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Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques.

Le livre de Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques (Paris, Editions Zones, 2010) constitue une très bonne introduction aux « nouvelles pensées critiques », soit les tentatives de renouvellement de la théorie politique se situant au delà du socialisme  classique sans en renier cependant les intuitions originelles de combat dans l’histoire pour l’égalité réelle entre les individus.  Bien sûr, le sujet s’avère tellement vaste qu’il ne s’agit en fait que d’une sélection par l’auteur des écrits les plus pertinents à ses yeux pour une réflexion  contemporaine sur l’avenir du socialisme (voir la conclusion, p. 303-310).  Ainsi, ni  certains développements de la pensée écologique (en particulier sur la « décroissance »), ni la réflexion d’origine féministe sur le « care », ni le « socialisme du XXIème siècle » du Président Chavez, ni (bien sûr) les théories d’Anthony Giddens et de tout autre forme de révisionnisme droitier social-démocrate, ne sont abordés ici. Comme l’annonce le titre, il s’agit de voir ce qui se passe à gauche toute. On trouvera ce livre en texte intégral sur le site de son éditeur – ce qui constitue un choix plutôt audacieux du point de vue éditorial. Pour ma part, en amoureux du livre imprimé, j’ai acheté la version tangible du livre. J’espère ne pas être le seul.

L’intérêt du livre constitue d’abord en une reconstitution de la généalogie qui mène à ces « nouvelles pensées critiques ». « Tout commence par une défaite » (p. 13), dit l’auteur, à dire vrai et  à le suivre précisément, tout commence par deux défaites à cinquante ans d’intervalle : une première défaite, celle de la « Révolution socialiste mondiale » dans les années 1920 (tout particulièrement en Allemagne); une seconde défaite, celle dont part plus directement l’auteur, à compter des années 1970, celle des mouvements sociaux qui avaient rendu pour un temps  le monde occidental « ingouvernable » (comme disait le rapport de la Commission Trilatérale en 1974). La première défaite donne l’occasion à un « marxisme occidental » (non lié à la doctrine marxiste-léniniste professée dans le camp socialiste depuis Moscou) de se développer : suivant ici  les écrits de Perry Anderson sur le sujet, l’auteur note que ce « marxisme occidental » devient d’autant plus  abstrait (c’est-à-dire  loin des sciences sociales ordinaires) que ses défenseurs ne se trouvent plus être eux-mêmes les dirigeants de branches importantes du mouvement ouvrier et/ou socialiste; de ce fait, les questions de stratégie politique, économique, sociale leur échappent de plus en plus, tout comme le rapport avec le mouvement social qu’ils prétendent guider (de loin). La seconde défaite laisse, si j’ose dire le prolétariat au tapis, tout en faisant émerger d’autres sujets possibles de l’émancipation. L’auteur fait remarquer  que, de ce point de vue, il n’existe pas vraiment de rupture de thématiques entre les années 1960 qui voient s’affirmer les nouveaux mouvements sociaux en concurrence avec le mouvement ouvrier, leur défaite commune dans les années 1970-80, et la résurgence, des premiers surtout, dans les années 1990-2000 (souvent sous le label commun d’altermondialisme).

La première partie de l’ouvrage (« Contextes ») tente donc une mise en perspective historique de ces pensées critiques. Face à ces défaites, les réactions vont s’avérer  différentes, et cela aboutit à une typologie (« convertis », « pessimistes », « résistants », « novateurs », « experts », « dirigeants ») des auteurs pris en compte. Malgré des éléments d’explication proposés des parcours différents des uns et des autres (p. 63-65), cette typologie reste plus descriptive qu’explicative. Par le  vaste tour d’horizon auquel le lecteur est convié ainsi, elle souligne toutefois  l’âge élevé des protagonistes actuels les plus connus (à dire vrai, certaines des personnes citées sont déjà mortes, P. Bourdieu par exemple, quoiqu’elles appartiennent à la même génération aujourd’hui dominante dans ce cadre).   Elle souligne aussi la prééminence des universitaires et des chercheurs, souvent liés de quelque façon à la vie académique d’outre-atlantique .

La seconde (« Système ») et la troisième (« Sujets) parties abordent les auteurs selon qu’ils visent plutôt à la constitution d’une explication critique du monde, ou qu’ils essayent de trouver un sujet nouveau (ou ancien) de l’émancipation (qui ne soit pas, tout au moins directement sous ce nom-là, le bon vieux prolétariat mondial un peu malmené par la réalité ces derniers temps tout de même).

Le lecteur (qui pourrait être un étudiant en mal de préparation d’exposé) trouvera ainsi en seconde partie (« Systèmes ») des présentations fort bien tournées de Michael Hardt et Toni Negri, de Léo Panitch, de Robert Cox, de David Harvey, de Benedict Anderson, de Jürgen Habermas, de Giorgio Agamben, de Robert Brenner, de Giovanni Arrighi, et de Emar Altvater. Tous ces auteurs, à la réputation plus ou moins bien établie, dont le statut critique peut  d’ailleurs poser problème (l’Habermas  actuel, un penseur critique?) possèdent en commun de (re)définir les traits marquants de la situation présente à un très grand niveau de généralité : le(s) capitalisme(s), l’État, l’espace mondial. En gros, ils se posent la question : que dirait le Marx (scientiste) du Capital s’il écrivait de nos jours? On se trouve ici à naviguer entre  des théories qui sont susceptibles d’une discussion  serrée sur leur validité empirique (comme avec R. Cox, R. Brenner ou G. Arrighi par exemple) et des fresques des plus expressionnistes dont on se demande toujours après avoir lu R. Keucheyan pourquoi elles impressionnent tant le chaland. Je pense en particulier à la vision de Michael Hardt et Toni Negri, proposé dans Empire en 2000 et Multitude en 2004, dont l’auteur montre bien qu’elle prend racine dans l’opéraïsme italien des années 1950-60, doctrine pour le moins aussi vague que son successeur actuel sur le sujet réel de l’émancipation.

La troisième partie (« Sujets ») (toujours aussi pertinente pour de futurs exposés), qui réunit dans l’ordre d’apparition Jacques Rancière, Alain Badiou, Donna Haraway, Judith Butler, Gayatri Spivak, E. P. Thompson, David Harvey, Erik Olin Wright, Alvaro Garcia Linera, Nancy Fraser, Alex Honneth, Seyla Benhabib, Ernesto Laclau, Frederic Jameson, multiplie les instances (plutôt que les sujets au sens ancien) qui peuvent faire advenir quelque chose qui pourrait être nommé émancipation. (J’ai choisi cette formule peu élégante pour sortir de l’humanisme eurocentriste et phallocentrique que recèle le mot Sujet…) On oscille ici entre de la sociologie politique, susceptible là encore de discussions factuelles (avec E. P. Thompson ou E. Laclau par exemple), et du prophétisme sur l’Instance à venir,  quelquefois revendiqué à l’état pur, avec en particulier A. Badiou. Sur ce dernier (p. 211-218),  le parallélisme de sa pensée avec certaines versions du christianisme est bien souligné par l’auteur. L’évènement à la mode Badiou ressemble ici furieusement à la parousie christique. (Puisque le Royaume de Dieu/le communisme  n’est pas pour tout de suite, attendons toutefois son avènement dans un temps encore à venir…, et, d’ici là, organisons le culte via quelque grand prêtre.)

La présentation de tous ces auteurs par Razmig Keucheyan  s’avère toujours claire et  éminemment lisible, plus sans doute que bien  des œuvres originales. J’ai ainsi eu l’impression d’avoir compris quelque chose à Slavoj Zijek, ce qui me parait un peu suspect tout de même.  Serait-ce donc si simple? Surtout, au delà  de ce travail de compilation, l’auteur tire des conclusions non dénués d’intérêt (p. 303-310). Il s’interroge sur l’avenir du socialisme à l’aune de ces auteurs, en soulignant si j’ose dire que, si tout n’est pas perdu, « on n’est pas rendu ». Plus intéressant encore que ce constat qui inscrit la lutte pour l’égalité réelle dans la longue durée, il souligne de manière bienvenue quelques écueils de cette pensée critique. D’une part, à quelques rares exceptions prés (essentiellement latino-américaines), ces auteurs n’assument, ou n’ont assumé, aucun rôle de direction dans des organisations de masse : la coupure entre la théorie qu’ils énoncent et la pratique stratégique d’un groupe mobilisé s’avère complète, surtout par comparaison avec l’état du mouvement ouvrier dans les années 1840-1920, d’où, comme le note l’auteur dans sa conclusion, une absence de réflexion proprement stratégique  sur la façon de vaincre (dans la vie politique, sociale et économique telle qu’elle est), et aussi – argument fort – une absence de feed-back à partir des groupes qu’on voudrait mobiliser.   D’autre part, la majorité de ces penseurs sont plutôt âgés (c’est-à-dire qu’ils se sont formés intellectuellement dans les années 1950-1960), et surtout sont des universitaires ou des chercheurs à plein temps. De ce point de vue, l’ouvrage est fort caustique quand il fait remarquer que beaucoup de ces penseurs critiques  se font connaitre et reconnaitre via l’université nord-américaine (même s’ils ne sont pas  américains d’origine). Comme les universités des Etats-Unis dominent le champ académique mondial, elles attirent beaucoup de ces penseurs critiques  qui y trouvent moyens, consécration, audience (et pourquoi pas revenus corrects).  Cette situation, qui résulte aussi sans doute de la liberté de parole aux Etats-Unis par rapport à bien des pays de la périphérie, favorise  l’émergence de personnalités venues des anciens pays du Tiers Monde, et donc une mondialisation de la pensée critique. Mais cette monopolisation de la réputation critique par l’université nord-américaine enferme aussi de fait ces pensées critiques dans la bulle académique dorée des Etats-Unis.  On retrouve la conclusion de François Cusset sur la French Theory (Paris : La Découverte, 2003), aussi radicale sur les campus que coupée de la société américaine englobante. C’est un peu ce qu’on pourrait appeler l’effet Noam Chomsky – mais, après tout, Karl Marx n’a-t-il pas écrit le Capital grâce à l’accès à la  British Library?

Selon l’auteur,  ces pensées critiques (en dehors peut-être de l’aile sud-américaine) refusent avec une ténacité –  presque perverse à mes yeux de politiste –  de se poser même la question de la démocratie représentative telle qu’elle existe, ou du pouvoir tel qu’il est. Dans le panorama des pensées actuellement disponibles sur le marché mondial des idées, il s’agit d’une faiblesse dirimante. Pour triompher dans notre monde tel qu’il est, un mouvement , surtout s’il se veut critique de l’ordre en vigueur, doit mobiliser de vastes masses d’individus, et cela passe souvent, sinon toujours, par l’arène électorale et représentative. Il est vrai que, vu des Etats-Unis, les chances d’une percée électorale un peu significative sous ses propres couleurs  de quelque représentant que ce soit d’une pensée critique ici mise en valeur, sont nulles…

Ensuite, je suis frappé de constater que toutes ces pensées critiques, du moins celles présentées ici, veulent « émanciper », mais qu’elles ne disent jamais au fond « pour quoi faire » après l’émancipation. L’instance libérée des chaines qu’on lui impose fera ce qu’elle voudra de sa liberté. Dans le fond, les diverses formes de  ce post-socialisme-là, comme son ancêtre le socialisme classique, trouvent leurs racines lointaines dans le libéralisme (au sens philosophique des Lumières) en voulant universaliser  en pratique la promesse d’autonomie à tous les êtres humains. Mais on se retrouve là devant la même faiblesse que dans le marxisme classique de Marx, une certaine vacuité de l’homme communiste, ou plus généralement, dans le socialisme à la Jaurès ou à la Blum, qui insistait sur l’individu à libérer. Or cette vacuité ne demande qu’à être remplie par des propositions de vie bien peu porteuses d’une vie  radicalement nouvelle : le prolétaire exploité devient ainsi  au bout du compte le salarié petit-bourgeois, la femme dépendante de son mari se transforme en  femme  libérée qui fait carrière en entreprise, les personnes de couleur discriminées peuvent s’affirmer comme des petits bourgeois comme les autres, le peuple indigène  colonisé ou exploité  se transforme (avec un peu de chance) en rentier de ses ressources naturelles, l’homosexuel jadis martyrisé veut désormais se marier et devenir un parent comme les autres, etc. Dans toutes ces situations, l’égalité réelle entre individus ou groupes y gagne sans aucun doute, et la souffrance diminue  certainement pour l’instance qui se trouve désormais émancipée, mais toutes ces modifications ne changent pas vraiment les rapports des êtres humains entre eux, ni entre ces derniers et la nature.  Le mode de vie petit bourgeois triomphe – et c’est quelqu’un qui mène une vie tout ce qu’il y a de plus petit-bourgeois qui écrit ceci! Imaginons même que les instances les plus apparemment radicales, par exemple celles représentées par Judith Butler qui propose rien moins que la fin des identités sexuelles ou de Donna Haraway qui nous invite à reconnaitre le caractère d’ores et déjà cyborg de l’humanité, atteignent leurs objectifs en termes de redéfinition de la culture : il n’y a plus d’identité sexuelle et nous sommes des machines – quels magnifiques marchés s’ouvrent là aux capitalistes de toute nature! (Et ils sont  d’ailleurs déjà ouverts… il suffit d’ouvrir les yeux!)

Enfin, avec la sélection proposée par R. Keucheyan, on peut se demander si nous ne nous trouvons pas en face, tout au moins pour une bonne part, d’une sélection des œuvres qui offrent le plus de gains dans la distinction qu’elles offrent à ceux qui s’en réclament. Dans certains cas, comme avec M. Hardt et T. Negri, Slavoj Zizek, ou A. Badiou, les  propositions qu’ils énoncent le seraient-elles dans un langage plus simple et partagé qu’elles n’auraient aucun succès! Trop flou ou trop banal. Une des difficultés de la pensée critique réside peut-être d’être prise elle aussi dans l’obligation de faire nouveauté, d’être un produit éditorial comme les autres à renouveler. Or, peut-être, il ne peut exister tant de nouveauté que cela en cette matière. La très roborative lecture de l’ouvrage R. Keucheyan permet en tout case de commencer un utile défrichement, qui peut aussi être un salutaire déniaisement  .

François Denord, Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu

denordschwartzFrançois Denord et Antoine Schwartz se sont associés pour publier à la veille des élections européennes chez Raisons d’agir Éditions (Paris, 2009), un petit livre incisif,  L’Europe sociale n’aura pas lieu. Il est vrai que les résultats électoraux  de la gauche socialiste  aux élections européennes en France et ailleurs semblent devoir légitimer a posteriori leur jugement aussi péremptoire que définitif.

Ces deux auteurs y proposent en effet une thèse forte, exprimée en peu de pages (138 pages de livre de poche, notes comprises)  mais argumentée : selon eux, dès les années 1950, dans l’ADN de la construction européenne,  un programme néo-libéral  a été inclus qui ne demandait qu’à croitre et embellir. L’orientation « néo-libérale », qu’on date souvent à tort  selon eux des années 1980, avec l’adoption du traité de l’Acte Unique et le « Grand Marché »  dont il cherche à faciliter la réalisation, et qu’on relie au « Grand tournant » de ces années Thatcher-Reagan, serait présente dès le début, aussi bien dans le Traité de la CECA que dans le Traité de Rome. C’est en un sens une évidence, le projet européen n’a-t-il pas d’abord été connu sous le nom même de « Marché commun » qui en indique bien l’orientation première? Les partis  communistes n’en ont-ils pas été les plus fervents et constants détracteurs?  Les Etats-Unis d’Amérique et leurs entreprises majeures ne l’ont-ils pas soutenu avec constance? Les universitaires américains (non-marxistes!) n’en ont-ils pas fait les premiers la théorie? Les auteurs rappellent, pour expliquer cette erreur de perspective, que les Etats européens ne se sont certes  pas privés dans les années 1960-1970 de faire quelques grosses entorses à l’esprit libéral du Traité de Rome, en protégeant par exemple leurs « champions nationaux » respectifs. Cette période, parfois appelée d' »euro-sclérose »,  explique donc l’impression de changement de cap dans les années 1980 vers une approche plus libérale de l’unification européenne. Le « tournant néo-libéral »  est donc sans doute vrai en pratique (avec la décision de 1979 sur le « Cassis de Dijon » de la CJCE qui apparait comme le coup d’envoi du bal libéral qui va suivre), mais, pour les auteurs, les années 1980 n’apportent rien  à un projet « néo-libéral » présent en fait dès l’exorde de l’aventure : « (…)l’Union européenne actuelle ne réalise pas les idéaux de solidarité  et de fraternité dont elle se réclame parfois. On ne saurait pour autant affirmer  que son inclination libérale constitue un dévoiement du projet des « pères fondateurs » conservateurs et libéraux: elle marque, au contraire, son aboutissement. L’Acte Unique a levé les obstacles à l’épanouissement des principes du marché commun (…) » (p. 122).

Qu’est-ce alors selon les auteurs que le « néo-libéralisme »  dans lequel le projet européen serait encastré? Pour eux, c’est l’idéologie selon laquelle on ne peut atteindre un optimum économique et social qu’à travers le fonctionnement libre des marchés pourvu que ces derniers soient soumis à une régulation publique qui en évite les dysfonctionnements.  Ceux-ci sont pour résumer de deux ordres : les uns inhérents à la dynamique « naturelle » du marché, les autres inhérents à la mobilisation politique des masses face aux conséquences  de cette dynamique « naturelle » du marché. Selon la thèse de François Denord, Néo-libéralisme. Version française. Histoire d’une idéologie politique (Paris: Demopolis, 2007) dont des éléments sont repris dans l’Europe sociale n’aura pas lieu, cette version 2.0 du libéralisme  résulterait de la reconnaissance par les libéraux eux-mêmes des échecs du libéralisme « manchestérien » du XIXème siècle. Le « laissez-faire » de ce dernier aurait ainsi échoué lors de la  crise des années 1930, et le célèbre Colloque Lippman de 1938 serait le point de départ réel du « néo-libéralisme » contemporain, qui entend sauver le libéralisme de lui-même. Cette reconnaissance de l’échec de la version 1.0 du libéralisme s’opère aussi bien sur le plan économique que sur le plan politique (avec la montée simultanée du dirigisme en économie et des « partis-Etats » en politique). D’une part, les tenants de cette approche « néo-libérale » considèrent que le marché, sans surveillance adéquate, de la part d’un garant en dernier ressort de son bon fonctionnement – l’État de droit -, voit disparaitre la concurrence au profit d’oligopoles ou de monopoles (les « trusts » comme on dit à l’époque). D’autre part, ils voient l’action politique des masses en réaction à ces dysfonctionnements du marché comme aboutissant nécessairement à des choix sous-optimaux car passant par un dirigisme (de droite : fascisme, ou de gauche : communisme). Ainsi, que ce soit avec l’action des syndicats ouvriers ou avec  les mobilisations partisanes des extrémismes de droite ou de gauche, on aboutit nécessairement à des règles anti-concurrentielles ou même à une étatisation de l’économie, toutes deux foncièrement nocives pour le bonheur public. On aura reconnu bien sûr la vision d’un F. von Hayek de l’ordre politique, économique et social. Tous les monopoles ou oligopoles (du côté des entreprises ou du côté des travailleurs) sont donc à proscrire, et la politique des masses  a tendance à tourner à l’aigre, il faut donc s’en méfier tout en ne l’abolissant pas toutefois comme l’auraient fait des réactionnaires de 1848. Les auteurs tendent ainsi à faire du projet européen un complot (public) de la bourgeoisie d’affaires – incarné en Jean Monnet (p. 32-34) –  qui y aurait vu  l’occasion de protéger définitivement le marché de lui-même et des aventurismes nationaux, étatiques, syndicaux et partisans.

Les auteurs rappellent aussi à quel point le Traité de Rome s’inspire de l’ordo-libéralisme allemand (p. 57-61), et relient l’expression « économie sociale de marché » actuellement en usage dans les affaires européennes à cette source en n’y voyant qu’un aimable faux-semblant selon lequel le mot « social » ne désigne ici que le modelage de la société sur les impératifs du marché (cf. l’interview des auteurs au journal l’Humanité) . Or l’ordo-libéralisme tient bien compte des conséquences sociales et politiques des échecs du marché:   la crainte de l’hyperinflation, qui détermine l’action de la Bundesbank puis celle de la BCE, tient compte du retour d’expérience (allemande) des auteurs de la doctrine.  Plus généralement, les auteurs pris dans leur (légitime) fougue anti-« néo-libérale » oublient que, pour tous les auteurs travaillant dans cette mouvance, l’économie néo-libérale fondée sur une « concurrence libre et non faussée » aboutit en principe à une satisfaction maximum de tous, en particulier de tout un chacun comme consommateur. Cette croyance dans les effets bénéfiques des marchés à la fois libéralisés et surveillés par l’État a eu d’autant plus de chances de s’enraciner dans les esprits qu’elle correspond au « miracle économique allemand ». Celui-ci voit effectivement une élévation extraordinaire du niveau de vie des masses, et donc l’éloignement de l’angoisse de la révolution qui étreignait ces mêmes élites depuis les années 1920. On peut donc comprendre leur attachement au modèle proposé. Plus généralement, les tenants libéraux ou conservateurs de l »économie sociale de marché » comme doctrine officielle de l’Union européenne insistent toujours sur les conséquences  heureuses pour tout un chacun de l’application de celle-ci. C’est sans doute là une lapalissade, mais ils évoluent, surtout s’il s’agit d’acteurs partisans (les partis membres du PPE ou de l’ELDR), dans le cadre d’une société de masse et ils ne peuvent prétendre vouloir faire autre chose que le bonheur de tous. On peut bien sûr discuter de la validité empirique de telles promesses…, mais les auteurs ont tendance à faire comme si tous les néo-libéraux européanistes ne voulaient faire que leur propre bonheur.

Selon les auteurs Denord et Schwartz, le Traité de Rome et toute la suite des Traités ne sont donc que la réalisation de cette vision néo-libérale des années 1930, dans un contexte par ailleurs marqué par l’intervention géopolitique des Etats-Unis d’Amérique en faveur de cette mise en commun des marchés européens.  L’intégration des pays occidentaux de l’Europe dans un « marché commun »  doit aux yeux des européanistes néo-libéraux créer des interdépendances qui, de fait, interdiront à l’un de ces pays de jouer la carte du « socialisme dans un seul pays » ou de tenter l »autre politique » pour utiliser le terme français des années 1980. Ils citent d’ailleurs des acteurs politiques de la gauche modérée des années 1950 qui se rendent bien compte de la contrainte ainsi posée sur toute action future au niveau national dans un sens socialiste (cf. p. 20-23 le rappel bienvenu de la position bien connue des travaillistes britanniques face au Marché commun ).

Cette présentation prend bien sûr dans l’esprit des auteurs un sens politique fort : les socialistes, qui accompagnent le projet européen depuis les années 1950, sont en conséquence les « idiots utiles » du projet néo-libéral, eux qui consentent à faire crédit aux « néo-libéraux » au nom d’un  illusoire espoir de rédemption fédérale des péchés capitaux du marché européen; les auteurs rappellent ainsi l’ère Delors (p. 98-104) pour bien montrer qu’aux avancées bien réelles du projet « néo-libéral » ne répondent que des miroirs aux alouettes sociales. Qui se rappelle en effet de la « Charte sociale » de 1989 qui avait occasionné tant de furieux débats à l’époque? J’aurais donc bien du mal à leur donner tort, dans la mesure où personne, en dehors d’un ultra-libéral jouant les exaltés à la Vaclav Klaus, ne peut prétendre que l’Union européenne possède aujourd’hui une forte politique sociale. Même si les auteurs tendent à présenter une vision qui se veut radicale, force est de constater que les savoirs acquis sur l’Union européenne permettraient difficilement de nier complètement leur approche.

Ce petit livre se veut donc un démenti à la stratégie socialiste et social-démocrate,  poursuivie avec plus ou moins de constance depuis les années 1950 par tout ou partie de cette famille politique. Celle-ci consiste à jouer le niveau européen afin de pouvoir à terme contrecarrer les pouvoirs réactionnaires nationaux. La thèse d’Altiero Spinelli, qui a théorisé dès 1941 dans le « Manifesto di Ventotene » cette manœuvre de contournement et qui a cru la rendre opérationelle  en 1984-1986 en cherchant à renforcer les pouvoirs du Parlement européen (supposé « naturellement » socialisant), serait donc caduque, tout comme la stratégie d’un Mitterand, d’un Delors ou d’un Jospin affirmant faire du « donnant-donnant » dans les années 1980-1990 avec la droite libérale et conservatrice. Sur les court et moyen termes, surtout si on regarde les éléments centraux et historiques du « social » (salaire minimum ou niveau de la protection sociale par exemple), les auteurs me semblent avoir entièrement raison; en revanche, il ne me parait pas aller de soi, sub specie aeternitatis, que l’Union européenne n’a aucune potentialité « socialiste » à son échelle. L’expérience de la Confédération helvétique ou celle des Etats-Unis d’Amérique ne plaident certes  guère pour faire d’une fédération  le lieu privilégié d’une expérience socialiste, mais une telle évolution n’est pas exclue sauf à croire en une essence libérale de toute vraie fédération : les auteurs font, me semble-t-il, un peu bon marché du changement de camp des Conservateurs britanniques depuis les années 1980. Celui-ci devrait être formalisé au sein du Parlement européen lors de cette nouvelle Législature 2009-2014. L’Union européenne actuelle correspond effectivement à une situation optimale pour les « néo-libéraux » de stricte obédience; il n’empêche que cet optimum pourrait être dérangé par des décisions « sociales ». Rien dans les Traités n’interdit par exemple un choix à l’unanimité des pays pour une politique fiscale commune qui permettrait de refinancer les Etats Providence : un libéral « historique » comme Mario Monti, ancien Commissaire européen en charge de la concurrence, le suggérait d’ailleurs récemment. Certes, on semble ne guère en prendre le chemin tant le camp défavorable à toute avancée sociale au niveau de l’Union européenne, surtout celle élargie à 27 membres, a tendu à se renforcer lors de ces élections européennes, tant on a donné des garanties dans le Traité de Lisbonne à ceux qui voudraient ne rien faire de tel (y compris les « garanties » réaffirmées en matière fiscale à l’Irlande après le premier rejet du Traité de Lisbonne), et tant le camp adverse (socialistes et sociaux-démocrates) tend dans la Grande Europe à  se réduire à une minorité permanente et divisée.

Il est logique alors que les auteurs placent leurs espoirs dans une « grève » de l’Union européenne de la part d’un État (la France sans doute) qui referait le coup de la « Chaise vide » pour faire avancer des revendications en la matière. L’hypothèse me parait d’une crédibilité toute douteuse : un seul gouvernement de gauche n’aurait guère de poids dans une Europe à 27, 28 ou plus encore, pour bloquer vraiment les mécanismes européens (comme la France du Général De Gaulle dans l’Europe des Six). Il serait à tout prendre plus simple de profiter de la clause de sortie de l’Union prévue par le Traité de Lisbonne. Je suppose quant à moi qu’il vaut mieux que la gauche française, puisque c’est d’elle qu’il s’agit ici, fasse pour un temps qui peut durer longtemps le deuil de toute sortie par l’Europe de ses difficultés françaises. Le slogan « Et maintenant l’Europe sociale » du PS aux élections européennes de 2004 (cité avec mordant par les auteurs dans leur conclusion) a fait naufrage en 2009 pour n’avoir mené à rien de bien concret aux yeux des électeurs français.  Puisque l’Union européenne  impose de fait la mise en concurrence des modèles économiques et sociaux, rien n’interdit de chercher à en jouer avec intelligence. C’est, au moins dans leurs discours, ce que ne se privent pas de faire au sein de l’Hexagone toutes les collectivités locales à gestion socialiste (communes, départements, régions). Pourquoi s’interdire de mener le même genre de raisonnement au niveau national? Certes, cela supposerait d’avoir quelques idées nouvelles sur l’art et la manière de gouverner  – mais c’est là un tout autre problème. Oserais-je citer, cruellement, l’appel d’un certain F. H. à la réflexion?