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Macron, notre Thatcher, notre Brüning ou notre Laval?

Nous voilà donc arrivé fin février 2020, bientôt trois ans de « macronime ». Que ce fut long, et que cela reste long encore. Une nouvelle décennie a (mal) commencé. L’Australie a brûlé. Le coronavirus de cette année nous plonge tous dans un film catastrophe de série B, dont l’issue semble pour le moins incertaine. Et, en France, le conflit social sur la réforme des retraites, commencé tout de même le 5 décembre 2019, continue. Les avocats en particulier restent mobilisés, démontrant ainsi chaque jour qui passe le mépris du « macronisme » pour toute une profession au cœur de notre vieux libéralisme venu du XIXème siècle républicain.  Le conflit s’est désormais déplacé à l’Assemblée nationale, où il ne fait plus mystère pour personne que tout cela finira en 49.3, soit disant à cause de  députés  stalino-vénézuéliens qui empêchent un débat serein avec leurs amendements sans intérêt et leurs questions désagréables. Tout cela était si prévisible qu’il n’y a même plus lieu de commenter.

Sur le fond, à mesure que le temps passe, l’état du conflit sur cette réforme des retraites me parait en effet désormais d’une clarté aveuglante.

Premièrement, tout le déroulement des négociations, parfois brèves, avec les divers syndicats montre que le sens général de la reforme des retraites (dite « réforme universelle par points ») constitue en une baisse des droits (financiers) à la retraite et à un recul dans le temps du moment où les personnes concernées peuvent faire valoir leurs droits acquis à la retraite. On dispose désormais d’une belle collection de secteurs (policiers, militaires, pilotes de ligne, etc.) où la négociation a consisté à ne rien changer, ou à changer assez lentement les choses pour que les personnes concernées puissent se préparer. Cette réalité est bien sûr aussi générationnelle: en effet, depuis les annonces du 1er ministre le mercredi 11 décembre, chacun sait que, pour ce qui concerne le calcul des droits, rien ne changera avant les générations nées en 1975. Autrement dit,  cette réforme, comme toutes les réformes des retraites depuis les années 1990, vise à diminuer le montant des retraites servies et la durée du temps de retraite (ou au moins à le maintenir constant, si l’on suppose que l’espérance de vie se trouve bien en augmentation). Le site ad hoc du gouvernement destiné à rassurer  s’avère  lui-même très clair sur ce point, avec son titre « Système universel des retraites :Suis-je concerné(e)? ».  Le quidam y arrive vite à une information essentielle: « Pensez-vous pouvoir prendre votre retraite avant le 1er janvier 2037 (dans 16 ans) ? » (Notez la double précision pour les mal comprenant ). Et si oui, le site vous indique gentiment que rien ne change pour vous. Il précise depuis janvier 2020: « La possibilité du départ à la retraite à partir de 62 ans est maintenue. ». Bien évidemment, cette possibilité est assortie de toutes les conditions financières déjà présentes, et peut-être d’autres qui se rajouteront d’ici l’été à travers le travail de la Conférence de financement.  Tout cela est évidemment cousu de fil blanc: les retraites du futur seront bel et bien pires que celles d’aujourd’hui, et il s’agit d’indiquer que seuls les jeunes trinqueront donc vraiment. (Cela leur apprendra encore une fois à ne pas voter!) Il ne restera plus aux personnes nées à partir de 1975 – à celles qui en auront les moyens – qu’à se précipiter chez leur banquier ou leur assureur pour se doter d’une retraite par capitalisation.  Toute la rhétorique enchantée des porte-parole de la majorité se brise sur ce simple fait:  le combat de tous les syndicats sectoriels (comme ceux des policiers ou des avocats par exemple) et de la majorité des confédérations syndicales (CGT, FO, FSU, CFE-CGC) vise à conserver l’ancien système. Personne parmi eux n’a jamais proposé d’appliquer dès aujourd’hui les prétendus bons aspects du nouveau système (la fameuse meilleure prise en compte du caractère discontinu des carrières, le meilleur sort fait aux femmes…). Le gouvernement aurait proposé  que, dès l’an prochain, l’on calcule pour chaque futur nouveau retraité sa retraite selon l’ancien système et selon le nouveau système et que l’on lui attribue comme montant de retraite le meilleur résultat obtenu, il aurait été possible qu’un esprit logique ait été séduit. Au contraire, on ne fait actuellement que comparer l’ancien système et le nouveau système dans un futur lointain, et les résultats, surtout si l’on s’interroge un peu sur les nombreux détails omis par le gouvernement, ne sont pas des plus probants pour la générosité du nouveau système. Pour les enseignants nés après 1975 les seuls concernés désormais, le caractère en est apparu tellement désastreux que le gouvernement a dû accourir pour leur promettre de tout faire pour ne pas en arriver là.

Deuxièmement, la manière qu’a le gouvernement de faire des concessions aux diverses forces mobilisées contre sa réforme semble totalement liée à des considérations de rapports de force, et aucunement à la justice intrinsèque qu’aurait un départ à la retraite à tel âge et avec tel montant pour telle ou telle profession, comme pour les égoutiers, ou bien à l’existence d’un système de retraite bien (auto-)géré par une profession, comme pour les avocats. La corporation policière a donc été particulièrement bien servie, et n’a eu à montrer que sur une seule journée son caractère décidément indispensable à ce pouvoir ne tenant que par sa capacité à contrer par la force policière les mobilisations sociales. Plus anecdotique, les danseurs de l’Opéra ont obtenu pour eux-mêmes la « clause du grand-père » (qui veut dire que toutes les personnes en poste garderaient leur ancien système avec retraite à 42 ans, seuls les nouveaux recrutés seraient concernés), ils l’ont dignement refusé pour l’instant. Il est vrai qu’il reste compliqué, même pour un gouvernement comme celui d’Emmanuel Macron, d’expliquer qu’on peut danser à un haut niveau jusqu’à 62 ans, et dangereux de rentrer dans une discussion un peu sérieuse sur l’usure du corps et de l’esprit au travail. N’est-il pas vrai pour le Président que le travail n’est jamais « pénible »? Les députés de la majorité  lors du débat parlementaire semblent être frappés de la même cécité – liée à leur propre condition sociale de CSP+ – vis-à-vis du caractère pénible, usant et aliénant du travail. On aura rarement eu l’occasion de voir aussi clairement dans un tel forum à quel point les classes sociales existent. On comprend d’ailleurs qu’il soit du coup de la plus grande urgence pour un tel pouvoir de ne plus financer du tout les sciences sociales dans les universités et au CNRS.

Où cela nous mène-t-il politiquement? Aux yeux de Macron lui-même et de ses proches, il y a et il y aura sans doute le sentiment d’avoir enfin réformé la France, non sans mal certes – avec le fameux mandat de l’élection présidentielle de 2017, répété désormais comme un mantra. Le récit néo-libéral triompherait enfin. Finalement, ce qui ne fut pas fait en 1995 l’aurait été en 2019-20: le mouvement social aura été vaincu en jouant la durée et la répression policière, sans prendre en compte l’opinion publique restée obstinément du côté des protestataires. A ce stade, qui se soucie d’ailleurs  encore des sondages? En faisant cette réforme de plus, après celle du marché du travail et de l’indemnisation du chômage, en attendant celle de l’assistance (RSA en particulier), E. Macron croit sans doute ne faire que son devoir, à savoir démanteler le « modèle social français » pour aller vers un modèle d’État social résiduel low cost à l’anglo-saxonne. Le premier problème de cette vision pour tout dire thatchérienne des choses, qui finirait par être apprécié par une bonne part de l’électorat, est que toutes les réformes depuis 2017, dont celle présente des retraites en 2019-20, s’accompagnent d’une énorme dose d’hypocrisie, d’une présentation fallacieuse où, prétendûment, les personnes concernés doivent s’en trouver mieux. Cela ne trompe certes pas grand monde, mais cela ne peut qu’irriter encore plus les gens hostiles à ces transformations. Personnellement, je préférerais par exemple entendre un discours clair sur la disparition à terme de la fonction publique pour tout ce qui n’est pas les quelques fonctions régaliennes plutôt que l’enfumage actuel sur la rénovation de la fonction publique, je préférerais aussi qu’on dise franchement que la retraite par répartition deviendra résiduelle à terme et qu’il faudra se tourner vers la capitalisation, je préférerais qu’on assume la fin de l’hôpital public, etc. Le minimum serait au moins de prévenir tout un chacun de la situation future pour que chacun puisse s’y préparer. Cette hypocrisie permanente est donc particulièrement pénible. Le mensonge pur et simple, comme celui de la porte-parole du gouvernement sur la nécessité de faire 65 référendums si l’on voulait approuver par voie directe la loi de réforme du système de retraite,  finit aussi par exaspérer. E. Macron se fait donc ainsi plus d’ennemis que nécessaire.

Plus généralement, comme l’ont montré tous les sondages, la majorité des actifs est hostile à cette réforme. Il est probable à ce stade qu’en raison des pouvoirs dont dispose un Président doté d’une majorité à la Chambre des députés et de la loyauté sans faille de la police, elle finisse par être adopté. Il reste seulement à voir si la CFDT ira jusqu’à lui donner son blanc-seing, reconnaissant ce monstre pour son enfant, ou si elle aura enfin le courage de se dire manipulée et instrumentalisée. Quoi qu’il en soit, l’épisode laissera sans doute dans le monde du travail un sentiment de mépris profond. Encore une fois, les droits des actifs sont revus à la baisse.  L’horizon long de la plupart d’entre nous s’obscurcit.  Les mobilisations de 1995 contre les réformes Juppé sont souvent interprétées comme l’une des explications de la victoire surprise deux ans plus tard de la « gauche plurielle » dirigé par Lionel Jospin. On peut donc s’interroger sur les effets électoraux des mobilisations de cette année.

Il n’aura échappé à personne que le Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen s’est positionné contre cette réforme, tout comme d’ailleurs son allié du second tour de l’élection présidentielle de 2017, Debout la France (DLF) de Nicolas Dupont-Aignan. Pour des raisons évidentes, soutenir même indirectement un combat de la CGT ne va pas de soi pour ces deux partis. Mais il reste qu’ils ont habilement pris cette position-là. Ils prennent date comme on dit. De fait, en réformant à coup de flash-ball et de 49.3 la France, Emmanuel Macron prend tout de même un risque pour 2022, d’être notre Brüning, ce réformateur obtus qui constitue à l’insu de son plein gré les conditions économiques et sociales propices par la somme des désespoirs engendrés à l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir. Soit exactement l’inverse de ce qu’il prétendait vouloir faire en se présentant à la Présidence de la République en 2016-17. Le risque n’est pas tant que toutes les personnes mobilisées contre ses différentes réformes anti-sociales  depuis 2017 votent contre lui au second tour de l’élection présidentielle en donnant leur suffrage à une Marine Le Pen de nouveau arrivée au second tour, mais que beaucoup d’entre elles s’abstiennent tout simplement. Cela vaut pour toute cette France ne se sentant pas proche d’un parti, mais qui se mobilise cependant comme « Gilets jaunes », comme « membres d’un collectif » ou comme « syndiqués ». Il est même probable qu’à force de combler sa droite en matière économique et sociale et d’en rajouter en plus dans les mesures liberticides et/ou xénophobes d’ici 2022,  il devienne presque impossible aux différents dirigeants d’une gauche éclatée façon puzzle d’appeler à voter pour Emmanuel Macron « pour faire barrage » au second tour.

Après ce scénario d’un Macron ouvrant la voie à l’extrême-droite (y compris aussi en normalisant complètement le discours de cette dernière sur l’immigration ou sur l’islamisme), on peut encore rêver d’une gauche unie qui lui oppose d’ici 2022 un nouveau Front populaire. En effet, à la fois par toutes ses réformes et par tous ses manquements en matière de politiques publiques (par exemple, le sous-financement chronique de l’hôpital ou de l’université), le « macronisme » dessine en creux un programme minimal pour la gauche, écologistes compris. Les revendications des divers secteurs mobilisés (santé, social, éducation, université, etc.), qui n’aboutiront sans doute pas sous le « macronisme », pourraient  être totalisées pour bâtir un programme ayant quelque chance d’être populaire.  Il est aussi intéressant d’ailleurs de voir que la réforme des retraites semble enfin, tout au moins au niveau parlementaire, creuser un vrai fossé entre LREM et le PS.  Certes, à ce stade, si l’on regarde les choses au niveau national, cette reconstitution d’un camp de la gauche, comprenant aussi les écologistes et les insoumis, semble pourtant bien mal engagée. L’absence de leadership un peu partagé en son sein est patent. L’attitude de Yannick Jadot, à la tête d’EELV, ne présage en particulier rien de bon. Il reste toutefois que, dans un mois, les municipales vont peut-être éclaircir l’horizon. En effet, en dehors de la défaite fort prévisible de la majorité présidentielle, sauf là où elle se sera habilement réfugiée dans le giron de la droite, il faudra voir si les listes de gauche (socialistes, communistes, écologistes, insoumis, etc.) arrivent à s’unir, au premier ou au second tour, comme un camp opposé à l’extrême-droite, à la droite, mais aussi à LREM.  Et, si possible, à l’emporter parfois.

Cette césure locale entre LREM et la gauche (y compris ce qui reste du PS) me parait essentielle pour la suite: en effet, LREM, comme le montre sa nomenklatura d’ex-strauss-kahniens à la Benjamin Griveaux, est essentiellement une scission de la droite arriviste du PS. Cela correspond bien à une gestion « apolitique » des affaires locales, souvent via l’influence « dépolitisante » des intercommunalités (où droite, centre et gauche doivent travailler ensemble). Il faut donc voir si ce qui reste de PS au niveau local continue majoritairement son alliance de fait avec sa propre scission LREM ou si les élections municipales clarifient les choses en constituant une césure nette entre PS et LREM.  De ce point de vue, la situation grenobloise pourrait bien être le symbole national d’un échec: un candidat PS, Olivier Noblecourt, semble bien s’orienter vers une alliance de second tour avec la candidate LREM, Emilie Chalas, pour contrer la reconduction à la mairie d’une alliance « rouge-verte ». Que la direction du PS accepte une telle situation en ayant investi un tel candidat ayant travaillé depuis 2017 pour la « macronie » ne présage vraiment rien de bon pour l’avenir.

Quoiqu’il en soit, s’il n’y a pas de réveil électoral et quelques victoires pour la gauche dans cette élection municipale, le scénario du nouveau Front populaire risque bien de rester des plus chimériques, et il faudra se préparer à l’un des deux autres, ou à leur combinaison. Et, en plus, avec le coranavirus qui va tous nous tuer, on n’est même plus sûr connaître la fin de la parabole d’Emmanuel Macron dans la politique française. Dommage.

Eric Maurin, La peur du déclassement. Une sociologie des récessions.

maurinEric Maurin vient de publier un petit livre, intitulé La peur du déclassement. Une sociologie des récessions (Paris : Seuil, 2009). Comme ses petits livres précédents (comme le Ghetto français publié en 2004) ont eu quelque succès d’audience et que son attaché de presse, travaillant pour une grande maison d’édition, semble être de qualité, on aura pu lire la semaine dernière un certain nombre d’entretiens avec l’auteur à l’occasion de la sortie en librairie du livre. Il fait même indirectement la « une » du Monde, du jeudi 8 octobre 2009. Ce dernier titre en effet, résumant un des acquis de l’ouvrage,  « Le diplôme est plus que jamais le sésame de la réussite en France ». L’entretien avec l’oracle Eric Maurin (p. 10 de l’édition papier) est commenté par rien moins que Laurence Parisot (MEDEF), François Chérèque (CFDT), Xavier Bertrand (UMP) et Manuel Valls (PS) (page 11). Tous ces commentateurs, sollicités par le journal, se montrent élogieux et pour tout dire ravis de la démonstration.  On n’épiloguera guère ici sur le choix des commentateurs, qui ne couvrent pas, loin de là, tout le spectre politique et syndical. On trouvera aussi un entretien du même E. Maurin dans l’Express en date du 8 au 14 octobre, p. 66-67, sous le titre « La peur du déclassement touche les plus favorisés ». Il est aussi présent sur le site des Inrockuptibles, avec un entretien intitulé « Les inégalités entre diplômés et non-diplômés n’ont jamais été aussi grandes ». Je n’ai pas pu faire le tour de tout le plan média, sans doute imposé à Eric Maurin par un attaché de presse volontariste, mais, comme les propos sont cohérents entre entretiens, le message est plutôt clair : nous vivons dans une « société bloquée » (le terme n’y est pas, mais l’hommage à Michel Crozier est patent), où chaque période de récession amène les  salariés encadrés par un « statut » à défendre leurs acquis (via leurs syndicats ou via les hommes politiques, de gauche comme de droite, qui veulent les séduire en leur proposant plus de statut encore), et ce au détriment de ceux, eux-mêmes aspirants statutaires, qui sont restés au moment de la récession à la porte de l’un ou l’autre statut protecteur. Par ailleurs, comme cet écart entre le paradis du « statut » et l’enfer du non-« statut » est devenu énorme au fil du temps, surtout si on l’inscrit dans le cycle de vie de chacun, une « peur du déclassement », concrètement de la perte de son emploi à « statut » (par exemple de son CDI à 45 ans révolus), domine la société française, et tout particulièrement l’esprit de ceux qui sont, en fait, les plus privilégiés en terme de salaires, de stabilité réelle de l’emploi, de possibilité d’évolution professionnelle. On retrouve le thème courant d’E. Maurin : la situation sociale de la France devient plus inégalitaire à cause de la peur des classes moyennes et supérieures qui optent pour des stratégies d’isolationnisme social, par exemple en terme scolaire ou résidentiel. E. Maurin dans les entretiens tend à présenter la France comme un cas à part de ce point de vue, jouant à cette occasion la partition toujours payante médiatiquement de l’inoxydable « exception française »; j’ai beaucoup de mal à croire à cette rhétorique, démentie par tout ce qu’on peut savoir des stratégies des groupes supérieurs dans bien des sociétés, et aussi, à bien le lire, par ce qu’écrit  E. Maurin  lui-même dans le présent livre (où il parle au pluriel de « sociétés à statut », p. 93).

Avant d’en revenir à la thèse de l’auteur, telle qu’il la défend devant les médias, faisons un détour par le livre lui-même. Les (un peu moins de) cent pages (petit format) qui nous sont proposés résument en fait des travaux de l’auteur publiés dans des  revues scientifiques. Le propos sont essentiellement fondés sur l’analyse des « Enquêtes Emploi » de l’INSEE, tout en y ajoutant de ci de là des analyses  plus directement politiques.

Quels sont alors les acquis « scientifiques » de l’auteur (qui se trouvent essentiellement dans le chapitre 3 de l’ouvrage, p. 52-72)?

a) contrairement à un préjugé courant, la valeur du diplôme (à partir de bac+2) n’a pas diminué comme moyen d’insertion sur le marché du travail sur les 25 dernières années; l’écart aurait même plutôt tendance à se creuser encore plus fortement qu’auparavant entre diplômés et non-diplômés en matière d’insertion sur le marché du travail;

b) ce poids spécifique du diplôme tend même à diminuer le poids de l’héritage de classe dans l’insertion professionnelle de chacun (p. 66-68); et les écarts  selon l’origine de classe dans l’accès au statut de cadre tendent à diminuer eux aussi (p. 69-72).

Ces (très) bonnes nouvelles pour les diplômés correspondent aussi à une explosion quantitative de leur nombre. L’auteur rappelle à quel point en un quart de siècle les proportions parmi les entrants sur le marché du travail entre diplômés et non-diplômés ont changé : en 1975, on comptait parmi les personnes sorties depuis moins de 5 ans de l’enseignement 4,4 fois plus de non-diplômés que de diplômés, en 2008  ce même rapport est tombé à 0,3 fois. Cette entrée massive de diplômés sur le marché du travail a été absorbée, comme le montre l’auteur, essentiellement à travers une déformation de la structure des emplois offerts par les entreprises, utilisant de plus en plus d’emplois très qualifiés. On aurait donc de fait toutes les raisons d’être satisfait : en un quart de siècle, la main d’œuvre augmente son niveau de qualification tel qu’il est attesté par la détention d’un titre académique, et les entreprises en profitent pour modifier leur processus productif. Plus généralement encore, cela correspond à la montée en gamme de l’économie française dans le cadre de la division mondiale du travail. Beaucoup plus d’ingénieurs dans le privé et d’administrateurs dans le secteur public, et beaucoup moins d’ouvriers spécialisés dans les industries de labeur et de gardiens de phare sur les listes de paye de la fonction publique. Tutto va bene.

La première nuance à apporter selon l’auteur lui-même  à ce scénario, tout de même bien « rose », porte sur le rôle de la fonction publique au sens large dans le bouclage de l’absorption des diplômés : prenant l’exemple de la récession de 1992-93 (voir son chapitre 2 « Anatomie d’une récession : le choc de 1993 », p. 32-51), l’auteur montre qu’on assiste à compter de cette date à une fuite des diplômés vers le public; ce dernier offre en effet un statut qui préserve du chômage qu’on observe alors pour la première fois massivement chez les diplômés. A plusieurs reprises dans l’ouvrage, l’auteur insiste d’ailleurs sur la présence à compter de cette date de « sur-diplômés » parmi les nouveaux entrants de la fonction publique. Ces personnes seraient, selon lui, les plus rétives à tout changement de statut ou à toute évolution de cette dernière, dans la mesure où elles ont fait de nombreux sacrifices pour en arriver là, si  j’ose dire, « au chaud ». Faisant à mon avis fi de ses propres données (qui font remonter l’entrée massive de « sur-diplômés » dans la fonction publique à l’année 1993), l’auteur interprète (p. 43-46) du coup les grandes grèves de l’automne 1995 comme le moment d’affirmation de cette crainte de tout perdre de la part de ces réfugiés (récents) dans le public. Je doute qu’en deux ans (1993-95), la sociologie d’un groupe comme la fonction publique puisse changer comme l’affirme l’auteur : « En modifiant en profondeur la sociologie de la fonction publique, la récession de 1993 a contribué à transformer le paysage syndical français, qui s’enrichit d’un courant radical opposé à la cogestion et au réforme »(p. 43, première phrase des paragraphes consacrés aux mouvements de 1995, le courant syndical auquel il est fait allusion correspond aux syndicats SUD). Ayant moi-même participé à une analyse à chaud du mouvement social de 1995, qui, rappelons-le, avait son point fort à la SNCF et à la RATP, j’ai du mal à prendre au sérieux cette analyse. La masse des personnes mobilisées alors étaient bien plus « prolétaires » (au sens de personnes exerçant des métiers d’exécution) que « sur-diplômés » de la fonction publique ou du secteur public. Les (alors) jeunes diplômés entrés dans ces secteurs que je connaissais étaient d’ailleurs contre les grèves, et militaient pour une « modernisation »…

Malgré ces réserves sur les conséquences politiques et syndicales qu’E. Maurin croit pouvoir discerner, le rôle de la fonction publique au sens large dans l’absorption des diplômés demeure toutefois  un paramètre à prendre en compte, surtout si l’on se tourne vers les conséquences de la récession actuelle. E. Maurin prédit une réitération de la fuite vers le public observée après 1993. C’est effectivement possible, sauf que l’économiste qu’il est aussi semble avoir oublié l’état des finances publiques (qu’il cite pourtant), et la règle que se sont donnés les présents gouvernants de ne pas embaucher beaucoup de fonctionnaires au regard de ceux qui partent à la retraite (un sur deux). La thèse générale de l’auteur risque du coup de s’en trouver mise à mal : il défend en effet l’idée qu’en France, sur la moyenne période, il n’existe pas de déclassement social (en particulier des diplômés), il n’existerait que la « peur du déclassement ». Or, si l’État ne remplace pas lors de la présente récession ses fonctionnaires, que les collectivités locales  et les hôpitaux sont forcés à terme à faire de même,  et si les entreprises sont durablement en crise de débouchés extérieurs grâce à l’Euro fort, on risque bien d’observer réellement une montée du déclassement! Notre auteur risque fort dès lors d’amuser pendant quelques années la galerie à ses dépens.

Venons-en maintenant à la thèse « politique » de l’auteur : pour lui, la France est une société où les individus (comme sous l’Ancien Régime) sont obsédés par leur statut social; ce dernier correspond à un statut, celui de fonctionnaire ou de salarié en CDI. Ce dernier, acquis au fil d’une série d’épreuves, garantit des gains certains – quoique parfois maigres – à long terme. Les Français tiendraient tant à cette société statutaire, qu’à chaque récession, ils feraient pression, via leurs syndicats ou l’opinion publique, pour un renforcement de ces statuts. Au fil des récessions, l’écart se creuse donc entre ceux qui sont « in » et ceux qui sont « out », et le livre vise en fait à prévenir une aggravation de l’écart au fil de la présente récession.

Quoi que l’auteur s’en défende, il se trouve en fait sur une ligne qui ressemble fort à celle d’un néo-libéral ordinaire qui plaiderait pour un « big bang » social. Le chapitre 1 « L’émergence d’une société à statut » (p. 11-31) raconte les évolutions de la société française  depuis 1970 du point de vue de celui qui aurait voulu que les syndicats et les hommes politiques ne répondent pas au fil de la crise économique aux demandes de protection des personnes ayant déjà un travail. Le chapitre 4 « Les enjeux de la récession actuelle » (p. 74-88) rappelle que toute protection institutionnelle supplémentaire de l’emploi déjà là provoque à terme une baisse des créations d’emplois. L’auteur cite des données nord-américaines qui montrent que toute protection de l’emploi, aussi minimale soit-elle, dissuade les employeurs de créer des emplois (p. 81-83). Il fait aussi usage de comparaisons entre pays européens, d’où il ressort, contrairement à ce qu’il affirme dans ses entretiens avec la presse, que la France n’est pas un cas à part, mais fait partie de cet ensemble de pays « méditerranéens » (Portugal, Italie, Grèce), où l’on observe simultanément une forte protection statutaire d’une partie du salariat, une peur généralisée de l’avenir, et une insertion professionnelle très difficile des jeunes. Pays qui s’opposent à un idéal « nordique », le Danemark, où le licenciement est aussi facile que l’embauche, l’indemnisation des chômeurs correcte, et où personne n’a peur pour l’avenir, surtout pas les jeunes, mais aussi à un idéal « nord-américain », invendable politiquement dans ces pays, tant il repose sur une explosion des inégalités salariales.

L’auteur se dit de gauche, et cela est rappelé dans les entretiens donnés à la presse. En même temps, je ne vois pas clairement émerger dans ces pages et ces entretiens le  moindre début d’une stratégie offensive pour cette dernière. Le conseil de l’auteur est en effet de ne pas profiter de la récession pour donner encore plus de protection à ceux qui en ont déjà assez (ou trop?). C’est tout de même proche d’un discours ordinaire de la droite libérale sur les « privilèges » (des salariés, pas des rentiers et des propriétaires bien sûr!). Je ne vois pas en quoi cela peut être mobilisateur à gauche.

En fait, l’auteur avance peu de propositions (voir sa conclusion, p. 89-94), sinon une sorte d’appel bien vague à s’inspirer du modèle nordique sur certains points. Appel qui est contrebalancé par sa propre conscience que cela n’est pas dans la tradition française  de la « société à statuts » telle qu’il la décrit. Il en finit donc sur l’appel à la « volonté politique » pour changer les mœurs qui sont au principe de ce système (p. 94). On ne se sent guère plus avancé, et on aura un peu l’impression que ce n’est pas avec ce genre d’idées que la République progressera (toute allusion à la collection dans lequel le livre est publié est fortuite bien sûr).

Pour ma part, je regrette que l’auteur ne propose de fait aucune stratégie de sortie du blocage qu’il diagnostique, sinon de « ne pas exagérer »  encore une fois dans la défense des salariés en place.  S’il croit vraiment à son diagnostic, qu’il fasse des propositions! Et des propositions vendables puisqu’il se pique d’être un analyste politique (comme avec son explication du vote au référendum de 2005, p. 48-51)! Par exemple, si, effectivement, ce sont les conditions de licenciement qui représentent la cause d’une réticence des entreprises à embaucher, il faut proposer une réforme profonde de ce droit. (Je vois bien pour ma part une suppression pure et simple de toute indemnité de licenciement pour les nouveaux embauchés au profit d’un compte d’épargne obligatoire, dédié, bloqué, abondé par le seul salarié, placé en dehors de l’entreprise, et remplaçant l’intéressement et la participation: chacun devient son propre assureur à proportion de ses gains passés. Je supprimerais aussi volontiers tous les relents de paternalisme comme les comités d’entreprise ou le 1% logement, toujours au profit de ce compte généralisé de préparation au changement d’emploi.) Il est vrai qu’à le faire, on risquerait de finir bien à droite. (Mes propositions le sont sans doute…) Être de gauche pour lui, c’est alors chercher un « moyen de moyenner » qui ne me convainc guère. Laissons donc faire la droite, si elle ose être elle-même, cela sera plus clair.

Surtout, retiens bien la leçon, ô lecteur bénéficiant d’un bon statut, bien au chaud que tu es dans ton administration ou ton entreprise, si bien payé que tu as pu à l’instigation d’un plan médias bien conçu acheter cet opuscule fort cher à la ligne imprimée, arrête tes jérémiades, suspens tes envies largement infondées de suicide face au durcissement des méthodes de management, prépare-toi plutôt moralement à une nouvelle « déflation Laval », qui, à en croire l’auteur, ne fut pas si désagréable au total pour les personnes concernées (p. 39-41).

Ps. On trouvera un autre compte-rendu de lecture du livre d’E. Maurin sous la plume de Jean Bastien sur le site de Non.fiction.  Ce dernier remarque à la fin de son compte-rendu que le changement d’attitude vis-à-vis du « statut valant supplément d’être », qui caractériserait la société française selon E. Maurin, supposerait un « concept plus riche de l’action humaine que celui mobilisé par l’auteur tout au long de l’étude ». Comme on dit parfois, In coda venenum, voilà une élégante manière d’accuser l’auteur d’avoir la vue un peu courte...Pour ma part, je ne crois tout simplement pas à cette spécificité supposée de la société française, toutes les sociétés développées possèdent leur propre hiérarchie statutaire – pas nécessairement reliée à la place occupée sur le marché du travail par chacun. Mais pensez  à l’utilisation des titres devant les noms dans la vie courante dans bien des pays européens, ou au poids de la « race » aux Etats-Unis, etc., je ne suis pas sûr qu’on puisse nous dire plus « statutaires » que d’autres peuples.