Ce matin, mercredi 25 juin 2014, sur France-Inter, l’économiste Jean Pisani-Ferry, actuel Commissaire général à la stratégie et à la perspective, était invité à s’exprimer à l’occasion de la présentation du rapport qu’il a dirigé, Quelle France dans dix ans, et qu’il remet au gouvernement aujourd’hui.
Dans ce cadre, il est revenu sur le système politique français. Il s’est inquiété en particulier de l’incapacité des gouvernements successifs à faire vraiment les « réformes nécessaires ». (Le lecteur un peu informé aura deviné de quelles réformes nécessaires il s’agit, inutile donc de préciser.) Pour lui, il faudrait changer nos institutions politiques afin que le débat sur elles et l’opposition à ces dernières s’il y a lieu se passent uniquement dans le cadre du Parlement et ne soient donc plus l’occasion de « contestations » (sous-entendu de mouvements sociaux), qui mènent à cette politique des petits pas des gouvernements successifs dans la bonne direction qu’on observe depuis 30 ans en France. Et J. Pisani-Ferry de s’enhardir à donner un exemple pour prouver qu’il n’y a vraiment bien que dans notre pays qu’on conteste les réformes au lieu d’en discuter vivement au Parlement: voyez, nous-dit-il, en Grande-Bretagne, ils ont augmenté les droits d’inscription à l’Université, le débat a été particulièrement dur au Parlement, et il n’y a pas eu de contestation par ailleurs. Les journalistes de France-Inter n’ont pas cru devoir relever la grossière erreur ainsi commise par J. Pisani-Ferry : en effet, à l’occasion de l’augmentation des frais d’inscription universitaires décidée par le gouvernement libéral-conservateur de David Cameron, une bonne part des étudiants britanniques se sont en fait mobilisés très fortement contre cette hausse. C’est d’ailleurs l’un des plus importantes mobilisations étudiantes au Royaume-Uni depuis des décennies. Les étudiants britanniques ne sont pas d’ailleurs pas les seuls à s’être mobilisés face à une telle « réforme » : on pourrait citer les cas chilien et québecois comme exemples de mobilisations étudiantes d’ampleur inédite contre les frais d’inscription élevés dans l’enseignement supérieur. L’une des réformes du kit néo-libéral habituel, Le petit réformiste pour les nuls, ne va pas donc pas éventuellement sans réveiller des envies de contester quelque soit par ailleurs les institutions politiques . (Sans compter que cette réforme-là, en vigueur aux États-Unis depuis bien longtemps, connait déjà elle-même là-bas sa propre nemesis : crise de la dette étudiante et stagnation du nombre d’étudiants. )
Que J. Pisani-Ferry, qui plaide par ailleurs pour l’ouverture économique de la France, ignore à ce point la réalité du fonctionnement politique des autres pays face aux « réformes » m’a laissé songeur : s’agit-il simplement de son amateurisme en la matière? Il est peut-être tellement convaincu que seuls ces grincheux de Français encartés à la CGT, à Sud, à l’UNEF ou à quelque autre officine de la « grogne » professionnelle, contestent par des voies extra-parlementaires les « réformes » qu’il en vient à ignorer les faits pourtant les plus évidents de l’actualité européenne et mondiale. Dans de très nombreux pays – y compris des pays dictatoriaux -, quand une « réforme » lèse leurs intérêts, les personnes concernées tentent de se défendre par tous les moyens à leur disposition. Le mouton humain se laisse difficilement tondre de nos jours…, et c’est certes bien dommage… cela complique tout, mon bon monsieur.
Ou bien alors affabule-t-il à dessein, sachant bien que les autres protestent aussi? En renforçant de manière stratégique le préjugé (essentiellement partagé par l’électorat de droite et du centre) selon lequel il n’y aurait vraiment qu’en France qu’il existerait une tendance excessive à la contestation (la « gréviculture ») qu’on ne retrouverait sans doute nulle part ailleurs dans les pays développés, ne vise-t-il pas surtout à délégitimer toute forme de contestation comme une idiosyncrasie française (gauloise?) pour aider les réformes à passer?
Un passage de son entretien au Point (24/06/14) par Corinne Lhaïk est significatif pour éclaircir son point de vue :
Question : Favoriser la démocratie participative, est-ce aussi une urgence?
Réponse J. P-F. : C’est une très forte demande. Les citoyens veulent qu’on les consulte et qu’on les prenne au sérieux. Même s’ils n’ont pas gain de cause, ils pourront accepter une décision à condition qu’on les ait vraiment écoutés. [Je souligne] Prenons l’exemple des grandes infrastructures. Si vous consultez au moment où le choix n’est plus que celui de la couleur des pylônes, vous engendrez un sentiment de frustration. Parfois, la concertation a bien lieu, mais très en amont. Ce fut le cas avec l’aéroport Notre-Dame-des-Landes. Il y a eu un débat public, puis il ne s’est rien passé durant des années. Quand le sujet revient dans l’actualité, les citoyens ont perdu la mémoire du débat.
Cette réponse possède au moins le mérite de la clarté : pour J. P-F., la « démocratie participative » n’est qu’un moyen de faire accepter par les citoyens une décision déjà prise par ailleurs. Il est à craindre que l’ensemble des réformes institutionnelles qu’il préconise soient du même acabit : il s’agit juste d’avoir les moyens politiques de faire passer auprès de la population des réformes qu’on croit justes et bonnes. La démocratie s’en trouve donc réduite à l’art délicat de faire accepter au peuple les décisions des élites.
Le caractère finalement piquant de la situation, c’est qu’en 1958, en instituant la Vème République, avec son rôle éminent du Président de la République et sa « rationalisation du parlementarisme », pour en finir avec le régime des partis, les élites gaulliennes avaient sans doute la même ambition de pouvoir réformer la France en paix. Les propositions de J. Pisani-Ferry, qui semblent vouloir redonner quelque rôle délibératif au Parlement, poursuivent le même objectif. Ah, là, là, si seulement on pouvait dissoudre le peuple… comme les choses seraient plus simples et plus rapides.
Ps. Après avoir lu l’entretien de Jean Pisani-Ferry dans le Monde à l’occasion du lancement de son rapport, ainsi que les principales propositions relatées par le même journal, j’ai été frappé par l’immense banalité de ce travail. En fait, s’il y a bien un domaine dans lequel les économistes comme Pisani-Ferry sont à la peine, c’est dans l’imagination, l’innovation, dont ils font tant de cas par ailleurs pour nous sauver du déclin. Toutes ces propositions m’ont paru en effet d’être dans l’air depuis une éternité, et ne rien apporter de neuf au débat. (Une suggestion donc pour faire des économies : supprimer le poste de J. P. Ferry et son organisation avec.)