on regarde les choses globalement. En effet, la description de R. Reich dans la mesure où elle remet tous les lobbys civiques et même localistes à la place que leur confère leurs seuls moyens économiques désolerait sans doute bien des politistes qui insisteraient au contraire sur le dynamisme  et la multiplicité de la société civile organisée américaine en dehors des seuls lobbys des entreprises. R. Reich balaye pourtant tous ces groupes d’Act Up au Sierra Club en les ramenant aux seuls chiffres de leur budget. L’argent en effet permet, d’une part, de payer des lobbyistes qui,, de fait sont pour R. Reich efficaces à mesure de l’argent qu’ils recoivent, et, d’autre part, de financer la vie publique américaine, où vaut le principe: qui paye si ce n’est ordonne, au moins dispose. Je me rangerais volontiers dans le camp de R. Reich, même si, au niveau de l’une ou l’autre politique publique, les choses peuvent se compliquer à un moment ou à un autre. Si l’on désire s’élever au niveau philosophique, on pourrait dire qu’une somme importante d’argent permet de fait de (faire) défendre n’importe quel argument, aussi fallacieux soit-il, dans une discussion supposée « habermassienne » (le débat sur les « doutes » sur le changement climatique me paraît une illustration parfaite de ce point). Bref, la vision simpliste de R. Reich me parait globalement pertinente :  l’inégalité de ressources économiques pour intervenir dans le débat public finit par tuer tout espoir de définir un intérêt général « réel » (correspondant au « plus grand bonheur du plus grand nombre ») via le processus politique habituel.

R. Reich tient par ailleurs dans ce livre une ligne étonnante à première vue : il refuse d’incriminer les chefs d’entreprise et leur recherche effrenée du profit, et souligne avec force que cette attitude – qu’il ne nie aucunement – n’est que le résultat de la montée en puissance parallèle du pouvoir des investisseurs d’une part et des consommateurs de l’autre. Si la direction d’une entreprise côtée en bourse ne propose pas des rémunérations (très) attrayantes aux investisseurs, elle est de fait condamnée à terme, et sera remplacée par des nouveaux dirigeants prêts à « faire ce qu’il faut »; si une firme n’offre pas un rapport qualité/prix excellent aux consommateurs, ceux-ci voteront avec leurs pieds en allant se fournir ailleurs. De même, l’explosion des rémunérations des dirigeants des entreprises côtées n’est pour lui en fait que l’exact reflet de l’augmentation concomitante des gains des investisseurs en bourse : les dirigeants reçoivent en fait une part constante (ou presque) d’une plus value boursière qui elle explose, d’où des revenus désormais « indécents » comparés à ceux des simples employés (en 2001, un dirigeant d’une entreprise cotée est payé 350 fois le gain moyen d’un employé). R. Reich incrimine ainsi tout un chacun (« us » dans la version originale) : tout un chacun comme consommateur cherche le meilleur « deal » possible, même chose comme investisseur (via son petit investissement dans un fonds mutualisé quelconque). On remarquera d’ailleurs, en suivant l’auteur, qu’une personne qui ne serait que consommateur et investisseur vivrait le « supercapitalisme » comme un nouvel âge d’or. Par contre, les mécanismes du « supercapitalisme » sont incapables de prendre en compte toutes les nécessités de la vie en société qui dépassent les préoccupations d’un consommateur et d’un investisseur (par exemple pour R. Reich la qualité des programmes de télévision, le changement climatique, l’organisation de l’espace urbain).

De ce fait le livre constitue un appel à la régénération de l’aspect « citoyen » de tout un chacun. Pour R. Reich, il ne faut en effet rien attendre de l’idée de « responsabilité sociale des entreprises » : celles-ci peuvent bien faire illusion par des actions visibles du grand public qui donneront l’impression qu’elles sont « morales », mais rien n’est possible à long terme dans un univers économique où il faut avant tout offrir à la fois le prix le plus bas au consommateur et le rendement le plus élevé aux investisseurs. Il ne faut rien attendre non plus des campagnes « moralisatrices » ciblées sur une firme en particulier : les activisites anti – Wal Mart ou anti – Nike par exemple perdent leur temps et leur énergie à faire modifier la stratégie et les pratiques d’une firme qu’impliquent nécessairement les structures de la compétition. Le seul espoir réside dans une régulation légale des pratiques économiques allant contre ce qui est à définir comme l’intérêt général, imposée par les citoyens.

L’idée de R. Reich est donc que, pour sauver la société américaine des maux que lui inflige le supercapitalisme (en particulier une distribution de plus en plus inégalitaire des revenus et de la richesse), il faut un renouveau du civisme sur des questions d’intérêt général (ce qui n’est pourtant pas ce que la science politique américaine observe, c’est le moins que l’on puisse dire, et R. Reich le sait vu les références qu’il cite). Dans une de ses interviews données à l’occasion de la sortie du livre, R. Reich indique qu’il s’agirait d’un mouvement de fond semblable à celui des droits civiques des années 1960. En effet, seul un tel mouvement – absolument invisible pour l’instant à ma connaissance sauf à s’illusionner sur l’Obamania – pourrait contrecarrer ce qu’il décrit par ailleurs comme le poids déterminant des lobbys des entreprises sur la législation.

En fait, ce livre n’inspire absolument pas l’optimisme : les solutions suggérées par R. Reich ne m’ont pas frappé par leur extraordinaire pertinence. La disparition de la « personnalité morale » des entreprises et même de leur unité fiscale qu’il suggère pour clarifier les responsabilités et les gains en revenant au seul niveau individuel des dirigeants et des investisseurs individuels me paraît aller à contre-courant des acquis de la sociologie des organisations et de la sociologie du « crime en col blanc » (E. Sullivan), qui soulignent qu’une entreprise comme institution qui survit aux individus qui l’animent à un moment donné peut être « criminelle » (ou « déviante ») sur la longue durée de son existence.

Par ailleurs, je suis frappé par l’aspect (presque) marxiste du livre: en effet, d’une part, le premier moteur de tout ce bouleversement se trouve être les « forces productives » – les idées (ici néolibérales) et la moralité (ou non) des acteurs principaux se trouvant reléguées au rang d' »idéologie » au sens marxiste; et d’autre part, comment ne pas voir que l’insistance sur les gains des consommateurs et des investisseurs dans le « supercapitalisme » ne sont qu’une façon – certes encore individualisante – de souligner qu’il y des gagnants et des perdants, des groupes sociaux en jeu plus que des individus. Certes un professeur d’Université peut bien s’auto-dénoncer comme consommateur satisfait et investisseur comblé via son fonds de pension, et sa situation de classe est certes ambigüe. Mais un gardien d’immeuble qui va chercher la bonne affaire chez Wal-Mart n’est-il pas à cent lieux du multi-millionnaire en dollards, investis en equity fort rentable, dont il garde la propriété? Parler comme R. Reich le fait d’une division interne aux individus ordinaires entre leur aspect consommateur, leur aspect investisseur, leur aspect travailleur (peu cité dans le livre), et leur aspect citoyen vaut sans doute pour certains groupes où il existe un équilibre entre ces rôles sociaux, mais pas du tout pour d’autres.

Je suppose que R. Reich, étant déjà considéré comme un abominable « liberal » dans son pays, ne peut aller jusqu’à revendiquer une filiation marxiste à son travail. Elle me semble pourtant évidente, y compris dans la vision qu’il professe de l’entreprise qui n’est là que pour faire du profit et dans sa réflexion sur la moralité. Les structures de la compétition économique capitaliste pour les consommateurs et les investisseurs déterminent les comportements des dirigeants, et non l’inverse: la morale n’est ici qu’un leurre. Les dirigeants ne sont pas tant des êtres immoraux prêts à exploiter leur prochain (et plus encore leur lointain) que des vecteurs de forces collectives et anonymes qui font notre Histoire. On pourrait sans doute rétorquer à R. Reich qu’il existe des conditions sociales de possibilité de l’immoralité ou de l’esprit de lucre. Reich n’est d’ailleurs pas loin d’une telle considération quand il souligne que les prétentions éthiques des entreprises satisfont aussi les cadres dirigeants de ces dernières, qui ont ainsi accès au meilleur des deux mondes : ils sont grassement rémunérés et ils font le bien en même temps. Peu de gens finalement sont sans doute prêts à admettre, y compris vis-à-vis d’eux mêmes, que leur activité est uniquement destinée à augmenter le profit des investisseurs et le sien propre via l’intéressement aux résultats de l’entreprise.

Je signale un dernier aspect qui m’a paru à retenir de l’ouvrage : la corruption de l’académie par les lobbys. R. Reich, parlant d’abord de ses pairs économistes, souligne que, de plus en plus, les lobbys ont été capables de les enrôler dans leur luttes pour des régulations qui leur soient favorables. Plus généralement, les entreprises et les lobbys qui défendent leurs intérêts face aux politiques semblent avoir compris que la parole scientifique ou académique fait partie de l’arsenal nécessaire à toute cause, et, malheureusement, le monde académique se prête à ce jeu fort lucratif pour les personnes ou les institutitions qui s’y prêtent.

Au total, il faut donc lire ce livre si typique d’une époque et de ses apories.

Quelques remarques bibliographiques et webographiques :

A noter, il existe une version française : R. Reich, Supercapitalisme, le choc entre le système économique émergent et la démocratie, Paris : Vuibert, 2008. (Le titre en est plutôt raté d’ailleurs).

Pour une interview de R. Reich dans les Echos, lors du lancement de la traduction française, qui ne trahit pas le contenu de l’ouvrage, http://www.lesechos.fr/info/inter/300235688.htm

Une version moins riche dans Libération, http://www.liberation.fr/actualite/economie_terre/289092.FR.php,

reprise par le site du socialiste Benoît Hamon, http://benoithamon.fr/2007/11/07/interview-de-robert-reich-dans-liberation/

Pour un autre résumé-commentaire de l’ouvrage, par un lecteur enthousiaste, commentaire d’ailleurs repris sans être cité directement par d’autres sites indélicats…

cf. http://tto45.blog.lemonde.fr/category/auteurs/robert-reich/

Le commentaire de Jean-Paul Maréchal, un économiste, « Paul Krugman, Robert Reich et les inégalités aux Etats-Unis », L’Economie politique, n°39, juillet 2008, m’a paru fort pertinent. Il n’est cependant pas directement accessible en ligne, sauf pour ceux pouvant entrer sur le site de l’Economie politique, cf.

http://www.leconomiepolitique.fr/paul-krugman–robert-reich-et-les-inegalites-aux-etats-unis_fr_art_741_38147.html

A lire en anglais le dialogue fort vivant sous forme de lettres entre Robert Kuttner et Robert Reich, deux « liberals » liés par leur participation à la même revue The American Prospect, sur la causalité de la situation actuelle,

http://www.prospect.org/cs/articles?article=whos_to_blame_for_the_brave_new_economy

Deux petites remarques finales : grâce à mon accès professionnel à Factiva, base de presse en ligne, j’ai d’ailleurs constaté que presque aucun compte-rendu en français ou en anglais ne remettait en cause la qualité de l’ouvrage, les auteurs d’articles lui reprochant d’être trop complaisants avec le capitalisme (américain) l’emportant en fait sur ceux l’accusant de catastrophisme; il va de soi que l’écho de l’ouvrage est clairement biaisé vers une audience de centre-gauche.