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Wallerstein, Collins, Mann, Derlugian, Calhoun, Le capitalisme a-t-il un avenir?

wallerstein&cieEn cette fin d’année 2014, l’après-crise a vraiment commencé. La poussière commence  en effet à retomber. On peut compter les morts, les blessés, et les survivants que tout cela a rendu plus fort. De plus en plus de gens commencent à publier des synthèses, à la fois sur la crise elle-même, et surtout sur le fait qu’elle marque vraiment un changement d’époque. Bienvenu au XXIème siècle! Un quarteron de (vieux) sociologues et économistes d’inspiration post-marxiste, Immanuel Wallerstein, Randall Collins, Michael Mann, Georgi Derlugian, et Craig Calhouna, a décidé dans ce cadre de proposer ses propres analyses. Il les a publiées en 2013 en anglais chez la très sérieuse Oxford University Press. Cette confrontation vient d’être traduite en français sous le titre Le capitalisme a-t-il un avenir? ( Paris : La Découverte, 2013, coll. L’Horizon des possibles, 329 p.). Le titre en dit assez bien le contenu.  Il nous rappelle a contrario que, s’il y a bien une chose qui a survécu à la crise économique commencée en 2007 aux États-Unis, c’est bien le capitalisme, qui en ressort plus dominant que jamais. (Cuba elle-même est en train de signer sa reddition).  Que les lecteurs des beaux quartiers probablement gavés de dividendes se rassurent, ce livre ne devrait pas non plus leur ôter le sommeil. Face à la désormais évidente capacité du capitalisme à surmonter la crise ouverte en 2007-08, nos auteurs se donnent un horizon long et supputent que le capitalisme devrait s’effondrer dans une trentaine ou une cinquantaine d’années (sic), voire éventuellement pas du tout. Cela laisse donc le temps de voir venir. Je sens que quelques uns de mes étudiants un peu impatients sur ce point vont encore trouver qu’il s’agit bien là du cynisme de vieux (censuré) qui n’ont plus grand chose à perdre ayant déjà beaucoup eu de la vie. Certes.

En effet, ce qui est le plus fascinant et le plus exaspérant dans cet ouvrage, c’est que les auteurs prétendent parler du temps long du capitalisme.  Ils le font à travers des modèles présentés sous des formes littéraires.  Ils résument plus ou moins habilement ce qu’on peut savoir sur les évolution contemporaines du capitalisme mondialisé (financiarisation, difficulté de l’hégémonie américaine, émergence de concurrents, crise écologique, etc.), mais le format de l’ouvrage, plutôt destiné au grand public, interdit d’entrer dans une modélisation un peu articulée. Le premier chapitre, celui écrit par Immanuel Wallerstein (« La crise structurelle du capitalisme : pourquoi les capitalistes risquent de ne plus y trouver leur compte », p. 19-60), constitue une fresque plutôt brillante des évolutions du capitalisme depuis 1945. Ce dernier serait désormais voué à l’autodestruction, non seulement en raison des problèmes qu’il provoque (endettement croissant, incertitude de l’avenir, difficulté à trouver un nouveau centre régulateur après les États-Unis), mais aussi  à cause de coûts de production croissants (fin du réservoir illimité de main d’œuvre liée au monde rural pré-capitaliste, coûts de la pollution, demande de protection sociale) qui finiront par bloquer l’accumulation faute de profits.  Les hypothèses sur la manière dont l’humanité sortira de ce bourbier restent cependant des plus vagues. Les autres chapitres ne sont guère plus convaincants à vrai dire, les fresques sont vastes et parfois inquiétantes, mais les issues sont tellement hypothétiques qu’on en rirait presque, jaune bien sûr : le livre manque en effet désespéramment de statistiques, d’illustrations empiriques, de rigueur théorique, et de perspectives politiques bien élaborées. Bref, c’est largement le café du commerce en version améliorée. On pourrait le jeter au feu sans grand remords en méditant sur la vanité de l’exercice, et en regrettant ses 20 euros du prix d’achat.

Le seul chapitre qui mériterait pourtant d’être sauvé est celui écrit par le sociologue Randall Collins (« Emploi et classes moyennes : la fin des échappatoires », p. 61-115). La thèse de R. Collins est en effet la suivante : l’automatisation et la robotisation vont prendre dans le proche avenir un tour tel que la plupart des emplois actuels occupés par les classes moyennes vont disparaitre, sans être remplacés par rien, et sans que la hausse du niveau d’éducation puisse rien y faire. De fait, le capitalisme serait menacé par son propre succès à remplacer du travail par du capital, et l’on serait confronté à une hausse non maîtrisable du « chômage technologique ». Bien sûr cette thèse est exactement l’inverse de ce que pensent 99,99% des économistes orthodoxes sur le sujet. Pour ces derniers, il est sûr qu’on trouvera bien une reconversion pour ces nouveaux chômeurs technologiques pourvu de libérer le marché du travail – ce qui n’est pas faux en un sens, si l’on accepte des salaires bien en dessous du niveau de subsistance et si l’on supprime toutes les allocations chômage, cela devrait être facile comme tout.

R. Collins pense qu’au contraire le rythme de ces transformations inédites par leur rapidité et par leur nature rendront la reconversion impossible (p. 61-64) : nous ne pouvons pas tous être à terme des programmeurs informatiques, et, si, en plus, dans l’avenir pas si éloigné, les programmes se programment eux-mêmes, la difficulté sera encore plus sans solution. On ne s’en sortira pas non plus par la découverte de nouveaux consommateurs compensant la disparition des classes moyennes occidentales, ou par la financiarisation, qui ferait de tous les anciens travailleurs occidentaux des rentiers du capital. La création d’emplois par le secteur public pour couvrir les besoins non couverts par le marché sera limitée par la révolte fiscale fort probable des derniers salariés et des capitalistes. La hausse du niveau d’éducation est elle-même à ses yeux seulement une façon légitime d’occuper les gens (éducateurs et éduqués) faute de leur trouver un emploi vraiment productif. Pour R. Collins, la fin du capitalisme risque donc d’être douloureuse :

« Ma propre estimation du seuil critique engendré par le chômage structurel de la classe moyenne dépend du taux d’augmentation du chômage structurel. (…) D’après les normes américaines, un taux de chômage de 10% est douloureux : un taux de 25% (tel qu’on le constate dans les sociétés en crise) est très alarmant, mais plusieurs sociétés y ont survécu. Mais lorsque le chômage affecte 50 ou 70% de la population en âge de travailler, la pression exercée sur le système capitaliste tant par la sous-consommation que par l’agitation politique rend sa survie impossible. Ceux qui croient que de tels taux de chômage sont inimaginables n’ont qu’à faire un effort d’imagination supplémentaire en extrapolant à toutes les catégories d’emploi les effets du chômage technologique dû à l’informatisation généralisée. » (p. 96-97)

Selon R. Collins, cette situation sera donc intenable. Que ce soit par la violence ou par les urnes, une solution devra y être trouvée, soit pour maintenir par la force un capitalisme sans travailleurs et consommateurs face à un océan de chômeurs, soit en acceptant d’aller vers un dépassement de ce dernier qui séparerait en somme le revenu du travail faute de travail à faire faire aux ex-salariés.

Les hypothèses de R. Collins feront hurler de rire les économistes standards. Il se met d’ailleurs dans une bien mauvaise position argumentative en négligeant de soutenir de manière plus empirique sa thèse principale du « chômage technologique ». Il est vrai qu’il peut arguer que les économistes raisonnent sur le passé, qu’ils ne comprennent pas le caractère inédit de ce qui est en cours, et que les rythmes ne sont pas les mêmes. D’ailleurs, si l’on admet simplement l’idée d’une transformation radicale du travail dans les services via l’informatisation, l’histoire montre que les travailleurs déjà adultes dans le secteur en déclin (agriculture, artisanat, puis industrie) ont connu de très grandes difficultés morales, pratiques, cognitives d’adaptation aux nouveaux travaux qui leur sont éventuellement offerts. La temporalité de la vie humaine joue ici énormément.

Quoi qu’il en soit, ce texte de R. Collins reste de loin le plus heuristique de l’ouvrage. Sa thèse du « chômage technologique » me parait promise à un bel avenir. Elle ne fait que surenchérir sur le constat déjà fait de longue date que les personnes qui n’ont que leur force physique à vendre sur le marché du travail y valent de moins en moins en terme monétaire et sont les plus susceptibles d’ailleurs d’être chômeurs. Il risque donc, selon R. Collins, d’en être de même pour les personnes n’ayant à offrir à leur possible employeur qu’une intelligence moyenne dans tous les domaines où l’automatisation et bientôt l’intelligence artificielle font mieux et moins cher. C’est déjà le cas dans bien des domaines (réservations pour des transports par exemple), mais ce que R. Collins prévoit correspond à un bond technologique à venir. Il aurait pu ajouter que ce bond s’avère d’autant plus probable qu’à la fois le secteur privé et les gouvernements occidentaux orientent toute leur politique économique dans ce sens. Tout le monde voit la survie de son entreprise ou la compétitivité de son pays dans l’innovation technologique. Or celle-ci signifie largement développer des moyens techniques ou organisationnels d’économiser le travail humain. Malheureusement, peu d’énergie intellectuelle est employée à réfléchir de manière un tant soit peu réaliste à l’emploi futur des travailleurs libérés par la dite innovation. La doctrine la plus partagée, c’est de supposer qu’ils trouveront bien en somme quelque chose à faire. C’est là clairement une conséquence de l’idéologie néo-libérale du marché auto-régulateur. Or le philosophe utilitariste Jérémy Bentham parlait déjà dans les années 1820 de l’obligation morale de l’innovateur de créer aussi les moyens de la reconversion pour ceux qui perdent leur gagne-pain en raison d’une nouvelle technologie qu’il met à disposition. Malheureusement, il faut bien constater depuis lors que cette reconversion ne fut presque jamais pensée comme un axe majeur des stratégies économiques des gouvernements, et ce dans toutes ses conséquences. On se contente de colmater les brèches sociales les plus visibles ou bruyantes. Il me semble que des thèses comme celle de R. Collins devrait surtout inciter à réfléchir sérieusement à une planification de la transformation des structures d’emploi. Et, au delà des emplois qui ne sont au fond qu’un moyen, il faudrait aussi se demander quels sont les objectifs que nous nous fixons comme société. De ce dernier point de vue, le livre de notre quarteron de sociologues et d’économistes est étonnamment peu inventif ou utopique pour la suite après le capitalisme. Cela ne fait guère rêver.

En tout cas, l’achat et surtout la lecture  de ce livre sont fortement déconseillés aux jeunes gens en recherche d’espoir pour un avenir proche.  ‘No future!’, yeah!

Ps 1. Pour un commentaire plus positif de l’ouvrage, cf. le compte-rendu par Christel Lane sur le site LSE-EUROPP. Il est même considéré comme l’un des quatre livres possibles à offrir pour Noël à un économiste selon la « Review of books » de la LSE. Je reste perplexe sur ce choix.

Ps 2. Un autre compte-rendu plus favorable que le mien vient de paraitre sur Mediapart sous la plume de Joseph Confavreux (accès pour les abonnés seulement). Le contenu de chaque contribution est bien rendue, en particulier le fait que certains parlent pour ne rien dire (celui qui rappelle que l’avenir n’est pas prévisible parce que résultant de causalités fort complexes devrait être mis au pilori de suite, pour crime de banalité extrémisée), mais il me semble que J. Confavreux a perdu de vue la perspective temporelle des auteurs qui fait tout le sel de leurs augustes propos: dans 20, 30, 40, 50, 100 ans, something new might happen, merci les gars, on s’en doutait un peu, mais encore? Je me rends compte par ailleurs que l’un des auteurs du livre est le directeur de la LSE, ce qui peut effectivement aider à avoir une bonne réception sur le site de la LSE… (voir Ps. 1).

Ps 3. Un autre compte-rendu, bien plus favorable  que le mien de l’ouvrage, sous la plume de Guillaume Arnould, pour la revue en ligne Lectures.  Je suis tout  à fait d’accord sur la présentation de l’ouvrage, bien résumé par G. Arnould, mais je suis entièrement opposé à sa conclusion. Ce livre ne prouve aucunement que les sciences sociales peuvent aborder le temps long. Au contraire, cela prouve que des progrès restent à faire dans ce domaine. En effet, tout cela reste à la fois trop abstrait et trop peu modélisé au total. C’est un peu l’inverse du livre de T. Piketty (Le capital au XXIème siècle), avec sa loi des temps ordinaires du capitalisme « r(taux de rendement du capital) supérieur à g (taux de croissance) de l’économie » , qui, si elle est vraie, implique à terme la dictature de la ploutocratie ou la révolution (nationale ou socialiste)!

Ps 4. J’espère que mes étudiants profiteront de cette multiplication de compte-rendu pour bien percevoir la diversité des pratiques qui se dissimulent sous ce terme neutre.

Philippe Askenazy, Les décennies aveugles. Emploi et croissance 1970-2010.

Le débat de l’élection présidentielle 2012 se profile décidément à l’horizon. Le livre de l’économiste Philippe Askenazy, Les décennies aveugles. Emploi et croissance 1970-2010 (Paris : Le Seuil, 2011), contribue avec quelques autres à ouvrir le bal  des contributions à un « nécessaire renouveau ». L’auteur a décidé d’y aller fort et, comme on dirait au tennis, avec un puissant jeu de fond de cour qui laisse peu de chances à l’adversaire. A l’en croire, pratiquement toutes les politiques économiques menées en France depuis 1970, par la droite ou par la gauche indifféremment, ont complétement échoué, manqué le coche de l’histoire, et, surtout, elles ont empiré les problèmes rencontrés plutôt qu’autre chose faute d’avoir bien compris ce qui se passait, ou pire encore, faute de tenir compte des évaluations disponibles des politiques déjà menées.

Pour établir ce point, P. Askenazy se livre à une relecture – qui constitue une utile présentation, ou révision, selon les lecteurs – des politiques de l’emploi depuis la fin des années 1960. Si je schématise sa pensée, les dirigeants, mal conseillés par des experts aussi peu finauds que pérennes dans leurs belles carrières, ont commis une double erreur :

– d’une part, une trop grande fixation sur les aspects macroéconomiques, autrement dit sur les « grands équilibres » – même si, au fil du temps, l’auteur montre aussi qu’entre le « barrisme », réellement rigoureux de la seconde moitié des années 1970, et les déficits qui se creusent des années 2000, alors que « la France est en faillite », si le discours reste le même, les réalités différent du tout au tout;

– d’autre part, et c’est là sa véritable obsession tout au long de l’ouvrage, une fixation, délétère au final, sur le fonctionnement microéconomique du marché du travail. A travers les gouvernements de couleur variée depuis 1970, on retrouverait au fond toujours les même diagnostics : 1) les jeunes sont massivement au chômage parce que, par nature (indolence et rêverie), peu productifs – donc il faut trouver un « truc » (alias un « plan », un « dispositif », un « contrat », etc.) pour que leur embauche coûte le moins possible aux entreprises qui se donnent le tracas de les embaucher, « trucs » successifs qui commencent avec le « barrisme » dans les années 1970 et qui ne cessent de revenir sous des formulations diverses – la prophétie d’une nature improductive de la jeunesse finissant par segmenter définitivement le marché du travail à son détriment; 2) idem mutatis mutandis pour  les plus de 50 ans avec des résultats similaires ;  3) le coût pour les entreprises du travail non qualifié est trop élevé au regard de la productivité d’une bonne part de la main d’œuvre – il faut donc alléger les « charges » de ces dernières pour l’emploi des moins qualifiés – et sur ce point, droite et gauche se situent sur la même ligne, comme l’auteur le montre en détail pour  l’adoption des « 35 heures » (p. 169-173); 4) le marché du travail souffre de rigidités et de difficultés d’« appariements » entre offre et demande de travail – sorte de mythe d’un trésor caché d’emplois qu’il suffirait de découvrir au coin de le rue.  Pour l’auteur, en 40 ans de politique économique, la France est désormais allée au bout de ces logiques de flexibilité/segmentation du marché du travail, mais, au total, tout cela n’a réussi qu’à développer effet pervers sur effet pervers (particulièrement en matière de statut de la jeunesse, de rapport hommes/femmes sur le marché du travail, ou de difficultés des seniors à rester dans l’emploi), tout en détériorant de plus en plus au fil des décennies les finances publiques.

Que fallait-il faire alors? L’auteur admet, et souligne même, qu’il n’était pas facile de comprendre en 1970 ce qui allait se passer, à savoir une nouvelle « Révolution industrielle » (cf. chap. 1, « Une nouvelle révolution industrielle américaine », p. 17-54). En fait, bien qu’il n’utilise pas le terme, les pays occidentaux, et en premier les Etats-Unis, sont entrés dès le milieu des années 1960 dans une phase de « destruction créatrice » liée à l’invention des technologies de l’information, puis, à leur diffusion à l’ensemble des activités économiques.  Les Etats-Unis, pays leader sur ce point, auraient imposé au reste du monde, dans la mesure même où ce sont eux qui ont défini les paramètres de l’usage de ces technologies nouvelles,  un certain style d’organisation du travail, le « productivisme réactif », selon le vocabulaire de l’auteur. Ce dernier impose une  réinvention permanente des postes de travail et repose sur une forte qualification initiale de la main d’œuvre disponible qui permet ces mutations incessantes.

Du coup, les dirigeants français ont fait une double erreur : ne pas comprendre dans un premier temps jusqu’au milieu des années 1980 qu’une Révolution industrielle était en cours (malgré des signaux faibles dès la fin des années 1960 de la part de certains experts), et quand ils l’ont compris (pour une partie d’entre eux), ne pas voir appuyé à fond et avec constance sur les deux grands leviers disponibles : l’éducation et la R&D, ou de l’avoir fait de bien mauvaise manière. De ce point de vue, l’auteur distingue bien une opposition droite/gauche : le PS et ses alliés quand ils ont été au pouvoir ont eu tendance à  en faire plus pour l’éducation que la droite – ainsi, vu les alternances depuis 1986, cela signifie que la politique éducative n’a pas été poursuivie avec la constance nécessaire, puisqu’elle n’a jamais bénéficié d’un consensus droite/gauche – contrairement à la réduction des charges sur les bas salaires… De ce dernier point de vue, on imagine aisément (p. 226-227) ce que pense P. Askenazy de la politique, menée depuis 2007, de suppressions de postes dans la fonction publique, qui revient entre autres à diminuer le nombre d’enseignants. (J’entendais ce matin que même la très gentillette PEEP avait fini par se réveiller… le mouvement populaire s’élargit chaque jour… après les magistrats, les mères de famille… ) Sur la R&D, l’opposition semble moins tranchée : ici, ce que P. Askenazy constate, c’est la passion pour les réformes institutionnelles de la recherche publique qui semble habiter les responsables successifs : Claude Allègre, Valérie Pécresse, même combat! Plus inquiétant encore me semble être sa description/dénonciation (p. 240-244) de l’actuel « Crédit impôt recherche ». A le suivre, loin d’aider à augmenter vraiment l’effort de R&D du secteur privé français, le gouvernement aurait construit (par mégarde? par refus d’écouter les économistes?) une magnifique « béquille du capital » (comme on disait dans les années 1970). Celle-ci aurait permis aux plus grands groupes français de maintenir en 2009 leur profitabilité au plus fort de la crise mondiale…

Le moins que l’on puisse dire, c’est que P. Askenazy dresse un sombre tableau, et il me semble  que l’UMP devrait lancer une fatwa à son encontre à la lecture des deux derniers chapitres (chap. 6 « 2002-2007 : la décomposition », p. 189-212, et chap. 7, « 2007-2010 : l’avalanche », p. 213-244), tant la politique économique suivie depuis 2007 apparait dans ces pages comme une suite désespérante d’échecs (défiscalisation des heures supplémentaires ou TVA réduite dans la restauration par exemple), ou, au mieux, de demi-mesures (fusion mal financée et organisée ANPE/ASSEDIC, ou réforme de la représentativité syndicale).

Comme P. Askenazy ne parait pas viser pas le suicide en masse de ses lecteurs, ou leur émigration pour d’autres cieux, que propose-t-il?

Premier point, peu original mais crucial : un grand bond en avant de l’éducation à tous les niveaux de la maternelle à l’enseignement supérieur, afin d’adapter la population active aux nécessités de la révolution industrielle en cours. Il insiste d’ailleurs sur la nécessité de viser le plus haut possible, et, par exemple, d’abandonner la priorité (relative) aux formations qualifiantes courtes  (bac+2) dans le supérieur, au profit du master et du doctorat. A court terme, ce grand bond en avant profiterait aux jeunes enseignants à embaucher de la maternelle au supérieur, aux mères/pères de famille trouvant plus facilement un mode de garde, et permettrait d’attirer en France des dizaines de milliers d’étudiants étrangers grâce à un rapport qualité/prix favorable de nos formations.

Deuxième point, toujours peu original à mon sens : de la R&D, de la R&D, toujours et encore de la R&D. Et surtout de la recherche fondamentale guidée par le flair des chercheurs et pas seulement de la recherche appliquée guidée par les nécessités supposées des groupes industriels déjà présents sur le territoire. Évidemment, ce genre de propositions va exactement à l’encontre des esprits animaux des administrateurs de la recherche, qui veulent savoir exactement, bientôt à la minute près, ce que font ces satanés de (fainéants de) chercheurs et aussi quand cela va enfin rapporter! (On voit le brillant résultat d’une telle recherche guidée par les impératifs financiers dans l’univers de la pharmacie, où l’on n’a pas fait de percée majeure en matière de médicaments depuis des décennies. Et je ne parle pas du Mediator! )

Troisième point, qui, à mon avis, ne va pas que lui attirer des amitiés dans l’univers des experts économistes : arrêter de bricoler le marché du travail, et abandonner la théologie de l’incitation fiscale (alias « dépenses fiscales » qui, après évaluations, s’écroulent en général dans l’insignifiance ou dans l’effet d’aubaine) pour revenir à des interventions directes de l’État dans les domaines clés pour le bonheur public par des créationsHorresco referens! Ouvrez-vous bien grandes, ô portes de l’Enfer,  pour ce suppôt attardé du « socialisme qui ne marche pas », de la « gréviculture », de la « planification » et du « fonctionnariat »de postes de fonctionnaires.  P. Askenazy fait en effet remarquer que, vu le coût pour les finances publiques de certaines mesures destinées à créer de l’emploi (comme la TVA réduite dans la restauration), il serait peut-être à tout prendre moins cher et plus avisé de créer des emplois publics.  Ceux-ci, en plus, répondraient à des besoins sociaux (éducation, sécurité, santé, dépendance, etc.) – et auraient de surcroît l’avantage de permettre à une partie des jeunes de trouver des emplois stables. Par contrecoup, ces recrutements publics  remettraient un peu de rapport de force du côté de l’ensemble des jeunes  sur le marché du travail.

(Incidemment sur ce point, j’ai cru comprendre en écoutant France-Inter que l’économiste Thomas Piketty, qui lui propose une grande réforme fiscale, écartait totalement l’idée que l’on puisse rayer d’un trait de plume les allégements pour les entreprises sur les bas salaires… sans citer P. Askenazy d’ailleurs, mais la flèche du Parthe semble avoir été lancée. A suivre.)

Quatrième point, où là P. Askenazy fait preuve d’imagination et d’audace. Les autorités françaises doivent comprendre que, pour profiter de la révolution industrielle en cours, il faut choisir des créneaux porteurs. Pour sa part, il propose l’éducation supérieure et surtout la santé (p. 292-303). Il propose de fait un renversement complet de logique de la discussion publique  : tout le débat visible sur la santé porte en effet en France sur son coût exorbitant (le « trou de la Sécurité sociale », le « déficit de l’hôpital public », etc.) ; même les 35 heures ont été introduites à l’hôpital dans ce registre, en refusant par principe toute création correspondante d’emplois statutaires générant un chaos du plus bel effet (qui n’a pas été sans effets sur l’échec de Lionel Jospin en 2002). P. Askenazy propose d’aller en sens inverse : la performance en matière de santé , déjà comparativement bonne en France selon les comparaisons internationales, deviendrait d’une part une source de longévité en bonne santé. Celle-ci procurerait à l’avenir des masses de travailleurs productifs, d’autant plus longtemps que leur formation initiale a été longue. La santé  (publique) offrirait d’autre part un service à vendre à nos voisins européens qui suivraient la pente inverse. La France deviendrait « l’hôpital du continent » (p. 303) – formule malheureuse dont un militant UMP devrait immédiatement s’emparer pour se gausser à bon compte.

Quels sont les perspectives politiques du « programme Askenazy »? Plutôt faibles, en raison même de ce qu’il explique dans son ouvrage. Il y dénonce un certain court-termisme des décisions prises par les différents gouvernements. Ceux-ci  cherchent par toutes les ficelles accumulées depuis 1970 à juguler la montée du chômage. Chaque gouvernement réinvente la roue, et plus amusant à suivre tout au long du texte,  voit les mêmes hommes / femmes depuis 1970 poursuivre le (lourd) héritage de Raymond Barre. Or, de ce point de vue, les deux grands présidentiables socialistes (selon les sondages), Martine Aubry et Dominique Strauss-Kahn, apparaissent comme des habitués des mêmes recettes médiocres aussi pratiquées par le camp d’en face. Si l’un ou l’autre accède à la Présidence en 2012, sauront-ils se renier? penser vraiment différemment les choix  économiques à faire? Manuel Valls semble encore pire de ce point de vue, lui qui pense que les 35 heures constituent encore un problème. Que reste-t-il? Ségolène Royal, François Hollande et Arnaud Montebourg…  Mouais…  Au delà des personnes,  est-ce qu’un président socialiste osera une fois élu en 2012 dire qu’il faut créer massivement de l’emploi public pour préparer l’avenir, et ne va pas s’arrêter de le faire au premier coup de sifflet bruxellois?  Comment face au chômage de masse ne pas essayer encore une fois les vieilles recettes? En effet, si je comprends bien les idées de P. Askenazy, une vraie reprise de la croissance dans les pays développés – la France ne fait pas exception –  ne peut être durable que si elle repose sur une percée technologique majeure dans un domaine qui correspond à un besoin mondial (l’auteur semble beaucoup admirer  la capacité de Londres à avoir réussi à monopoliser à son profit les nouveautés de la finance permises par la révolution de l’informatique). Or une telle perspective prend du temps, beaucoup de temps, dix ans, voire plus, une bonne vieille mesure pour l’emploi des jeunes, des vieux, des femmes, des handicapés, peut avoir un effet rapide, que l’électeur peut percevoir.

Au total, un livre excellent, critiquable sans doute parce qu’il veut trop étreindre, comme avec son traitement un peu léger de la financiarisation du capitalisme (p. 214-219), mais qui devrait nourrir – comme on dit! – le débat public.

Ps. L’ironie veut que le soir même où j’avais écrit ce post et m’était imprégné  de ce fait des propos de P. Askznazy, le Président de la République se livrait à un exercice de propagande communication sur TF1. Et ce dernier a abordé – tout de même il n’y a pas comme problème dans ce « vieux pays » que des saintes que des monstres égorgent aux coins des bois! – la question du chômage… Or les annonces faites ont été exactement dans le droit fil de ce que P. Askenazy décrit et décrie dans son livre. Le demi-milliard d’euros supplémentaires annoncé va servir à faire de l’emploi aidé pour les jeunes et les chômeurs de longue durée, de la formation plus ou moins raté hors entreprise dont on sait qu’en France (et ailleurs) elle n’a aucun effet sur l’emploi (d’après P. Askenazy).  Seul l’accent mis sur l’apprentissage (donc sur une formation en entreprise) est sympathique et raisonnable (encore qu’on vient de le supprimer de fait pour les enseignants débutants…), mais va encore une fois reposer sur les seules finances publiques (puisqu’il y aura un « bonus/malus » pour les entreprises en fonction de leur taux d’apprentis, « bonus/malus » dont on devine aisément qu’il va finir en pratique exclusivement en « bonus »… j’entends en effet déjà Madame Parisot gémir à propos du « malus »… « Ma cassette, ma cassette, on a volé ma cassette »…). P. Askenazy n’aura donc pas de mal à mettre à jour son ouvrage pour la (souhaitable et nécessaire) édition de poche de son ouvrage. C’est reparti comme en 1974-1980 en somme, et cela traduit un vrai manque d’imagination. (En même temps, du point de vue électoral, on sait désormais comment finit le show si on part sur ce genre de « traitement social du chômage » version 2010.)

 

Eve Caroli et Jérôme Gautié, Bas salaire et qualité de l’emploir : l’exception française?

caroligautieEve Caroli et Jérôme Gautié viennent de diriger un ouvrage collectif au titre a priori énigmatique, Bas salaire et qualité de l’emploi : l’exception française? (Paris : Editions Rue d’Ulm, Collection du Cepremap, 2009, préface de Robert Solow). Ce livre correspond à la partie française d’une vaste recherche comparative engagée sous l’égide d’une fondation nord-américaine, la Russell Sage Foundation, et dont les terrains datent de 2004-2006. Après avoir étudié le cas des Etats-Unis, cette recherche compare la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, le Danemark et les Pays-Bas sur un point très précis du fonctionnement du marché du travail à l’âge de la globalisation : celui du travail à  bas salaire , c’est-à-dire selon les auteurs (p. 41) dont la rémunération horaire se trouve être inférieure à  deux tiers de la médiane des rémunérations horaires présentes dans le pays étudié. La comparaison de pays européens proches par le niveau de développement économique et d’insertion dans le commerce international des marchandises et des services vise à mettre en lumière l’effet des institutions du marché du travail sur le sort de ces salariés du dernier rang,  à prendre la mesure des différences entre les deux côtés de l’Atlantique d’une part, et aussi celle des différences entre pays européens proches par leur niveau de productivité d’autre part. Les auteurs n’ont pas pris en compte dans leur étude le cas d’un pays méditerranéen de l’Union européenne (l’Espagne ou l’Italie par exemple), ce qui ne permet pas de faire le lien avec les théories disponibles sur les différences entre Etats Providence en Europe de l’ouest. C’est là une (petite) faiblesse du research design, mais il est vrai que l’on semble bien s’intéresser ici au sort des moins bien lotis sur le marché du travail des pays les plus avancés de la planète. En terme ralwsien, à l’état du « maximin » dans le cadre des pays les plus engagés dans la globalisation.

L’idée de départ de la recherche engagée par la fondation américaine était de déterminer si, dans certaines circonstances, on ne voyait pas apparaitre à côté d’emplois  peu rémunérés et pénibles à occuper des emplois tout aussi peu rémunérés mais offrant eux une meilleure « qualité » d’emploi, voire même des perspectives d’avenir pour ceux ou celles qui les occupent. Ces situations  polarisées auraient correspondu à des stratégies d’entreprise, toutes deux rentables, opposant en gros la recherche d’une compétitivité-prix et  celle d’une compétitivité-qualité. Cette trame de départ, plutôt optimiste, mais démentie par les faits (on peut faire de la qualité pour le client avec des emplois mal payés, très pénibles à occuper pour les salariés et sans perspectives d’évolution pour eux), a offert le grand avantage d’avoir obligé les auteurs à dépasser une vision strictement économique et instantanée du travail mal payé : l’aspect « qualitatif » du travail correspond en effet à la fois aux caractéristiques de l’individu qui occupe ce poste, à la place de ce poste de travail dans son cycle de vie (par exemple un étudiant ne vivra pas de la même façon un travail mal payé et rébarbatif qu’une mère de famille de cinquante ans sans autres perspectives d’emploi) et aux stratégies de l’entreprise vis-à-vis de son marché (par exemple, cherche-t-on à produire une offre  basique au prix le plus bas ou une offre zéro défaut ?). Pour étudier les différentes situations possibles, l’enquête comparative se concentre sur quelques  métiers dans des secteurs réputés internationalement pour employer beaucoup de main d’œuvre mal payée  : les auteurs de l’enquête ont ainsi choisi d’étudier les opérateurs dans l’industrie agro-alimentaire,  les aides-soignantes et femmes de salle dans les hôpitaux, les femmes de chambre des hôtels,  les  personnels de  la grande distribution alimentaire et celle d’électro-ménager, les téléopérateurs. Pour chacune de ces études sectorielles, les auteurs de la partie française de l’enquête  intègrent de belle manière  une vision quantitative du secteur étudié et des études de terrain descendant au niveau de l’entreprise;  plus encore, dans ces études sectorielles, les approches économiques et sociologiques s’avèrent parfaitement complémentaire.  Chacun des chapitres sectoriels (chap. 2 à 6)  constitue du coup une plongée dans la vie économique et sociale de la France, et le moins que l’on puisse dire est qu’on n’en sort pas vraiment réjoui. On s’aperçoit ainsi que les employeurs  eux-mêmes font preuve d’un grand sens pratique sociologique dans leurs stratégies de recrutement, par exemple les téléopérateurs semblent bien être souvent choisis parmi les membres jeunes, féminins et plutôt éduqués des « minorités visibles » pourvu que cette appartenance  ne soit pas « audible » au téléphone. Toutes ces études sectorielles sont dès lors à conseiller comme documents pédagogiques à l’usage d’apprentis sociologues ou économistes (ou, pourquoi pas, politistes) tant elles articulent les diverses manières d’étudier la réalité de la France contemporaine.

La conclusion plus générale de l’étude est, m’a-t-il semblé, la suivante.

D’une part, la France par comparaison montre une part limitée de l’emploi à bas salaire par rapport aux pays avec lesquels on la compare ici (d’où le titre de l’ouvrage). On tournerait autour de 10/11 % de travailleurs dans cette catégorie, ce qui serait un peu  plus que le Danemark, mais beaucoup moins que dans les autres pays étudiés où l’on atteint entre 20 et 25% de tels travailleurs : on s’aperçoit incidemment à la lecture de l’étude française à quel point l’image d’une Allemagne, paradis des hauts salaires ouvriers, est devenue totalement fallacieuse. Cette faible part en France du travail très mal rémunéré tient essentiellement à une double caractéristique institutionnelle : il existe un salaire minimum assez élevé imposé par l’État à toutes les entreprises, et ce dernier avec les allègements de charges sociales qu’il a mis en œuvre depuis le début des années 1990 a tendu à leur éviter  d’en supporter toute l’augmentation (cf. tableau p. 85); il n’existe pas de dispositifs  officiels qui encouragent fortement l’emploi de salariés en dessous de ce salaire minimum, par exemple il n’existe pas de salaire minimum spécifique pour les jeunes comme par exemple aux Pays-Bas ou les divers dispositifs allemands permettant l’emploi bien en dessous de tout minimum conventionnel de branche (par ex. les « job-à-un-euro » de l’heure). On pourrait ajouter une troisième caractéristique institutionnelle moins évidente sans faire appel à la comparaison entre pays  : la réduction  très forte en France dans les vingt dernières années des flux migratoires. Ce blocage, de fait, réduit le nombre des personnes prêtes à accepter n’importe quel niveau de rémunération et n’importe quelle condition de travail, et aussi rend moins indispensable pour l’État de trouver, via des dispositifs de dualisation forte du marché du travail, une occupation à ces personnes (sinon via la tolérance de fait du « travail au noir » dans certains secteurs en manque de main d’œuvre).

D’autre part, si l’on peut se féliciter de cette faible  part des emplois rémunérés faiblement en France (qui serait même en légère régression sur les années récentes selon les auteurs), il faut bien constater que les entreprises n’emploient dès lors que si elles sont capables de faire passer la productivité par travailleur au dessus de cette barre du salaire minimum : comme les prix de vente sont largement contraints par la concurrence, et qu’il leur faut évidemment maintenir ou augmenter leur profitabilité au profit de leurs actionnaires, les entreprises ont donc exigé de ces salariés une solide contrepartie en terme d’efforts de productivité.  Celle-ci les mène désormais à la limite de l’épuisement physique et mental – d’où un sentiment largement partagé par ces travailleurs français à bas salaire qu’ils sont très peu payés au regard des efforts fournis . L’exemple de la grande distribution alimentaire est éclairant : c’est en France qu’on trouve le moins d’employés au regard du chiffre d’affaire réalisé par les magasins (tableau p. 362). Pour faire fonctionner ces magasins avec aussi peu de monde, il faut par exemple augmenter le rythme d’encaissement des caissières au maximum lorsque les gens viennent faire leurs courses en masse le vendredi soir et le samedi… (et il faut compter sur la patience de clients qui sont largement captifs de monopoles commerciaux locaux…). Autrement dit, le maintien d’un salaire minimum relativement élevé se paye en conditions de travail qui se sont dégradées au fil des dernières années : les 35 heures ont ainsi été « payées » en hausse de productivité par les salariés eux-mêmes. Bien que les auteurs n’insistent pas sur ce point, on comprend très bien dans ces conditions que la France reste celui de l’alcoolisme lié au travail, et soit devenu aussi le pays des arrêts maladie pour « TMS » (troubles musculo-squellettiques), celui de la prescription exagérée d’antidépresseurs et autres psychotropes, et enfin depuis peu, celui du « suicide au travail ».

Les auteurs ajoutent à cette situation l’existence d’un paradoxe : la règlementation du marché du travail et du travail en général apparait plus forte qu’ailleurs à la regarder de loin (avec la grille de lecture de l’OCDE), mais en pratique, comme l’État (l’Inspection du travail) surveille très peu ce qui se passe dans les entreprises et comme les syndicats s’avèrent en général d’une faiblesse insigne dans ces secteurs par manque d’effectifs et par division entre eux, une bien plus grande flexibilité pratique règne… Les auteurs ne se privent d’ailleurs pas d’y voir une sorte de double langage de la part de l’État, qui régule massivement au nom d’un certain idéal d’égalité de traitement des travailleurs  (par exemple en garantissant sur le papier les mêmes droits aux personnes en CDI et à celles en CDD ou en Intérim) et qui dérégule tout aussi massivement de fait en ne surveillant pas grand chose des pratiques effectives des entreprises. Ce n’est pas spécifique à la France selon les études comparatives (p. 59), mais cela s’avère particulièrement flagrant. Les auteurs n’ont pas souhaité faire entrer pleinement dans leur étude le « travail au noir », sans doute parce qu’ils n’étudient aucun secteur où cette pratique se trouve être massive, mais j’ai bien peur qu’en prenant en compte cet aspect d’illégalité de masse, on irait encore plus loin dans la mise en lumière de cette dérégulation de fait du marché du travail. Il n’existe peut-être pas de « Smic Jeune », mais il existe, semble-t-il, un « Smic Noir ».

De fait, on retrouve une idée familière au politiste : « le rapport de force, déterminé au niveau global comme au niveau local par le pouvoir de négociation collectif et individuel » (p. 59) détermine largement la rémunération et surtout la « qualité » du travail, bien au delà des nécessités économiques stricto sensu. Les auteurs, Eve Caroli et Jérôme Gautié, dans la synthèse générale affirment ainsi clairement : « Au total, les syndicats ne jouent pas suffisamment leur rôle de contre-pouvoir et les premiers à en souffrir sont les moins qualifiés, car ils sont les plus démunis en terme de pouvoir de négociation individuel » (p. 63). Les auteurs rappellent la même idée dans leur prise de position publiée dans « l’Expansion » de ce mois ci. Ils y insistent sur l’absence de « contre-pouvoir » (syndical) – ce qui ressort effectivement de leurs études sectorielles et de la comparaison internationale.  Je me permettrais d’ajouter cependant que toutes les études sectorielles ici présentées pointent aussi le doigt sur une réalité très « gendrée ». Les salariés sont ici essentiellement des salariées, est-ce un hasard si elles sont si incapables d’établir un rapport de force et si les syndicats s’intéressent si peu à leur sort? Certains employeurs cités dans les études sectorielles semblent bien mettre en œuvre sciemment sur leurs marchés locaux de l’emploi des politiques de recrutement qui visent les femmes les plus fragiles économiquement, avec des enfants à charge qu’elles élèvent seules. Faire syndicat avec des personnes  qui ont été sélectionnées justement sur des critères qui garantissent en principe le fait de ne pas être revendicatif faute de ressources minimales pour l’être ne va sans doute pas de soi… Cela renvoie aussi à l’évolution des structures familiales, adjoint aux carences de la justice en matière de pensions alimentaires,  qui amène de plus en plus de femmes à assumer seules la charge des enfants. L’étude d’autres secteurs (le BTP, la sécurité ou l’agriculture par exemple) aurait peut-être montré une réalité moins « gendrée » qu’ « ethnicisée » – avec, là aussi, les difficultés à se mobiliser  que cela entraine (moindres cependant à en juger par les luttes actuelles des hommes « sans-papiers » dans différents secteurs : restauration, sécurité, BTP). Le retournement d’une telle situation défavorable par les syndicats, déjà bien peu légitimes en France, suppose une révolution de leur part qui reste bien improbable. Dans ce même numéro de l’Expansion (novembre 2009, p. 130-133) où E. Caroli et J. Gautié prennent position, on trouvera d’ailleurs un entretien au vitriol avec Dominique Labbé, un collègue de l’IEP de Grenoble,  grand spécialiste du syndicalisme français. Ce dernier, qui finit par se faire soupçonner de gauchisme par le journaliste pour les propos sans concession tenus,  souligne avec force le détachement entre syndicats confédéraux et leur (absence de) base, permis par un financement des syndicats via des institutions publiques ou des entreprises et non pas par leurs adhérents. Je doute toutefois que quelque circonstance que ce soit humainement prévisible amène à supprimer les béquilles publiques ou privées sur lesquelles cheminent les syndicats français. Seul un authentique leader libéral pourrait le faire, mais cela reviendrait à terme à renforcer les syndicats (qui reviendraient à l’esprit de la Charte d’Amiens de 1906). Financer quelqu’un qui n’a pas les moyens de son autonomie, c’est toujours le contrôler de quelque façon, pourquoi se priver alors de ce levier d’action? On pourrait d’ailleurs dire la même chose de la plus grande partie du monde associatif en général.

Pour finir, il faut remarquer que l’ouvrage dirigé par E. Caroli et J. Gautié  fait opérer comme un Deux ex machina hors champ l’augmentation des pressions concurrentielles sur les entreprises. Ce sont elles qui entrainent les stratégies mises en œuvre de pression maximale à la productivité horaire en présence d’une rémunération minimale définie par l’État. Les auteurs n’ont peut-être pas tort de raisonner ainsi, mais c’est peut-être à ce niveau aussi qu’il faudrait opérer si l’on veut diminuer à terme la pénibilité du travail, voire la « souffrance au travail ».  Ici c’est l’interrogation sur la possibilité même d’un choix de société en la matière qui devrait être posé, est-il bien nécessaire pour le bien commun d’organiser ainsi la vie économique? Est-il toujours indispensable de privilégier le consommateur et l’actionnaire  sur le producteur?

Ps. On trouvera sur le net un des chapitres de l’ouvrage, mais indiquons que le livre, publié par un éditeur à but non lucratif,  ne vaut que 15 euros en librairie.  Un des meilleurs rapports qualité/prix pour un livre de science sociale dans les dernières années…