La victoire de Barack Hussein Obama est évoqué par beaucoup comme un signe du « retard français »(eh oui , sur ce point aussi, la France est « en retard » comme d’habitude sur une modernité d’Outre-Atlantique) en matière d’intégration des « minorités visibles » (les minorités invisibles quant à elles sont un peu oubliées, mais elles attendent sans doute leur heure), de respect de la « diversité » en politique (magnifique euphémisme pour dire gentiment que la couleur de peau compte en politique et dans bien d’autres sphéres de la vie sociale).
La comparaison France – Etats-Unis en la matière me paraît pourtant des plus fallacieuses. Tout d’abord, si l’élection d’un métis (se considérant comme « Noir ») à la Présidence des Etats-Unis prend une telle importance dans le récit nord-américain de la politique, c’est parce que la question raciale tient une place centrale dans l’histoire des Etats-Unis. Thomas Friedman, le grand prophète du « monde (économique) plat », a déclaré qu’avec cette élection, la « guerre civile » (des années 1860) est vraiment finie. Il a choisi une formule frappante, sans doute un peu exagérée, mais sur le fond, il n’a pas tort au sens où il est impossible de raconter l’histoire des Etats-Unis sans parler de l’esclavage et de la question raciale. On peut aussi faire remarquer que tous les travaux d’histoire sociale ou de sociologie sur ce pays finissent pas revenir d’une manière ou d’une autre à cette même question. De même, on ne peut concevoir une description cohérente de l’histoire électorale des Etats-Unis depuis 1870 sans faire appel aux tenants et aboutissants de la question raciale, et plus directement aux legs géopolitiques de la Guerre civile et de l’esclavage.
Si l’on veut faire la même opération pour l’histoire de France, on pourra certes indiquer l’importance de nos Empires coloniaux (celui du XVII-XVIIIe siècle et celui du XIX-XXe siècle) dans la création d’un lien avec les personnes qui se revendiquent aujourd’hui de la diversité. Il est facile aussi de rappeler les crimes des autorités françaises de l’époque du Code noir en vigueur dans les îles atlantiques au travail forcé demandé jusque dans les années 1920 au moins dans nos colonies d’Afrique, il est facile aussi de se souvenir des guerres coloniales de conquête et de décolonisation avec leurs nombreuses exactions. Cependant, malgré l’existence de ces faits, reconnus d’ailleurs pour l’un d’entre eux par une loi récente (celle sur l’esclavage), il reste qu’il est possible de raconter l’histoire de France depuis un demi-millénaire sans faire appel à ces éléments. L’histoire coloniale (celle du premier Empire comme celle du second) n’a pas été – sauf exceptions – au centre des préoccupations politiques des gouvernants français et encore moins des Français en général, au même titre que le furent l’esclavage, les droits des Etats fédérés, puis les droits des anciens esclaves aux Etats-Unis. Il me semble que les historiens ont bien montré que toute l’aventure coloniale de la France est restée largement le monopole d’une partie limitée des élites et des gouvernants, et que la tendance de longue période (malgré des atouts géographiques) à préférer « la Corrèze au Zambèze » préexiste à celui qui l’a exprimé dans les années de décolonisation. Si l’on réfléchit aux traits fondamentaux de l’histoire de France, il faudrait bien plutôt rappeler la centralisation parisienne, le catholicisme critiqué depuis le XVIe siècle, la démographie faiblissante dès le milieu du XVIIIe siècle, et surtout la place d’une petite paysannerie rurale ne voulant pas se prolétariser. Les grandes batailles les plus sanglantes s’appellent ici Waterloo, Solférino, Verdun, et non pas Gettysburg… Quand nous nous sommes entretués entre Français depuis deux siècles (la bien connue « guerre civile » sans fin qui nous caractériserait parmi les peuples européens), nous l’avons fait au nom de la Révolution et de la Contre-Révolution, de la République et de ses contraires.
Pour le dire autrement le « roman national » (même si on le limite à la période qui commence en 1789, en oubliant « les Rois qui ont fait la France ») ne peut pas inclure comme chapitre principal ce qui aboutit aujourd’hui à la « diversité ». Pour prendre un exemple, certes Napoléon a eu une politique dans les Antilles de rétablissement de l’esclavage, mais, dans l’ensemble des conséquences de son action, cet aspect-là ne peut que recevoir une place secondaire dans le récit de l’histoire de France. Les trois guerres franco-allemandes (1870-71, 1914-18, 1939-45) restent ainsi à ce jour des conséquences plus centrales à long terme de l’action napoléonienne.
En revanche, si la question de la diversité ne me semble pas pouvoir tenir une place centrale dans le récit national (si on le veut véridique et non pas une reconstruction ad hoc), la question de l’immigration elle est centrale : ayant une démographie vacillante depuis fort longtemps, la France a attiré de nombreuses vagues d’immigrés (du reste de l’Europe puis d’autres continents); Paris a aussi joué le rôle de capitale de la culture européenne pendant deux ou trois siècles (de Voltaire à Picasso). S’il faut parler de quelque chose, qui fait sens au sein de ce récit national, c’est alors de la progression dans les carrières politiques des immigrés et de leurs descendants en général, d’hier à aujourd’hui. De ce point de vue là, l’élection de N. Sarkozy devrait être considérée comme une étape majeure de l’intégration que l’on dit rechercher de toute part. Ce dernier porte un nom indéniablement d’origine étrangère, sa famille même vient d’un pays qui fut un de nos ennemis dans la guerre de 1914-18 et qui fut le plus profondément mortifié par les Traités de Paix de 1919-20. Il est vrai que son milieu social, son identification politique au gaullisme dès son plus jeune âge, sa carrière rapide au sein d’un fief historique d’un parti de gouvernement à l’ombre de grands anciens, tendent à en faire une exception, qui ne l’assimile pas directement à un enfant ordinaire d’immigré. Il n’empêche que, du point de vue de l’Histoire, il ne peut revendiquer comme ses prédécesseurs un enracinement territorial pluricentenaire dans la « terre de France ». Il vient d’ailleurs de se remarier à une « étrangère », certes là encore une immigrée un peu particulière, issue de la haute société italienne.
Bref, on pourrait ironiser en soulignant que l’Obama français nous l’avons déjà, inutile d’attendre, il s’appelle Nicolas Sarkozy, et ajouter que nous (la collectivité des électeurs) avons déjà tellement dépassé cet aspect de l’intégration des immigrés que personne (sauf quelques attardés d’extrême-droite, sans doute antisémites de surcroît) n’a jugé digne de parler de cet aspect à son propos.
Plus sérieusement, se pose effectivement la question de la sous-performance perçue des descendants d’immigrés (visibles) dans l’arène électorale. Là encore, la comparaison avec les Etats-Unis est fallacieuse. On a un peu l’impression ces jours-ci en lisant les commentaires que là-bas tout a été facile; c’est à mon avis le contraire : entre 1865 et aujourd’hui, le combat des Afro-Américains pour une juste représentation politique n’a pas été facile pour user d’un euphémisme… L’histoire électorale des Antilles françaises me paraît avoir été plus linéaire, aujourd’hui, en tout cas, ces îles sont représentées par un personnel politique issu de la « diversité » – terme un peu absurde appliqué dans ce cas précis. On pourrait parler des retards à reconnaître la place des Canaques en politique en Nouvelle-Calédonie ou des Polynésiens en Polynésie française, mais il me semble que les jeux électoraux sont désormais dans ces deux ex-colonies plutôt ouverts à la « diversité » à proportion des choix des électeurs.
En fait, comme le rappelle aussi le cas des anciennes colonies françaises encore liées à la métropole en 2008, si un personnel politique noir s’est imposé aux Etats-Unis depuis l’époque des Droits civiques, c’est avant tout parce qu’il existe une segrégation spatiale de l’habitat et des pratiques communautaires dans ce pays qui permet – au moins au départ – la constitution de fiefs électoraux pour les représentants de minorités. Or, ici comme là-bas, un parti politique et les carrières qu’il permet s’enracine dans des fiefs localisés. Il se trouve que, pour l’heure, en France métropolitaine, il n’existe aucun lieu où la « diversité » est majoritaire parmi les électeurs inscrits, ou tout au moins où une majorité de « divers » inscrits sur les listes aurait envie de voter pour un « divers » et non pas pour un « non-divers ». Lors des deux dernières élections municipales, il y a eu des listes qui ont tenté d’incarner ces « divers » contre tous les partis en place. Aucune n’a gagné une mairie, ni n’a été majoritaire. Cela viendra peut-être, si la ségrégation spatiale s’accentue sur des bases de « diversité ». Mais j’en doute, car les personnes issues de la « diversité » ont tendance à vouloir progresser dans l’échelle socio-spatiale quand elles en ont la possibilité. Elles veulent aller habiter le quartier pavillonaire d’à côté quand elles quittent leur HLM, elles veulent se fondre dans le paysage, et par bonheur aucune pratique sociale (légale ou illégale) ne leur interdit d’utiliser leur argent (s’ils en ont) comme bon leur semble pour s’éloigner du « ghetto » sans en recréer un. La seule « diversité » qui a la réputation de vouloir constituer un ghetto ne serait autre que les diverses communautés issues de la diaspora chinoise – qui sont d’ailleurs singulièrement absentes des revendications de meilleure représentation en politique. Il s’agit peut-être de plus d’une « légende urbaine ».
En dehors de leur tendance gérontocratique, les partis français ne sont pas ouverts à la « diversité », sans doute parce qu’en nul lieu du territoire métropolitain, cela ne leur paraît indispensable pour être compétitif. Il n’y a nulle part une masse critique de « divers » qui ne voteraient qu’en raison de cette diversité du candidat proposé. L’idée de passer par le scrutin de liste des Européennes pour mettre un peu de diversité dans la classe politique française qui a été évoqué ces jours-ci est un pis-aller, insultant pour les « divers » et pour l’Europe. Ce pis-aller, rappelons-le, a déjà été utilisé sans aucun succès durable. Une « beur » issue de la Marche des Beurs lyonnais des années 1980 a siégé à Strasbourg sans laisser d’héritage politique sinon de la rancoeur auprés de sa base pour son « arrivisme ». En effet, une nomination à un poste éligible de député européen par un grand parti n’a absolument pas le même sens politique qu’une victoire dans une élection municipale, cantonale ou à la députation. Dans ces cas, il faut non seulement avoir l’assentiment de son parti, l’investiture, mais aussi celui de l’électorat, se faire des réseaux localisés de soutien. A Lyon, une jeune issue de la « diversité » de l’équipe Collomb a réussi ainsi à gagner un siège de Conseiller général – bien aidée certes par la vague rose sur la ville de cette année. Il lui appartiendra de le conserver, d’en faire un fief, pour engager une carrière durable. Il est vrai que cette « diverse » l’est au final moyennement : fille de l’immigration du Maghreb portant un nom et un prénom l’attestant, elle a tous les atouts d’une carrière réussie en politique (formation supérieure, « belle gueule », compréhension des régles du jeu).
Bref, tous les politistes savent qu’une carrière politique ne s’improvise pas, que la percée d’un nouveau personnel politique ne peut être le résultat d’un emballement médiatique; les « divers » ne progresseront donc qu’à la faveur d’un enracinement territorial, puisque la politique en vigueur avec le suffrage universel depuis 1848 est fondée sur cet aspect (jusqu’à l’absurde, cf. le Sénat). Les listes des partis pour l’élection au Parlement européen ne doivent pas servir à donner le change – si tel était le cas, nous aurions de plus la preuve du manque de considération dans lequel les partis de gouvernement tiennent la représentation française au Parlement européen. Vu l’importance des pouvoirs de ce Parlement et son mode de fonctionnement particulièrement abscons pour un profane, il ne faut en effet y envoyer que des professionnels de la politique (pré-)spécialisés dans les affaires européennes à traiter – qui peuvent être issu de la diversité bien sûr, mais qui doivent d’abord avoir les compétences souhaitées, sinon ils feront leur petit tour et s’en iront rejoindre le néant dont on les aura sorti pour l’occasion.