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Guerre, apartheid, indignité nationale.

En politique, les mots importent.

Et ces derniers jours, ce fut un festival de mots.

Selon ce que j’ai cru comprendre du discours de Manuel Valls devant les députés, la France est en guerre contre le djihadisme. En même temps, quel scoop! Sauf grave erreur de ma part, la France a participé à des opérations militaires en Afghanistan depuis une bonne grosse décennie. Je crois d’ailleurs avoir lu quelque part que la mission qui s’achève là-bas serait l’une des plus longues missions sur un théâtre extérieur de l’armée française. Qui combattait-on là-bas, sinon les djihadistes locaux, les sympathiques « talibans »? Idem pour l’intervention au sol au Mali, ou aérienne en Irak. Le vrai scoop, c’est qu’il faut des attentats sur le sol métropolitain pour que les autorités politiques soulignent solennellement devant le Parlement que nous le sommes, en guerre. Et en même temps, ce qui devrait fasciner, c’est que, contrairement à une guerre ordinaire, le présent gouvernement ne prend pas les mesures budgétaires qui s’imposeraient logiquement vu la situation telle qu’il la définit lui-même. On augmentera certes le budget de la police, du renseignement intérieur, de la justice, mais on se contentera simplement de moins réduire les effectifs du Ministère de la Défense que prévu. On reste donc dans l’optique, un peu bizarre tout de même pour un pays en guerre, qu’une armée toujours plus petite pourra remplir plus de missions. C’est là une incohérence familière entre le discours politique et la politique publique suivie. Elle traduit sans doute l’incapacité du gouvernement à assumer  son choix d’une solution militaire au djihadisme au regard des contraintes budgétaires européennes. Bref, quand on se trouve en guerre, on vote derechef  les crédits de guerre, on ne songe pas à respecter en plus les critères de Maastricht, et sus à l’ennemi! Ou alors, ne serait-ce pas qu’on utilise un peu les mots à tort et à travers? Et on s’étonnera ensuite que l’on s’enlise dans un combat de longue haleine.

Ensuite, il parait, toujours selon le Premier Ministre, que la France connaît une situation d’apartheid. Nicolas Sarkozy, l’ancien maire de Neuilly, a trouvé une telle déclaration honteuse. Mais là encore quel scoop! Qu’il y ait des « beaux quartiers » et des « banlieues pourries », la sociologie urbaine en parle, avec bien plus de subtilité et de distinguo que je ne peux le faire ici, depuis des lustres. La fameuse « politique de la ville », inventée au début des années 1980 par la gauche au pouvoir, partait justement de cette prémisse qu’il existait des inégalités de conditions de vie éminemment liées à l’espace urbain. L’usage du terme d’apartheid pour rendre compte de ce phénomène et de ses conséquences me parait toutefois quelque peu exaspérant. L’apartheid, le « développement séparé » prôné par les gouvernements racistes d’Afrique du Sud entre 1948 et 1994, prenait des formes légales bien précises. C’était une politique publique de l’État sud-africain, longtemps soutenue  par le vote de la majorité blanche la seule autorisée à voter (tout au moins au début). En France, c’est le contraire : tous les gouvernements depuis 1981 ont affirmé vouloir mener une politique destinée à limiter la ségrégation spatiale des groupes sociaux ou à contrer ses effets sur le destin des individus, justement à travers la « politique de la ville », les « missions locales pour l’emploi », les « ZEP », la « mixité sociale », les « zones franches », etc. On admettra facilement – chiffres à l’appui – que les résultats de tout cela n’ont pas vraiment été à la hauteur des attentes affichées ou que les choix faits – par exemple la priorité très souvent donnée au bâti – l’ont été en dépit du bon sens, mais il reste que ce n’était  l’objectif promu publiquement par aucun gouvernement depuis 1981 que de séparer les gens selon la race comme en Afrique du Sud entre 1948 et 1994. C’est un échec certes que ce développement d’inégalités sociales spatialisées  depuis les années 1970 en France, mais cela se retrouve dans la plupart des sociétés post-industrielles au croisement des logiques de désindustrialisation et des choix résidentiels des classes moyennes et supérieures. De manière tragique, l’Afrique du sud d’après 1994, post-apartheid, connait d’ailleurs les mêmes phénomènes sans qu’il n’y ait plus aucune contrainte légale sur le choix de l’habitat par les uns et les autres. Si l’État français veut éviter la poursuite de ce phénomène, il lui faudra bien plus qu’une simple refonte des dispositifs existants, il lui faudra réfléchir sérieusement, d’une part, au marché de l’emploi de l’époque post-industrielle, et, d’autre part, aux mécanismes pouvant influer sur les choix résidentiels des classes moyennes et supérieures. Et, si j’ose dire, pour l’instant, c’est pas gagné.

Enfin, le retour de « l’indignité nationale ». J’aime bien personnellement, par goût de l’histoire de France, ce terme qui fleure bon l’après second-guerre mondiale, ce moment où les « collabos » en prennent pour leur grade. Si j’ai bien compris, il s’agirait donc de fleurir la boutonnière de nos braves djihadistes français de ce signe officiel d’opprobre qu’on ressortirait pour l’occasion des musées. Faute de pouvoir les déchoir de leur nationalité française, nous leur enlèverions l’honneur qui va avec. Autant je puisse concevoir que cela ait pu chagriner un membre de la Milice – et encore pourvu qu’il ait été embrigadé par idéologie nationaliste – que de se voir ainsi désigné à la cantonade comme un « mauvais Français », autant je trouve cela plutôt comique pour un djihadiste se revendiquant d’une cause universaliste qui nie l’idée même de nation ou de patrie. Je comprends bien l’envie d’exécution symbolique que recèle ce terme d’indignité nationale, mais les exécutés risquent eux d’y voir un titre de gloire. On pourrait écrire un sketch à ce sujet entre djihadistes emprisonnés avec l’un de ces derniers qui se plaindrait de ne pas être avoir été déclaré « indigne » malgré l’ampleur de ses forfaits, et qui écrirait du coup une lettre au Président de la République pour se plaindre de cette vexation à son égard en s’inventant quelques crimes supplémentaires.

 Ps. L’entretien avec l’historienne Anne Simonin avec le Monde, que m’a signalé un lecteur assidu du blog, explique bien ce qu’était cette peine d’indignité nationale et la difficulté à la transposer dans le contexte juridique actuel marqué par les Droits de l’Homme. Un peu comme les galères ou le bagne en somme. On ne sait plus rire dans ce pays.

Rally around the flag effect? Ou simple réactivation des positions politiques déjà là?

Au delà de leur caractère d’évidence infiniment tragique pour les victimes et leurs proches, les événements de la semaine dernière, à Montauban et Toulouse, constituent pour le moins un test des théories disponibles sur le choix électoral.

Première hypothèse. Nicolas Sarkozy arrive largement en tête au premier tour le 22 avril et gagne (même de très peu) l’élection le 6 mai 2012.  Au vu de son bilan économique et social plutôt médiocre (avec un niveau de chômage record par exemple), au vu surtout des sondages de popularité encore plus médiocres qui l’auront accompagné pendant presque tout son mandat, et au vu enfin des défaites successives de son camp lors des élections intermédiaires, il sera très difficile de ne pas attribuer cette victoire, au moins en partie, à ces événements de Montauban et Toulouse. En effet, aussi bien par la personnalité du tueur que par la nature de ses victimes, c’est l’illustration parfaite des raisons qui justifient dans nos sociétés pour ceux qui y sont favorables des politiques toujours renforcées de law & order. Or, sur cet enjeu de la sécurité, la droite a, depuis les années 1970, la prééminence. Peut-être, la situation pourrait se retourner contre la majorité en place, si démonstration était faite clairement des carences de l’action policière en matière de prévention de ce crime.  En tout cas, dans cette première hypothèse d’une victoire de N. Sarkozy, les chercheurs discuteront obligatoirement de l’impact de cet événement. S’il se trouve que les équilibres de l’opinion en auront été totalement bouleversés, avec par exemple une très nette avance inattendue de N. Sarkozy au premier tour par exemple sur son concurrent socialiste et un résultat médiocre de la candidate du FN, il faudra bien se rendre à l’évidence qu’il y aura eu comme un « rally around the flag effect ». Comme au début d’une guerre, le pouvoir en place aura bénéficié d’un large appui de l’opinion publique.  En revanche, si, finalement, le résultat du premier tour n’a pas bougé pas tellement par rapport à ses équilibres antérieurs (mal?) mesurés par les sondages, on supposera plutôt que cet événement n’aura fait que réactiver des positions politiques déjà présentes chez les électeurs. Il comprend en lui-même en effet tout pour réveiller les convictions des uns et des autres. Le criminel dont je ne citerais pas le nom ici pour éviter de participer à sa gloire posthume nullement méritée représente sans doute la quintessence de ce que peut craindre un électeur de droite ou du centre-droit! – et, encore plus,d’extrême-droite! Or, rappelons-le, les intentions de vote pour les candidats des partis de gauche et d’extrême gauche (PS, EE- les Verts, Front de gauche, NPA, LO)  au premier tour sont minoritaires. Il suffirait donc à N. Sarkozy de rassembler tout le reste (y compris en particulier les électeurs du Modem) pour gagner, en transformant l’élection en un référendum sur la loi et l’ordre, et, implicitement, sur l’immigration et l’Islam. Au second tour, une majorité d’électeurs décideraient non pas d’éliminer N. Sarkozy comme les sondages le prédisaient avec constance depuis des mois, mais d’éliminer le candidat d’en face supposé être trop tendre, angélique, laxiste avec la menace terroriste, migratoire, islamiste.

Deuxième hypothèse. Nicolas Sarkozy fait un score médiocre au premier tour pour un Président sortant qui reste le seul représentant de la droite, et se fait battre par François Hollande au second tour. Dans cette configuration, plus conforme à tous les sondages antérieurs, les événements de Montauban et de Toulouse seront ramenés à un événement qui, finalement, n’aura pas changé grand chose : les électeurs ont une mémoire un peu plus grande que celle des « poissons rouges » (pour reprendre l’expression d’un collègue), et, de fait, les explications à la défaite de N.Sarkozy ne manqueront pas!

Ben Laden décédé, ou le doux blabla de la presse

Finalement, l’ennemi terroriste n°1 des Etats-Unis d’Amérique et de l’Occident en général a été tué. Toutes les autorités occidentales jubilent, et on ne saurait en être surpris. Il a été abattu, comme il se doit au Pakistan, parait-il dans un lieu situé près d’une caserne de l’armée de ce pays…. Cet épilogue me parait plutôt banal vu ce qu’on savait déjà de la situation pakistanaise et vu les moyens officiellement engagés par les Etats-Unis depuis quelques années pour se débarrasser – dead or alive! – du bonhomme. Du coup, face à tant de banalités que les médias en fassent un tel blabla depuis ce matin m’énerverait plutôt. Et nos scribouillards de retracer en effet sa « carrière », sa « traque », et bien sûr de soupeser à l’aide d’experts (plus ou moins sérieux) les conséquences de cet « événement ».  Eh bien non, ma brave dame, le terrorisme (islamiste) ne va pas s’arrêter d’un coup de ce fait, mais cela va tout de même leur porter un coup au moral à ces méchants  de terroristes (islamistes) et ils vont chercher à se venger. (Y a-t-il  seulement un seul être pensant sur la planète qui puisse sérieusement s’être posé la question à laquelle on somme les experts de répondre?)  Passionnant, vraiment passionnant. Il faut bien meubler, s’exciter, se congratuler, etc. C’est presque aussi pénible que le mariage princier britannique, qui restera sans doute comme un des sommets du néant médiatique de notre temps. Pourquoi les journalistes confondent-ils à ce point le quantitatif et le qualitatif ?

Pour moi, tout cela n’est que du remplissage – car, s’il existe  (ce qui est bien possible) des arrières-plans cachés à cette affaire Ben Laden et des conséquences pour le coup bien réelles à ce décès, on ne les connaitra que dans quelque temps, voire dans quelques décennies. Contentons-nous donc de la simple information sans plus. Et occupons-nous d’autres sujets qui méritent plus d’informations et d’analyses.

Marc Lazar, Marie-Anne Matard-Bonnucci, L’Italie des années de plomb. Le terrorisme entre histoire et mémoire.

Marc Lazar et Marie-Anne Matard-Bonnucci, deux historiens bien connus de l’Italie contemporaine, viennent de diriger aux Éditions Autrement (Paris) un ouvrage collectif intitulé L’Italie des années de plomb. Le terrorisme entre histoire et mémoire, rassemblant plus de 25 contributions. Les livres en français sur cette époque  de l’histoire italienne contemporaine sont plutôt rares et médiocres; souvent, il ne s’agit que de témoignages d’acteurs, plutôt sujets à caution (comme avec les livres d’anciens responsables des Brigades rouges), ou d’ouvrages guère soumis aux contraintes de l’historiographie scientifique (comme le livre, fascinant par ailleurs, de l’écrivain Leonardo Sciascia sur l’affaire Moro, régulièrement réédité). Ici on se trouve face à  une compilation de textes académiques, auxquels des témoignages   ont été adjoints : celui de juges italiens bien connus au delà des Alpes (Gian Carlo Caselli et Armando Spataro), celui d’un ancien militant d’extrême-gauche devenu sociologue (Luigi Manconi), celui enfin de la fille d’un présumé leader du terrorisme rouge (Anna Negri). Ces témoignages introduisent utilement à l’ambiance de ces années. Le livre mêle par ailleurs les approches disciplinaires en mettant à contribution la plupart des sciences humaines : une partie entière (p. 209-288) est ainsi consacrée aux seules représentations des « années de plomb » (dans la photographie, l’affiche politique, le cinéma, et la littérature) – le nom même de cette période vient d’ailleurs du titre d’un film allemand de l’époque – , et les interventions des intellectuels italiens et français ne sont pas négligées (cf. les textes de F. Attal, p. 112-125, ou de François Dosse, p. 290-304). Le panorama proposé comporte aussi une utile chronologie (p. 409-416), des index des personnes, lieux, partis et mouvements (p. 422-437), une bibliographie (p. 420-421).

Malgré la diversité des auteurs et des points de vue, une première thèse domine  l’ouvrage : les « années de plomb » en Italie (1969- 1982) avec leur déchainement de  violence à motifs politiques ne sont pas  essentiellement le fruit d’un complot interne et/ou international contre la démocratie italienne; toutes les thèses qu’on nomme en Italie de « dietrologia » (de ce qui est derrière, caché aux regards), ou dit plus simplement, les théories du complot,  sont écartées tout au moins comme éléments centraux de la dynamique sociopolitique du pays dans ces années (voir en particulier sur l’enlèvement d’Aldo Moro, la réfutation de tout complot par  Agostino Giovagnoli, p. 178-191) . Les auteurs ne nient pas que de tels éléments aient pu jouer (voir par exemple ce qu’en dit Hervé Rayner, p. 36-49), mais ils affirment le primat de logiques sociopolitiques bien plus ordinaires.

Si les « années de plomb » italiennes en tant que cycle de violence à visée politique ne sont pas le résultat d’un vaste complot (conçu par quelque « grande vecchio » présidant quelque loge maçonnique vouée à la subversion de l’ordre républicain… toute ressemblance… ), quelles en sont les causes dominantes pour les auteurs, rendant compte ici de l’historiographie de la période?

Le premier facteur est lié aux méthodes de la répression policière des mouvements politiques et sociaux de la fin des années 1960. Comme le dit Donatella Della Porta (p. 164-177) : « L’un des facteurs qui, chez les militants de gauche, légitima la violence politique fut en effet l’expérience des affrontements avec la police : l’État était perçu comme violent et injuste. (…) Par delà les expériences concrètes de la répression violente, l’argument le plus puissant justifiant l’usage des armes fut, pour les gauchistes, la certitude que l’État était engagé dans une sorte de ‘sale guerre’. «  (p. 168). Isabelle Sommier dans son livre (La violence politique et son deuil : l’après 68 en France et en Italie, Rennes : PUR, 1998 -seul livre en français de la bibliographie des pages  420-421) insistait déjà fortement sur cette spirale de la violence due au caractère , pour dire les choses par euphémisme, mal conçu de la répression en Italie, aboutissant de plus à des phénomènes d’entrée dans la clandestinité par simple malchance de certains individus se trouvant au mauvais endroit au mauvais moment lorsque la répression frappe. Circonstance que I. Sommier signale aussi dans son article du présent ouvrage (p. 133-146) : les réseaux d’amitié ordinaires ont souvent menés certains à la violence politique (p. 144-145).

A cette violence liée aux erreurs initiales du maintien de l’ordre par la police, s’ajoute une violence diffuse entre jeunes d’extrême gauche et d’extrême droite. Cette violence juvénile prend au fil des années 1960-1970 des formes de plus en plus organisées, et surtout suscite la naissance de « services d’ordre » dans les différentes organisations politiques. Ces derniers finissent par être le vivier des terroristes rouges et noirs qui ensanglanteront le pays dans les années suivantes. A cela, s’ajoute une concurrence entre certains groupes d’extrême-gauche pour s’assurer une supériorité via justement la violence affichée des comportements. Et pour tout dire une bonne dose de machisme!

Le troisième facteur, très inscrit dans l’histoire politique italienne, semble bien être la volonté de guerre civile de la part d’une partie de  l’extrême-gauche. Dans ces groupes circule l’idée que la révolution sociale possible en 1944-45 à la suite de la chute du fascisme a été arrêtée  dans son élan populaire par les choix légalistes du Parti communiste italien (« tournant de Salerne »), il faut donc reprendre en cette fin des années 1960-début des années 1970 le flambeau de la révolution, en provoquant à cette fin une nouvelle résistance, une guerre civile. Les textes de Marie-Anne Matard-Bonnucci (p. 16-35), Guido Panvini (p. 50-63), Julien Hage (p. 98- 111), et Marc Lazar (p. 147-163) s’inscrivent dans cette thématique transversale. Ces  petits groupes ont , selon ces auteurs, voulu la guerre civile, mais, comme le dit Marc Lazar, l’immense majorité des forces politiques a refusé résolument une telle perspective. Le texte de Julien Hage,  peut-être le plus novateur de l’ouvrage, en s’intéressant aux maisons d’édition militantes, montre que la guerre civile, la guérilla, la lutte armée, constituent  dans ces années-là un thème  éminemment porteur. Les manuels de guérilla, souvent inspirés de l’expérience latino-américaine, se vendent alors plutôt bien. Comme on le sait sans doute, l’un de ces éditeurs,  le riche héritier Giangiacomo Feltrinelli, finira d’ailleurs par passer de la (mauvaise) théorie à la (mauvaise) pratique, et par mourir ainsi en manipulant ses propres explosifs.

D’autres facteurs invoqués à un moment ou un autre de l’ouvrage (par exemple, le blocage du système politique, le trouble au sein du monde catholique, les faiblesses des enquêtes judiciaires sur les « strage », etc.), mais ils ressortent ici moins clairement. De fait, la lecture de cet ouvrage  suppose, malgré la présence de la chronologie, d’avoir déjà une assez bonne idée du déroulement général de ces années. Le fait qu’aux élections politiques de 1972, la droite néofasciste connaisse  en réaction aux troubles sociaux des années 1968-72 son meilleur score électoral de l’après-guerre, n’est ainsi pas indiqué. Plus généralement, le fait que l’extrême gauche soit largement inexistante dans les urnes (malgré quelques tentatives) n’est guère évoqué, alors même que le PCI lui continue dans ces mêmes années sa progression en suffrages jusqu’à son apogée électorale de 1976. Un peu par un effet de loupe sur le terrorisme et sa mémoire, les auteurs donnent une image  sans doute un peu tronquée de l’isolement social des participants à ses groupes basculant dans la lutte armée.

Bien sûr, ces « années de plomb » italiennes vont concerner numériquement bien plus de personnes que les phénomène équivalents en France. Mais ce basculement dans le terrorisme d’une partie de la jeunesse politisée ne doit pas faire oublier que la majorité de gens de cette même génération – pourtant très politisée en regard des précédentes et des suivantes –  n’a pas fait ce choix-là du tout. L’intransigeance des actuels dirigeants de la gauche italienne ( en particulier du Parti démocrate, issu du PCI et de la DC) à l’encontre de tous les anciens terroristes de cette époque s’explique, en dehors d’une volonté de ne pas laisser la répression à la droite,  sans doute par ces parcours de vie très divergents dès ce moment. Un dirigeant de gauche d’aujourd’hui en Italie se trouve en effet être selon toute probabilité un ancien membre des jeunesses communiste ou démocrate-chrétienne des années 1970.

En dehors de cet objectif de rendre les « années de plomb » compréhensibles par les outils ordinaires des sciences sociales, l’ouvrage vise aussi à lever un malentendu franco-italien en la matière. Il s’agit dans le fond d’expliquer les tenants et les aboutissants de ce qui est connu sous le nom de « Doctrine Mitterrand » en matière d’asile en France d’anciens terroristes, ou  plutôt de personnes supposées telles par la justice italienne. On pourra donc voir dans cet ouvrage une contribution – à froid – aux débats engagés en France à l’occasion de l’extradition vers l’Italie, ou de la demande d’extradition d’anciens membres des groupes armés des années 1970-1980 (affaire Persichetti, affaire Battisti, etc.). De ce point de vue, en dehors du texte de Sophie Wahnich (p. 339-355) qui s’inquiète de l’assimilation, indue à ses yeux, d’actes de terrorisme à des crimes contre l’humanité imprescriptibles, le lecteur en retire l’impression qu’il s’agit ici de bien cadrer en la contextualisant ce que fut la « Doctrine Mitterrand » (texte de Marco Gervasoni, p. 323-338, ou de Jean Musitelli, p. 356-370). Cette dernière ne comportait en tout cas aucune trace d’acquiescement aux raisons des terroristes, ni aucune faiblesse vis-à-vis d’auteurs de crimes de sang ; par contre, elle n’était pas sans comporter une critique à peine voilée envers la manière parfois peu étayée juridiquement qu’avait la justice italienne de l’époque de demander de telles extraditions aux autorités françaises.  Il est alors un peu étonnant de voir un juriste français contemporain, Franck Lafaille (p. 305-322),  s’en prenant à ceux qui ont vue dans l’Italie de l’époque l’exemple même d’un « droit d’exception » défendre la thèse selon laquelle la législation  adoptée par l’Italie dans ces années-là restait dans les marges admises par l’État de droit, puisqu’elle avait été adoptée dans les formes requises par la Constitution républicaine, approuvée de plus par référendum populaire, et qu’elle ne remettait pas en cause les droits les plus fondamentaux à une défense des accusés dans les formes habituelles. On peut sans doute lui donner raison formellement – l’Italie des années de plomb ne fut certes pas une dictature -, mais, comme les autorités judiciaires françaises elles-mêmes le percevaient à l’époque, il est fort possible que les juges italiens n’aient pas été d’une rigueur et d’une clairvoyance absolue dans leurs accusations, sans compter la durée des détentions provisoires avant jugement dont F. Lafaille lui-même reconnait qu’elles posaient problème. De fait, F. Lafaille manque du coup de comprendre pourquoi des gens de gauche dans les années 1970-80, souvent des radicaux, se sont retrouvés au côté de Silvio Berlusconi au début de son aventure politique, justement parce qu’ils partageaient cette expérience de mauvaise justice. L’une des sources du « garantismo » de la nouvelle droite italienne des années 1990 tient en effet dans cette reconversion à droite de défenseurs des droits de l’Homme contre les excès des juges dans ces années-là. Certes, aujourd’hui, la droite italienne ne montre aucune tendresse vis-à-vis des terroristes (du genre C. Battisti), elle a oublié pour le passé l’arbitraire, l’inefficacité, que certains de ses membres prêtaient alors aux « juges rouges ».

Au total, une très bonne introduction pour le lecteur français  à ces années, et surtout à l’historiographie  la plus récente de ces dernières, qui ne fait sans doute que commencer à porter ses fruits.

Dernier post de la décennie… ou premier de la suivante.

Il n’y a rien de plus arbitraire que le passage d’une décennie. Nous voilà arrivé chemin faisant au jeudi 31 décembre 2009 et bientôt au vendredi  1er janvier 2010. Un beau soleil de printemps règne sur Lyon…

Les numéros spéciaux des journaux et magazines de fin d’année se doublent donc d’un caractère décennal. La décennie encore  sans nom n’aura – tout au moins en surface des choses, celle qui nous est accessible pour l’instant – rien apporté de très positif, c’est le moins que l’on puisse dire.  La temporalité historique semble de plus en plus clairement  orienté vers les futures catastrophes. Le discours politique en France et ailleurs dans les vieilles démocraties européennes s’en trouve en porte-à-faux : d’une part, les topoi du progrès sont devenus ceux de la réforme nécessaire pour éviter le pire, ce qui constitue une forme  somme toute nouvelle de progrès : pas le mieux comme jadis, mais l’échange d’un pire fantasmé contre un moins pire certain pour le coup ; d’autre part, un refus unanime chez les dirigeants des grands et petits pays de l’Occident d’une remise en cause des fondements sociaux et économiques qui amènent à cette situation où « il faut manger sa soupe, car demain il y aura du rata ». Bien sûr, en parole, « Ensemble tout est possible », « Yes we can » et autres billevesées qui font rêver les masses, mais l’arrière-plan philosophique de la situation se trouve être désormais la certitude des catastrophes à venir (comme il ya a un siècle tout juste existait la certitude du progrès à venir). Contrairement à ce que suppose un philosophe comme Jean-Pierre Dupuy dans la lignée d’un Hans Jonas, cette certitude rationnelle des catastrophes  à venir ne provoque aucune réaction massive de la population, pour ne pas parler des dirigeants occupés à noyer le poisson avec le beau concept à neu-neu de développement durable. De fait, le  succès public des divers films catastrophes témoigne surtout de notre  incapacité collective à y croire vraiment.  Il est vrai qu’au moins, en Europe de l’Ouest, le barycentre de l’électorat (de ceux qui vont effectivement  voter)  se déplace vers des générations qui, de toute façon, n’ont pas leur avenir devant elles. Si les déambulateurs sont faits en Chine par des esclaves, qu’importe, tant qu’on peut déambuler!

On dit souvent que la décennie a commencé le 11 septembre 2001. Elle continuera au delà du 1er janvier 2010 comme si de rien était avec les suites logiques de cet attentat manqué sur un vol reliant un pays européen aux Etats-Unis. Le scénario se répète ici avec une merveilleuse régularité : attentat réussi ou raté dans un avion de ligne – mesures nouvelles de sécurité prises apparemment dans l’urgence, mais préparées d’évidence de longue date – plus d’attentat  pendant un temps – engourdissement bureaucratique et  contraintes économiques autour des mesures de sécurité déjà prises – nouvel attentat réussi ou raté, et l’on recommence jusqu’à la fin des temps. On se trouve dans une boucle tragique, où nous  descendons chaque fois à un niveau supplémentaire de restriction des libertés individuelles et à un stade plus bas de respect de la dignité humaine. Le présent attentat semble avoir été fait pour permettre à qui de droit de placer dans tous les aéroports du monde développé des cabines de voyeurs, auxquelles,  comme voyageur soucieux de notre sécurité, il nous sera demandé de nous soumettre si nous voulons prendre encore l’avion.  Je ne dis pas bien sûr qu’il s’agit d’un complot pour imposer de telles machines, mais simplement que  cela arrive à point nommé pour ceux qui ont envie de les imposer sur le marché.  Cette  belle solution technologique permettra au moins d’éviter de se faire palper les parties intimes par des agents de (in)sécurité, mais, rassurons-nous, ce n’est que,  partie remise, comme les trafiquants de drogue cachent déjà des produits dans le corps, les terroristes sauront aussi le faire tôt ou tard et se faire détonner à l’occasion. Il faudra donc aller plus loin! Une radio intégrale pour tous les voyageurs en partance! Toujours plus loin! Nous sommes dans une configuration comme dirait Norbert Elias, un ensemble de relations  répétées qui nous mènent tout droit vers le meilleur pire des mondes…  Il ne nous reste  finalement pour espérer que les  saines nécessités de la valorisation capitaliste que les grandes sociétés font de nous: à force de contrôles aussi vexatoires qu’au fond inutiles, il serait tout de même dommage que nous prenions la mouche et que nous ne sponsorisions plus les compagnies aériennes et tout ce qui va avec. Il nous reste l’ultime carte d’être un consommateur qu’il s’agit de tondre avec son accord.

De fait, une grande partie de cette dérive  ne dépend que de nous-mêmes, membres  soit disant éclairés des classes moyennes salariées (ou en attente de l’être pour mes plus jeunes lecteurs) qui écrivent et lisent des blogs. C’est pour notre plus grand bien, nous dit-on (en effet qui prend en masse l’avion? sinon les classes moyennes salariées de l’Occident…). Si notre dignité se trouve blessée par certaines pratiques sécuritaires, eh bien, dans la mesure du possible,  évitons-les. Cela vaut aussi dans les petits actes quotidiens : dans ma propre ville, ces jours-ci, dans un hypermarché que je connais, un jeune S.D.F. marginal homme est mort suite à une intervention à son encontre des vigiles  dans des circonstances qui restent à éclairer par la justice. Il se trouve que, depuis un an ou deux, je me refuse à fréquenter cet endroit. Qu’une telle chose y soit arrivée ne me surprend pas du tout. Je ne suis certes pas un jeune S.D.F., mais j’ai bien perçu l’ambiance que crée le type de surveillance qui règne dans cet espace privé. Logiquement, je ne consomme plus à cet endroit, et j’évite d’ailleurs autant que possible tous les lieux du même type. On dira que c’est une restriction de ma liberté, pas vraiment puisque je me refuse ainsi à me trouver de facto sous la juridiction privée d’autrui. Bien sûr, un tel comportement restera longtemps structurellement très minoritaire à en juger par la fréquentation de ce genre de lieux, mais, pour la décennie à venir, ils peuvent gaillardement se passer de moi. Les compagnies d’aviation se passeront aussi de moi si la configuration précédemment décrite continue.

En somme, ces nouvelles année et décennie s’ouvrent sous les meilleures auspices. Chers lecteurs, je vous souhaite pourtant une belle et heureuse année. Et surtout le plus de liberté possible! Profitez-en tant qu’il en est encore temps!