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« La droite la plus bête du monde »- le retour.

Par curiosité professionnelle, je me suis obligé à regarder jeudi soir dernier le premier débat télévisé du premier tour de la « primaire de la droite » sur TF1. Au moins, je n’ai pas été dépaysé: entre le cadrage général du débat par les journalistes (rien que l’infographie du début… un vrai chef d’œuvre) et les propos tenus par les sept candidats, il y avait là une illustration presque parfaite des thèmes permanents de la droite « républicaine » française depuis au moins un quart de siècle – et peut-être plus. Comme mon collègue Bruno Cautrès l’a fait très justement remarquer sur Conversation, sous un titre ironique, « Primaire : le programme commun de la droite », en matière économique et sociale, les thèmes et les propositions n’avaient rien de bien novateur – pour ne pas dire plus -, et en matière de lutte contre le terrorisme, les nuances dans la ligne Law&Order n’étaient que des nuances justement.

Le plus drôlatique, c’est que certains candidats à la candidature le firent eux-mêmes remarquer au cours du débat, comme Copé, fort en verve, soulignant que l’espérance de 2007 dans de grandes réformes libérales n’avait pas été suivie d’effet. Quant au représentant du PCD (Parti chrétien-démocrate), le sieur Poisson, il joua sur ce point là aussi la mouche du coche, en notant que ce qu’il entendait ce soir de la part de ses concurrents lui rappelait le programme de Balladur en 1995, voire un passé plus lointain. Il n’y avait guère que NKM pour essayer d’avancer une réflexion un peu indexée sur l’état actuel de l’économie, en insistant lourdement sur le sort des indépendants, avenir de l’économie selon elle. « Tous uberisés », ai-je traduit, mais dans la dignité tout de même. Pour le reste, toutes les propositions étaient parfaitement vintage (suppression de l’ISF, des ’35 heures’, du maximum possible de fonctionnaires- si ce n’est du statut de fonctionnaire lui-même -, réduction des impôts progressifs et promotion des impôts régressifs comme la TVA, hausse de l’âge légal de la retraite, etc.), le tout entouré chez certains candidats d’un prurit anti-syndical (enfin anti-CGT pour être précis), pour le coup carrément très années 1930. L’argumentaire pour soutenir ces différentes mesures n’était pas en reste dans le côté déjà entendu mille fois. Il n’y avait là presque nulle trace de réalités nouvelles, comme le changement climatique, ou encore la montée en puissance de la robotisation et de l’intelligence artificielle  et son impact fort probable tout de même sur le monde du travail. Les dites réalités devraient pourtant influer plus sur les propos tenus en 2016 qu’en 1986 – il faudra donc sans doute attendre 2046 pour avoir l’avis de la droite française sur ces sujets. Il n’y avait nulle trace non plus de l’échec des politiques néo-libérales ainsi prônées à bénéficier à une moitié au moins de la société – comme l’a finalement constaté au même moment la nouvelle Première Ministre britannique à la suite du vote du Brexit (sans en tirer néanmoins toutes les conséquences, mais c’est là une toute autre question). Nos parangons de la « droite la plus bête du monde » se sont ainsi contentés de répéter le mantra selon lequel tous les pays développés avaient vaincu le chômage grâce aux recettes qu’ils préconisaient, sans vouloir voir qu’un taux de chômage à 5/7% ne veut  presque plus rien dire en soi sur le niveau réel de la satisfaction ou l’insatisfaction populaire.

Bref, la droite française dans toute sa splendeur telle que l’éternité la change. Je sais pourtant bien qu’il n’en a pas toujours été ainsi, et, d’ailleurs, le chrétien-démocrate Poisson par certaines de ses remarques (sur les syndicats par exemple) rappelait à qui voulait bien tendre l’oreille qu’il y eut jadis d’autres droites que celle-là.

Au sortir de ce débat, je me suis interrogé s’il resterait encore un électeur de gauche un peu classique dans ses convictions pour aller encore voter à cette « primaire de la droite ». Cela serait vraiment un vote en se bouchant le nez. Surtout, je me suis demandé, tout au moins au vu de l’aspect économique du programme, comment ce même électeur allait pouvoir voter au second tour de la présidentielle pour l’un de ces sept candidats devenu le leader de la droite et du centre, et donc probablement à en croire la logique des dernières élections, l’un des finalistes du second tour de l’élection présidentielle de l’année prochaine. Il n’aura en effet pas échappé aux téléspectateurs un peu attentifs que même un Juppé n’était pas ce gauchiste que certains amnésiques volontaires ont cru deviner un temps dans ce politicien de droite – pas plus gauchiste en réalité que les autres compétiteurs en tout cas. (De fait, le plus modéré sur le plan économique et social, avec l’outsider Poisson, n’était autre en fait que Sarkozy.) Lors de sa campagne présidentielle proprement dite, la personne  ainsi choisie aura sans doute certes le temps de modérer ses propos, ou d’y ajouter quelques garanties sociales pour attirer le chaland, mais il reste que tout ce qui a été dit jeudi dernier ne va pas faciliter la tâche de l’électeur de gauche décidé à faire barrage à la candidate du Front national. Entre un remake de Margaret Thatcher – le brillant rhétorique en moins – lui promettant tout ce qu’il déteste et la candidate du FN, je sens que bien des gens à gauche vont aller en week-end sans laisser de procuration…

PS. Mes remarques rejoignent celles de Martine Orange pour Mediapart et de Christian Chavagneux pour Altereco+. Eux aussi, ils ont été frappés par le classicisme du discours tenu, et ils anticipent déjà les dégâts en matière de croissance et d’emploi s’il devait se transformer en décisions publiques.  De fait, face à cette évidence d’une ligne unique de la droite et du centre en matière économique, la vraie interrogation devient alors pourquoi la primaire de la droite et du centre offre aussi peu de diversité sur ce point. Celle de la gauche en 2011 avait été marquée par l’opposition entre la ligne Montebourg (la « démondialisation ») et celle de tous les autres candidats.  Dans le cas présent, rien de tel n’apparait. C’est sans doute mieux pour l’unité d’action de la future majorité de la droite et du centre, mais c’est inquiétant pour la capacité de ce camp à faire exister un minimum de réel débat en son sein sur ces aspects. Le seul qui aurait pu incarner une autre voie à droite est Henri Guaino. Il vient de faire paraitre un ouvrage pour réaffirmer ses vues. Il prétend, me semble-t-il, jouer un rôle à la Présidentielle, mais il reste d’évidence un leader (possible) sans troupes. Il faut aussi compter sur DLR de N. Dupont-Aignan, mais ce parti reste marginal.

La première hypothèse pour rendre compte de ce blocage de la pensée économique à droite et au centre pourrait être que cette ligne convient très bien à la fois aux donneurs d’ordre de cette dernière (en gros, le MEDEF) et à l’électorat visé lors de ces primaires (en gros, les retraités aisés et les classes moyennes supérieures du secteur privé – bien plus que les « ploucs »), et qu’elle n’oblige en plus à aucune remise en cause au niveau européen. C’est l’explication par les intérêts. (Ces derniers peuvent d’ailleurs être à courte vue : bien des économistes font remarquer que la France ne sera jamais plus compétitive par le coût du travail, mais seulement par la qualité des produits et services offerts, produits par de la main d’œuvre bien payée). La seconde pourrait être que l’imprégnation néo-libérale de ces leaders (et de leurs proches conseillers) est devenue telle qu’elles sont devenues incapables de chercher à raisonner autrement. C’est l’explication par les idées. Enfin, j’aurais tendance à supposer qu’au delà de tous les discours sur la crise économique et politique, tenus par ces leaders lors de ce débat, ces derniers voient encore la situation comme « ordinaire ». Après tout, la France est « en crise » depuis les années 1970 au moins. Cela n’a pas empêché leurs carrières de suivre leur cours. Bref, pour penser autrement, il faudrait déjà penser qu’il existe une vraie urgence à ne pas continuer comme avant.

Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse ».

img20160127_11410803 (2)Les temps sont durs pour les universitaires (ces salauds de gauchistes! comme il sera démontré sous peu dans ce même blog), et tout particulièrement pour les sociologues. Le Premier Ministre Manuel Valls n’a cessé de le répéter solennellement depuis les attentats du 13 novembre 2015: « expliquer, c’est excuser ». Ceux qui expliquent, et donc excusent, les actes par nature inexcusables des criminels, ce sont d’évidence dans son esprit ces bonnes âmes de sociologues. Telles les sirènes pour Ulysse, il n’y a rien de plus urgent pour un politique ayant le sens de l’État et de la République que de fermer ses oreilles, son esprit et son cœur à leurs propos aussi séduisants que fallacieux qui, si l’on n’y prenait garde, seraient bien prêts de faire se fracasser le navire France. On ne les fait pas encore passer en Haute Cour, mais cela ne saurait trop tarder.

Il se trouve que les sociologues, par la voix de leurs associations professionnelles, ne l’entendent guère ainsi. Ils se plaignent par voie de lettre ouverte, en rappelant la différence entre une explication du réel qui propose un jugement de fait et une excuse (ou une absence d’excuse) qui relève d’un jugement de valeur. Ce n’est pas du tout la même chose de dire qu’une bagarre a éclaté dans un bar parce que, entre autres motifs, les participants à cette dernière étaient sous l’emprise de l’alcool – simple constat empirique au regard de leur alcoolémie mesurée objectivement après coup(s) – , que de dire que ces personnes doivent être excusés de leur conduite pour cette raison même (ils n’étaient plus eux-mêmes), ou, au contraire, particulièrement stigmatisés ou condamnés justement parce qu’ils ont sciemment abusé de cette drogue légale dont ils ne pouvaient raisonnablement ignorer les effets de perte de contrôle sur soi-même (ils ont pris en toute responsabilité ce risque). En fait, la différence entre les deux ordres de propos, ainsi rappelée, me parait tellement basique au demeurant que la nécessité où deux associations professionnelles (l’AFS et l’ASES) se trouvent de la rappeler par voix de presse signale surtout le degré d’ignorance pour la logique la plus élémentaire de la langue qui peut exister dans une part de l’opinion publique et sur lequel certains de nos gouvernants comptent bien s’appuyer . L’expliquer, c’est excuser n’est pas loin en effet de ces slogans insultants la logique ordinaire des mots inventés par Orwell dans son roman dystopique, 1984.

Les déclarations de M. Valls ne constituent en fait que le point culminant à ce jour d’une tendance bien plus ancienne à faire porter à la sociologie tous les maux de notre société. Il se trouve que l’un des sociologues français les plus connus, Bernard Lahire, enseignant-chercheur à l’ENS de Lyon, avait en fait préparé une riposte à ces propos du Premier Ministre avant même qu’ils ne soient prononcés. Il en est sorti un livre, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse » (Paris : La Découverte, janvier 2016, 183 p.). L’écriture de ce livre résulte très probablement du coup de sang qu’a du avoir B. Lahire, comme des centaines d’autres sociologues ou spécialistes d’autres sciences sociales aussi visées par cet expliquer, c’est excuser, face au battage médiatique favorable autour du livre de Philippe Val, Malaise dans l’inculture (Paris : Grasset, 2015). Paru au printemps 2015, comme réaction aux attentats de janvier 2015, ce livre entendait faire du « sociologisme », et plus précisément de la sociologie inspirée de prés ou de loin par l’œuvre de Pierre Bourdieu, la cause principale de tous les risques encourus par notre pays. La charge était digne d’un pamphlet des années 1930, et les propos tenus publiquement lors de la promotion de l’ouvrage allaient parfois encore plus loin, comme cette assimilation de toute critique sociale à de l’antisémitisme à venir sur les ondes de France-Inter.

J’en avais un peu rendu compte sur le présent blog, mais je m’en étais épargné l’achat et la lecture complète. B. Lahire lui a bien plus de courage que je n’en ai, et il l’a lu in extenso. Il en livre en appendice de son propre ouvrage une critique raisonnée (Supplément.  Le monde selon Val : une variante de la version conservatrice, p. 129-168).  Celle-ci accepte d’anoblir son sujet d’étude en le prenant au sérieux, et le résultat est au final plutôt intéressant. Le fond de l’affaire semble en effet que P. Val plaide pour une vision monadique de l’individu. Ce dernier se crée à lui-même son destin quelle que soient les circonstances (avec, comme le dit B. Lahire, p.150, une « idéologie du coup de reins »[sic], expression dûment empruntée à P. Val), il ne doit donc rien à personne sinon à lui-même. Quant à la société (occidentale), elle est parfaite pourvu que le libre marché y fonctionne sans entraves. L’enseignant de théorie politique que je suis y reconnait une version pour les nuls de la pensée libertarienne la plus radicale. C’est sûr que P. Val n’est pas ni A. Rand, ni R. Nozick, ni Rothbard, mais l’inspiration me parait clairement la même. L’individu s’auto-crée, et il est responsable de tout ce qui lui arrive de bien et de mal. Personne n’est en droit de se plaindre, puisque le marché est juste. Il serait intéressant de savoir par quels biais P. Val a eu connaissance de ces arguments libertariens, mais, sur point, B. Lahire ne dispose d’aucune information particulière.

L’intérêt de l’ouvrage de B. Lahire va cependant bien au delà de l’analyse des propos réactionnaires en diable d’un P. Val. Il montre tout d’abord que ces propos s’inscrivent dans une longue suite de propos similaires (cf. chap. 1, Accusée d’excuser : la sociologie mise en examen, p.15-31). Le refus de l’explication sociologique vue comme une excuse à des comportements déviants a d’abord été l’apanage de la droite américaine, pour devenir de fil en aiguille un lieu commun de l’actuelle classe dirigeante du Parti socialiste français.

Dans le reste de l’ouvrage, B. Lahire plaide la cause de la sociologie comme science.  Comme cela n’étonnera sans doute aucun lecteur du présent blog, une telle activité humaine vise à établir méthodiquement des faits et des liaisons entre les faits concernant la vie humaine en société. Elle doit être distinguée de l’activité qui consiste à juger, au sens de la justice ou de la morale, des comportements humains qui constituent ces faits. En réalité, la différence paraissait tellement évidente il y a encore quelques années qu’il faut l’abnégation d’un B. Lahire pour redire ainsi ce qui devrait aller de soi. La visée de l’ouvrage est en effet d’expliciter pour le profane ce qui va largement de soi pour qui sait déjà ce qu’est la sociologie. N’étant pas un profane en la matière, j’ai du mal à juger de la réussite de l’exercice que B. Lahire s’est imposé, mais il me semble qu’il dit et redit l’essentiel. Une fois que l’on a bien compris la différence entre le verbe « être » et le verbe « devoir », il me semble d’ailleurs que l’on a compris l’essentiel. Le texte de B.Lahire m’a paru en plus parfois fort bien tourné, et plein d’humour vache.

Cependant, d’un point de vue plus professionnel, il ne m’a pas paru sans défauts, à la fois sur le plan épistémologique et sur le plan polémique.

D’une part, il affirme à plusieurs reprises l’étanchéité entre la sociologie qui établit des faits à propos de la vie humaine en société et les jugements moraux, ou politiques, qu’on peut avoir de ces mêmes faits, en revendiquant pour le sociologue le même rapport distancié que pourrait avoir par exemple un astronome face aux étoiles qu’il étudie. Or, sur ce point, notre sociologue se fait souvent prendre en défaut, en montrant bien qu’en réalité, il attend quelque chose en matière d’avancée de l’humanité de la science même qu’il établit. En effet, de très nombreux exemples de savoirs sociologiques qu’il donne en exemple ont trait à la mise en lumière des inégalités entre les groupes sociaux, et plus généralement aux conditions sociales qui expliquent telle ou telle destinée d’un individu. Or B. Lahire, en même temps qu’il affirme l’objectivité des résultats ainsi obtenus, ne cesse de rappeler  que cet établissement objectif des inégalités peut avoir un effet en lui-même sur le devenir même de la société. Pour lui, il va de soi que la mise en lumière d’une inégalité (par exemple que les enfants d’ouvriers réussissent moins bien à l’école que les enfants de cadres supérieurs) doit inciter à terme à corriger cette inégalité. Or une telle vision défavorable de l’inégalité ne va pas elle-même de soi. C’est aussi un fait social, comme l’avait bien expliqué en son temps Louis Dumont dans ses travaux comparatif entre l’Inde et l’Occident. L’égalité est effectivement la valeur cardinale de notre société, mais, comme le montre d’ailleurs, l’analyse du pamphlet de P. Val, certains y prônent aussi l’acceptation de l’inégalité et ne voient dans la revendication égalitaire que de l’envie dissimulée en morale.

Certes, B. Lahire anticipe largement cette critique en usant de la distinction wébérienne entre rapports au valeur et jugements de valeur sans trop l’expliciter d’ailleurs (p. 36-39), mais il reste qu’il sera facile à un lecteur d’orientation libertarienne, ou considérant la hiérarchie naturelle entre les hommes comme une fort bonne chose, qu’il ne faut pas perturber, de souligner qu’ainsi présentée, la sociologie n’a absolument rien de neutre dans les jugements implicites qu’elle porte par les objets d’étude même qu’elle se donne. Ce n’est d’ailleurs pas un scoop. Je ne connais pas en effet une œuvre récente de sociologie où l’auteur, face à une inégalité qu’il décrit, proposerait de la maintenir, voir de l’accentuer. W. Pareto et G. Mosca sont bien des astres morts. Imagine-t-on par exemple les études de genre qui prôneraient l’accentuation des inégalités de genre? Des études sur les Rroms proposant de  les rendre encore plus misérables? Des spécialistes de l’éducation proposant de faire pire encore en matière d’inégalités par établissements? etc. De fait, la haine que suscite la sociologie chez les partisans de l’inégalité, de la hiérarchie,  d’une conception individualiste du destin (comme l’explique très bien B. Lahire dans son chapitre 3, La fiction de l’Homo clausus et du libre arbitre, p. 51-65), me parait parfaitement explicable, parce que la sociologie décrit justement les promesses encore imparfaitement tenues d’une société qui se veut égalitaire et que ses praticiens proposent souvent les moyens d’aller encore plus loin dans la réalisation de ces mêmes promesses, alors même qu’un P. Val, un Zemmour, etc. souffrent déjà d’un trop plein d’égalités de tout acabit. B. Lahire a peur qu’on lui accole l’étiquette de « gauchiste » (p.38), il devrait plutôt admettre que certains haïssent les sociologues, parce qu’ils ont pour boussole l’égalité – ce qui devient effectivement gauchiste dans un monde occidental qui dérive à grande vitesse vers l’extrême droite.

D’autre part, si l’on prend un point de vue encore plus en recul, on remarquera que la sociologie telle que B. Lahire la présente adopte un point de vue utilitariste sur la vie humaine. La sociologie ne fait pas que décrire, elle vise aussi à éviter ainsi des drames, de la souffrance dans ce monde-ci. Comme le dit B. Lahire, « Les logiques qui ont contribué à rendre possibles les crimes, les incivilités, la délinquance ou les attentats, poursuivent tranquillement leur déploiement. Comprendre sereinement ces logiques, c’est se donner la possibilité d’agir, et, à terme, d’éviter de nouveaux drames ». (p. 46) C’est là le programme classique des sciences depuis Bacon : en expliquant la nature, je peux agir sur elle, pour le plus grand bien de l’humanité. Ce programme est probablement partagé par l’immense majorité des scientifiques en général, et des sociologues en particulier, et, de fait, il est difficilement critiquable aujourd’hui. Cependant, là encore, il serait de bonne méthode de reconnaître qu’il constitue un axiome du raisonnement de la sociologie, telle que la pratique B. Lahire dans la filiation d’un Durkheim ou d’un Weber. Après tout, un raisonnement gnostique ou apocalyptique pourrait très bien se passer de cette considération. Un idéologue djihadiste ne peut d’ailleurs que se féliciter hautement que l’expliquer, c’est excuser se répande jusqu’au sommet de l’État, puisque cela le rapproche du chaos final qu’il recherche à établir pour sauver l’humanité souffrante.

Pour conclure ce trop long post, le livre de B. Lahire me parait encore trop sur la défensive. Il tend à se cacher derrière l’objectivité par crainte d’être stigmatisé comme gauchiste, alors qu’en réalité  la sociologie contemporaine ne prend sens qu’à travers les valeurs d’égalité et d’eudémonisme qu’elle défend indirectement – un peu comme la médecine défend la santé humaine contre la maladie, la souffrance et la mort. Cette opposition philosophique ressort pourtant fort bien des meilleurs passages de  l’ouvrage et de son analyse du livre de P. Val.

Enfin, comment ne pas admettre qu’un politicien qui prône l’expliquer, c’est excuser n’est rien d’autre qu’un partisan des bonnes vieilles hiérarchies naturelles, encore un peu honteux tout de même? Il est socialiste, n’est-ce pas? Continuons donc à lui faire honte! Mais préparons-nous à bien pire encore.

Ps. Pour les lecteurs intéressés, les compte-rendus du livre de B. Lahire ne manquent pas.

Il faut d’abord aller voir celui, très bien fait, intitulé « La sociologie sans excuses », d’Arnaud Saint-Martin sur le site la Vie des idées. L’intertitre choisi pour la dernière partie du compte-rendu (La sociologie produit des résultats et elle émancipe. Excusez du peu!) illustre bien à mon sens ce que je voudrais rendre plus évident dans la pratique majoritaire contemporaine de la sociologie, même si le contenu des lignes qui suivent cet intertitre ne vont pas aussi clairement dans ce sens. Pourquoi en effet devrait-on se féliciter à propos d’une science du fait qu’elle « émancipe »? (Je ne suis pas contre l’idée d’émancipation, mais je sais bien par ailleurs que ce n’est pas un but partagé par tous dans l’humanité que la dite émancipation. J’ai même le vague sentiment que cela dérange bien des gens plutôt puissants et mal lunés.)

Il faut aussi aller voir celui de Denis Colombi, sur son blog, « Une heure de peine… », « La sociologie est politique, mais pas normative ».  Il y explique, partant en particulier de l’exemple de la prostitution, que la sociologie « nous interroge, mais ne nous donne pas les solutions. C’est à nous de les inventer ». Il continue : « Cette idée implique notamment que la sociologie est d’autant plus pertinente politiquement qu’elle assure correctement son rôle scientifique, qu’elle s’obstine, très précisément, à rechercher le savoir pour lui-même. Si Durkheim disait de la sociologie qu’elle ne vaudrait pas une heure de peine s’il ne devait avoir qu’un intérêt spéculatif, il ajoutait aussitôt « Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n’est pas pour négliger ces derniers : c’est, au contraire, pour nous mettre en état de les mieux résoudre ». C’est bien ce dernier point sur lequel il y a de ma part désaccord. Au moins, implicitement, ne serait-ce que par son choix d’objets, la sociologie dit qu’il y a « problème pratique » pour reprendre les termes de Durkheim- ce qui ne va pas de soi. Tout problème ou absence de problème doit lui-même être interrogé. Par ailleurs, dans l’état actuel de la discipline, il n’est que trop transparent de voir de quel côté penchent la plupart des sociologues. Certes, la sociologie comme connaissance objective permettrait a priori de faire des choix politiques éclairés par cette dernière dont la nature normative n’est pas fixée par avance – mais, dans l’immense majorité des cas, le sociologue participe d’une norme égalitaire, ou eudémoniste. La discussion sur la prostitution, proposée par B. Lahire et reprise par D. Colombi, est en ce sens éclairante : personne  n’étudiera (sauf erreur de ma part) la prostitution dans le cadre de valeurs inégalitaires qui se disent prêtes à sacrifier ces femmes ou ces hommes au bon plaisir d’autrui, y compris si l’on prouve par a+b qu’elles/ils sont littéralement forcé/e/s de se livrer à cette pratique bien au delà de tout prétention à exercer une quelconque liberté. Selon D. Colombi,  « le fait que les prostituées soient dominées doit être pris en compte dans toute réflexion politique sur cette question, mais ne commande pas a priori et de façon définitive le choix d’une politique. » Je suis très dubitatif, pour ne pas dire plus, sur cette absence de lien dans ce cas précis en particulier.

Plus généralement, il n’est pas très difficile de constater que la presse de gauche encense B. Lahire et la présentation qu’il fait de la sociologie (cf. Maud Vergnol, « Qui a peur des sciences sociales? », L’Humanité par exemple) et qu’il ne semble pas avoir vu passer un papier de même nature sur ce dernier dans celle de droite. Pour l’instant – il faut arrêter de se cacher derrière son petit doigt-, la majorité de la réflexion sociologique française se trouve avoir partie liée avec la gauche et ses valeurs d’égalité (enfin, plus exactement avec la gauche historique pré-Val[ls]-ique), et elle ne peut que se faire logiquement haïr pour cela. Voir aussi l’entretien fort éclairant de B. Lahire sur son livre pour le site SES-ENS. Les gens qui vont traduire la sociologie en politiques publiques ne sont probablement pas dans l’esprit de B. Lahire les proches collaborateurs de la présidente du FN… ou alors je me trompe complètement.

 

 

Bilan (personnel) des départementales 2015 : la routine (éternelle?) de la Ve République.

Dans la métropole de Lyon, nous n’étions pas invité à voter pour les départementales de mars 2015, puisque ici les compétences du département et de l’intercommunalité ont été dévolues depuis le 1er janvier 2015 à l’assemblée intercommunale élue l’année dernière à travers les municipales. Je n’ai donc pas pu suivre en direct une campagne départementale, et je n’ai eu finalement accès qu’aux résultats de ces départementales tels qu’ils ont été diffusés par les médias nationaux.

Contrairement aux commentateurs qui en ont souligné les nouveautés (parité, percée du Front national au premier tour, implantation nationale de ce dernier, effondrement de la gauche en général, etc.), je reste frappé par la normalité des résultats si on les examine dans la perspective longue de la Vème République.

Premièrement, comment ne pas voir qu’il s’agit d‘élections intermédiaires classiques désormais pour une Vème République complètement incapable depuis la fin des « Trente Glorieuses » de mener des politiques publiques qui satisfassent des majorités durables d’électeurs ? Comme d’habitude, en particulier avec le chômage de masse qui persiste et embellit depuis des lustres,  le camp gouvernemental se prend une rouste (méritée), et l’opposition classique (en l’occurrence la droite républicaine) l’emporte (sans grand effort). L’alliance partisane UMP-UDI-Modem gagne en effet très largement l’élection en voix (33,3% des suffrages exprimés selon les calculs des collègues de Slowpolitix). La droite (y compris les divers droite) l’emporte largement en terme de sièges de conseillers départementaux (plus de 2400), et en terme de présidences de départements (67 sur 98). Le rapport de force droite/gauche à ce niveau est ainsi complètement inversé.  C’est d’autant plus remarquable qu’il y a quelques années, dans une conjoncture similaire pour les forces soutenant le gouvernement en place, des commentateurs de droite pleuraient dans le pages du Monde sur l’implantation locale perdue de la droite et du centre, et n’y voyaient pas de remède. Il suffisait pourtant d’attendre le retour du balancier. Quod demostrandum erat. Du coup, attribuer à l’action de Nicolas Sarkozy himself cette victoire constitue une affirmation bien héroïque à tous les sens du terme, elle résulte surtout du traditionalisme de l’électorat français -en fait du traditionalisme de la (toute petite) majorité de votants parmi les inscrits!  N’importe quel leader de la droite aurait sans doute gagné cette élection départementale. Ceux des électeurs qui se déplacent pour voter ne sont de toute façon pas prêts dans leur majorité pour essayer des nouveautés. Pas d’aventurisme surtout.

Deuxièmement, dans le camp de la gauche, si l’on observe le nombre de conseillers départementaux élus et encore plus les présidences des départements conservés (ou gagné), comment ne pas être frappé par la prééminence maintenue du PS? Même à cet étiage bas, le PS dispose encore selon les calculs des Décodeurs du Monde d’un peu plus de 1000 conseillers départementaux, alors qu’EELV plafonne à 48,  le PRG à 65 et le FG (PCF et PG) à 156.  Selon les collègues de Slowpolitix,  la proportion de voix obtenus par les partis situés à la gauche du PS au premier tour serait de 10,1% des suffrages exprimés, alors que le PS serait lui à 24,7%.  Les candidats du PS auraient donc réussi à mobiliser en leur faveur un électorat près de deux fois et demi plus important que celui de ses alliés (habituels) à gauche. Il reste en fait le seul parti de gauche à avoir un maillage territorial important (même s’il y a désormais des conseils départementaux d’où il est absent ou marginalisé), et presque le seul à conserver des présidences de conseils départementaux. Selon les calculs des décodeurs du Monde, le PS serait même le parti de gauche où le taux de survie des sortants se représentant serait le meilleur! 61% des sortants socialistes se représentant auraient retrouvé leur siège, contre seulement 46% des anciens élus divers gauche, 56% des élus communistes et 55% des radicaux de gauche. Les élus EELV qui se représentaient n’auraient été que 6 sur 22 à revenir siéger dans l’arène départementale, et les élus FG (non-PCF) seulement 4 sur 12. De fait, la modération du PS, autrement dit le fait de se situer à la droite de la gauche, lui permet de continuer à dominer de très loin les autres partis de gauche en terme d’élus départementaux. Dans la perspective de la « reconstruction de la gauche » après sa (à ce stade très probable) éviction (probablement fort méritée) du pouvoir national en 2017 (si le quinquennat va à son terme naturel), cette donnée – la prééminence de la gauche (très) modérée au niveau des élus locaux –  continuera à jouer à plein. Les autres partis de gauche connaissent eux, soit la poursuite de leur interminable déclin  (comme pour le PCF qui ne préside plus qu’un département), soit une implantation locale toujours très limitée et le plus souvent dépendante du bon vouloir du PS lui-même (EELV en particulier, qui lui ne préside toujours aucun département à ce jour).

Troisièmement, contrairement à l’image qu’en ont donnée les médias, il faut souligner que, envisagé du point de vue stratégique, le FN s’est pris lui aussi une rouste lors de ces départementales. Certes, il fait au premier tour de l’élection départementale son meilleur score pour ce qui concerne une élection locale (25,7% des suffrages exprimés toujours selon les collègues de Slowpolitix), mais, au second tour, c’est globalement la branlée. Il réussit certes à obtenir beaucoup plus d’élus qu’auparavant (68, il n’en avait que deux), mais il se fait battre dans la plupart des cas quand il s’avère présent au second tour. La logique du scrutin majoritaire à deux tours – au premier tour, on choisit, au second tour, on élimine – fonctionne donc encore à plein à son détriment. Et cela vaut aussi en cas de triangulaire : toujours selon les décodeurs du Monde, les binômes FN ne remportent que 5 triangulaires sur les 273 auxquels ils ont participé, soit un taux de succès (misérable) de 1,8%.  Cette logique, qui vaudrait d’ailleurs pour tout parti se situant à une extrême du système politique se retrouvant dans la même situation, est renforcée, d’une part, par l’absence totale de parti allié du FN qui soit de quelque importance (les autres partis d’extrême droite aurait recueilli, 0,1% des suffrages exprimés, et encore je parie que le gros de ces voix concernent le rival de la « Ligue du sud » de Bompard & Cie),  d’autre part, par la médiocre éligibilité des binômes proposés par le FN à l’attention des électeurs. Le Monde a publié un article cruel sur une candidate FN dans l’Aisne, soulignant à quel point le FN manque d’éligibles même là où il dispose a priori d’électeurs. Certes, il semble qu’une partie des électeurs de la droite le rejoignent en cas de duel FN/gauche, mais ce transfert de voix n’est pas appuyé par une consigne partisane en ce sens, encore moins par une alliance en bonne et due forme. Le FN peut bien se glorifier d’être (en suffrages exprimés) le « premier parti de France » (aux européennes de 2014), il reste le vilain petit canard de la politique française avec lequel personne ne veut patauger. Ce constat n’est sans doute pas étranger à la crise  au sein du FN autour des déclarations de J.M. Le Pen dans les jours qui ont suivi ces résultats. De fait, si aucun parti ne veut s’allier dans le futur avec le FN, ce reniement du fondateur par la direction actuelle du FN, dont sa propre fille,  ne servira pas à grand chose. En effet, s’il veut l’emporter, s’il reste sans allié, le FN doit nécessairement  être majoritaire à lui tout seul. Or, dans un scrutin majoritaire à deux tours comme les départementales, ce seuil lui est en l’état présent des rapports de force la plupart du temps inaccessible. En principe, les régionales lui sont un peu plus favorables, puisqu’au second tour, une majorité relative suffit pour emporter une région. Cela reste toutefois à vérifier, et ce mode de scrutin des régionales pourra toujours être modifié par les autres partis largement majoritaires à l’AN et au Sénat si besoin est s’il permettait trop souvent au FN d’accéder seul aux responsabilités régionales (ce qui a été déjà fait en 2004 suite aux élections régionales de 1998). En somme, le seul espoir pour le FN solitaire d’accéder au pouvoir  demeure l’élection présidentielle – et en imaginant que des (r)alliés viennent ensuite à la soupe une fois la victoire présidentielle acquise pour assurer une majorité parlementaire permettant de gouverner ensuite. Les départementales de 2015 tendraient pourtant à indiquer qu’il s’agit d’un espoir bien ténu. Le FN reste un tiers exclu de la politique française – tant que personne ne lui ouvre la porte.

Quatrièmement, au total, est-ce qu’on ne doit pas constater surtout l’inertie du système politique français? Nous sommes pourtant dans une crise économique majeure, le chômage est au plus haut, les sondages d’opinion montrent une insatisfaction massive de l’opinion envers les politiques, l’abstention persiste et signe, mais, finalement, pas grand chose de nouveau ne se passe. L’alternance régulière entre la droite républicaine et la gauche continue à s’effectuer, sans que le FN – qui occupe pourtant tant les médias  aux deux sens du terme – perturbe le jeu politique tant que cela. Il n’a même pas réussi à conquérir une présidence de département, et il n’a même pas réussi à bloquer par sa présence même le moindre conseil départemental. E la nave va.

Par ailleurs, aucune autre force politique alternative que le FN n’émerge au niveau national, en particulier à gauche, comme le note plus généralement le collègue Fabien Escalona, spécialiste des gauches européennes, sur Slate.  On reste toujours dans cette atonie de la gauche de gauche observable en France par comparaison depuis 2010 au moins – en dehors du feu de paille Mélenchon aux présidentielles de 2012. En effet, je veux bien que la situation grenobloise soit un signal important avec la victoire dans deux cantons de binômes du « Rassemblement citoyen » soutenant l’actuel maire de Grenoble, mais cet événement ancré déjà dans une longue histoire de la ville des Alpes  ne correspond pas à un bouleversement des rapports de force nationaux au sein de la gauche. Ce phénomène général d’inertie s’est trouvé sans doute renforcé par la caractéristique même de ces élections départementales. En effet, malgré leur nationalisation due à leur organisation en une seule fois sur la France entière, ces départementales restent destinées à désigner des élus locaux, dont les compétences (un peu floues en plus ces temps-ci…) ne sont susceptibles de mobiliser sur le fond des politiques publiques concernées qu’une part limitée des électeurs. La part de notabilité locale dans chaque élection n’est sans doute pas non plus à négliger – contrairement d’ailleurs à ce qu’avait pu faire penser le redécoupage des cantons et l’introduction des binômes paritaires. Surtout, dans ce résultat finalement si banal (en particulier si l’on observe « qui gagne à la fin »),  j’ai du mal à ne pas voir  le rôle central du mode de scrutin majoritaire à deux tours. En effet, ce scrutin oblige un parti nouveau qui veut avoir des élus, soit à attendre d’être à soi seul  majoritaire – ce qui n’a jamais pris qu’une bonne quarantaine d’années à un FN fondé tout de même en 1972… et encore le compte n’y est pas encore -, soit à s’allier avec plus centriste que soi, et donc à risquer de ne pas apparaître « nouveau » très longtemps aux yeux des électeurs. Pour prendre un exemple (facile, trop facile), avec ce que synthétise un personnage comme le sénateur Jean-Vincent Placé,  un parti comme EELV réussit à sembler aussi vieillot que le radicalisme de gauche, de droite ou du centre réunis, sans même en avoir l’histoire sénescente pour excuse.

Si les départementales avaient été organisées sur un autre mode de scrutin, proportionnel par exemple, les dynamiques observées auraient été sans doute différentes. Des partis comme DLF (Debout la France) ou Nouvelle Donne auraient eu leur (petite) chance. Pour l’heure, malgré les bruits qui courent d’un coup à la Mitterrand de F. Hollande en ce sens,  il faudra nous en passer sauf sous forme d’ersatz cache-misère, car le scrutin majoritaire à deux tours demeure trop bien favorable aux deux partis dominants, l’UMP et le PS, et à leurs annexes directes, l’UDI et le PRG, pour qu’ils décident d’un coup de s’en passer. Il n’est que d’observer leur presque parfaite harmonie quand il s’agit de légiférer ces jours-ci sur le renseignement au détriment des libertés publiques pour mesurer le caractère commun de leurs « intérêts professionnels ». Aucun des responsables de ces partis n’imagine même qu’ils pourraient être un jour durablement cantonnés dans l’opposition et en proie à un pouvoir devenu par malheur tyrannique et usant des outils qu’ils mettent en place.  Ils sont le pouvoir, et ne sauraient donc craindre ses abus. CQFD.

On sent déjà du coup le triste scénario pour 2017. Probablement, Marine Le Pen, candidate du seul FN, sera au second tour – sauf si les diverses affaires qu’on voit monter ces derniers temps la concernant auront réussi d’ici là à faire place nette de sa personne. Sauf bouleversement économique ou géopolitique (inimaginable à ce jour?), elle sera pourtant battue par n’importe quel candidat « républicain », de gauche ou de droite, qui ralliera une majorité (âgée et/ou éduquée) de citoyens craignant les aventures. On ne fait pas la (contre-)révolution par les urnes dans une maison de retraite qui, quoique décrépie, arrive encore à servir des repas encore tièdes, si ce n’est chauds, à la plupart des résidents. Cela va aviver les batailles à droite et à gauche pour être ce candidat « républicain », mais cela n’apportera rien de neuf en matière de réorientation générale des politiques publiques, parce qu’aucun des deux camps ne peut d’évidence se renouveler de l’intérieur, parce qu’aucun ne constitue plus depuis longtemps un vecteur portant un ou des mouvements sociaux défendant des besoins actuels des citoyens. Le système politique de la Vème République est bloqué, et bien bloqué, et ce ne sont pas à en juger par ces départementales les électeurs eux-mêmes qui risquent de le débloquer.

Et comme symbole de tout cela, un réacteur EPR à x milliards d’euros qui se moque de nos présomptions à la maîtrise technologique.

 Ps. Allez lire aussi l’excellent entretien avec mon collègue Pierre Martin, qui va plus en détail dans le cambouis électoral que je ne saurais le faire.  Nos conclusions se rejoignent, en particulier sur le FN. Selon P. Martin, le FN reste une « force impuissante » : « La conclusion est cruelle pour le FN : le PS et l’UMP conservent le quasi-monopole de la capacité à offrir des carrières politiques attractives. C’est un échec important pour la stratégie de Marine Le Pen et un facteur de crise pour ce parti car ceux qui espéraient trouver dans le FN l’opportunité d’accéder à des carrières politiques ont presque tous échoué. »  Une question accessoire se pose alors : si cette analyse du blocage du système politique français se répand largement dans l’opinion, que peut-il se passer? Est-ce que l’opportun (?) retour de l’idée du vote obligatoire n’a pas à voir avec ce constat dérangeant qui pourrait être (un peu trop) partagé?

Guerre, apartheid, indignité nationale.

En politique, les mots importent.

Et ces derniers jours, ce fut un festival de mots.

Selon ce que j’ai cru comprendre du discours de Manuel Valls devant les députés, la France est en guerre contre le djihadisme. En même temps, quel scoop! Sauf grave erreur de ma part, la France a participé à des opérations militaires en Afghanistan depuis une bonne grosse décennie. Je crois d’ailleurs avoir lu quelque part que la mission qui s’achève là-bas serait l’une des plus longues missions sur un théâtre extérieur de l’armée française. Qui combattait-on là-bas, sinon les djihadistes locaux, les sympathiques « talibans »? Idem pour l’intervention au sol au Mali, ou aérienne en Irak. Le vrai scoop, c’est qu’il faut des attentats sur le sol métropolitain pour que les autorités politiques soulignent solennellement devant le Parlement que nous le sommes, en guerre. Et en même temps, ce qui devrait fasciner, c’est que, contrairement à une guerre ordinaire, le présent gouvernement ne prend pas les mesures budgétaires qui s’imposeraient logiquement vu la situation telle qu’il la définit lui-même. On augmentera certes le budget de la police, du renseignement intérieur, de la justice, mais on se contentera simplement de moins réduire les effectifs du Ministère de la Défense que prévu. On reste donc dans l’optique, un peu bizarre tout de même pour un pays en guerre, qu’une armée toujours plus petite pourra remplir plus de missions. C’est là une incohérence familière entre le discours politique et la politique publique suivie. Elle traduit sans doute l’incapacité du gouvernement à assumer  son choix d’une solution militaire au djihadisme au regard des contraintes budgétaires européennes. Bref, quand on se trouve en guerre, on vote derechef  les crédits de guerre, on ne songe pas à respecter en plus les critères de Maastricht, et sus à l’ennemi! Ou alors, ne serait-ce pas qu’on utilise un peu les mots à tort et à travers? Et on s’étonnera ensuite que l’on s’enlise dans un combat de longue haleine.

Ensuite, il parait, toujours selon le Premier Ministre, que la France connaît une situation d’apartheid. Nicolas Sarkozy, l’ancien maire de Neuilly, a trouvé une telle déclaration honteuse. Mais là encore quel scoop! Qu’il y ait des « beaux quartiers » et des « banlieues pourries », la sociologie urbaine en parle, avec bien plus de subtilité et de distinguo que je ne peux le faire ici, depuis des lustres. La fameuse « politique de la ville », inventée au début des années 1980 par la gauche au pouvoir, partait justement de cette prémisse qu’il existait des inégalités de conditions de vie éminemment liées à l’espace urbain. L’usage du terme d’apartheid pour rendre compte de ce phénomène et de ses conséquences me parait toutefois quelque peu exaspérant. L’apartheid, le « développement séparé » prôné par les gouvernements racistes d’Afrique du Sud entre 1948 et 1994, prenait des formes légales bien précises. C’était une politique publique de l’État sud-africain, longtemps soutenue  par le vote de la majorité blanche la seule autorisée à voter (tout au moins au début). En France, c’est le contraire : tous les gouvernements depuis 1981 ont affirmé vouloir mener une politique destinée à limiter la ségrégation spatiale des groupes sociaux ou à contrer ses effets sur le destin des individus, justement à travers la « politique de la ville », les « missions locales pour l’emploi », les « ZEP », la « mixité sociale », les « zones franches », etc. On admettra facilement – chiffres à l’appui – que les résultats de tout cela n’ont pas vraiment été à la hauteur des attentes affichées ou que les choix faits – par exemple la priorité très souvent donnée au bâti – l’ont été en dépit du bon sens, mais il reste que ce n’était  l’objectif promu publiquement par aucun gouvernement depuis 1981 que de séparer les gens selon la race comme en Afrique du Sud entre 1948 et 1994. C’est un échec certes que ce développement d’inégalités sociales spatialisées  depuis les années 1970 en France, mais cela se retrouve dans la plupart des sociétés post-industrielles au croisement des logiques de désindustrialisation et des choix résidentiels des classes moyennes et supérieures. De manière tragique, l’Afrique du sud d’après 1994, post-apartheid, connait d’ailleurs les mêmes phénomènes sans qu’il n’y ait plus aucune contrainte légale sur le choix de l’habitat par les uns et les autres. Si l’État français veut éviter la poursuite de ce phénomène, il lui faudra bien plus qu’une simple refonte des dispositifs existants, il lui faudra réfléchir sérieusement, d’une part, au marché de l’emploi de l’époque post-industrielle, et, d’autre part, aux mécanismes pouvant influer sur les choix résidentiels des classes moyennes et supérieures. Et, si j’ose dire, pour l’instant, c’est pas gagné.

Enfin, le retour de « l’indignité nationale ». J’aime bien personnellement, par goût de l’histoire de France, ce terme qui fleure bon l’après second-guerre mondiale, ce moment où les « collabos » en prennent pour leur grade. Si j’ai bien compris, il s’agirait donc de fleurir la boutonnière de nos braves djihadistes français de ce signe officiel d’opprobre qu’on ressortirait pour l’occasion des musées. Faute de pouvoir les déchoir de leur nationalité française, nous leur enlèverions l’honneur qui va avec. Autant je puisse concevoir que cela ait pu chagriner un membre de la Milice – et encore pourvu qu’il ait été embrigadé par idéologie nationaliste – que de se voir ainsi désigné à la cantonade comme un « mauvais Français », autant je trouve cela plutôt comique pour un djihadiste se revendiquant d’une cause universaliste qui nie l’idée même de nation ou de patrie. Je comprends bien l’envie d’exécution symbolique que recèle ce terme d’indignité nationale, mais les exécutés risquent eux d’y voir un titre de gloire. On pourrait écrire un sketch à ce sujet entre djihadistes emprisonnés avec l’un de ces derniers qui se plaindrait de ne pas être avoir été déclaré « indigne » malgré l’ampleur de ses forfaits, et qui écrirait du coup une lettre au Président de la République pour se plaindre de cette vexation à son égard en s’inventant quelques crimes supplémentaires.

 Ps. L’entretien avec l’historienne Anne Simonin avec le Monde, que m’a signalé un lecteur assidu du blog, explique bien ce qu’était cette peine d’indignité nationale et la difficulté à la transposer dans le contexte juridique actuel marqué par les Droits de l’Homme. Un peu comme les galères ou le bagne en somme. On ne sait plus rire dans ce pays.

« Gangs of RPR », le retour?

Certains de mes lecteurs se rappelleront peut-être de l’hilarante série de sketches de la part des « Guignols de l’Info » dans les années de la lutte homérique entre Balladur et Chirac. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens venir le remake, et comme tous les remakes, je trouve cela plutôt lassant.

D’une part, notre cher Jean-François Copé, ci-devant leader de l’UMP, est victime d’une cabale de la part de ce brûlot de l’ultra-gauche qu’a toujours été le Point, bien connu pour son engagement mao-spontex et ses pétroleuses. Il faut dire que le brave Copé dans sa réponse d’hier matin aux allégations du Point  a réussi à démontrer encore une fois qu‘il existe une exception française, en politique tout au moins. Tout ce que nous a appris le Point et qui n’est pas discuté par Copé lui-même aurait sans aucun doute conduit un politique de l’Europe du nord que ce même Copé admire tant sous son espèce germanique à une rapide démission de son poste de chef de parti. Rien de tel ici. J’y suis, j’y reste, et n’en sortirais que par la force des baïonnettes. En plus, notre grand politique à la française invente la mise sous scellés des documents comptables de son parti jusqu’à une possible réforme de la législation de le vie politique, soit jusqu’aux calendes grecques en somme, et le tout au nom de la transparence. Personne n’est trop surpris en fait de tant de courage, mais il ne faudra pas non plus s’étonner après de la faible cote de confiance de la classe politique auprès des Français.

D’autre part, le Canard enchainé publie apparemment demain des verbatims supposés de conversations qui se seraient tenues autour de Nicolas Sarkozy du temps de sa Présidence. Celles-ci correspondraient à des cassettes pirates, des bootleg tapes, qui auraient été faites par le conseiller Patrick Buisson à l’insu du  brave Président – peut-être pour pouvoir écrire dans quelques années, son « Sarkozy m’a dit », son « C’était Sarkozy », son « Verbatim » à lui (Après tout, Buisson est historien à ce que j’en ai compris). Quoi qu’il en soit des raisons premières de ces enregistrements s’ils existent vraiment, à qui le crime profitera à ce stade de l’affaire, on verra bien. Cela sera bien sûr « abracadabrantesque », comme d’habitude en de telles circonstances, si l’on venait d’aventure à y découvrir des choses qui manqueraient à la décence de la part de l’ancien Président. En même temps, je ne suis pas sûr que cela n’ajoute pas à sa légende en fait. Si ces supposés enregistrements devaient nuire à quelqu’un, c’est bien plutôt aux autres personnes enregistrées à leur insu, et à celui qui se serait permis de faire cela.

Quoi qu’il en soit, il y aurait comme de l’ambiance à l’UMP et alentours. Cela doit être les résultats de l’infiltration socialo-communiste qu’ils subissent depuis quelque temps. Pour l’instant, pas de révélation de la part d’un cheval de Bayrou sur son patron? Ouf, on est sauvé!

(A part ça, en Ukraine…)

Hollande en Salomon de téléréalité?

Et voilà, Hollande a parlé sous la forme d’une allocution télévisée.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que j’aurais du mal à ajouter quoi que ce soit de nouveau dans le tombereau de critiques qui lui ont été adressées de toute part à cette occasion.

Il y a d’abord la forme et l’opportunité. Comment un Président de la République peut-il considérer qu’il se trouve de son registre de parler ainsi d’un cas particulier? En parlant, il valide le fait que « le cas Leonarda » devient une cause célèbre; il a même parlé de « légitime émotion ». F. Hollande parait avoir décidé que le Président normal ne peut pas ne pas intervenir à chaud sur tout ce qui fait débat dans la société française. Il n’a pas alors fini d’intervenir: s’il l’a fait sur ce sujet, pourquoi pas sur tous les autres sujets qui se présenteront? Le reproche qu’on peut lui faire de continuer ainsi la détestable pratique de N. Sarkozy en la matière va redoubler.

Il y a ensuite le fond de ce qui a été annoncé. François Hollande fait comme s’il disposait en cette affaire d’une sorte de droit de grâce, ou de droit d’exception au droit commun, du seul fait qu’il se trouve être le Président de la République.  Je sais bien que la fonction présidentielle en France consiste entre autres choses à faire croire à la populace un peu niaise au demeurant qu’un chef omnipotent peut tout (ou presque), tel un Pharaon de l’ancienne Égypte régulant le flux du Nil par ses bonnes relations avec ses pairs, les Dieux. On ne se fait certes élire Président que comme cela: « Ensemble, tout devient possible », ou « Le changement, c’est maintenant », n’est-ce pas? Mais tout de même dans le cas d’espèce, la solution proposée (pas de retour de la famille concernée, mais seulement de la seule Leonarda) s’assoit allègrement sur la chose jugée et le droit en vigueur. Il suffit de lire le rapport des Inspecteurs généraux sur les conditions de l’expulsion pour se rendre compte que la séparation des membres d’une famille ne va pas du tout de soi aujourd’hui. On aurait pu n’expulser que le père de famille, on prend pourtant soin d’expulser dans le même temps tout le monde justement pour ne pas transiger avec ce principe. Et, là, le Président, désavouant son administration, propose le contraire, provoquant d’ailleurs une réaction ulcérée et logique de refus de la part de la dite Leonarda. Le moins que l’on puisse dire, c’est que parler de « jugement de Salomon » à propos de la décision de F. Hollande en l’espèce ne fait justice du sens habituel de cette expression.

Il y a enfin l’aspect directement politique. Tout le monde est d’accord pour dire que cette décision ne satisfait personne. La « générosité » du Président, pour reprendre les termes du Ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, ne semble pas assez grande à Harlem Désir, premier secrétaire du premier parti de la majorité présidentielle, le PS, et donne l’occasion à quelques noms d’oiseaux adressés au Président de la part des représentants du « Front de gauche » et de certains intellectuels ou personnalités classées à gauche (par exemple le sociologue Eric Fassin ou le cinéaste Arnaud Despleschins). Une partie de ces gens de gauche soupçonnent le Président de machiavélisme et l’accusent de cruauté à l’égard de Leonarda et de sa famille, c’est-à-dire de bien savoir en fait que ce qu’il a proposé à Leonarda et à sa famille se trouve en pratique impossible. Inversement, cette « générosité » est soupçonnée à droite de préparer le retour en France de toute la famille de la dite Leonarda, et il faut bien dire qu’après toutes les informations qui ont été distillés sur cette famille depuis une semaine par les médias et à en juger par le suivi médiatique de l’affaire, cet éventuel retour consisterait  le plus long spot télévisé jamais diffusé en faveur de l’extrême-droite.

De fait, le choix présidentiel souligne s’il en était besoin à quel point la gauche de la gauche se fait actuellement « couillonner » par F. Hollande : en effet, dans son allocution, il a annoncé une nouvelle circulaire sur le fait que les procédures d’expulsion ne sauraient en aucune manière interférer avec la vie scolaire – ce qui a été fait dans la foulée par le bienveillant Manuel Valls -, mais il se garde bien d’annoncer qu’une révision générale de la politique en matière d’accueil et de séjour des étrangers va être engagée. Il souligne ainsi le fait qu’il croit les gens de la gauche de gauche assez proches des pieds-nickelés pour se satisfaire simplement de ce symbole d’une école inviolable. F. Hollande a certes bien compris qu’il faut traiter le fantasme de Vél d’Hiv qui circule dans la gauche de la gauche. En effet, si toute cette affaire a tourné en scandale et que le rapport de l’Inspection générale peut parler du coup de « manque de discernement » des forces de l’ordre, c’est uniquement parce qu’aux yeux de certains, cette situation a été vécue sur le mode du retour à 1942. Prendre une enfant rom aujourd’hui lors d’une sortie scolaire, c’est pour eux comme revivre une rafle vichyste, rien de moins, rien de plus. Cela leur permet certes de s’enorgueillir à bon compte de leur moralité de résistants.  F. Hollande en tient compte dans son allocution, il ne faut plus que cela se reproduise, dont acte, mais, en même temps, il n’est pas question de remettre en cause la politique de l’immigration en général, qui, en l’état, correspond sans doute, à la volonté majoritaire du peuple français. Depuis le printemps 2012, s’il l’avait voulu, le Président aurait pu faire voter par sa majorité une loi sur les conditions de séjour des étrangers en France… il ne l’a pas fait, tiens, tiens, pourquoi donc?

A mon avis, cette intervention s’inscrit donc dans un contexte politique plus large, où la gauche de gauche (y compris une partie du PS) est en train de découvrir avec consternation la réalité des politiques publiques suivies par F. Hollande, et où ce dernier essaye de leur donner l’occasion de ne pas comprendre en leur offrant des satisfactions morales et symboliques.

Et Hollande fit du Sarkozy sur l’Europe…

Les réalités structurelles de la politique française ont la vie dure. Sur le rapport à l’Union européenne tout particulièrement : quand on se trouve au pouvoir, comme dirait Flaubert, toujours  attribuer aux technocrates apatrides de Bruxelles la faute de ce qui ne va pas dans le pays et toujours s’attribuer en revanche le mérite de ce qui y va bien; se présenter toujours comme le brave gars, plein de bon sens, qui défend le peuple français et son bonheur contre ces fous dangereux, utopistes, incompétents, ou les deux, de Bruxelles; et surtout ne jamais admettre la réalité des transferts de souveraineté qu’on a soi-même accepté à ces mêmes fous. Selon l’historien Laurent Warlouzet au vu des archives (cf. Le choix de la CEE par la France. L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle[1955-1969], Paris : Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2010, en particulier les dernières lignes de la conclusion p. 507-508), ce double jeu a commencé sous le Général de Gaulle lui-même en 1958-69. Il continue toujours en 2013.

Ainsi, comme prévu par les nombreuses dispositions adoptées depuis 2010 à la suite de ce qui a été conceptualisé par les pays dominants (dont la France), la Commission européenne et la Banque centrale européenne comme la « crise des dettes publiques » des pays européens, la Commission européenne a rendu hier publique ses recommandations aux différents pays afin d’améliorer leur sort économique et social et de faire progresser ainsi l’ensemble européen vers ce bonheur terrestre et matériel que l’Europe  promet depuis si longtemps  à ses ressortissants.  On ne peut pas dire que le Parti socialiste français n’ait pas été partie prenante de cette montée en puissance d‘un devoir d’injonction attribué à la Commission européenne à propos des politiques économiques nationales. On ne sache pas que ses députés au Parlement européen aient occupé l’hémicycle bruxellois ou strasbourgeois en hurlant que c’est la souveraineté du peuple français qu’on assassinait ainsi; on ne sache pas non plus que la majorité parlementaire de gauche, élue en juin 2012, essentiellement socialiste, ait fait obstacle à la ratification du nouveau Traité européen signé au départ par un certain Nicolas Sarkozy.  Et voilà que François Hollande, dans une posture toute gaullienne, une fois reçues les recommandations de la Commission européenne, déclare tout de go que la France n’a pas à recevoir d’ordres sur les réformes à faire et que seul le solde budgétaire compte. En tout cas, c’est ce qu’en rapporte l’estimé quotidien parisien, le Monde, dont il serait malicieux de douter de la compétence en matière de transmission des propos présidentiels à la population.

La manœuvre politicienne au sens le plus ordinaire du terme est évidente : il ne faudrait pas que le bon peuple de France se rende compte que, désormais, les grandes lignes de l’ensemble des politiques économiques sont prises à Bruxelles, et que ces lignes sont parfaitement alignées sur l’habituel « consensus de Bruxelles ». De fait, le « gouvernement économique de l’Union européenne » (ou de la seule zone Euro) que le Président Hollande appelle de ses vœux pour l’avenir existe en fait déjà, et il a lui-même fait ratifier par la France un Traité qui l’entérine (sans compter la loi organique sur les finances publiques qui met en œuvre les dispositions de ce Traité).  Il se trouve que je suis l’actualité italienne, j’ai donc pu lire à peu prés les mêmes recommandations de la part de la Commission européenne pour l’Italie. Le Corriere della Sera, journal  qui incarne pourtant le sel de la bourgeoisie italienne la plus traditionnellement capitaliste et libérale, commentait d’ailleurs non sans une légère pointe d’ironie les mesures ainsi préconisées par Bruxelles. Ce sont en effet toujours les mêmes : libéralisation du marché du travail, réforme des retraites, maîtrise du déficit public, diminution des dépenses publiques inutiles, mais investissement public dans les secteurs d’avenir, tout en diminuant les impôts et les charges sociales, ouverture de nombreux secteurs protégés à la concurrence.  Il faut bien dire que, vu d’Italie, même un journal bourgeois peut commencer à se demander si tout cela sert vraiment à quelque chose… Où s’arrête d’ailleurs la libéralisation du marché du travail souhaitée par la Commission européenne? Sans doute à la précarité de l’emploi pour 100% de la main d’œuvre, mais, alors, comme le montre déjà l’exemple italien, qui va faire des projets d’avenir dans de telles conditions, qui va acheter son logement, qui va s’installer dans la vie, qui va renouveler les générations, qui va renouveler son abonnement annuel au Corriere?

La sortie de François Hollande m’a d’autant plus paru s’inscrire dans une vieille tradition de double langage sur l’Europe – dont N. Sarkozy n’avait pas été avare non plus – qu’en réalité le gouvernement français a obtenu de ne pas respecter tout de suite (en 2013 et en 2014)  ses engagements en terme de solde des dépenses publiques, et qu’en contrepartie, il s’est engagé à aller plus loin dans les « réformes structurelles » que la Commission européenne juge nécessaires. Il est certes certain que ce n’est pas dans les bureaux de la Commission que les détails de la future réforme des retraites vont être écrits, mais, pour ce qui concerne sa conception générale et sa nécessité même, il ne fait pas non plus de doute que la France s’aligne ainsi sur le « consensus de Bruxelles ».

On peut se demander pourquoi le Président Hollande, donnant par ailleurs des gages de fidélité à la ligne européenne « néo-libérale » de sortie de crise (comme avec son discours de Leipzig pour le centenaire du SPD), refuse d’informer les Français de la situation réelle du pays en la matière. Qui croit-il donc tromper? C’est à dire vrai une question montante en science politique : avec l’élévation générale du niveau d’éducation de la population, avec la transmission d’informations entre les différentes arènes dans lesquelles un politicien s’exprime, y compris entre pays différents, pourquoi s’entêter à nier l’évidence?

Sans doute, y a-t-il là une simple et banale raison électoraliste. On sait depuis 2005 que les groupes populaires de ce pays sont majoritairement hostiles à l’Europe  – tout au moins quand ils expriment une opinion à ce propos. Si je ne me trompe pas, la part la plus populaire de l’électorat du futur Président Hollande en avril 2012 se déclare déjà majoritairement hostile à l’Europe. Le Président socialiste ne peut donc pas officialiser devant le grand public français qu’il suit en fait la ligne définie en commun à Bruxelles, cela serait faire un trait sur cet électorat, ou du moins, donner à ses adversaires sur ce segment de l’électorat populaire un argument pour le (re-)détacher du PS (comme en 2002). En même temps, comme le montrent les sondages quand on dispose des répartitions socio-démographiques, c’est déjà fait! Les ouvriers et employés ont déjà compris que c’était « European business as usual », et qu’en tout cas, le changement promis en 2012 ne serait pas dans le sens espéré par eux.

Malheureusement, en essayant de s’en tirer par le double langage, par l’ambiguïté des propos, F. Hollande passe par pertes et profits la possibilité d’un choix éclairé de l’électorat. Comme par une heureuse communication des bons esprits, Bernard Guetta fit de même ce matin sur France-Inter tout un sermon sur le même thème : la France ne doit pas se laisser imposer les mauvaises réformes libérales par des Commissaires européens irresponsables car non élus, cela risque de désespérer Billancourt et Maubeuge. D’évidence, la couleuvre néo-libérale que propose Bruxelles à l’attention du gouvernement français et à la gauche pro-européenne dont B. Guetta représente le porte-voix journalistique sur France-Inter est un peu trop grosse à avaler, mais ne serait-ce pas plus sain pour l’avenir d’y aller franco de port?

En effet, le résultat de tout cela sera que, lorsqu’il faudra changer les Traités européens – ce qui ne manquera pas d’arriver du train où vont les choses, si on donne raison à nos partenaires allemands – pour sauver la zone Euro, le Président Hollande n’aura pas d’autre choix que de passer par la seule voie parlementaire de révision constitutionnelle, et ne pourra pas faire appel à un référendum pour légitimer ces transferts de souveraineté. Ce n’est pas en effet en faisant croire aux citoyens – qu’on suppose là bien niais tout de même – que la France a encore seule la main sur ses grands choix de politique économique qu’on pourra éviter à terme une mobilisation massive en sens inverse.

Ps. La prise de position idiote (au sens antique et nouveau du terme) de F. Hollande a fait la une du Monde le vendredi 31 mai 2013 : Hollande brandit la souveraineté de la France face aux demandes de Bruxelles. Le chef de l’État craint d’apparaître assujetti à la Commission européenne en ces temps d’euroscepticisme titre le journal du soir. Pour une fois, je suis entièrement d’accord avec le sous-titre analytique. (Cela me coûte.) Les prises de position de membres de l’UMP et du Modem, relatées par le journal,  ne sont pas glorieuses non plus.  Je ne suis bien sûr pas le seul à m’être rendu compte de la « grosse ficelle » bien usée utilisée par F. Hollande, cf. l’interview croisé dans Atlantico de Nicolas Goetzmann et Sylvie Goulard.  On appréciera toutefois la chute de l’interview où l’eurodéputé Modem,fédéraliste, bras droit de R. Prodi en son temps, S. Goulard, prend position contre un futur référendum sur le traité qui en finira avec les atermoiements actuels pour aller vers le fédéralisme de la zone Euro. Une question trop compliquée… mais, bien sûr, ma bonne dame, ils sont trop bêtes pour comprendre ces veaux de Français…  (Je blague, mais cela ne me fait pas beaucoup rire moi-même.) On retombe toujours sur le même problème : rationnellement, les élites pro-européennes (que ce soient S. Goulard ou F. Hollande) croient savoir – qu’il est impossible désormais, du moins à court/moyen terme, de convaincre la majorité du peuple français dans un débat ouvert que la « fin de la France souveraine » (à l’image de ce que connaît le canton de Genève dans la Confédération helvétique… pour être positif) au profit de l’Europe souveraine serait au final une bonne chose pour eux. Chacun à son poste réagit donc en conséquence.

Austérité, austérité, austérité, jamais tu ne prononceras ce nom.

Au même moment où F. Hollande se lance dans une croisade contre la corruption supposée des élites, avalisant au passage et sans doute par mégarde la croyance populaire selon laquelle ils sont « tous pourris », il n’a pu s’empêcher de récuser encore une fois le terme d‘austérité. Comme tous les politiciens français depuis des lustres, en France, il n’est jamais question de faire de l’austérité. C’est un terme maudit. Il l’est depuis qu’en des temps fort lointains désormais, le « meilleur économiste de France » devenu Premier Ministre, Raymond Barre, avait qualifié sa politique ainsi, et l’avait mise en œuvre à travers des Plans successifs d’austérité (Plan Barre I, Plan Barre II). A l’époque, il s’agissait surtout de vaincre l’inflation, et un peu moins de rétablir les comptes publics de la France.

La gauche mitterandienne pratique en 1983 le « tournant de la rigueur » – en déniant avec tout autant de vigueur qu’aujourd’hui faire de l’austérité à la manière de l’odieux (à ses yeux) R. Barre. La rigueur n’est pas l’austérité – tout comme, dans les années 1950, le rétablissement de la paix civile en Algérie n’est surtout pas la guerre.  On sait ce qu’il en advint.

Aujourd’hui, le vocabulaire a encore une fois changé, on ne fait pas de l’austérité – ce qui serait vraiment diabolique! – ni même de la rigueur – ce qui serait presque satanique! – , on se contente désormais du « sérieux budgétaire » – ce qui est angélique bien sûr.  N. Sarkozy tenait d’ailleurs exactement le même discours de dénégation. Jamais, ô mon Dieu, ne livrerait-il le bon peuple de France aux pompes sataniques de l’austérité! Il l’en saurait garder.

Pourquoi un tel entêtement de la part des politiques à nier cette évidence?

Parce qu’ils supposent que les électeurs français (au moins une partie d’entre eux) vont très mal réagir à ce seul mot, comme si les gens allaient se réveiller d’un coup en l’entendant et commencer du coup à mordre : les Français ne sont pas si endormis que cela, ils sont au courant des choix faits, utiliser le mot juste  serait plutôt un hommage rendu à leur intelligence  – cela tend à oublier par ailleurs que toute une partie de l’électorat n’attend que cela, des comptes publics en équilibre, quitte à avoir beaucoup moins de services publics (mal rendus et inefficaces par nature), de fonctionnaires (nécessairement fainéants et inutiles), etc.  Il existe aussi une « France libérale » qui voudrait « affamer la bête« .

Parce qu’ils ont l’impression que l’austérité affichée crânement à la R. Barre (à ne pas confondre avec la réalité des chiffres sous sa gestion) les mènera nécessairement à la catastrophe politique. Il vaut donc mieux prétendre ne pas faire d’austérité, ne serait-ce que pour ne pas annoncer à son propre camp que la défaite électorale se trouve désormais certaine aux prochaines élections, ce qui ne manquerait pas de produire quelques remous au sein de la majorité en place. Si F. Hollande disait faire effectivement de l’austérité, il annoncerait aux élus socialistes que les élections de 2014, municipales et européennes, seront en conséquence une Bérézina. ( Hypothèse d’ailleurs à ce stade la plus probable vu la popularité de l’exécutif. )

Parce qu’ils veulent préserver aux yeux des électeurs l’illusion d’une autonomie budgétaire de la France.  Au même moment où F. Hollande prétend ne pas faire d’austérité, la Commission européenne rappelle par un rapport de suivi des finances publiques des pays européens que des efforts en ce sens sont engagés, mais qu’il va falloir en faire encore beaucoup plus dans les années à venir. Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, a lui aussi craché le morceau.

Parce qu’en comparaison avec d’autres pays européens, la France n’est certes pas (complètement) engagée dans une correction budgétaire radicale (et suicidaire). L’évolution du point d’indice de la fonction publique est gelé depuis 2010 – mais il n’a pas été baissé. Les prestations sociales n’ont pas été diminuées, et elles ont même continuées à suivre l’inflation. Les retraites n’ont pas été rognées – même si un premier pas en ce sens vient d’être franchi par le récent accord interprofessionnel sur les retraites complémentaires. Le gel des dépenses de l’État n’est pas général (cf. éducation nationale) et ne provoque pas pour l’instant des désagréments insupportables pour l’ensemble de la population; les diminutions de crédits restent largement du ressort de conflits sectoriels.  En ce sens, si l’on attribue au mot « austérité », le sens de « disette » ou « famine » budgétaire – ce qui tendrait être le sens de ce mot désormais en Europe – , la France n’en est pas encore à ce stade.  C’est vrai que P. Moscovici n’est pas G. Osborne.

Quoiqu’il en soit, cette stratégie de dénégation de l’austérité par F. Hollande va apparaitre de plus en plus artificieuse à mesure que la France va être obligée de céder – comme elle s’y est récemment engagée – aux obligations en ce sens que l’Union européenne lui impose. Les prochaines semaines risquent d’être amusantes à observer – surtout avec des prévisions de croissance aussi médiocres que celles annoncées pour la France par la Commission elle-même pour 2013 et 2014.

Un dernier point : la Commission européenne réclame à la France (comme à ses autres patients) des « réformes structurelles ». Je trouve cela très bien vu comme demande à un Président de la République et un Premier Ministre qui sont déjà en train de battre des records d’impopularité sondagière après moins d’un an de mandat.

Ps 1. Deux matins de suite sur France-Inter, l’auditeur que je suis a eu droit à une dénégation en règle de l’austérité.  Hier, mardi, Pierre Moscovici a tenu un discours propre à rendre fou tout auditeur un peu cohérent : première partie du discours, non, non, au grand jamais, ce gouvernement ne donne pas dans l’austérité; deuxième partie, illustration des diverses mesures d’économies dans les dépenses de l’État engagées depuis 2012, et à poursuivre en 2013 et 2014. Il est donc à conclure qu’en France, stabiliser ou même diminuer les dépenses de l’État ne constitue pas de l’austérité – avec les effets récessifs que cela peut avoir ailleurs  -, et n’a donc aucun effet sur la conjoncture économique générale. A croire que toutes ces dépenses de l’État qui se faisaient l’étaient auprès d’agents économiques fantômes qui prenaient l’argent de l’État, ne rendaient aucun service en échange, et disparaissaient ensuite dans le néant avec l’argent reçu… Idem pour les impôts supplémentaires, sans doute prélevés sur des thésauriseurs qui gardaient de toute façon leur argent sous leur matelas. Ce jour, mercredi, rebelote avec Jean-Marc Ayrault sur le même thème : non pas d’austérité bien sûr, mais des dépenses amoindries pour rétablir… (sic) la capacité de dépenser pour l’avenir. Ayrault ajoutait en effet aux propos de Moscovici une complication supplémentaire : la réduction de dépenses d’aujourd’hui constitue la réduction de la dette accumulée et des intérêts à verser de demain (jusqu’ici tout va bien..), qui permettra plus de dépenses d’investissements après-demain (ou tout de suite???), qui, faut-il en douter, apporteront de la croissance… dans un certain temps (ou dans pas longtemps???). Pour donner un exemple de la cohérence de la ligne gouvernementale, autant que je le sache, en raison de l’austérité, les dépenses afférentes au « Grand Paris » n’ont effectivement pas été annulées, mais elles ont été différées dans le temps en raison d’économies budgétaires à faire tout de suite… ce qui veut dire que les effets économiquement positifs pour la France de renforcer ainsi la métropole mondiale parisienne se trouvent décalés d’autant à un horizon tel que je risque d’être au cimetière au moment où ils seront là… Tout cela est un peu fou : soit ce sont des dépenses porteuses d’avenir dans le cadre de la « guerre économique mondiale » dans laquelle nous sommes engagés, et il faut les faire tout de suite, à marche forcée; soit cela ne sert à rien en fait, et on les annule tout de suite.

Ps2. La vraie bonne nouvelle de la semaine, un peu passée inaperçue : les Pays-Bas sont en train de craquer. Apparemment, selon les Echos, le gouvernement de coalition libéraux/sociaux-démocrates est en train de revenir sur le train d’économies qu’il avait envisagé en se mettant en place – sans qu’il y ait eu apparemment de grandes mobilisations populaires en ce sens d’ailleurs.  La petite économie ouverte, donneuse de leçons, qui ne compte que sur ses exportations pour vivre semble avoir quelques difficultés elle aussi dans ce contexte… Bien étonnant, tout de même, mais apparemment, ils ont aussi en plus leur propre crise de l’immobilier.  Avec un peu de chance, quand tout le monde en Europe sera vraiment au fond du trou, on va pouvoir commencer à discuter sérieusement de l’avenir économique du continent, on se rapproche de l’échéance.

Pacta sunt servanda? Du « Pacte budgétaire ».

Sauf événement totalement imprévu, la France va ratifier en l’état, sans y changer une virgule, le traité signé au printemps 2012 entre 25 Etats de l’Union européenne, le « Pacte budgétaire », alias le « Traité Merkozy » pour ses opposants, alias le TSCG (Traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance) pour lui donner son nom officiel, et, dans la foulée, se doter de sa propre « règle d’or » budgétaire à travers le vote d’une loi organique. Sauf surprise de toute dernière minute, cette fois-ci à l’échelle européenne, ce traité entrera en vigueur dans de brefs délais, car il n’est prévu qu’un nombre réduit d’États (12 au minimum) l’ayant ratifié parmi les signataires pour lui permettre de s’appliquer.

Les « économistes atterrés » ont exprimé leur opposition au traité, dans les termes les plus vifs, ce qui ne saurait étonner personne vu leurs interventions publiques précédentes. Une tribune a été publiée dans le Monde par un groupe d’économistes critiques recoupant largement les précédents. Même un Jean Pisany-Ferry semble exprimer quelques doutes sur la manœuvre économique en cours au niveau de l’Union européenne.

Je ne veux pas entrer ici dans la logique économique de ce Traité, mais dans les conséquences que ce dernier aurait pour le fonctionnement politique des Etats européens l’ayant ratifié. Ce Traité, qui n’a l’air de rien selon le Conseil constitutionnel, si on le prend au sérieux si j’ose dire, change tout de même radicalement la donne en matière de finances publiques agrégées. En effet, il affirme que, si on imagine un univers économique sans aucune perturbation conjoncturelle, l’État au sens large ne devrait faire presque aucun déficit : 0,5% de « déficit structurel » au maximum avec une dette publique de plus de 60% du PIB et 1% au maximum avec une dette publique de moins de 60% du PIB. On ne se trouve certes pas au déficit zéro, mais on s’en rapproche. Surtout, point qui a été beaucoup moins souligné par les médias et par les hommes politiques défendant le Traité, les Etats signataires se font obligation de réduire leur dette publique, si elle est supérieure à 60% du PIB, à marche forcée d’un vingtième  par an de la valeur de l’écart entre 60% et son niveau présent.

Imaginons que ce Traité s’applique vraiment. Comme ses partisans le disent justement, la France connaît de forts déficits publics depuis le début des années 1970 – fin de la période dite des « Trente Glorieuses ». On peut certes se prendre à rêver qu’à coup de réformes de la gouvernance européenne, un « miracle européen » se produise à compter de 2013, et que les pays de l’Union européenne, et tout particulièrement ceux de la zone Euro, connaissent de forts taux de croissance (au delà de 3% par an) à compter de 2014. L’application des termes du Traité sera indolore dans ce cas, il suffira de donner la priorité au désendettement des administrations publiques et de ne pas céder quand apparaîtra une « cagnotte » fiscale vu le boom économique.

On peut aussi se mettre à cauchemarder avec de très nombreux économistes en se disant qu’avec toute cette austérité mise en place en Europe, nous allons droit vers une dépression style années 1930 – si nous n’y sommes pas déjà en fait. Quand je lis par exemple que la Grèce pourrait  encore faire -5% (sic) sur son PIB en 2013 ou que la France entre doucement dans la récession comme en 2009, ce scénario du pire me parait probable. Or, dans ce cas, tout l’appareil de régulation des comptes publics bâtis depuis deux ans à l’échelle européenne (le TSCG, mais aussi le « Six Pack » et bientôt le « Two Pack »), va sans doute se trouver, au moins temporairement, caduc. En effet, il peut arriver un moment où, même les partis actuellement au pouvoir dans les Etats européens finissent par déclarer d’eux-mêmes la situation « exceptionnelle », et donc s’affranchissent de toutes ces règles de contrôle des dépenses publiques qu’ils ont approuvées depuis deux ans au nom de la conjoncture d’exception qu’ils auraient eux-mêmes contribué à créer par leurs choix malavisés. L’appel au secours du Premier Ministre grec actuel, Antonio Samaras, représente peut-être le début d’un retournement dans la perception de la situation. Le recul du gouvernement portugais devant la rue sur une mesure particulièrement impopulaire est peut-être un autre signe en ce sens.

Cependant, ces deux scénarios, le rose (bien improbable) et le noir (moins improbable) peuvent fort bien être remplacés par une sortie de crise toute en mollesse, avec une croissance très basse (entre 0 et 1% par an), mais ni nulle, ni négative – probablement tirée par une reprise économique ailleurs dans le monde. Je suppose que, dans ce cas de la médiocrité durable, le « Pacte budgétaire » s’applique à plein. Et, là, arrivent les difficultés politiques! Si année après année, il faut rembourser la dette publique accumulée depuis le début des années 1970, cela signifie avec une croissance très faible qu’il faudra couper vraiment dans les dépenses publiques et/ou augmenter les impôts, taxes, cotisations. Il y aura bien en effet un moment où les ajustements incrémentaux ne suffiront plus. On en arrivera alors à devoir faire des choix de société et/ou de grande politique. Depuis la période de la reconstruction après la Seconde Guerre Mondiale, les sociétés à l’ouest de l’Europe ont toujours fonctionné pacifiquement et démocratiquement, soit grâce à un partage des « fruits de la croissance », soit grâce à la souplesse que donnait l’augmentation de la dette publique ou de l’inflation quand il n’y avait plus de « fruits » à partager. Que se passe-t-il si le jeu démocratique devient visiblement, sans échappatoire par la dette ou l’inflation, « à somme nulle », voire « à somme négative »? Il n’est pas très difficile de parier que le jeu va se durcir. Il n’est pas très difficile non plus de prévoir que les groupes d’intérêts les plus entreprenants seront mieux servis dans la débandade générale que les citoyens non organisés ou les groupes d’intérêts un peu moins entreprenants. (Petite illustration sur le budget 2013 de la France : on augmente les impôts/cotisations/taxes des retraités, fumeurs, buveurs de bière inorganisés, et on maintient la TVA réduite dans la restauration… et ce n’est que le début…)

Or, en France, tout semble se passer comme si les hommes et femmes politiques qui vont voter le « Pacte budgétaire » n’avaient pas envisagé vraiment cette éventualité moyenne, médiocre, d’une longue stagnation, d’un régime économique quasi-stationnaire avec remboursement de la dette et sous-emploi de masse durablement élevé, pourtant le scénario gris le plus probable vu l’histoire économique récente du pays. Toute une partie du Parti socialiste semble en effet approuver ce texte uniquement pour des raisons de haute politique européenne, tout en pariant que le jeu européen aura changé avant d’avoir à faire les choix drastiques que ce Traité implique (par exemple, la diminution radicale du nombre de communes, de plus 36000 à 5000 tout au plus, la suppression plus généralement d’une bonne part des administrations locales et de leur personnel doublonnant). Idem à droite (par exemple, avec l’abandon de la dissuasion nucléaire, d’évidence trop chère pour un « pays en faillite », ou de la politique familiale universelle, reliquat d’un nationalisme démographique d’un autre âge).

Je soupçonne fort nos politiques de croire s’engager, comme d’habitude, sur un traité dont la France – cette grande Nation – respectera ce qu’elle voudra bien respecter. Ils sous-estiment peut-être que, cette fois-ci, ce sont les conditions générales de la concurrence politique nationale qui sont en train de changer.

Eric Dupin, La victoire empoisonnée.

Ce qui oppose sans doute beaucoup journalistes et universitaires, c’est le rapport au temps. En tout cas, le temps de la publication.

Eric Dupin, journaliste politique que j’apprécie depuis longtemps, vient de faire paraître un livre dans la foulée immédiate de la présidentielle de cette année (La victoire empoisonnée, Paris : Seuil, 2012). Ce livre d’un peu plus de 250 pages correspond à un journal raisonné de la campagne présidentielle de 2011-2012. Le livre ne se limite pas à la phase finale de cette dernière, mais il embrasse aussi les primaires organisées par le Parti socialiste pour désigner son candidat (le journal commence le 29 août 2011). Il reprend par ailleurs largement le principe du précédent livre d’E. Dupin (Voyages en France, Paris : Seuil, 2011, aussi chroniqué sur le présent blog), qui consiste à faire parler des Français ordinaires sur la situation du pays, rencontrés à l’occasion des pérégrinations professionnelles de l’auteur dans les différentes régions de France à la suite des  candidats. Le livre mélange donc au fil des semaines les verbatim des hommes politiques et des citoyens ordinaires.

Pour un lecteur, qui a suivi comme moi-même cette campagne, parallèlement à d’autres obligations professionnelles plus terre-à-terre, le livre d’E. Dupin constitue une sorte de « corrigé ». A-t-on oublié d’enregistrer dans sa mémoire quelque chose d’important? Inversement, puisque les évènements dont E. Dupin rend compte sont encore frais dans la mémoire de ceux qui, comme moi, ont suivi la campagne, a-t-il oublié quelque chose?  J’ai eu l’impression qu’E. Dupin n’oubliait rien, à un épisode prés que je cite plus loin. De fait, ce livre sera comme un vin qui aura d’autant plus d’intérêt qu’il vieillira. Un livre qui intéressera les historiens. En effet, il offrira à mon sens un témoignage précieux sur ce que les contemporains que nous sommes (au moins ceux orientés à gauche) auront perçu de cette campagne, de ses temps forts, de ses inflexions, de son absence de (grande) surprise, de son caractère finalement ordinaire dans un monde montrant par ailleurs des signes croissants de désordre. Les historiens s’amuseront – ou s’indigneront?- sans doute de nos cécités, de nos limites, de notre (relative) insouciance. Je pense en particulier au fait que le changement climatique et ses conséquences n’auront tenu aucun rôle dans cette campagne présidentielle. La bonne vieille « croissance » sera restée le totem de notre société.

Le seul point d’oubli que je puisse signaler, c’est le traitement par E. Dupin de l’affaire Merah (19 mars, p. 172-173). C’est  bien trop rapide. Surtout, le journaliste oublie un aspect du traitement de l’information sur le moment, à savoir le rôle extraordinaire des chaînes d’information en continu dans le déroulé de l’affaire Merah, le côté « à la O.J. Simpson » du traitement des faits, les images fortes et faibles qui en sont ressorties. Ce sont mes propres étudiants (qui ont visiblement plus de temps à perdre que moi devant la télévision, mais que je remercie vivement de ces remarques) qui m’avaient rendu attentif  au fait qu’à cette occasion, le direct télévisuel – où, littéralement, rien ne se passait – avait connu un saut qualitatif nouveau (dans le néant?). Le terme de « meubler » semble avoir pris alors un sens nouveau.

Pour le reste, les enseignements de ce livre me paraissent double.

D’une part, sous la plume d’Eric Dupin, les hommes politiques, grands ou petits, à quelque camp qu’ils appartiennent, apparaissent plutôt sous un jour favorable. Ce sont des « hommes de bonne volonté ».  Contrairement à d’autres, visiblement, E. Dupin ne recherche pas la petite phrase assassine et mesquine, mais plutôt le côté analytique des politiques. C’est du coup assez rassurant à lire, puisque chacun défend l’analyse correspondant à sa position. Pour ce qui est de F. Hollande, à en croire E. Dupin, celui-ci serait conscient des ennuis qui l’attendent (cf. chapitre 10, « François Hollande prêt à apaiser les colères françaises », p. 186-203, correspondant à la seule date du 30 mars 2012). Tout le livre (dont le titre) est de fait marqué par la crainte (partisane?) d’un nouvel échec de la gauche au pouvoir (d’où le sous-titre, « Et maintenant? »). Là encore, c’est un témoignage pour l’histoire : la victoire de la gauche à la présidentielle de 2012 constitue la première victoire « post-moderne » de ce camp, celle où l’avenir radieux n’existe plus du tout de la base au sommet, même si le vocabulaire classique du « progrès », du « rêve français » (pour reprendre une expression de campagne de F. Hollande), de la « justice », reste encore présent. Cela rejoint la recherche (illusoire) des coordonnées idéologiques de F. Hollande. Il n’y en a pas, pas en tout cas, dans les termes de la modernité classique, il s’agit juste de faire au mieux. Cet aspect m’intéresse particulièrement dans la mesure où je m’interroge avec d’autres sur la manière dont des sociétés démocratiques qui ont toujours vécu depuis deux siècles sous le signe de l’amélioration de leur condition matérielle vont pouvoir assumer, au minimum, leur stagnation, au pire leur régression, sur ce point,  tout en continuant à payer par ailleurs les dégâts du progrès.

D’autre part, un fil discret  parcourt tout le livre, surtout à travers surtout les entretiens avec les gens ordinaires, les « socioprofessionnels », ou les élus locaux croisés au fil des voyages, à savoir l’interrogation sur l’avenir du travail qui parcourt la société française. Comment organiser une société où le travail rémunéré semble devoir manquer durablement pour une bonne partie des individus? Du coup, le thème sarkozien de « l’assistanat à combattre » parait largement encastré dans le plus profond de la société française, pas nécessairement sous l’angle retenu par N. Sarkozy lui-même d’une stigmatisation.  L’auteur retrouve cette interrogation assez partagée sur la mondialisation et ses effets qu’il avait déjà soulignée dans son ouvrage précédent.

Au total, c’est typiquement le livre que je donnerais à lire à des étudiants étrangers, un peu avancés, dans un « cours de civilisation française ». C’est clair, bien écrit, plein de petits détails sur notre vie politique, économique et sociale. Bref, du bel et bon journalisme.