Parmi tous les propos tenus sur le « Mouvement 5 Étoiles » à la suite des élections italiennes de février 2012, il faut sans doute accorder à Olivier Duhamel, qui fut un temps un excellent professeur de science politique, l’honneur d’avoir été le plus loin dans l’approximation et l’amalgame. Il le traite rien moins que de « populiste néo-fasciste », encore mieux le définit comme un « Mussolini 2.0 » (sic).
Il y a d’abord quelque légèreté analytique à traiter quelqu’un de « néo-fasciste » dans un contexte italien où de véritables forces vraiment néofascistes ou éventuellement post-(néo)-fascistes participent visiblement à la compétition politique et électorale. Si l’électeur italien avait voulu voter massivement pour s’inscrire dans l’héritage du fascisme historique (nationalisme, hiérarchie, etc.), il n’avait que l’embarras du choix : il y avait par exemple sur les bulletins de vote de cette année la Destra de Storace, Fratelli d’Italia récemment créé, ou encore Casa Pound à sa première participation électorale. De fait, l’assimilation de B. Grillo au fascisme peut tenir, d’une part, à son style oratoire (sur lequel je reviendrais plus bas) et, d’autre part, à une déclaration, faite par B. Grillo pendant la campagne, d’ouverture envers les « ragazzi de Casa Pound » (jeunes gens de Casa Pound). Il se trouve que Casa Pound (la maison Pound du nom du poète Ezra Pound) est un mouvement de renouveau du néofascisme par la base (sic). Il a trouvé son lieu de prédilection dans un immeuble occupé romain, la fameuse Casa Pound, pas très loin de la Gare Termini à Rome si je ne me trompe dans ma géographie capitoline. De fait, il existe une « homologie structurale » entre le nouveau néofascisme de Casa Pound qui constitue lui-même une critique en acte de l’institutionnalisation partisane du néofascisme depuis les années 1950 et le mouvement M5S qui représente une critique en acte des autres partis (ou, plus encore, de la délégation représentative dévoyée). Comme je l’ai dit plus haut, Casa Pound a fini par se lancer elle aussi en politique en présentant des listes cette année aux élections politiques – sans aucun succès d’ailleurs. A mon sens, cette ouverture aux « ragazzi de Casa Pound » correspond surtout à la volonté de B. Grillo de ne plus être prisonnier des divisions « historiques » de la politique italienne : fascistes/antifascistes, communistes/anticommunistes.
Le style oratoire de B. Grillo, en particulier lors de son « Tsunami Tour », est sans doute un argument plus intéressant à porter au dossier d’un Grillo « néo-fasciste ». Lynda Dematteo, une anthropologue française qui a travaillé sur la Ligue du Nord d’Umberto Bossi, avec laquelle j’ai d’ailleurs écrit un chapitre d’ouvrage en italien sur le sujet il y a quelques années, remarque à juste titre la parenté avec le style oratoire d’Umberto Bossi. Il me semble qu’on y retrouve en effet la même pratique du canevas de propos à tenir au long d’un discours qui passe du coq à l’âne sans transitions dans un ordre seulement déterminé par les circonstances de chaque meeting, avec effectivement une exagération des propos qu’on n’imagine pas vraiment en France si on ne l’a pas entendu directement. Comme avec l’Umberto Bossi de la grande époque – qui, lui aussi, fut longtemps vu comme un fasciste en France – , Beppe Grillo ne semble pas hésiter un seul instant devant l’insulte, la qualification scatologique, la blague de mauvais goût, l’exagération, l’hyperbole, etc.. On retrouve d’ailleurs à l’écrit ce genre de style dans le blog de Beppe Grillo. La différence tient dans le plus grand usage du retournement direct de stigmates de la part de B. Grillo. Il a fallu des années à la Ligue du Nord pour accepter de se qualifier elle-même de « populiste », par peur d’être disqualifiée politiquement; B. Grillo fait scander à la foule qui vient le voir, « Populistes, populistes« , pour affirmer pleinement l’irrespect des catégories dépréciatives dont tous ses ennemis voudraient l’affubler. De même, les meetings de la Ligue du Nord étaient marqués par la haine affichée des journalistes au service du « régime » (on scandait « Via la Rai! » [Dehors la Rai!]), et ceux de B. Grillo retrouvent cette même topologie, mais désormais sans crainte de ne pas avoir accès au grand public, puisqu’Internet existe.
Plus généralement, dans le présent contexte italien, au delà de la tradition rhétorique par ailleurs plus « hurlée » en meeting que de ce côté-ci des Alpes, le style de B. Grillo correspond à un constat à mon sens réaliste des rapports entre la volonté majoritaire des citoyens et l’action des hommes politiques depuis 25 ans, au moins sur quelques points particulièrement sensibles. Les politiciens n’ont pas en effet hésité à négliger la volonté des citoyens telle a pu s’exprimer dans des formes légales. B. Grillo exprime donc logiquement le mépris total que bien des citoyens conscients de s’être fait avoir sur ces quelques points cruciaux ont du coup développé. Sur un plan très général, rappelons qu’en 1990-1993 déjà, les citoyens n’en pouvaient plus de la corruption des hommes politiques, et avaient le sentiment que l’Italie n’était pas à la hauteur des demandes (internes) de normalisation européenne. Aujourd’hui, on rejoue la même pièce en pire : les politiciens sont encore plus corrompus qu’avant – ou, du moins, ils sont devenus beaucoup plus extravagants dans leur corruption, ils osent tout en la matière; l’Italie apparait, aux Italiens avant tout, comme dans une phase de déclin économique et social marqué. A ce contexte général, il faut ajouter que les politiciens ont vraiment omis de mettre en œuvre des décisions prises dans des formes légales par la souveraineté nationale. Pas étonnant alors que seulement 3/4% des Italiens déclarent faire confiance aux partis. Deux exemples : en 1993, un référendum, proposé par d’autres « populistes », les Radicaux de Marco Pannella, abolit la loi de financement public des partis, financement créé en 1974 justement en raison de scandales divers sur le financement privé occulte, national ou international, des partis. Or ces derniers s’en sortent en se raccrochant au remboursement de leurs frais électoraux (sic). A l’époque, en découvrant la manœuvre, trop évidente à mes yeux de naïf bien trop français encore, je n’en avais pas cru mes yeux, j’avais douté que ce fut vrai. Le montant de ce remboursement de frais de campagne a en plus explosé dans les années 2000, et a donné lieu à des scandales retentissants de détournement de ces fonds par les trésoriers concernés ces dernières années. Les partis – tous les partis depuis 1993! – ont donc triché sciemment avec la volonté populaire, exprimée dans les formes prescrites par la Constitution italienne de 1947. Il n’est alors pas étonnant qu’une rhétorique, un peu énervée pour le moins, dénonce ce fait, et que l’abolition immédiate et irrévocable du financement public des partis constitue l’un des points saillants du programme du M5S. En France, le journal L’Humanité s’inquiète de ce point, en soulignant implicitement qu’à ce compte (privé)-là, seuls les riches feront de la politique. Il est vrai que le fait de pouvoir vivre de la politique (grâce aux fonds publics) a été largement sur le très long terme une conquête du mouvement ouvrier, mais, dans le contexte italien, la légitimité populaire d’un financement public de l’activité des partis n’existe plus depuis les années 1990, telle est la « volonté du peuple » italien si ce terme possède un sens. De même, en 2009, un référendum a rendu illégitime en Italie la privatisation des services publics locaux de distribution d’eau. On pourrait dire que la Cour constitutionnelle italienne, compétente en matière d’acceptabilité des référendums abrogatifs, n’aurait sans doute pas dû valider la possibilité d’un tel référendum qui allait visiblement contre l’esprit du droit européen en la matière. Il reste qu’il s’est tenu, et qu’un minimum démocratique est maintenant de tenir compte de son résultat – ce que tend à faire le M5S.
Une chose essentielle à faire comprendre au public français me parait donc être que l’exaspération contre les partis politiques vient de très loin en Italie – et qu’il n’aurait pas lieu d’être si la volonté populaire avait été respectée par ces mêmes partis. Le M5S n’est d’ailleurs pas le seul à exploiter ce créneau, comme je l’ai déjà écrit sur ce blog : la liste sponsorisé par Mario Monti, « Scelta Civica » [Choix civique], fait le même choix que B. Grillo d’appuyer lourdement sur son caractère non-partisan, et n’a d’ailleurs pas plus de structures formelles que le M5S ; la liste des petits partis de gauche, « Rivoluzione civile« , comme son nom l’indique, ne se veut plus partisane (quoiqu’elle le soit); la liste « Fare per fermare il Declino » des économistes néo-libéraux s’affiche elle aussi clairement comme anti-partisane, et la rhétorique de son leader, Oscar Giannino, paraîtra aussi à des oreilles françaises aussi exagérée que celle de B. Grillo. Il faut aussi compter les millions d’électeurs qui se sont abstenus largement par désarroi face à ces mêmes partis.
Par ailleurs, si l’on regarde le programme du M5S, force est de constater qu’il se trouve très proche d’un programme écologiste. Le plus drôle, c’est que cette force, soit disant très « eurosceptique » selon les commentateurs, se réclame dans son propre programme de bonne vieilles directives européennes (en matière d’économies d’énergie) qu’il serait bon à son goût d’appliquer vraiment en Italie. Dans ce programme (résumé et commenté en français par Toute l’Europe), même en cherchant bien dans la version italienne, il n’y a vraiment rien qui puisse être rattaché au fascisme historique. Vouloir réduire l’horaire de travail hebdomadaire des travailleurs à 20 heures par semaine ne me parait pas très fasciste, c’est même honteux d’un tel point de vue fasciste – sauf bien sûr si les 20 autres heures de la semaine sont consacrées à la préparation militaire… Les déclarations de campagne de B. Grillo comportent bien sûr de fortes charges contre la politique économique actuelle de la zone Euro, mais est-ce là être fasciste aujourd’hui? A ce compte-là, il y en aurait des fascistes en Europe et ailleurs … Depuis quelques jours, B. Grillo semble d’ailleurs occupé à désamorcer cette image d’anti-européen indécrottable qu’on a voulu lui coller sur le dos. Il parle aussi ces jours-ci de réduire autoritairement la dette italienne, ce qui peut effrayer les marchés financiers, mais, après tout, n’est-ce pas ce que l’Union européenne a finir par mettre en place dans le cas grec pour les créanciers privés?
Bref, le M5S n’est pas fasciste. Par contre, il pourrait peut-être être décrit par le terme d’« hyper-populiste », de « post-populiste », ou de « populisme au carré ». En quel sens? Il vient en effet après que des nouveaux acteurs soient entrés sur la scène politique italienne depuis les années 1990 au nom d’une meilleure représentation du peuple italien. Il y a eu la Ligue du Nord et Forza Italia à droite, la « Rete » puis IdV à gauche. Le M5S, ce serait donc le début du populisme d’après l’échec des populismes. Comme toutes les tentatives de redonner la parole au peuple via de nouveaux partis ont échoué depuis 1990, il faut essayer autre chose de plus radical qui tienne compte de ces échecs successifs. (Personnellement, je mettrais aussi dans le lot les Verts italiens, et je repartirais des années 1980, lorsque ce parti envoie des députés au Parlement, qui se professionnaliseront très vite). Du coup, semble-t-il instruit de ces échecs, le M5S en vient à mettre en cause l’idée même de représentation politique au sens traditionnel du terme. L’idée même de l’homme politique comme spécialiste des affaires communes de la Nation est dénoncée. Un récent post sur le blog de Beppe Grillo remet ainsi en cause l’idée même de mandat représentatif, inscrit dans la Constitution italienne de 1947 – ce qui représente pour le coup une vraie subversion du régime représentatif moderne, complètement antithétique à la subversion fasciste qui affirmait l’existence d’élites naturelles que le vote démocratique faisait mal émerger de la masse. Le changement technologique (Internet) parait permettre en plus de réaliser cet objectif, d’un lien fort entre la décision publique et la volonté générale.
Pour finir ce post, qui en appellera sans doute d’autres, il me semble qu’il faut que je réponde par avance à l’argument de l’autoritarisme de B. Grillo sur le M5S. Le rapport aux dissidences internes de la part de B. Grillo en rappelle indéniablement d’autres dans des phases émergentes semblables, comme celui d’U. Bossi pour la Ligue du Nord ou celui de S. Berlusconi pour Forza Italia. Les exclusions sont faciles pour ceux qui ne respectent pas la ligne définie par le chef. La défense de son homogénéité d’intention représente de fait une nécessité tactique pour un mouvement qui veut percer dans l’arène électorale italienne. Par ailleurs, dans la politique personnalisée d’aujourd’hui, bien décrite par les politistes italiens depuis 15 ans au moins, il fallait une tête de gondole, un chef, un porte-voix. Il reste maintenant à voir quelle sera la dialectique entre le chef, les élus parlementaires du M5S et la base du M5S. Personne ne peut vraiment préjuger de ce qui va se passer. L’enquête journalistique de Margerita Nasi pour Slate souligne bien cet aspect.
On peut d’ailleurs imaginer que B. Grillo favorise l’apparition d’autres porte-voix du M5S à l’échelle nationale afin de protéger sa propre personne au sens physique et moral du terme. En effet, actuellement, toute l’aventure nationale du M5S semble reposer sur sa seule personne. Il peut donc être extrêmement tentant pour ses adversaires de viser à la tête afin de détruire le M5S. Je ne m’étonnerais nullement si quelques scandales croustillants s’abattaient sur B. Grillo et/ou sur son alter ego, le dénommé Gianroberto Casaleggio (le grand organisateur du M5S). Le moindre écart moral, réel ou fictif, sera exploité à fond. La presse italienne a déjà glosé sur le prix du repas pris pour fêter la victoire dans un restaurant romain par les nouveaux élus. Cela peut aller bien plus loin, et je ne cache pas que l’élimination physique de B. Grillo pourrait même tenter des esprits particulièrement pervers. Tout cela peut être un argument très fort pour que B. Grillo institutionnalise au plus vite le M5S de façon à se protéger lui-même.
De toute façon, si une seconde campagne électorale devait avoir lieu dès cette année, le M5S ne pourrait pas refaire le coup du « Tsunami Tour », il lui faudrait mettre en avant d’autres têtes.