Fabien Escalona, journaliste à Mediapart, et aussi docteur en science politique de l’UGA, publie ce jour un court ouvrage au Seuil dans la collection Libelle. (Je précise pour le lecteur que je connais Fabien depuis ses années grenobloises, et que mon propos sera donc emprunt d’une partialité bienveillante, un ‘conflit d’intérêt’ diraient les rageux.) Cet ouvrage à la plume alerte et claire (eh eh, le journaliste qu’est devenu Fabien évite les défauts souvent reprochés aux politistes!) ne saurait ainsi mieux s’inscrire dans l’actualité. Bien qu’il ne puisse pas en parler, en raison des évidents délais d’édition, la situation qui s’est créé autour de la ‘réforme des retraites’ me semble en tout point paradigmatique de ce qu’il entend démontrer. F. Escalona en explique au lecteur les tenants et les aboutissants en quelques pages biens senties. En effet, en utilisant un vocabulaire qui, pour le coup, ne serait pas du tout le sien, nous observons un hiatus entre le ‘pays légal’ et le ‘pays réel’.
Du côté du ‘pays légal’, Emmanuel Macron dispose de tous les instruments pour faire passer sa réforme. Qu’il obtienne un vote majoritaire dans les deux Chambres (grâce aux LR et aux centristes), qu’il use d’une ordonnance pour cause de délai de débat parlementaire dépassé dans le cadre du 47.1, ou qu’il recoure au 49.3, la réforme se fera si telle est sa volonté. Il n’y a plus guère que le Conseil constitutionnel qui pourrait le bloquer de ce point de vue. Du côté du ‘pays réel’, le mouvement organisé par les syndicats est sans doute le plus important du dernier quart de siècle, tout au moins à en juger par l’affluence aux manifestations, les sondages montrent imperturbablement qu’une majorité de Français, et surtout une sur-majorité de Français non-retraités (90%), y sont hostiles, et enfin, nous en sommes au stade où même les journalistes les plus modérés, ceux qui sont les « chiens de garde » habituels des gouvernements successifs, se rendent compte, certes tardivement, que ne pas réagir aux mensonges éhontés du gouvernement représente à ce stade une faute professionnelle d’une particulière gravité. Enfin, dans le petit monde intellectuel, même des personnes particulièrement modérées (comme ma collègue la politiste Géraldine Mulhmann lors d’un récent débat télévisé) se rendent compte qu’il y a comme un déficit d’écoute de la part du pouvoir. Il ne reste guère plus que les économistes ultra (type boomer et fier de l’être à la Elie Cohen) pour défendre la réforme en n’en gardant que sa triste réalité d’ailleurs, à savoir une simple opération de coupe rase dans les dépenses de l’État social à la seule fin de préserver la crédibilité de la signature de la France auprès de nos créanciers (à ne pas confondre avec nos ‘petits enfants’). L’hommage à Wolfgang Streeck, et à son concept de « peuple du marché », qui contraint désormais autant les gouvernants des démocraties que le peuple des électeurs, est sans doute involontaire de la part de ces ultras, mais correspond bien au modèle de ce sociologue, bien à gauche tout de même. De ce point de vue, on peut donc comparer à raison la situation de la France de 2023 avec celle de la Grèce de 2011: les marchés demandent, le pouvoir de l’heure (nous) exécute.
F. Escalona décrit donc les coordonnées de cette situation. Le régime de la Vème République avait été prévu pour que le pouvoir puisse prendre des décisions éclairées au profit de la majorité de la population. La première grande décision fondatrice que put prendre le pouvoir gaullien fut, certes non sans mal dans ses propres rangs, d’accorder l’indépendance à l’Algérie. Cette formule du Prince jugé par les résultats de son action a de fait assez bien fonctionné pendant quelques décennies. Nous en sommes arrivés au moment où, d’une part, le pouvoir n’est plus guère éclairé (ou visionnaire si l’on veut), et d’autre part, les décisions prises grâce à ces institutions de plus en plus verrouillées (merci Lionel Jospin!) permettent de s’affranchir totalement de la volonté populaire et ne promettent aux gens ordinaires que du malheur supplémentaire.
L’auteur ajoute que cette crise n’est qu’en apparence une question d’institutions, elle est surtout une crise plus profonde d’organisation générale de la société française autour de certains objectifs partagés. Le gaullisme en abandonnant l’‘Algérie de papa’ à son sort (mais en gardant un accès privilégié de la France au pétrole du Sahara algérien, en pouvant y tester ses armes nucléaires et en laissant ouverte la porte à l’immigration de nos anciennes colonies pour remplir les usines d’alors) a permis de profiter de la ‘société de consommation’, de partager les ‘fruits de la croissance’ comme on disait à l’époque, de continuer à réinsérer le pays dans les flux intraeuropéens d’échange, et enfin de redonner un horizon de prestige à la France sur la scène internationale.
De fait, selon Emmanuel Macron lui-même, c’est sans doute mutatis mutandis la même situation aujourd’hui. Il fait depuis 2017 les réformes néo-libérales qu’il aurait fallu faire dès les années 1980, et qui n’ont pas été faites en raison de la pusillanimité de la gauche et de la droite lors de leurs passages au pouvoir. En somme, il est probable que, pour lui, il devrait y avoir belle lurette que l’âge de la retraite aurait dû repasser à 67 ans, voire 70 ans. On ne devrait même pas avoir à en discuter. Cela va de soi.
Malheureusement, pour la population française, les projets de réforme d’Emmanuel Macron sont complètement disjoints d’un horizon qui ferait sens, même à terme, pour elle. Abandonner l’Algérie fut approuvé par référendum par une large majorité d’électeurs, et cette majorité n’a jamais regretté son choix. (Même les plus nostalgiques de l’Algérie française ne pensent pas à une recolonisation de ce pays.) Jamais une majorité d’électeurs n’approuverait la réforme actuelle des retraites lors d’un référendum.
Pour Fabien Escalona, cette république est donc à bout de souffle parce qu’elle ne défend plus, au mieux, que des intérêts très minoritaires socialement, car le projet des gouvernants de l’heure est incapable de prendre en compte les demandes de la majorité de la population. Il envisage dans son ouvrage une sortie de cette crise de régime via la victoire d’une redéfinition des objectifs du pays autour d’une république éco-socialiste. Très concrètement, comment s’adapte-t-on au réchauffement climatique? La solution du pouvoir actuel semble être d’essayer de continuer comme avant, en privilégiant la survie de quelques acteurs économiques puissants (les grands céréaliers, les stations de ski de haute altitude, etc.). La solution éco-socialiste serait de trouver, par une délibération plus large, démocratique, les voies et moyens de faire survivre, ou même se développer, des acteurs dont les intérêts (économiques) engloberaient la plus grande part de la population.
Malheureusement, la perspective qu’ouvre pour ses lecteurs Fabien Escalona me parait être concurrencée par une autre perspective, à savoir le modèle de refondation majoritaire du régime que propose l’extrême-droite. Il faut bien dire que Marine Le Pen et son parti jouent actuellement sur du velours. Entre l’appel au référendum, et la mise en avant du constat d’un hiatus entre les choix du pouvoir et la volonté populaire, c’est à un bain de jouvence qu’ils sont appelés par Emmanuel Macron. Ils ont touché le billet gagnant sans même avoir à l’acheter.
Après, on peut se rassurer en se disant qu’une fois arrivé au pouvoir Marine Le Pen sera confrontée aux réalités de la gestion du pays et qu’elle ne pourra pas stabiliser son pouvoir. C’est à mon avis une illusion. Cette dernière peut en effet proposer un autre issue à la crise de régime actuelle, une redéfinition « nativiste » des bénéfices de l’appartenance à la société française. Si l’on parle des effets du réchauffement climatique, on peut aussi parler des vagues migratoires que cela provoquera et provoque déjà. On peut très bien imaginer que le futur régime ‘national’ se réorganise autour de l’objectif de limiter drastiquement l’accès au territoire français aux possibles immigrants, et aussi autour de celui de réserver les bénéfices (résiduels) de l’État social aux seuls nationaux. Il n’est pas du tout impossible que, dans un monde en crise climatique et géopolitique profonde, une majorité de Français se contente de continuer à mener leur petite vie de pépère pollueur tranquille, pour autant que le travailleur immigré qui lui installera la nécessaire climatisation à son domicile et creusera sa piscine dans son jardin veuille bien se contenter de rentrer le soir dans son quartier et de n’en plus bouger que pour travailler de nouveau le lendemain.
Bref, le jeu est ouvert. Comme le sait évidemment Fabien Escalona, il n’est pas dit que cela soit l’éco-socialisme qui gagne à la fin,mais au moins faut-il lui donner sa chance, et ce livre est l’un des petits cailloux dans cette direction. Après tout, les généraux putschistes auraient-ils réussi en 1961 l’histoire du pays aurait pu être différente. Comme le souligne Fabien Escalona en rappelant les épisodes de ‘défense républicaine’ qui ont sauvé depuis les années 1890 les républiques successives face à une offensive réactionnaire, la situation est d’autant plus grave que le centre macroniste, tout en se posant comme opposant du RN, fait exactement tout ce qu’il faut pour préparer sa victoire. Il dégoute la population des voies ordinaires de protestation sociale, il assume à longueur d’année ses manquements, bêtises, etc. au point de vider de tout sens positif le mot même d’élite, il pique un peu trop souvent par des voies légales dans les caisses publiques en favorisant ses copains du secteur privé, et il reprend les thèmes du RN sur l’immigration avec une impudeur de plus en plus évidente, tout en laissant dériver au quotidien la sécurité (sauf la sienne bien sûr). Le pouvoir macroniste semble ainsi suivre le manuel pour les Nuls : « Porter sans effort l’extrême droite au pouvoir dans votre pays ». Il serait manipulé en sous-main par des agents travaillant pour Poutine il ne se comporterait en fait guère différemment. Cette hypothèse d’école devant être écartée, il faut juste en conclure qu’Emmanuel Macron va rester dans l’histoire comme l’homme qui, par son incapacité foncière à être un Prince démocrate, aura achevé la Vème République. Le parfait anti-De Gaulle en somme. Le père Ubu en version Énarque.
Mort et résurrection heureuse dans l’éco-socialisme, ou assassinat par les héritiers des putschistes de 1961 et de l’OAS, nul ne sait. Ou simplement répétition en 2027 du scénario macroniste avec l’un de ses épigones (E. Philippe? B. Le Maire? G.Darmanin?). Vedremo.