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Timothy Morton, La Pensée écologique.

Désolé , voici encore le commentaire d’un livre qui ne m’a guère plu. Un éditeur  (Zulma Essais) vient (février 2019) en effet de faire traduire le livre de Timothy Morton, La Pensée écologique (paru originellement en anglais en 2010 à Harvard University Press). Selon le quatrième de couverture, il aurait eu un grand succès auprès du lectorat anglo-saxon, et l’auteur s’avère être un digne philosophe exerçant au plus haut de la hiérarchie universitaire des postes dans ce même univers anglo-saxon. J’ai pourtant eu l’impression en lisant cette traduction, pourtant visiblement d’un bon niveau, d’avoir affaire à la fois, à un vaste trolling et à  une vaste récupération, de toutes les réflexions environnementalistes ou écologistes, qui l’ont précédé. En résumé, à la fois, rien ne lui va vraiment et tout lui va par quelque côté. Notre auteur s’assoit en effet avec l’allégresse sur le principe de non-contradiction. Cette manière d’écrire où l’on mélange tout et son contraire au fil des pages me parait exactement ce qu’il faudrait refuser d’emblée si l’on prétend intervenir comme philosophe – ou alors faut-il expliquer pourquoi le principe de non-contradiction ne vaut plus.

L’environnementalisme classique, beurk! L’écologie profonde, beurk! La Nature beurk! L’Humanité beurk! etc. Place à la moins clairement définie des choses, du moins dans le détail du texte : la  pensée écologique, autrement dit la pensée du grand génie intergalactique Timothy Morton, qui s’arroge le droit de dire ce qu’elle doit être et de lui donner ce nom. Heureusement, il y a les titres de l’introduction et des trois chapitres: Penser critique, Penser grand, Sombres pensées, et Penser prospectif, qui permettent de se raccrocher à quelque chose d’un peu cohérent pour ne pas sombrer dans l’indifférenciation. En gros, il faut être critique, car rien ne va; il faut penser à la fois en très gros et en très intime; le monde est à fois très étranger et très familier; il faut en reconnaitre le maillage déjà toujours là partout, mais il faut aussi faire du lien, mais pas avec tout le monde, c’est impossible, mais sans exclure personne; la situation est certes très grave et attristante, car l’apocalypse écologique est déjà là, mais, dans notre désespoir rationnel pourtant, il ne faut pas nous désespérer, l’avenir est ouvert; la science nous a mis dans les difficultés, mais il faut faire plus de science, il faut que la science nous aide même à résoudre des questions philosophiques comme celle de la source et de la nature de la conscience (sic, p. 186-192); le capitalisme c’est ben sûr très mal, mais attention à ne pas régresser vers l’anti-modernité et le fascisme du local ; la solution est dans l’art, ah non pardon, dans l’éthique, ah non dans l’art, désolé, ah non dans la discussion éthique. Ne soyons surtout pas holistes, puisque la Nature n’existe pas, c’est un fantasme humain, mais pensons le maillage infini du tout et des parties, qui bien sûr n’est qu’une représentation humaine.  Etc. , ad libitum sur 220 pages. La phrase de conclusion des Remerciements constitue un résumé involontaire à lui tout seul de ce pensum: « Je dédie ce livre à ma fille Claire. Penser à elle me transporte dans les royaumes de l’indicible, tout comme la pensée écologique. Dans les royaumes de l’indicible amour » (p. 259). Sic, sic, et re-sic (attention tout de même, ne surtout pas être lacanien en plus en lisant cette phrase de Morton). De la mièvrerie comme art de justifier son incapacité de penser, après s’être dûment moqué de tous ceux qui aiment la Nature pour son côté beau ou sublime.

En fait, si l’on essaye de démonter cette machine rhétorique, on comprend d’abord que Morton fait un usage massif de la culture académique littéraire la plus classique, surtout de langue anglaise, pour impressionner le chaland, tout en montrant à quel point il connait aussi la culture populaire contemporaine (les Pink Floyd, Blade Runner, etc.). Un américain cool de ma génération en somme (il est né en 1968). Quelques extraits de poètes sont mis en jalons et commentés tout au long de l’ouvrage  pour montrer la profondeur de réflexion auquel notre auteur se situe. Évidemment, pour un lecteur qui ne dispose pas de ces références, celles de littérature anglaise en particulier, cela tombe complètement à plat. L’appel à l’art pour nous ouvrir l’esprit m’a surtout être une façon de réitérer son refus de la pensée conceptuelle. Un philosophe analytique doit probablement être pris de convulsions au bout de la lecture de quelques pages de ce livre.

Deuxièmement, l’auteur utilise sans retenue des grands auteurs critiques du passé, aussi bien lointain, comme Freud, Marx, Fromm, ou plus proche comme la « French Theory » (Derrida, Deleuze, Guattari, etc.) ou d’autres auteurs  de la seconde moitié du siècle dernier (Levinas, Zizek), pour impressionner là encore le chaland. Or se revendiquer de grands auteurs critiques ne constitue pas en soi une preuve que sa propre pensée s’avère vraiment critique ou simplement digne d’intérêt. Ce livre use et abuse donc de l’argument d’autorité. Selon une réflexion inaperçue du grand Z cité le grand exégèse X , alors on peut dire avec certitude que… Il faut noter aussi, que, comme par un hasard, les grands précurseurs de l’écologie sont eux plutôt absents. Hans Jonas n’est pas cité, sinon peut-être implicitement en reformulant son impératif de responsabilité (p. 203). Un William Morris attendra, tout un Jacques Ellul et tant d’autres, à la porte de l’érudition de cet auteur qui prétend définir à nouveaux frais la pensée écologique sans leur demander à eux quoi que ce soit.

Troisièmement, ces propos plutôt littéraires, prétendant à une bonne connaissance de la poésie (W. Blake, Mallarmé) et de la philosophie classique (Descartes, Kant), sont parsemées de quelques références scientifiques qui se veulent les plus au fait de l’état de l’art pour appuyer ses remarques. Or, d’expérience, c’est un indice prédicteur de difficultés intellectuelles quand un auteur philosophique/littéraire/de sciences sociales prétend appuyer son raisonnement sur des références scientifiques mal digérées. Cela impressionne bien sûr le lecteur de voir un tel Pic de la Mirandole si bien au fait des avancées de la Science avec un grand S, mais cela donne souvent des résultats intellectuels piteux. Les avancées de la pensée ne se produisent que dans des lignées cohérentes.

Quatrièmement, c’est sur le fond un retour à Darwin que prétend opérer Timothy Morton (en fait via des auteurs qui ont travaillé sur Darwin) . En gros, si j’ai bien compris sa thèse (car, tout de même, j’ai cru en discerner une, mais je peux me tromper!), la Nature séparée du sort de l’humanité n’existe pas, et inversement, l’Humanité n’a plus d’environnement si elle en a jamais eu. Morton refuse en particulier de voir dans la nature tout ce qui pourrait la rendre « sublime », en tapant ainsi contre toute forme d’écologie profonde. De fait, il insiste sur sa monstruosité si on prend en considération tout ce qui vit dans son entièreté. Il faut apprendre à aimer les monstres, nous dit-il. Par ailleurs, tout ce qui existe est « maillé » dans le grand jeu de l’évolution qui à la fois s’étale sur les temps géologiques et se trouve présent à chaque instant. Il faut donc voir grand, accepter de ne pas être seul dans ce grand jeu de l’évolution avec des « étranges étrangers » partout en lien avec nous et en nous. Il faut accepter en bon darwinien orthodoxe que l’on ne sait pas où tout cela nous mène. Il ajoute pour faire bonne mesure que les « hyperobjets » (d’origine humaine) et autres IA (intelligence artificielle) doivent être inscrits dans ce cours de l’évolution – tout en pensant tout de même en passant à dépasser le capitalisme. Comme il le dit, « Dans la pensée écologique, il s’agit autant d’ouvrir son esprit que de savoir telle ou telle chose en particulier. A terme, c’est une ouverture radicale à tout. »(p. 35) Mouais, mais encore? Pour donner une idée de son désir d’avenir à lui, il dit : « J’aurais plaisir à voir des chimpanzés promener des chiens dans la rue, et des pays adopter une charte de conduite à l’égard des robots » (…) « Et par dessus tout, je serais heureux si le dérèglement climatique ne se soldait pas par un renforcement du capitalisme, mais par un examen sérieux des raisons pour lesquelles nous sommes en vie et de ce que nous voulons en faire, ensemble ». (p. 169) Certes, moi aussi, c’est vraiment novateur comme idée: définir l’avenir souhaitable, personne n’y avait jamais songé avant.  Surtout en posant soi-même ses propres désirs d’avenir d’entrée de jeu. Non, vraiment personne n’avait jamais eu une telle audace.

En fait, en nous proposant ce vaste magma de réflexions, j’ai surtout l’impression que Timothy Morton désarme tout début de pensée un peu politique. Quelles sont ses priorités? Qu’est-ce qui possède de la valeur et qu’est-ce qui n’en a pas? Que peut-on espérer ou pas? C’est vague, il faut en discuter, mais, à part ça, imaginer des chimpanzés qui promènent des chiens, c’est top sympa. On pourrait sans doute aller plus loin en remarquant que, certes Morton attaque bille en tête les Républicains (américains) « climatosceptiques », mais qu’il ne manque pas une occasion de flinguer en passant toutes les formes réellement existantes d’environnementalismes ou d’écologie politique. Il trouve finalement plutôt intéressant par exemple les organismes génétiquement modifiés, tant que le capitalisme n’en fait pas mauvais usage en privatisant le tout. Certes. L’arme nucléaire, c’est sympa aussi, tant que les politiques et les militaires ne s’en occupent pas.  Il moque comme par un heureux hasard le véganisme comme menant à l’anorexie (sic, « haine  furieuse, érotique, du corps qui se manifeste dans la  ‘véganorexie’ et les vêtements de taille XXS », p. 169). La cause animale  ne semble pas d’ailleurs lui tenir à cœur, du moins pas à la manière d’un Peter Singer par exemple. De fait, au fil des pages, il lance du coup toute une série de débats qui permettront effectivement aux partisans de l’environnementalisme ou de l’écologie politique de perdre leur temps à lui répondre, d’où son côté troll. Et ne suis-je pas moi-même en train de perdre mon temps à commenter rationnellement ce livre, qui ne dit sans doute qu’une chose l’égo surdimensionné d’un universitaire. (Et quant à moi, je suis puni de ma curiosité.)

Et, pour finir cette recension fort désabusée, allez donc lire en librairie les quelques pages (Des Tibétains dans l’espace, p. 50-54) qu’il consacre à une prétendue vision tibétaine du cosmos, qu’il aurait comprise grâce  à son propre séjour d’une quinzaine de jours sur le plateau tibétain (lors d’un trekking je suppose), et qui permettrait aux Tibétains de faire des bons astronautes (sic, p.52). Elles  devraient vous faire bien rire. Comme si la pensée du bouddhisme tibétain résultait du fait de vivre à 5000 mètres d’altitude et de voir le ciel étoilé de prés (en écrivant ces mots, je sens que c’est tellement fleur bleue qu’on ne me croira pas, allez lire le passage). Ce sont en tout cas les spécialistes du bouddhisme qui vont apprécier. Ce genre de délire passe facilement sans doute parce que Timothy Morton se livre à la fin de ce même passage à une descente en flamme d’Heidegger (p. 54). Quelqu’un qui déteste ce fasciste territorial d’ Heidegger (tout le citant ailleurs dans l’ouvrage plus favorablement) ne peut pas être un mauvais homme – même si bien sûr avec cette allusion à une vision bouddhiste tibétaine du cosmos, il n’est nullement question de s’en inspirer pour circuler soi-même sur une voie parallèle à celle du classique émerveillement romantique devant la Nature. So You Shall Be Damned for Eternity, You Morton the cosmic troll!

 

9 novembre 2016

Je ne sais pas ce que le destin trouve de si passionnant aux 9 novembre, mais je soupçonne qu’il commence à se moquer sérieusement de nous. Le 9 novembre 1918, l’Empire allemand s’écroule. Le 9 novembre 1938, c’est la « Nuit de Cristal ». Le 9 novembre 1989 tombe le Mur de Berlin. Et, le 9 novembre 2016, on annonce l’élection à la surprise et stupeur générales comme Président des États-Unis d’un lointain descendant d’immigrant allemand, d’un outsider absolu de la politique. C’est vraiment, semble-t-il, le « Schicksaltag der Deutschen » , le jour du destin des Allemands, et, par là-même, de nous-mêmes.

Comme beaucoup de gens pourtant bien informés a priori, je n’avais pas venu venir cet événement. Ou plutôt ai-je espéré jusqu’au dernier moment que les sondages diffusés par les médias ne se trompent pas. Je trouvais pourtant que le slogan choisi par Donald Trump était excellent : « Make America Great Again », une telle forfanterie de sa part ne pouvait que le porter à la Maison blanche. Ce n’était pourtant là qu’une simple intuition (esthétique?) de ma part.

En effet, l’un des coups de massue de cet événement, c’est bien sûr l’écroulement de la crédibilité de l’instrument sondagier. Les spécialistes du domaine chercheront à se dédouaner en plaidant la marge d’erreur, l’évolution de dernière minute, et surtout l’électeur chafouin refusant obstinément de répondre à quoi que ce soit de ce genre. Il restera tout de même que la plupart des sondages allaient dans le même sens, et ce jusqu’à la fin (même s’ils avaient perçu un frémissement de toute dernière minute pro-Trump). Un seul baromètre sondagier donnait régulièrement Trump en tête. Quel échec! Que penserait-on par exemple d’une méthode chirurgicale en médecine qui ne réussirait qu’une fois sur dix ou bien moins encore?  Quant à l’agrégation de résultats de sondages sur les swing states pour estimer le résultat final en grands électeurs, l’échec s’avère là aussi complet. On ne souligne guère en plus que les sondages n’avaient pas vu venir non plus la vague républicaine au niveau des élections de la Chambre des représentants. Contrairement à ce qui avait été craint à un moment de la campagne par les responsables républicains eux-mêmes, la candidature Trump n’a pas eu un effet repoussoir sur les électeurs qui se serait répercuté sur les chances d’élection ou de réélection des représentants de son propre camp, bien au contraire, il les a menés à la victoire aussi à ce niveau-là. Il est en plus assez cruel pour l’image publique de ma propre discipline qu’à la fin ce soit un article de Michael Moore, le cinéaste d’extrême gauche, paru dans le Huffington Post l’été dernier, qui paraisse à l’applaudimètre le plus prémonitoire de ce qui a fini par arriver. Il est vrai cependant que, comme le souligne François dans Polit’bistro, que, sur les fondamentaux de ce qui ferait l’élection de Trump en novembre 2016, la science politique a bien des choses pertinentes à dire. De fait, les raisons qui expliquent la défaite d’Hillary Clinton sont largement les mêmes que celles qu’évoquait alors M. Moore. La carte régionale des progrès électoraux des Républicains, avec cette immense tâche de progression autour des Grands Lacs, la désormais célèbre Rust Belt, confirme en effet  son analyse selon laquelle les électeurs de ces régions n’en pouvaient plus d’un candidat démocrate leur promettant encore plus de libre-échange. Face à un Donald Trump choisi officiellement par les Républicains (et non pas opérant en tiers parti, comme Ross Perot en 1992), Michael Moore avait aussi bien perçu le problème posé aux Démocrates par la candidature de Madame Clinton, une ploutoucrate moralisante à souhait (on se souviendra longtemps de sa saillie de fin de campagne sur les « déplorables »!). Cette dernière ne pouvait qu’énerver un peu plus encore les blancs peu éduqués des classes moyennes inférieures – tout au moins ceux qui sont allés voter. Surtout elle semble avoir réussi à démobiliser son propre camp, puisque, selon tous les chiffres que j’ai vu passer, c’est surtout le vote démocrate qui s’écroule entre 2008 et 2012, en dépit même des tendances socio-démographiques favorables à ce vote (éducation, poids des minorités). Même si elle devait rester lors du décompte final légèrement majoritaire en suffrages à l’échelle du pays, il n’est pas difficile de voir a posteriori qu’il s’agissait là du pire candidat possible à un moment où les électeurs des États-Unis aspirent à du changement (après tout c’était déjà là l’un des ingrédients de la victoire de B. Obama contre elle lors de la primaire démocrate de 2008…). Or, par définition, elle représentait comme démocrate, le candidat sortant pour la Présidence après les deux mandats démocrates d’Obama. Force est de constater qu’elle a  raté l’opération qui avait si bien réussi chez nous à N. Sarkozy en 2007 où il se présenta comme l’homme de la rupture, alors même que son propre parti (RPR puis UMP) était au pouvoir depuis douze ans. Il faudra se demander d’ailleurs pourquoi lors de la primaire démocrate de 2015-16 seul Bernie Sanders a osé la défier. Les historiens feront sans doute un jour toute la lumière sur les accords pris au sein du Parti démocrate pour ouvrir la voie de la victoire défaite à Madame Clinton. Il restera toujours un doute : que se serait-il passé si les Démocrates avaient choisi un équivalent de Sarkozy? Pas nécessairement Sanders, probablement trop à gauche, mais un Obama bis? Enfin, cette élection tend à prouver que les grands indicateurs économiques habituels donnent désormais une vision erronée de la situation réelle des habitants d’un pays comme les États-Unis et ne définissent plus vraiment l’ambiance y prévalant. On avait déjà vu cela lors du vote britannique sur le Brexit.  La croissance du PIB et les taux de chômage et d’inflation ne veulent donc plus dire grand chose politiquement : il y a désormais des majorités de mécontents  à soulever dans l’électorat des pays développés malgré ces bons indicateurs. Enfin, suite au mouvement « Black live matters », il n’était pas tout de même pas très difficile de se rendre compte qu’il existait plus que jamais un solide fond de sauce raciste et xénophobe dans la population et les institutions américaines. Cependant, cet échec à prévoir, qui ne correspond sans doute pas à toute la science politique mais seulement à sa marge la plus dépendante des sondages pour son appréhension de la réalité,  n’a guère d’importance dans le fond : seule la victoire de Trump importe pour l’histoire à venir. Le meilleur du pire reste à venir.

Et là, je ne serai guère original, bien au contraire: il y a vraiment de quoi s’inquiéter. Sans doute parce que je ne fréquente pas trop les sites d’extrême-droite (c’est un tort je sais), je n’ai pas lu un seul article ou billet de blog depuis l’annonce de la victoire de Trump qui laisse le moindre espoir que cela ne se passe pas très mal au final. There will be much blood.

Sur le plan du personnage que représente Donald Trump, comme je suis spécialiste de la vie politique italienne, il m’est très difficile de ne pas le comparer avec celui de Silvio Berlusconi. Or, en 1994 au moins, le dit Silvio était infiniment plus présentable que le dit Donald. Au contraire, à l’époque, avec son air de gendre parfait et ses costumes et cravates à l’anglaise, Berlusconi représentait le leader modéré qui garantissait qu’il saurait gérer au mieux des intérêts de la bourgeoisie libérale et anti-communiste ses deux alliés remuants d’extrême droite (la Ligue du Nord d’Umberto Bossi et les néofascistes du Mouvement social italien de Gianfranco Fini). Surtout, les biographes de S. Berlusconi, même très critiques à son égard, étaient beaucoup plus positifs sur ses capacités intellectuelles et même sur son sens moral. Par contraste, le contenu de la table-ronde organisée par PoliticoMagazine entre certains des biographes de Trump m’a frappé : au delà de leur carrière immobilière/médiatique, de leur capacité à parler au grand public et à leur charme dans les relations privées qu’ils ont en commun, aucun ne prétend que D. Trump  travaille dur, qu’il est capable de se concentrer (?!?) ou d’un minimum d’altruisme. Au contraire, personne n’a expliqué en 1994 que S. Berlusconi n’avait pas une grande  capacité de travail, un solide sens stratégique, et surtout quelques collaborateurs et amis prêts à tout pour lui qu’il savait fort bien fidéliser – un vrai patron avec des clients en somme. Il faut rappeler ici que le machisme, les blagues racistes et homophobes, la réhabilitation du fascisme, les propos contre la démocratie parlementaire, etc. sont venus ensuite. En 1994, S. Berlusconi, certes bien plus jeune que Trump en 2016, savait se tenir – son priapisme et son goût pour les jeunes filles n’est venu couronner le tout que quelques années plus tard. Je rejoins donc là un commentaire assez général sur le cas Trump : il n’existe sans doute pas dans l’histoire récente d’exemple comparable d’un candidat victorieux à une élection majeure dans une vieille démocratie dont les défauts moraux ont été aussi clairement étalés aux yeux du  grand public par les médias au moment même de son élection. Il ne lui manque que la pédophilie, le cannibalisme et les messes noires, pour être le pire du pire. Cela aussi Michael Moore le pressentait en citant d’autres exemples où les électeurs américains avaient choisi d’élire des unfit for the job pour cette raison même.

Par ailleurs, du point de vue de la politique française, cette victoire outre-atlantique de la droite la plus dure, pour ne pas dire de l’extrême droite, n’annonce vraiment rien de bien sympathique. Avec bien d’autres indices qui s’accumulent depuis au moins dix ans, la victoire de Trump semble pour le coup définir vraiment un sens de l’histoire: une ère du « néo-nationalisme », comme l’a appelée immédiatement un collègue écossais, Mark Blyth. L’effet le plus courant à moyen terme de la crise économique ouverte en 2007/08 semble désormais évident : les droites autoritaires, nationalistes et xénophobes progressent, et les gauches modérées qui ont essayé de jouer le business as usual sombrent les unes après les autres.  Sur un plan très (trop?) général, on dirait bien avec le recul du temps que la Russie des années 1990 fut le véritable laboratoire du futur : choc néo-libéral dans un premier temps qui traumatise les 9/10ème de la population russe, chaos économique et bientôt politique, et enfin choc en retour autoritaire, nationaliste et xénophobe, qui préserve toutefois si j’ose dire les acquis du capitalisme.   Par ailleurs, au delà de ce contexte général, qu’on observe de manière trans-civilisationnelle n’en déplaise à S. Huntington (en Chine, au Japon, en Inde, en Turquie, etc.) à des degrés divers avec la montée en puissance de la formule « nationaliste-autoritaire-machiste-religieuse-capitaliste » un peu partout,  il m’est difficile de ne pas voir comme beaucoup de gens que  les situations de la France et des États-Unis se ressemblent mutadis mutandis par bien des côtés.Deux pays de vieille industrialisation et de vieille démocratie où les classes populaires qui se considèrent elles-mêmes comme « de souche » sont en train de basculer – quand elles votent! – à l’extrême droite ou à la droite de la droite. Comme l’explique bien  le politiste néerlandais Cas Mudde, leur désarroi économique se traduit par une xénophobie qu’exploiteront ceux qui ont investi dedans depuis des décennies. Il est donc illusoire à ce stade de séparer le bon grain de la plainte économique et sociale de l’ivraie du ressentiment xénophobe et des aspirations autoritaires.

Par ailleurs, comme je l’ai rappelé plus haut, la défaite de Madame Clinton rappelle que les indicateurs socio-économiques ordinaires de réussite sont désormais un leurre. Notre gauche de gouvernement sera elle aussi écrasée l’an prochain – malgré ses « bons chiffres ». Eh oui, mon bon François. la courbe du chômage baisse, les comptes de la Sécurité sociale sont presque à l’équilibre, « Cela va mieux »,  tous les espoirs te sont permis : tu peux donc te présenter à la primaire de la « Belle Alliance populaire » pour la perdre probablement, et celui qui t’aura battu (Montebourg? Macron? Valls?) perdra lui-même l’élection présidentielle.

Anticipant sans doute cette issue, une Dominique Méda pousse un cri de colère dans un article du Monde en remontant le fil des erreurs de la gauche jusqu’en 1983, et en allant jusqu’à regretter l’élection de F. Hollande en 2012 qui n’a fait qu’empirer les choses pour la gauche française. De fait, il faut bien  constater en effet qu’il n’est plus temps de renverser la vapeur. En ce début du mois de novembre 2016, le temps manque pour prouver aux électeurs des classes populaires et moyennes que la gauche de gouvernement peut vraiment faire quelque chose pour eux. Ce n’est pas un petit avantage social par là, et une petite baisse d’impôt direct par là, qui changera quelque chose à l’image déplorable de changement qui n’est décidément pas pour maintenant qu’a donné la présidence Hollande depuis 2012. Ce n’est pas après avoir fait voter une « Loi travail » contre la volonté des deux des principaux syndicats de salariés (la CGT et FO) et des centaines de milliers de manifestants que cette gauche de gouvernement-là risque de séduire de nouveau le bon peuple. De même, après huit années de « Yes We Can », une bonne part des classes moyennes inférieures et classes populaires nord-américaines en a conclu qu’il n’y avait rien à attendre de ce côté-là de l’échiquier politique. Ce fut donc l’abstention ou le vote Trump. En France, les électeurs ne croiront jamais non plus qu’un représentant de cette gauche de gouvernement qui les a tant et tant trahis dans leurs espoirs depuis le début des années 1980, et encore plus depuis 2012 va être là pour eux. Certains espéreront certes que Mélenchon, séparé du PS depuis 2008 et clairement à l’extérieur de BAP, ou Montebourg ou Hamon au sein du PS et donc à l’intérieur de la BAP,  relèveront le flambeau de la gauche qui sait parler aux classes populaires. Je n’y crois guère parce qu’aucun d’entre eux ne dispose d’une vraie base locale ou  d’un modèle étranger pour exemplifier et crédibiliser ce qu’ils veulent faire, et qu’ils restent en plus divisés sur le statut de l’Union européenne. Et surtout, à en juger par les dernières élections locales, la gauche est de toute façon devenue très minoritaire dans le pays. Une remontée subite de cette dernière en 2017 défierait vraiment toutes les tendances à l’œuvre depuis 2012. Peut-on être de gauche, donc rationaliste, et croire aux miracles?

Du coup, qu’en sera-il de cette prochaine élection présidentielle? Comment un électeur de gauche va-t-il faire pour choisir au second tour entre la Peste xénophobe d’une Le Pen et le Choléra néo-libéral d’un Juppé, Sarkozy ou Fillon? Les candidats les plus probables de la droite sont en effet à ce stade de la campagne des primaires de la droite presque parfaitement « anti-sociaux » dans leurs propositions économiques. Certes Sarkozy va se précipiter in extremis de la campagne des primaires de la droite pour faire du Trump en prônant le protectionnisme de manière outrancière, mais avec quelle crédibilité auprès des électeurs auquel il a déjà chanté ce refrain entre 2007 et 2012? Il y a une droite républicaine  tenant un tel discours (N. Dupont-Aignan, et H. Guaino), mais justement, elle n’a pas son champion crédible au sein même de la primaire de la droite.  Certes le candidat investi de la droite peut changer de discours pour la campagne présidentielle, mais cela lui sera difficile d’être crédible. Au total, cela veut dire que le candidat de la droite républicaine va être dépourvu face à une candidate FN qui pourra appuyer à l’envie sur cet aspect. J’en ris jaune d’avance. Et là, franchement, je crois que je vais essayer de me préparer moralement au pire.

E.M. Conway, N. Oreskes, L’effondrement de la civilisation occidentale

ConwayOreskesLe petit ouvrage, récemment traduit en français, de Erik M. Conway et Naomi Oreskes, deux historiens des sciences, L’effondrement de la civilisation occidentale (Paris : LLL Les liens qui libèrent, 2014), est un petit bijou de propagande en faveur d’une réaction immédiate face aux risques, largement désormais avérées du point de vue scientifique, que font courir  à l’humanité le réchauffement climatique.

En effet, au lieu de simplement décrire les conséquences catastrophiques de ce dernier comme d’autres ouvrages (ce qu’il fait cependant en s’appuyant sur des nombreuses références ), il se place du point de vue d’un historien de l’avenir, qui aurait à décrire en 2093 les conséquences du désastre advenu quelques années auparavant (vers 2060-70). Or, comme chacun devrait le savoir, l’histoire n’est écrite que par les vainqueurs, et, en l’occurrence, le vainqueur est représenté ici par un historien chinois, au service de l’État chinois héritier de l’actuel régime autoritaire et ayant gardé les mêmes caractéristiques dictatoriales. Dans le scénario de prospective ici présenté, le « communisme »  reste donc toujours en place à la fin du présent siècle en Chine, alors que les États-Unis d’Amérique et leur démocratie libérale auraient disparu dans la tourmente. L’idée principale du livre est en effet qu’au train où vont désormais les choses, les seules forces humaines organisées qui survivront sur une Terre bouleversée et martyrisée par le changement climatique seront des régimes autoritaires, car ils s’avéreront les seuls capables de gérer politiquement de manière centralisée  -et de fait non démocratique – les conséquences tragiques du réchauffement climatique sur leur territoire. On peut douter en réalité que ces régimes survivent mieux que les autres, ne serait-ce que parce qu’il ne me semble pas certain qu’ils disposeraient des ressources de loyauté populaire suffisante pour survivre aux chocs annoncés, mais  l’expérience des deux guerres mondiales montre que, face à une catastrophe,  les États n’ont eu d’autre choix pour survivre que de recourir à des contraintes très fortes sur les libertés économiques des individus et des entreprises. Par exemple si la production agricole s’écroule, il faut bien en finir par recourir au rationnement, on ne pourra plus laisser jouer les mécanismes de l’offre et de la demande, sauf à laisser sciemment les pauvres mourir de faim, ce qui reste tout de même difficile dans un pays (un peu) démocratique.

Le message du livre constitue donc une spéciale dédicace aux libéraux et autres libertariens nord-américains qui veulent à tout prix défendre les vertus du libre marché : d’accord, old chaps, vous ne voulez pas réguler maintenant les émissions de CO2 au nom de la Liberté en allant jusqu’à nier la Science, très bien, libre à vous; vous choisissez donc de lancer à pleine vitesse l’humanité dans une série de catastrophes que la science peut prédire désormais, or celles-ci ne seront surmontées que, par certains régimes autoritaires mettant fin pour longtemps à la liberté telle vous l’entendez. C’est là user d’une ligne argumentative classique : chers conservateurs, si vous ne faites rien maintenant, vous aboutirez à une révolution ou un bouleversement de l’existant où vous perdrez vraiment tout, par contre, des réformes vous permettraient de sauver l’essentiel. Je trouve cela d’autant mieux vu que c’est la Chine populaire actuelle qui joue dans leur scénario le rôle du futur vainqueur de l’attentisme occidental. Le livre  joue  donc à plein sur le « péril jaune/communiste », sur le fantasme pour le coup bien (vieil-)occidental celui-là d’un monde dominé par les « méchants et pervers jaunes/communistes ». L’argument serait probablement encore plus fort s’il annonçait à la droite américaine la domination mondiale des salafistes les plus éloignés de leurs valeurs libérales et bien décidés à l’occasion à éradiquer toute forme de christianisme partout, y compris au Texas, mais, là, la crédibilité du récit historique imaginé aurait été plus faible.

Par ailleurs, ce petit livre s’attaque aussi en passant à la « géo-ingénierie ». Pour les deux auteurs, l’idée d’une modification du climat par une action technique s’avère au moins aussi dangereuse que le déni du changement climatique lui-même (p.44-46). C’est en effet une tentative de « géo-ingénierie » qui, dans leur vision des années 2050-60, accélère encore le désastre climatique, et fait s’écrouler la civilisation occidentale pour de bon. Le message est clair: ce n’est pas la technique qui rattrapera notre refus actuel de réguler les émissions de gaz à effets de serre.

En dehors de son aspect de propagande – qui essaye de jouer sur les ressorts profonds du conservateur -, les éléments concrets du scénario ici élaborés sur la base des données de la science du climat (cf. les références) incitent par contre le lecteur à bien profiter de la vie d’avant. Les auteurs sous-estiment en effet sans doute l’étendue des troubles politiques qui résulteraient de leurs prévisions si elles s’avéraient exactes. J’ai bien peur que cela ne soit pas seulement la civilisation occidentale qui soit amené à s’écrouler, mais aussi la civilisation en général. Et dans ce cas-là, il n’y aura pas d’historien pour un bon moment…

Ps. On attribuera aussi à ce livre le prix du photomontage de couverture le plus disgracieux de l’année.

Copenhague, morne plaine?

Depuis une semaine, je lis des articles plus ou moins engageants sur l’issue de la conférence internationale sur le climat de cette année. On hésite  en gros entre le désastre et l’espoir qu’il faut garder tout de même, en passant par le petit pas vers une solution qui finira bien par arriver in fine quand nous serons, vous et moi, tous morts – ce qui laisse tout de même de l’espoir aux jeunes enfants encore à la crèche. Avec cette conférence internationale sous l’égide des Nations-Unies, et sa déclaration de bonnes intentions au statut par ailleurs pour le moins flou, nous finissons apparemment la  première décennie  du XXIe siècle en beauté, et celle-ci sera facile à résumer pour les historiens : du « 11 septembre 2001 » à la « conférence de Copenhague », on la nommera sans doute la décennie des occasions perdues, des erreurs lourdes de conséquences, des mensonges assumés et des atermoiements funestes. Son nom définitif viendra sans doute de ce qui adviendra ensuite… Il n’y aura même pas eu un grand mouvement musical  dans la jeunesse occidentale pour que l’on puisse compenser par une nouveauté dans la sphère culturelle le joyeux désastre en cours, pour ne pas parler d’un grand mouvement dans le monde des arts et lettres qui semble ressasser indéfiniment les bases posées dans les lointaines années 1880-1960.

A propos de ce qui ressemble bel et bien à première vue à un échec à s’éloigner un peu de l’abime qui nous menace à en croire la communauté scientifique rassemblée dans le GIEC, beaucoup de gens incriminent l’Europe, l’Union européenne. Le dernier en date, le journaliste du Monde, Hervé Kempf, que j’apprécie pourtant beaucoup. Plus unie, nous dit-on, elle aurait fait la différence. Si notre Président du Conseil, von Rompuy, notre ministre des Affaires étrangères, lady Ashton, et notre Président de la Commission, J. M. Barroso, avaient représenté seuls le mandat de négociation des 27 pays de l’Union, nous aurions eu un accord contraignant lors de cette Conférence, et l’humanité pourrait espérer en un avenir meilleur. Hum, hum, hum, j’ai bien peur que nous soyons en train de constater plus simplement sur cette affaire particulière le déclin dans les affaires de la planète des puissances (ouest-)européennes. Le compromis auquel on a abouti aurait-il été fondamentalement différent si l’Union européenne avait été unie comme dans un rêve de fédéraliste (à l’image des Etats-Unis ou du Brésil) avec von Rompuy, lady Ashton ou J. M. Barroso à sa tête? J’ai bien peur que non : ce joueur unitaire sur la scène internationale, bien au delà même des qualités personnelles de ses négociateurs, se serait heurté au fait que les dirigeants des autres grandes puissances n’ont pas vraiment les mêmes objectifs que lui.

Même si elle était bien mieux unie qu’elle ne l’est, l’Union européenne et son demi-milliard d’habitants ne fait en effet plus le poids dans un monde à 7 milliards d’habitants (et bientôt 9). La Chine et l’Inde ont des centaines de millions de miséreux à faire accéder à un mode de vie « à l’occidentale », le Brésil, l’Afrique du sud et tant d’autres pays sur la voie de la croissance par l’industrie se trouvent face à une contrainte semblable, pour ne pas parler des pays dominés par les rentiers du pétrole ou du gaz qui ont eux aussi leurs petites et grandes misères. Du point de vue numérique, la majorité de l’humanité, organisée en États souverains,  a choisi fort logiquement par la voie de ses représentants  de faire peu de cas du risque représenté par l’accélération du réchauffement climatique. Faites donc l’addition de ce que représentent démographiquement la Chine, l’Inde, le Brésil, les Etats-Unis  – dont les dirigeants ont, parait-il, rédigé la déclaration de  Copenhague. Ajoutez-y les pays charbonniers, gaziers ou pétroliers pour faire bonne mesure. Imaginons même par hypothèse qu’un référendum mondial soit organisé sur cette question du réchauffement climatique où chaque homme et femme de la planète compteraient chacun pour une voix:  la croissance (insoutenable) l’emporterait sur la  (nécessaire) frugalité.

Cette conférence de Copenhague ne vient pas en effet comme un effet séparé du reste du monde social : elle couronne une décennie où tous les indicateurs en matière de développement durable (prétendu) se détériorent. Depuis la Conférence de Rio en 1992 et plus encore depuis le début des années 2000, jamais l’humanité n’a vécu une période en pratique plus déraisonnable du point de vue écologique. Malgré deux grandes crises pétrolières dans les années 1970-80, le mode de production et de consommation,  fondé sur les énergies fossiles à bas prix, s’est en effet développé à grande vitesse sur des espaces bien plus vastes qu’auparavant, alors même que se multipliaient les discours écologiques ou environnementalistes au niveau institutionnel. Le développement durable devient un mantra universel au moment même où  l’exploitation insoutenable des ressources de la planète s’accentue comme jamais. Cette situation où le discours se trouve en décalage presque parfait avec les tendances  observables dans les actes me fait tragiquement penser à l’entre deux-guerre en Europe. Tout un pathos pacifiste se développait dans l’espace public et dans les institutions internationales, alors même que plusieurs grands Etats de l’époque  préparaient avec ardeur (en coulisses) le prochain conflit mondial en se réarmant à tout va.  On se gargarisait de paix, on signait même des accords, et on commandait les dernières merveilles de la technologie aux industriels de l’armement. Jusqu’au dernier moment de la dernière heure, la paix fut sur toutes les lèvres. Soyons en effet réalistes : ce ne sont pas les quelques misérables pour-cents des populations riches de la planète (les électeurs des partis écologistes ou, plus largement, les personnes vraiment sensibilisées à l’écologie dans ces pays) qui peuvent faire contrepoids aux masses démographiques de la Chine et de l’Inde dirigées vers un grand rattrapage de notre mode de vie à haute teneur garantie en CO2 et autres gaz à effet de serre émis. Ce ne sont pas non plus les quelques millions d’habitants des Etats insulaires voués à la disparition pure et simple qui vont faire la différence. Je ne nie pas bien sûr l’existence de mouvements sociaux ou politiques à orientation écologique dans les pays pauvres de la planète, mais ils y restent de fait très minoritaires, sauf à se mélanger avec d’autres approches (l’indigénisme par exemple en Amérique du sud). J’ai étudié personnellement un pays riche de l’Europe, l’Italie, où la préoccupation écologique, si elle existe encore en paroles et au niveau associatif, ne vaut plus rien du tout en politique, le parti écologiste s’y est évaporé depuis 15 ans à mesure que les bases sociales d’une telle mobilisation disparaissaient au fil de l’appauvrissement des jeunes générations de cette société. Plus encore, il suffit de regarder la carte des résultats des partis écologistes dans l’Union européenne pour mesurer l’étroitesse de la base sociale de la préoccupation écologique (en gros, le  quart nord-ouest du continent). Aux récentes élections présidentielles roumaines, le candidat écologiste, celui lié au Parti vert européen, a fait autour de 0,1% des voix, soit nettement moins que  René Dumont en France à la présidentielle de 1974… Je mesure donc toute la fragilité de la préoccupation écologique dans le monde développé, et,  de ce point de vue, le bien maigre résultat de Copenhague s’avère logique. Tous les manifestants de Copenhague et d’ailleurs ne sont rien rapportés aux milliards d’habitants de la planète Terre assoiffés de bien-être matériel « à l’occidentale ». Vu du point de vue strictement individuel (en dépit de toutes les enquêtes par sondages qui montreraient plutôt le contraire avec une certaine sensibilité universelle au problème du réchauffement climatique), l’humanité telle qu’elle s’exprime en actes et non en paroles depuis 40 ans veut la consommation, veut accéder à notre niveau de vie insoutenable pour la planète. Une voiture pour chaque mâle et femelle humains de la planète, voilà le cri réel de la masse. Et si possible avec la climatisation et les vitres électriques!  Et un bon steak  au diner! La Chine n’est-elle pas en train de devenir le premier producteur mondial d’automobiles, alors même que le taux d’équipement dans ce pays reste très loin de ce que l’on connait dans un pays développé? J’ai lu quelque part que le plan de relance de l’économie chinoise comportait des sommes énormes pour la construction d’infrastructures routières et autoroutières. Et qui a le droit de priver la Chine d’un maillage autoroutier à l’allemande, à l’américaine ou à la japonaise?

De ce point de vue réaliste, le maigre résultat obtenu à Copenhague  montrerait même  a contrario le poids relatif énorme de la mobilisation  écologiste dans quelques pays riches dans la définition des normes internationales de bienséance en la matière. Il y a quand même bien eu à Copenhague un début de quelque chose plutôt que rien. Aucun État ou groupe d’États ne se trouvent, fort heureusement, sur la ligne du négationnisme en matière de réchauffement climatique, négationnisme si cher pourtant à notre bon Claude Allègre. Après tout, la Chine  ou l’Inde ne manquent pas eux aussi de savants; par commodité, les  dirigeants chinois ou indiens auraient pu se tenir fermement sur la ligne du « climato-scepticisme » en donnant du poids institutionnel à un héraut « climato-sceptique » local ; or, contrairement à la période stalinienne de l’U.R.S.S., quand un Lyssenko inventait une science socialiste de la biologie avec le soutien du cher « petit père des peuples » pour faire pièce aux avancées de la « science bourgeoise », aucun des grands États à forte tradition scientifique n’a cru bon de se lancer dans l’aventure qui aurait consisté à mettre sur pieds une contre-académie « climato-sceptique », pour faire contrepoids au discours institutionnel du GIEC. Pas de réchauffement climatique anthropique, pas de problème. G. W. Bush a bien essayé presque jusqu’à la fin de son mandat cette stratégie aux Etats-Unis, mais il n’avait pas les marges de manœuvre d’un Staline.  Les pays pétroliers du Golfe auraient peut-être les moyens financiers de le faire en regroupant tous les  opposants aux thèses du  GIEC, mais ils manquent sans doute du minimum de crédibilité héritée d’une tradition scientifique pour se lancer dans une telle aventure négationniste, cousue par ailleurs de fil blanc vu la nature de leur économie. La Russie serait sans doute un très  bon candidat à une telle aventure négationniste, mais cela ne ferait illusion sur personne  vu les brillants antécédents soviétiques en la matière. On peut donc se féliciter chaudement de cette belle unanimité maintenue! Le désastre climatique est reconnu par tous comme certain si l’on continue ainsi, et, tout de même, la paix, c’est mieux que la guerre. Ouf…

Ainsi, sur cette « morne plaine » de Copenhague, ce n’est pas tant la cohésion de l’Union européenne ou la nature de son leadership qui me  semble en cause, que son absence d’allié sur cette question climatique parmi les grandes puissances. Il faudrait ainsi s’interroger sur le poids apparemment bien faible dans les négociations du Japon, encore  à ce jour une grande puissance économique (certes en déclin rapide du point de vue de son poids futur vu sa démographie et en pleine interrogation sur son modèle de développement). Il faudrait aussi méditer sur les conséquences pour le poids de l’Union européenne dans les affaires du monde de la « perte de la Russie ». Grâce aux innombrables erreurs faites pendant les années d’Elstine, cette dernière, pourtant encore officiellement à ce jour un pays du Conseil de l’Europe, a basculé dans une (craintive) autocratie post-moderne, appuyée sur la rente pétrolière et gazière, pour le moins assez peu sensible à la question climatique. La division de l’Afrique  et de l’Océanie en une myriade d’États aussi faibles que possible lors de la décolonisation nous le payons aussi aujourd’hui : des  solides fédérations africaines  ou océaniennes auraient sans doute eu plus de poids dans les négociations. Surtout, en dépit de la vigueur du mouvement écologique et environnementaliste nord-américain, et du poids des scientifiques travaillant pour le GIEC dans ce pays, les Etats-Unis restent la polyarchie à tendance ploutocratique, dominée par les lobbys du pire monde possible à venir, qu’ils ont été sous les années Bush. Le peuple américain semble d’ailleurs en comparaison avec cette rive de l’Atlantique fort dubitatif sur le réchauffement climatique, « c’est encore l’un de ces complots des communistes pour affaiblir l’Amérique », semble être une croyance fort partagée dans l’Amérique de l’année 2009. Qui les a amené à croire cette fable, sinon une activité fort avisée de persuasion (pas cachée du tout) des « climato-sceptiques », plus ou moins stipendiés par les groupes d’intérêt qui tiennent de fait le pays?

Bref, n’imputons pas à l’Union européenne les résultats d’un jeu où elle n’est pas seule à jouer.

Certes, cette façon de voir, vu du point du citoyen (ouest-)européen à conscience écologique, signifie la certitude du désastre à venir. Je suis pessimiste, c’est bien connu. En attendant :  » Joyeuses fêtes! »