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Sarkopulisme. 1539ème épisode.

Cela ne devrait plus étonner personne: le Président de la République a décidé de longue date de se faire le chantre d’un populisme sécuritaire, d’incarner une (supposée) volonté populaire de justice expéditive. A chaque fait divers correspondant aux critères d’éligibilité émotionnelle  requis (victime étant vue comme  innocente : enfant(s), jeune fille, vieille dame, etc.; fonds plus ou moins sexuel du crime, ou « gratuité » du délit; violence évidente; détails sordides à souhait bien dignes d’un mauvais polar mettant en scène un tueur en série, etc.) pour avoir un impact sur le grand public, correspond une séquence présidentielle.

On aurait pu croire que, vu que cette routine de mobilisation de l’opinion publique, avait été largement dénoncée ou analysée au point de devenir un lieu commun éculé des opposants ou des analystes (avec la formule : « un fait divers, une loi »), le Président de la République aurait eu à cœur de surprendre les habituels médisants (dont  je suis sans doute moi-même sans grande originalité) en mettant en branle pour une fois autre chose que le scénario habituel. Eh bien, NON, avec l’« affaire Laëtitia » (qui se trouve être parfaite du point des émotions populaires), le même scénario s’est remis en place. Certes, aucune nouvelle loi n’a (encore?) été annoncée, faute d’imagination sans doute des préposés à la rédaction.  (Pourtant, il reste encore au choix : la réinvention du bagne installé cette fois-ci aux îles Kerguelen pour ne stigmatiser personne, ou la géolocalisation à vie pour tout délinquant quelque soit le délit commis, et ce dès l’âge de 16 ans…)  Cette fois-ci, des « responsables » à sanctionner ont été désignés à la vindicte populaire. Des juges se sont sentis visés. Et la profession judiciaire – ou autrement dit, le lobby des juges, dixit un sarkozyste méritant –  se trouve en émoi!  Avec un tel mouvement, des collègues d’esprit plus sociologue que je ne le suis pourront se délecter avec une analyse (à faire) des conditions structurelles et conjoncturelles, qui ont permis à cette profession – peu connue jusque là pour son caractère rebelle… sauf à ses marges (Syndicat de la Magistrature) – de s’énerver. Quand un juge d’instruction en arrive, sans le doute sous le coup de l’émotion, à traiter le Président de la République de « multirécidiviste », on peut se dire qu’ « il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark ». Ou plutôt, qu’on se rapproche à grands pas de la situation italienne des quinze dernières années.

Pour ma part, ce qui m’intéresse, c’est le calcul fait par le pouvoir. S’en prendre à un dysfonctionnement de la justice, chercher la responsabilité d’un crime dont, par ailleurs, selon les éléments rendus publics, on croit bien  connaitre  le coupable, en dehors même de ce dernier dans des professionnels de la justice qui l’auraient à tort laissé agir en toute liberté alors qu’il fallait le garder au chaud pour l’hiver, est-ce si payant du point de vue du consensus politique que l’on cherche à (re)bâtir?

D’un premier point de vue, on pourrait se dire qu’à en croire les sondages, les Français ne sont pas si préoccupés que cela par la sécurité, ils le sont plus par le niveau du chômage (qui a atteint un palier élevé à la fin 2010), ou leur revenu (qui a stagné  en moyenne l’année dernière selon l’INSEE).  D’un autre point de vue, on pourra se dire qu’un petit rappel de populisme sécuritaire ne peut pas effectivement faire de mal.

De fait le pouvoir actuel fait passer un test de logique géant à la nation. Si vous disposez d’un minimum de compréhension des fonctionnements réels de la justice pénale dans un État de droit, vous savez que la prévention totale du crime ne peut par définition exister, et que le niveau de prévention du crime se trouve largement liée aux moyens légaux et concrets que l’on se donne pour y parvenir. Une prévention plutôt de gauche et une prévention plutôt de droite sont d’ailleurs imaginables. Si vous croyez à l’inverse que le crime est dans tous les cas évitable car prévisible par des signes extérieurs précurseurs sans ambiguïté (car, comme dit l’adage bien connu, « Qui vole un œuf vole un bœuf! », et qu’ « Avec une tête pareille… » ), et qu’en conséquence, la justice a pour mission de prévenir à 100% le crime, si vous croyez que la justice au sens large peut  même réaliser à cette fin, même en l’absence de moyens en personnel, des miracles de productivité et atteindre  en plus  le zéro défaut, eh bien, soit vous êtes un admirateur tout à fait cohérent mais vraiment frustré des régimes totalitaires, soit, si vous ne voulez pas  quand même de « la dictature de la loi » comme disait Carl Schmitt, il faut aller vous plaindre auprès de ceux qui vont éduqués, élevés, formés, etc. .  Dans ce cadre, il est clair que le pouvoir parie  sur le fait que le nombre des citoyens qui  possèdent un peu de sens critique se trouve être  bien inférieur à ceux qui, dans ce domaine, n’en ont guère.

L’expérience a montré en effet qu’une bonne part de la population semble avoir adopté une pensée magique selon laquelle pour tout dysfonctionnement, il existe un responsable ou des responsables humains. Cette idée contient sans doute un aspect rationnel de méfiance vis-à-vis de ceux qui auraient tendance à nier leur responsabilité, mais, poussé à son extrême, elle correspond au retour à une pensée magique, où tout événement possède son responsable humain comme dans la bonne vieille sorcellerie. (En l’occurrence, le supposé coupable  de l’« affaire Laëtitia » est tellement déshumanisé par le récit qu’on fait de lui au public qu’il ne peut être le seul responsable de son crime, « c’est une bête », « c’est un monstre » – pourquoi pas un golem tant que nous y sommes?-, donc il faut un ou plusieurs « vrais » humains pour endosser la responsabilité…)

Le pari du point de vue de celui qui veut accroitre son consensus parait donc acceptable, et risque fort d’être (un peu) réussi. En effet, à cela, s’ajoute que la magistrature est constituée par définition de gens éduqués, très peu nombreux au regard de la population générale, qui utilisent professionnellement un jargon compliqué, peu compréhensible pour la plupart des gens (moi y compris parfois!), qu’ils constituent à tout prendre une élite (une corporation! un lobby! une coterie!), il est donc facile de les mettre en opposition à la masse du peuple qui  pleure sa sainte et qui s’exprime par la bouche de Nicolas-Bouche-d’Or. Le pari peut donc payer! Et donc que les juges soient jugés!

Ps. Dans le Monde du mercredi 9 février (p. 10), allez voir l’entretien avec Denis Salas, magistrat et chercheur. Il affirme ainsi que « Deux récits se font face. L’un dans l’imaginaire, dans l’utopie de l’insécurité, en appelle à un monde sans risque et sans danger, à une tolérance zéro. L’autre, celui des métiers, est ancré dans la réalité. » La convergence est frappante avec mon propos, qui part d’autres prémisses, mais qui aboutit à la même conclusion désolante.