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Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques.

Le livre de Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques (Paris, Editions Zones, 2010) constitue une très bonne introduction aux « nouvelles pensées critiques », soit les tentatives de renouvellement de la théorie politique se situant au delà du socialisme  classique sans en renier cependant les intuitions originelles de combat dans l’histoire pour l’égalité réelle entre les individus.  Bien sûr, le sujet s’avère tellement vaste qu’il ne s’agit en fait que d’une sélection par l’auteur des écrits les plus pertinents à ses yeux pour une réflexion  contemporaine sur l’avenir du socialisme (voir la conclusion, p. 303-310).  Ainsi, ni  certains développements de la pensée écologique (en particulier sur la « décroissance »), ni la réflexion d’origine féministe sur le « care », ni le « socialisme du XXIème siècle » du Président Chavez, ni (bien sûr) les théories d’Anthony Giddens et de tout autre forme de révisionnisme droitier social-démocrate, ne sont abordés ici. Comme l’annonce le titre, il s’agit de voir ce qui se passe à gauche toute. On trouvera ce livre en texte intégral sur le site de son éditeur – ce qui constitue un choix plutôt audacieux du point de vue éditorial. Pour ma part, en amoureux du livre imprimé, j’ai acheté la version tangible du livre. J’espère ne pas être le seul.

L’intérêt du livre constitue d’abord en une reconstitution de la généalogie qui mène à ces « nouvelles pensées critiques ». « Tout commence par une défaite » (p. 13), dit l’auteur, à dire vrai et  à le suivre précisément, tout commence par deux défaites à cinquante ans d’intervalle : une première défaite, celle de la « Révolution socialiste mondiale » dans les années 1920 (tout particulièrement en Allemagne); une seconde défaite, celle dont part plus directement l’auteur, à compter des années 1970, celle des mouvements sociaux qui avaient rendu pour un temps  le monde occidental « ingouvernable » (comme disait le rapport de la Commission Trilatérale en 1974). La première défaite donne l’occasion à un « marxisme occidental » (non lié à la doctrine marxiste-léniniste professée dans le camp socialiste depuis Moscou) de se développer : suivant ici  les écrits de Perry Anderson sur le sujet, l’auteur note que ce « marxisme occidental » devient d’autant plus  abstrait (c’est-à-dire  loin des sciences sociales ordinaires) que ses défenseurs ne se trouvent plus être eux-mêmes les dirigeants de branches importantes du mouvement ouvrier et/ou socialiste; de ce fait, les questions de stratégie politique, économique, sociale leur échappent de plus en plus, tout comme le rapport avec le mouvement social qu’ils prétendent guider (de loin). La seconde défaite laisse, si j’ose dire le prolétariat au tapis, tout en faisant émerger d’autres sujets possibles de l’émancipation. L’auteur fait remarquer  que, de ce point de vue, il n’existe pas vraiment de rupture de thématiques entre les années 1960 qui voient s’affirmer les nouveaux mouvements sociaux en concurrence avec le mouvement ouvrier, leur défaite commune dans les années 1970-80, et la résurgence, des premiers surtout, dans les années 1990-2000 (souvent sous le label commun d’altermondialisme).

La première partie de l’ouvrage (« Contextes ») tente donc une mise en perspective historique de ces pensées critiques. Face à ces défaites, les réactions vont s’avérer  différentes, et cela aboutit à une typologie (« convertis », « pessimistes », « résistants », « novateurs », « experts », « dirigeants ») des auteurs pris en compte. Malgré des éléments d’explication proposés des parcours différents des uns et des autres (p. 63-65), cette typologie reste plus descriptive qu’explicative. Par le  vaste tour d’horizon auquel le lecteur est convié ainsi, elle souligne toutefois  l’âge élevé des protagonistes actuels les plus connus (à dire vrai, certaines des personnes citées sont déjà mortes, P. Bourdieu par exemple, quoiqu’elles appartiennent à la même génération aujourd’hui dominante dans ce cadre).   Elle souligne aussi la prééminence des universitaires et des chercheurs, souvent liés de quelque façon à la vie académique d’outre-atlantique .

La seconde (« Système ») et la troisième (« Sujets) parties abordent les auteurs selon qu’ils visent plutôt à la constitution d’une explication critique du monde, ou qu’ils essayent de trouver un sujet nouveau (ou ancien) de l’émancipation (qui ne soit pas, tout au moins directement sous ce nom-là, le bon vieux prolétariat mondial un peu malmené par la réalité ces derniers temps tout de même).

Le lecteur (qui pourrait être un étudiant en mal de préparation d’exposé) trouvera ainsi en seconde partie (« Systèmes ») des présentations fort bien tournées de Michael Hardt et Toni Negri, de Léo Panitch, de Robert Cox, de David Harvey, de Benedict Anderson, de Jürgen Habermas, de Giorgio Agamben, de Robert Brenner, de Giovanni Arrighi, et de Emar Altvater. Tous ces auteurs, à la réputation plus ou moins bien établie, dont le statut critique peut  d’ailleurs poser problème (l’Habermas  actuel, un penseur critique?) possèdent en commun de (re)définir les traits marquants de la situation présente à un très grand niveau de généralité : le(s) capitalisme(s), l’État, l’espace mondial. En gros, ils se posent la question : que dirait le Marx (scientiste) du Capital s’il écrivait de nos jours? On se trouve ici à naviguer entre  des théories qui sont susceptibles d’une discussion  serrée sur leur validité empirique (comme avec R. Cox, R. Brenner ou G. Arrighi par exemple) et des fresques des plus expressionnistes dont on se demande toujours après avoir lu R. Keucheyan pourquoi elles impressionnent tant le chaland. Je pense en particulier à la vision de Michael Hardt et Toni Negri, proposé dans Empire en 2000 et Multitude en 2004, dont l’auteur montre bien qu’elle prend racine dans l’opéraïsme italien des années 1950-60, doctrine pour le moins aussi vague que son successeur actuel sur le sujet réel de l’émancipation.

La troisième partie (« Sujets ») (toujours aussi pertinente pour de futurs exposés), qui réunit dans l’ordre d’apparition Jacques Rancière, Alain Badiou, Donna Haraway, Judith Butler, Gayatri Spivak, E. P. Thompson, David Harvey, Erik Olin Wright, Alvaro Garcia Linera, Nancy Fraser, Alex Honneth, Seyla Benhabib, Ernesto Laclau, Frederic Jameson, multiplie les instances (plutôt que les sujets au sens ancien) qui peuvent faire advenir quelque chose qui pourrait être nommé émancipation. (J’ai choisi cette formule peu élégante pour sortir de l’humanisme eurocentriste et phallocentrique que recèle le mot Sujet…) On oscille ici entre de la sociologie politique, susceptible là encore de discussions factuelles (avec E. P. Thompson ou E. Laclau par exemple), et du prophétisme sur l’Instance à venir,  quelquefois revendiqué à l’état pur, avec en particulier A. Badiou. Sur ce dernier (p. 211-218),  le parallélisme de sa pensée avec certaines versions du christianisme est bien souligné par l’auteur. L’évènement à la mode Badiou ressemble ici furieusement à la parousie christique. (Puisque le Royaume de Dieu/le communisme  n’est pas pour tout de suite, attendons toutefois son avènement dans un temps encore à venir…, et, d’ici là, organisons le culte via quelque grand prêtre.)

La présentation de tous ces auteurs par Razmig Keucheyan  s’avère toujours claire et  éminemment lisible, plus sans doute que bien  des œuvres originales. J’ai ainsi eu l’impression d’avoir compris quelque chose à Slavoj Zijek, ce qui me parait un peu suspect tout de même.  Serait-ce donc si simple? Surtout, au delà  de ce travail de compilation, l’auteur tire des conclusions non dénués d’intérêt (p. 303-310). Il s’interroge sur l’avenir du socialisme à l’aune de ces auteurs, en soulignant si j’ose dire que, si tout n’est pas perdu, « on n’est pas rendu ». Plus intéressant encore que ce constat qui inscrit la lutte pour l’égalité réelle dans la longue durée, il souligne de manière bienvenue quelques écueils de cette pensée critique. D’une part, à quelques rares exceptions prés (essentiellement latino-américaines), ces auteurs n’assument, ou n’ont assumé, aucun rôle de direction dans des organisations de masse : la coupure entre la théorie qu’ils énoncent et la pratique stratégique d’un groupe mobilisé s’avère complète, surtout par comparaison avec l’état du mouvement ouvrier dans les années 1840-1920, d’où, comme le note l’auteur dans sa conclusion, une absence de réflexion proprement stratégique  sur la façon de vaincre (dans la vie politique, sociale et économique telle qu’elle est), et aussi – argument fort – une absence de feed-back à partir des groupes qu’on voudrait mobiliser.   D’autre part, la majorité de ces penseurs sont plutôt âgés (c’est-à-dire qu’ils se sont formés intellectuellement dans les années 1950-1960), et surtout sont des universitaires ou des chercheurs à plein temps. De ce point de vue, l’ouvrage est fort caustique quand il fait remarquer que beaucoup de ces penseurs critiques  se font connaitre et reconnaitre via l’université nord-américaine (même s’ils ne sont pas  américains d’origine). Comme les universités des Etats-Unis dominent le champ académique mondial, elles attirent beaucoup de ces penseurs critiques  qui y trouvent moyens, consécration, audience (et pourquoi pas revenus corrects).  Cette situation, qui résulte aussi sans doute de la liberté de parole aux Etats-Unis par rapport à bien des pays de la périphérie, favorise  l’émergence de personnalités venues des anciens pays du Tiers Monde, et donc une mondialisation de la pensée critique. Mais cette monopolisation de la réputation critique par l’université nord-américaine enferme aussi de fait ces pensées critiques dans la bulle académique dorée des Etats-Unis.  On retrouve la conclusion de François Cusset sur la French Theory (Paris : La Découverte, 2003), aussi radicale sur les campus que coupée de la société américaine englobante. C’est un peu ce qu’on pourrait appeler l’effet Noam Chomsky – mais, après tout, Karl Marx n’a-t-il pas écrit le Capital grâce à l’accès à la  British Library?

Selon l’auteur,  ces pensées critiques (en dehors peut-être de l’aile sud-américaine) refusent avec une ténacité –  presque perverse à mes yeux de politiste –  de se poser même la question de la démocratie représentative telle qu’elle existe, ou du pouvoir tel qu’il est. Dans le panorama des pensées actuellement disponibles sur le marché mondial des idées, il s’agit d’une faiblesse dirimante. Pour triompher dans notre monde tel qu’il est, un mouvement , surtout s’il se veut critique de l’ordre en vigueur, doit mobiliser de vastes masses d’individus, et cela passe souvent, sinon toujours, par l’arène électorale et représentative. Il est vrai que, vu des Etats-Unis, les chances d’une percée électorale un peu significative sous ses propres couleurs  de quelque représentant que ce soit d’une pensée critique ici mise en valeur, sont nulles…

Ensuite, je suis frappé de constater que toutes ces pensées critiques, du moins celles présentées ici, veulent « émanciper », mais qu’elles ne disent jamais au fond « pour quoi faire » après l’émancipation. L’instance libérée des chaines qu’on lui impose fera ce qu’elle voudra de sa liberté. Dans le fond, les diverses formes de  ce post-socialisme-là, comme son ancêtre le socialisme classique, trouvent leurs racines lointaines dans le libéralisme (au sens philosophique des Lumières) en voulant universaliser  en pratique la promesse d’autonomie à tous les êtres humains. Mais on se retrouve là devant la même faiblesse que dans le marxisme classique de Marx, une certaine vacuité de l’homme communiste, ou plus généralement, dans le socialisme à la Jaurès ou à la Blum, qui insistait sur l’individu à libérer. Or cette vacuité ne demande qu’à être remplie par des propositions de vie bien peu porteuses d’une vie  radicalement nouvelle : le prolétaire exploité devient ainsi  au bout du compte le salarié petit-bourgeois, la femme dépendante de son mari se transforme en  femme  libérée qui fait carrière en entreprise, les personnes de couleur discriminées peuvent s’affirmer comme des petits bourgeois comme les autres, le peuple indigène  colonisé ou exploité  se transforme (avec un peu de chance) en rentier de ses ressources naturelles, l’homosexuel jadis martyrisé veut désormais se marier et devenir un parent comme les autres, etc. Dans toutes ces situations, l’égalité réelle entre individus ou groupes y gagne sans aucun doute, et la souffrance diminue  certainement pour l’instance qui se trouve désormais émancipée, mais toutes ces modifications ne changent pas vraiment les rapports des êtres humains entre eux, ni entre ces derniers et la nature.  Le mode de vie petit bourgeois triomphe – et c’est quelqu’un qui mène une vie tout ce qu’il y a de plus petit-bourgeois qui écrit ceci! Imaginons même que les instances les plus apparemment radicales, par exemple celles représentées par Judith Butler qui propose rien moins que la fin des identités sexuelles ou de Donna Haraway qui nous invite à reconnaitre le caractère d’ores et déjà cyborg de l’humanité, atteignent leurs objectifs en termes de redéfinition de la culture : il n’y a plus d’identité sexuelle et nous sommes des machines – quels magnifiques marchés s’ouvrent là aux capitalistes de toute nature! (Et ils sont  d’ailleurs déjà ouverts… il suffit d’ouvrir les yeux!)

Enfin, avec la sélection proposée par R. Keucheyan, on peut se demander si nous ne nous trouvons pas en face, tout au moins pour une bonne part, d’une sélection des œuvres qui offrent le plus de gains dans la distinction qu’elles offrent à ceux qui s’en réclament. Dans certains cas, comme avec M. Hardt et T. Negri, Slavoj Zizek, ou A. Badiou, les  propositions qu’ils énoncent le seraient-elles dans un langage plus simple et partagé qu’elles n’auraient aucun succès! Trop flou ou trop banal. Une des difficultés de la pensée critique réside peut-être d’être prise elle aussi dans l’obligation de faire nouveauté, d’être un produit éditorial comme les autres à renouveler. Or, peut-être, il ne peut exister tant de nouveauté que cela en cette matière. La très roborative lecture de l’ouvrage R. Keucheyan permet en tout case de commencer un utile défrichement, qui peut aussi être un salutaire déniaisement  .

Robert Reich, « Supercapitalism ».

Le dernier livre de Robert Reich (Supercapitalism. The Transformation of Business, Democracy and Everyday Life, Alfred A. Knopf : New York, 2008) pourrait constituer une éloquente introduction à notre époque.

Bien qu’il s’intéresse essentiellement aux évolutions présentes de l’économie et de la société des Etats-Unis, le diagnostic proposé par R. Reich peut facilement s’étendre de ce côté-ci de l’Atlantique ainsi qu’au Japon. Pour l’auteur, nous aurions quitté au cours des années 1970 un « Not Quite Golden Age » d’un capitalisme politiquement organisé et tendanciellement égalitariste pour entrer dans une ère du « Supercapitalism » dérégulé et inégalitaire. Cette rupture aurait pour cause essentielle une modification des possibilités technologiques dans la sphère productive, qui aurait changé les conditions de la concurrence entre firmes aussi bien pour conquérir et garder des consommateurs que pour attirer et fidéliser les investisseurs. Les technologies issues de la Guerre Froide et de la Course à l’Espace auraient ainsi trouvé des applications « civiles » dès le début des années 1970. Ce bouleversement technologique appliqué à la production, au commerce ou à la finance aurait progressivement déstabilisé les grandes firmes oligopolistiques/ monopolistiques qui dominaient et figaient les marchés à l’époque du « Not Quite Golden Age ». Ni la globalisation (entendue comme libéralisation du commerce international), ni une quelconque « révolution conservatrice », ni une modification des repères moraux des entrepreneurs ne seraient en cause dans la modification profonde de l’économie et de la société américaines depuis 1970. La technologie aurait en quelque sorte réouvert le jeu de l’économie dans un sens typiquement à la Schumpeter, et l’idéologie néolibérale et la politique des Administrations successives, Républicaines comme Démocrates, n’auraient fait qu’accompagner tardivement ce mouvement de fond commencé dès les premières années 1970. Cette modification d’origine technologique des régles du jeu économiques au profit des consommateurs et des investisseurs expliquerait l’explosion des inégalités de revenu et encore plus de patrimoine entre Américains.

R. Reich propose donc son explication de l’effondrement progressif du compromis social d’après-guerre. Il n’est pas à vrai dire le premier – l’Ecole française de la Régulation s’intéresse à ce sujet depuis au moins vingt ans (cf. les travaux de Robert Boyer et de Michel Aglietta par exemple). Son explication exclusive par des mutations technologiques me paraît limitée : ce choix de la technologie comme ultima ratio me semble surtout destinée à éviter au lecteur de s’égarer dans l’attribution du phénomène en cours à un camp politique particulier; il cherche aussi sans doute à dérouter venant de la part d’un auteur considéré comme « liberal » aux Etats-Unis dont on attendrait qu’il accable le camp conservateur pour la catastrophe sociale en cours : un pays de plus en plus riche, mais aux habitants majoritairement accablés par des évolutions défavorables dans leur vie quotidienne.

La partie la plus intéressante de l’ouvrage s’avère être son idée que cette augmentation de la concurrence entre firmes les a conduites collectivement à augmenter leurs interventions dans le processus politique. Les firmes auraient augmenté leurs budgets de lobbying depuis les années 1970 (comme R. Reich le montre), non pas tant pour contrecarrer la pression montante des mouvements sociaux (par exemple celui des consommateurs ou des environnementalistes) – ce qui serait sans doute la version privilégiée des politistes  pensant à un backlash conservateur -, que pour s’assurer un avantage compétitif sur d’autres firmes. La présentation par R. Reich du processus politique nord-américain correspond en fait à celle proposée dès les années 1960 par les tenants du « Public Choice » (M. Olson, G. Tullock, J. Buchanan), à savoir que les entités les plus riches ou les groupes les mieux organisés finissent par dicter entièrement la loi à leur profit sous couvert de défense de l’intérêt général. Le lobbying est à la fois un investissement dont le retour monétaire devient de plus en plus important à la mesure des bouleversements apportés par les technologies et une nécessité défensive contre les concurrents. R. Reich montre en effet que ce dernier ne sert désormais que de paravent à des activités de « rent-seeking » (recherche de rente) comme diraient les tenants du « Public Choice ». Il cite ainsi toute une série de lois américaines adoptées en 2004-06 (p. 148-163) en montrant à chaque fois les coalitions de lobbys en cause et aussi les tactiques de communication utilisées pour donner l’impression au grand public que l’intérêt général était en cause. Pour lui, un lobby formé d’entreprises (comme pour les tenants du Public Choice d’ailleurs) ne saurait par définition défendre l’intérêt général : la défense de celui-ci (dont contrairement à certains tenants du Public Choice il suppose qu’il existe bel et bien) ne peut reposer que sur des organisations civiques de masse (comme le furent jadis par exemple l’American Legion). Sa vision me paraît trés économiciste : on (une entreprise éventuellement bien intentionné par exemple) ne peut pas représenter l’intérêt d’autrui (celui d’une masse de citoyens), mais aussi sans doute trés juste si l’on regarde les choses globalement. En effet, la description de R. Reich dans la mesure où elle remet tous les lobbys civiques et même localistes à la place que leur confère leurs seuls moyens économiques désolerait sans doute bien des politistes qui insisteraient au contraire sur le dynamisme  et la multiplicité de la société civile organisée américaine en dehors des seuls lobbys des entreprises. R. Reich balaye pourtant tous ces groupes d’Act Up au Sierra Club en les ramenant aux seuls chiffres de leur budget. L’argent en effet permet, d’une part, de payer des lobbyistes qui,, de fait sont pour R. Reich efficaces à mesure de l’argent qu’ils recoivent, et, d’autre part, de financer la vie publique américaine, où vaut le principe: qui paye si ce n’est ordonne, au moins dispose. Je me rangerais volontiers dans le camp de R. Reich, même si, au niveau de l’une ou l’autre politique publique, les choses peuvent se compliquer à un moment ou à un autre. Si l’on désire s’élever au niveau philosophique, on pourrait dire qu’une somme importante d’argent permet de fait de (faire) défendre n’importe quel argument, aussi fallacieux soit-il, dans une discussion supposée « habermassienne » (le débat sur les « doutes » sur le changement climatique me paraît une illustration parfaite de ce point). Bref, la vision simpliste de R. Reich me parait globalement pertinente :  l’inégalité de ressources économiques pour intervenir dans le débat public finit par tuer tout espoir de définir un intérêt général « réel » (correspondant au « plus grand bonheur du plus grand nombre ») via le processus politique habituel.

R. Reich tient par ailleurs dans ce livre une ligne étonnante à première vue : il refuse d’incriminer les chefs d’entreprise et leur recherche effrenée du profit, et souligne avec force que cette attitude – qu’il ne nie aucunement – n’est que le résultat de la montée en puissance parallèle du pouvoir des investisseurs d’une part et des consommateurs de l’autre. Si la direction d’une entreprise côtée en bourse ne propose pas des rémunérations (très) attrayantes aux investisseurs, elle est de fait condamnée à terme, et sera remplacée par des nouveaux dirigeants prêts à « faire ce qu’il faut »; si une firme n’offre pas un rapport qualité/prix excellent aux consommateurs, ceux-ci voteront avec leurs pieds en allant se fournir ailleurs. De même, l’explosion des rémunérations des dirigeants des entreprises côtées n’est pour lui en fait que l’exact reflet de l’augmentation concomitante des gains des investisseurs en bourse : les dirigeants reçoivent en fait une part constante (ou presque) d’une plus value boursière qui elle explose, d’où des revenus désormais « indécents » comparés à ceux des simples employés (en 2001, un dirigeant d’une entreprise cotée est payé 350 fois le gain moyen d’un employé). R. Reich incrimine ainsi tout un chacun (« us » dans la version originale) : tout un chacun comme consommateur cherche le meilleur « deal » possible, même chose comme investisseur (via son petit investissement dans un fonds mutualisé quelconque). On remarquera d’ailleurs, en suivant l’auteur, qu’une personne qui ne serait que consommateur et investisseur vivrait le « supercapitalisme » comme un nouvel âge d’or. Par contre, les mécanismes du « supercapitalisme » sont incapables de prendre en compte toutes les nécessités de la vie en société qui dépassent les préoccupations d’un consommateur et d’un investisseur (par exemple pour R. Reich la qualité des programmes de télévision, le changement climatique, l’organisation de l’espace urbain).

De ce fait le livre constitue un appel à la régénération de l’aspect « citoyen » de tout un chacun. Pour R. Reich, il ne faut en effet rien attendre de l’idée de « responsabilité sociale des entreprises » : celles-ci peuvent bien faire illusion par des actions visibles du grand public qui donneront l’impression qu’elles sont « morales », mais rien n’est possible à long terme dans un univers économique où il faut avant tout offrir à la fois le prix le plus bas au consommateur et le rendement le plus élevé aux investisseurs. Il ne faut rien attendre non plus des campagnes « moralisatrices » ciblées sur une firme en particulier : les activisites anti – Wal Mart ou anti – Nike par exemple perdent leur temps et leur énergie à faire modifier la stratégie et les pratiques d’une firme qu’impliquent nécessairement les structures de la compétition. Le seul espoir réside dans une régulation légale des pratiques économiques allant contre ce qui est à définir comme l’intérêt général, imposée par les citoyens.

L’idée de R. Reich est donc que, pour sauver la société américaine des maux que lui inflige le supercapitalisme (en particulier une distribution de plus en plus inégalitaire des revenus et de la richesse), il faut un renouveau du civisme sur des questions d’intérêt général (ce qui n’est pourtant pas ce que la science politique américaine observe, c’est le moins que l’on puisse dire, et R. Reich le sait vu les références qu’il cite). Dans une de ses interviews données à l’occasion de la sortie du livre, R. Reich indique qu’il s’agirait d’un mouvement de fond semblable à celui des droits civiques des années 1960. En effet, seul un tel mouvement – absolument invisible pour l’instant à ma connaissance sauf à s’illusionner sur l’Obamania – pourrait contrecarrer ce qu’il décrit par ailleurs comme le poids déterminant des lobbys des entreprises sur la législation.

En fait, ce livre n’inspire absolument pas l’optimisme : les solutions suggérées par R. Reich ne m’ont pas frappé par leur extraordinaire pertinence. La disparition de la « personnalité morale » des entreprises et même de leur unité fiscale qu’il suggère pour clarifier les responsabilités et les gains en revenant au seul niveau individuel des dirigeants et des investisseurs individuels me paraît aller à contre-courant des acquis de la sociologie des organisations et de la sociologie du « crime en col blanc » (E. Sullivan), qui soulignent qu’une entreprise comme institution qui survit aux individus qui l’animent à un moment donné peut être « criminelle » (ou « déviante ») sur la longue durée de son existence.

Par ailleurs, je suis frappé par l’aspect (presque) marxiste du livre: en effet, d’une part, le premier moteur de tout ce bouleversement se trouve être les « forces productives » – les idées (ici néolibérales) et la moralité (ou non) des acteurs principaux se trouvant reléguées au rang d' »idéologie » au sens marxiste; et d’autre part, comment ne pas voir que l’insistance sur les gains des consommateurs et des investisseurs dans le « supercapitalisme » ne sont qu’une façon – certes encore individualisante – de souligner qu’il y des gagnants et des perdants, des groupes sociaux en jeu plus que des individus. Certes un professeur d’Université peut bien s’auto-dénoncer comme consommateur satisfait et investisseur comblé via son fonds de pension, et sa situation de classe est certes ambigüe. Mais un gardien d’immeuble qui va chercher la bonne affaire chez Wal-Mart n’est-il pas à cent lieux du multi-millionnaire en dollards, investis en equity fort rentable, dont il garde la propriété? Parler comme R. Reich le fait d’une division interne aux individus ordinaires entre leur aspect consommateur, leur aspect investisseur, leur aspect travailleur (peu cité dans le livre), et leur aspect citoyen vaut sans doute pour certains groupes où il existe un équilibre entre ces rôles sociaux, mais pas du tout pour d’autres.

Je suppose que R. Reich, étant déjà considéré comme un abominable « liberal » dans son pays, ne peut aller jusqu’à revendiquer une filiation marxiste à son travail. Elle me semble pourtant évidente, y compris dans la vision qu’il professe de l’entreprise qui n’est là que pour faire du profit et dans sa réflexion sur la moralité. Les structures de la compétition économique capitaliste pour les consommateurs et les investisseurs déterminent les comportements des dirigeants, et non l’inverse: la morale n’est ici qu’un leurre. Les dirigeants ne sont pas tant des êtres immoraux prêts à exploiter leur prochain (et plus encore leur lointain) que des vecteurs de forces collectives et anonymes qui font notre Histoire. On pourrait sans doute rétorquer à R. Reich qu’il existe des conditions sociales de possibilité de l’immoralité ou de l’esprit de lucre. Reich n’est d’ailleurs pas loin d’une telle considération quand il souligne que les prétentions éthiques des entreprises satisfont aussi les cadres dirigeants de ces dernières, qui ont ainsi accès au meilleur des deux mondes : ils sont grassement rémunérés et ils font le bien en même temps. Peu de gens finalement sont sans doute prêts à admettre, y compris vis-à-vis d’eux mêmes, que leur activité est uniquement destinée à augmenter le profit des investisseurs et le sien propre via l’intéressement aux résultats de l’entreprise.

Je signale un dernier aspect qui m’a paru à retenir de l’ouvrage : la corruption de l’académie par les lobbys. R. Reich, parlant d’abord de ses pairs économistes, souligne que, de plus en plus, les lobbys ont été capables de les enrôler dans leur luttes pour des régulations qui leur soient favorables. Plus généralement, les entreprises et les lobbys qui défendent leurs intérêts face aux politiques semblent avoir compris que la parole scientifique ou académique fait partie de l’arsenal nécessaire à toute cause, et, malheureusement, le monde académique se prête à ce jeu fort lucratif pour les personnes ou les institutitions qui s’y prêtent.

Au total, il faut donc lire ce livre si typique d’une époque et de ses apories.

Quelques remarques bibliographiques et webographiques :

A noter, il existe une version française : R. Reich, Supercapitalisme, le choc entre le système économique émergent et la démocratie, Paris : Vuibert, 2008. (Le titre en est plutôt raté d’ailleurs).

Pour une interview de R. Reich dans les Echos, lors du lancement de la traduction française, qui ne trahit pas le contenu de l’ouvrage, http://www.lesechos.fr/info/inter/300235688.htm

Une version moins riche dans Libération, http://www.liberation.fr/actualite/economie_terre/289092.FR.php,

reprise par le site du socialiste Benoît Hamon, http://benoithamon.fr/2007/11/07/interview-de-robert-reich-dans-liberation/

Pour un autre résumé-commentaire de l’ouvrage, par un lecteur enthousiaste, commentaire d’ailleurs repris sans être cité directement par d’autres sites indélicats…

cf. http://tto45.blog.lemonde.fr/category/auteurs/robert-reich/

Le commentaire de Jean-Paul Maréchal, un économiste, « Paul Krugman, Robert Reich et les inégalités aux Etats-Unis », L’Economie politique, n°39, juillet 2008, m’a paru fort pertinent. Il n’est cependant pas directement accessible en ligne, sauf pour ceux pouvant entrer sur le site de l’Economie politique, cf.

http://www.leconomiepolitique.fr/paul-krugman–robert-reich-et-les-inegalites-aux-etats-unis_fr_art_741_38147.html

A lire en anglais le dialogue fort vivant sous forme de lettres entre Robert Kuttner et Robert Reich, deux « liberals » liés par leur participation à la même revue The American Prospect, sur la causalité de la situation actuelle,

http://www.prospect.org/cs/articles?article=whos_to_blame_for_the_brave_new_economy

Deux petites remarques finales : grâce à mon accès professionnel à Factiva, base de presse en ligne, j’ai d’ailleurs constaté que presque aucun compte-rendu en français ou en anglais ne remettait en cause la qualité de l’ouvrage, les auteurs d’articles lui reprochant d’être trop complaisants avec le capitalisme (américain) l’emportant en fait sur ceux l’accusant de catastrophisme; il va de soi que l’écho de l’ouvrage est clairement biaisé vers une audience de centre-gauche.