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Cédric Durand (dir.), En finir avec l’Europe.

durandJ’avais manqué ce printemps le livre dirigé par Cédric Durand, En finir avec l’Europe (Paris : La Fabrique, 2013, 150 p.), largement parce qu’il ne s’est presque pas trouvé dans les librairies lyonnaises où je m’entête à m’approvisionner. Fabien Escalona (un ancien de Science Po Grenoble) en a donné une fort bonne recension pour Non Fiction. Comme il le signale, le livre a donné lieu à une polémique entre Cédric Durand et Jacques Sapir. Ce dernier dans sa recension du livre sur son blog Russeurope reproche en effet à C. Durand dans sa conclusion (« Epilogue: face à la crise, face à l’Europe », p. 133-149) de vouloir se situer dans une approche qui ignorerait tout simplement l’Europe pour aller de l’avant dans les luttes sociales et politiques au niveau national en se donnant des objectifs forts et mobilisateurs (genre plein emploi assuré par l’État comme employeur de dernier ressort). Pour J. Sapir, il n’est pas possible de faire ainsi l’impasse sur la lutte pour la souveraineté nationale, qui ne doit pas être laissé aux forces réactionnaires si j’ose dire et surtout qui « commande » désormais au sens stratégique du terme toute possibilité d’une refonte des équilibres économiques et sociaux en vigueur. Cédric Durand lui a répondu, et J. Sapir a repris cette réponse dans son blog, en y ajoutant évidemment son commentaire.

Dans cette polémique, je pencherais plutôt pour la position de J. Sapir. En effet, toutes les contributions de l’ouvrage dirigé par Cédric Durand tendent à démontrer que l’Union européenne est par sa genèse, par ses institutions, par l’intention de ceux qui la dominent aujourd’hui, un organisme tout entier orienté en faveur des élites économiques, politiques et sociales,  au détriment de toute influence et participation de l’ordinaire des populations qu’elle assujettit. Cédric Durand et Razmig Keucheyan intitulent même leur propre contribution, « Un césarisme bureaucratique » (p. 89-113). Ils s’y inspirent de Gramsci pour affirmer que, dans la crise actuelle, « L’émergence d’un césarisme bureaucratique est la seule stratégie dont disposent les élites du continent  pour maintenir leur domination » (p.99). Comme les élites sont un peu dépassées tout de même par les événements en cours, qu’elles n’arrivent plus à justifier leurs choix face aux populations, et ne sont plus capables de leur apporter le bien-être promis, elles tendent de plus en plus à s’appuyer  sur les seules institutions imperméables aux protestations populaires, en particulier sur la Banque centrale européenne, pour préserver le statu quo, ou éventuellement forcer leur avantage. « Depuis son origine, le projet européen s’inscrit dans ce mouvement de mise à distance des peuples. Mais l’accélération brutale opérée depuis 2009 a radicalisé le processus : l’Union économique et monétaire est devenue un instrument de gestion autoritaire des contradictions économiques et sociales générées par la crise. » (p.111). Les deux auteurs pointent par ailleurs du doigt, non sans se contredire ainsi puisqu’ils soulignent le rôle des « pays créditeurs » (qui sont des démocraties), quelques lignes plus loin, le rôle du nouvel hégémon (national), l’Allemagne, au sein de cette crise. Avec de telles considérations, qui se retrouvent avec certes des variantes dans l’ensemble des contributions de l’ouvrage, on ne peut que s’étonner que le cri de ralliement proposé ne soit pas : « Indépendance, indépendance, liberté, liberté! », puisque c’est là un véritable esclavage bureaucratique qu’on nous décrit. On remarquera en passant que, dans ce même texte, Jurgen Habermas est exécuté (p.105) comme un zélote de l’Europe du grand capital et des puissants, alors même que le concept de « fédéralisme exécutif » que ce dernier a développé (cf. ses derniers textes parus en français) pour décrire l’évolution récente de l’Union européenne vont en substance dans le même sens que ce que dénoncent les deux auteurs, à savoir un éloignement à la faveur de la  crise de la décision européenne  des processus démocratiques ordinaires. (Idée qui est d’ailleurs généralement admise, voire parfois revendiquée par les acteurs concernés au nom de l’urgence à sauver le soldat Euro.)

Bref, on ne voit vraiment pas pourquoi un citoyen français qui lirait ce livre et qui croirait à ses analyses ne devrait pas en conclure que la première urgence  politique est de sortir de cet enfer anti-démocratique au plus vite. Si on m’explique qu’une structure auquel j’appartiens tend à négliger totalement mon avis, j’aurais tendance à vouloir en sortir au plus vite, mais bon… je dois être un peu un mauvais coucheur.

D’un point de vue plus immédiat, la critique de gauche que porte ce livre me semble désormais caduque dans ses perspectives. En effet, pour les prochaines années, dans la mesure où c’est « la Gauche » (tout au moins aux yeux de la majorité de l’opinion) avec le PS et ses alliés qui se trouve au pouvoir en France (depuis mai 2012), toute opposition radicale à l’Union européenne telle qu’elle est (ou plus généralement à la situation courante du pays) ne pourra sans doute avoir du succès (électoral) que sur le flanc droit de l’échiquier politique. Jacques Sapir a entièrement raison de ne pas vouloir laisser le souverainisme à la droite de la droite, mais, malheureusement, avec F. Hollande Président de la République et son plein engagement dans les logiques européennes depuis le lendemain de son élection (non-renégociation du TSCG), la critique ne peut désormais réussir (éventuellement) qu’à droite. Si la situation économique européenne devait finalement aboutir avant 2017 à la fin de la zone Euro, je prends le pari que la France redevenue ainsi « souveraine » se donnera dans la foulée à des forces de droite et d’extrême-droite qui auront su se rassembler autour de la Nation en danger (en faisant oublier tout engagement européiste précédent bien sûr…). Qui se souvient des derniers meetings de la campagne présidentielle de N. Sarkozy en 2012 avec leur mer de drapeaux tricolores peut avoir un avant-goût de ce qui nous attendrait dans cette éventualité : l’union de toutes les droites sur le dos de l’Europe serait du plus bel effet, avec la gauche « apatride » toute entière dans le rôle de bouc-émissaire. J’en ris jaune d’avance.

Pour en revenir à l’ouvrage dirigé par C. Durand, signalons comme F. Escalona, et surtout J. Sapir, qu’il a le mérite de donner accès en français à des analyses critiques de l’Union européenne publiées dans d’autres langues européennes. Les contributions de Stathis Kouvelakis, « La fin de l’européisme » (p. 49-58), et Costas Lapavitsas, « L’euro en crise ou la logique perverse de la monnaie unique » (p. 71-87) reprennent des analyses parues en anglais dans le livre collectif, Costas Lapavitsas et al., Crisis in the Eurozone (Londres : Verso, 2012). On trouvera aussi ici traduit un texte de Wolgang Streeck, « Les marchés et les peuples : capitalisme démocratique et intégration européenne » (p. 59-70), déjà paru lui aussi en anglais. Ce dernier se trouve en train de développer une théorie générale du capitalisme tardif (ou de la phase actuelle du capitalisme), dont il me parait intéressant que le lecteur français prenne connaissance. En effet, ce qui me parait le grand mérite de ce livre en général, en dehors même de son contenu et des ambitions politiques, c’est la volonté qui porte tous ces auteurs à vouloir penser les choses en grand, de se donner une image générale de la situation dans laquelle nous nous trouvons, de ne pas reculer devant l’idée d’une théorisation un peu générale de la situation. En ce sens, il faut grandement féliciter C. Durand, un économiste, de son initiative.

Préparer l’avenir avec les recettes d’hier? Sur le « Final Report of the Future of Europe Group »

Le 17 septembre 2012 ont été rendus publics les résultats des réflexions  sur le « Futur de l’Europe » entre Ministres des Affaires de l’Autriche, de la Belgique, du Danemark, de la France, de l’Italie, de l’Allemagne, du Luxembourg, des Pays-Bas, de la Pologne et de l’Espagne. Ils sont présentés, de manière très positive comme il se doit, par Jean Quatremer sur son blog, ou de manière plus neutre par Euractiv. Le texte est disponible en anglais via le Ministère polonais des affaires étrangères ici. Comme on a pu l’apprendre, ce groupe de réflexion, lancé par le Ministre allemand des Affaires étrangères au niveau ministériel, n’a associé le Ministre français concerné que très tardivement dans ses travaux, soit après le changement de majorité en France, et il est fort probable que l’association de notre pays in extremis à ce texte ait surtout visé à ne pas donner le sentiment d’un désaccord franco-allemand sur l’avenir de l’Union européenne.

Comme il était logique, s’agissant d’un texte produit dans de telles circonstances,  économiquement difficiles pour l’Europe, par des Ministres des affaires étrangères, il traite essentiellement des problèmes de la zone Euro et de l’UEM d’une part, et de ceux de la Politique étrangère de l’Union d’autre part. On ne s’étonnera donc pas qu’ils proposent pour l’UEM d’aller dans le sens d’une plus grande intégration des politiques économiques et pour la Politique étrangère de même. Sur le fond, j’ai été frappé par la poursuite dans ce texte de la logique asymptotique qui caractérise l’Union européenne depuis qu’on a cru bon de rouvrir le chantier européen avec l’Acte Unique au milieu des années 1980. Ce que j’appelle logique asymptotique, c’est simplement souligner que l’on ne cesse depuis lors de se rapprocher du point de non-retour que serait le passage pur et simple à la (vraie) fédération européenne, moment de l’union parfaite toujours à venir.  Celle-ci est toujours évoquée en arrière-plan comme l’horizon indépassable de notre temps (pour paraphraser un autre horizon) depuis le projet Spinelli, mais ce rapprochement s’opère toujours à  vitesse fort réduite – à une vitesse finalement si réduite et surtout de manière si compliquée que cela rend l’issue fédérale improbable et qu’on pourrait soupçonner certains de trouver leur avantage dans ce provisoire qui dure.  Même face à la situation de crise économique majeure que nous connaissons, on retrouve cette formulation en conclusion du texte des Ministres:

« Finally, we also need to think (sic) about the long-term governance structures of the EU. At the end of a longer process, we need a streamlined and efficient system for the separation of powers in Europe which has full democratic legitimacy. For some members of the Group, this could include the following elements: a directly elected Commission President who appoints the members of his “European Government” himself, a European Parliament with the powers to initiate legislation and a second chamber for the member states. » (p. 8 du document)

Si on était cruel, on pourrait leur rétorquer qu’il serait bien  temps effectivement d’y penser… Quoi qu’il en soit de cet horizon fédéral innomé, les Ministres sont donc d’accord pour aller vers des modifications des fonctionnements européens dans le cadre des Traités actuels – ou en faisant éventuellement des modifications limitées de ces Traités -, mais en repoussant  de fait à plus tard (possible?) une remise à plat de tout ce système de « gouvernance » (le mot est des plus parlants!) qui permettrait d’établir une « full democratic legitimacy » (légitimité démocratique complète). Comme d’habitude, on continuera donc à attendre Godot-fédération. Ce n’est pas là l’urgence…

De cette prémisse qui mériterait ample discussion, il résulte que les Ministres proposent, soit de continuer sur la lancée des tendances institutionnelles de moyenne période déjà observables, soit de rouvrir des sentiers déjà explorés auparavant. Ils y ajoutent cependant à mon sens une (relative) nouveauté, déjà observable avec le « Pacte budgétaire »/TSCG/ »Traité Merkozy », à savoir une tendance à subvertir l’idée même d’Union européenne comme tout cohérent en remettant en cause la nécessité d’obtenir l’unanimité des Etats pour réviser les Traités.

Les tendances institutionnelles de moyenne période. Les Ministres identifient le renforcement de la légitimité démocratique et de l’accountability avec un accroissement du rôle du Parlement européen et des Parlements nationaux dans la décision européenne. Ils proposent d’ailleurs un renforcement de la coopération interparlementaire entre Parlement européen et Parlements nationaux, en particulier en ce qui concerne la coordination économique au sein de l’UEM, en créant un « comité conjoint permanent » entre les différents Parlements. Or cette tendance à associer les parlementaires à la décision européenne  me semble être à l’œuvre depuis au moins le Traité de Maastricht, et pourtant elle n’a en rien influé sur le sentiment des citoyens européens de ne pas avoir leur mot à dire sur cette même décision européenne. Il faudrait donc avoir le courage d’en conclure que ce n’est pas en « réseautant » encore plus les institutions européennes et nationales qu’on peut espérer que les citoyens se sentiront associés aux décisions européennes qui les concernent de plus en plus directement.

Dans leur domaine de prédilection, la politique étrangère, les Ministres nous proposent tout un plan grandiose et détaillé pour renforcer encore le rôle du Haut Représentant pour la Politique étrangère, en en faisant vraiment la tour de contrôle des rapports entre l’UE et le monde extérieur. Or, depuis que ce rôle institutionnel  a été créée dans les années 1990 avec J. M. Solana comme premier titulaire, on ne cesse de lui attribuer plus de pouvoirs formels et de le doter de services bureaucratiques ad hoc, mais il se trouve, qu’à chaque crise internationale majeure, les pays européens ont gardé  l’art de se diviser.  Plutôt que de « renforcer l’institution », il faudrait déjà oser nommer à ce poste quelqu’un qui ose « casser la baraque » si nécessaire. Les Ministres proposent par ailleurs de passer à long terme au vote à la majorité qualifiée dans le domaine de la politique étrangère de façon à ne pas être bloqué dans une initiative collective par le veto de l’un des pays, mais sont-ils bien conscients qu’en pratique, dans les affaires vraiment stratégiques, aucune « puissance » – puisque telle serait selon eux la vision de l’Union européenne du futur qu’ils promeuvent – ne peut se permettre d’avoir une « cinquième colonne » en son sein, alors qu’elle s’engage dans un rapport de force avec une autre puissance?

Les (presque) vieilles lunes. Constatant comme tout le monde le relatif affaiblissement de la Commission depuis le milieu des années 1990, les Ministres ressortent du placard la vieille idée de réduire la taille de la Commission pour donner à son travail plus d’efficacité, et, puisqu’on est incapable de la réduire (sauf à en discuter à terme…), on imagine un système de « senior Commissioners » et de « junior  Commissioners » sur le modèle du Cabinet britannique. Cela a déjà été évoqué parmi les réformes possibles, et, en pratique, c’est en fait déjà le cas, puisque certains Commissaires européens détiennent des responsabilités sur des secteurs bien plus importants que d’autres. Le problème de l’impuissance de la Commission n’est pas prioritairement dans sa structure décisionnelle ou dans son organisation interne, mais bien plutôt dans le fait que l’intérêt général européen qu’elle est censée incarner n’a pas reçu  de définition bien exaltante depuis quelques longues années. Ainsi il faut bien constater que l’intérêt général européen tel que le définissent les Ministres en matière de politique économique (p.4) reste des plus exaltants :

« But for certain key economic policy issues of particular relevance for sustainable economic growth and employment and the sustainability of the Eurozone we need the right mix of effective and binding coordination at European level and healthy competition of national systems ( je souligne ) and more effective ways of exchanging best practice. This concerns in particular the functioning of labour markets as well as the sustainability of pension systems. » (p. 4) Une saine compétition entre systèmes nationaux qui imitent leur meilleures pratiques, voilà qui est exaltant… Et l’idée d’unir les forces économiques européennes pour bâtir des champions mondiaux, est-ce que cela ne serait pas cela la vraie priorité?

Autre vieille lune : faire des élections européennes le moment de vérité démocratique de l’Union. Les Ministres proposent que chaque grand parti européen propose son candidat à la tête de la Commission à cette occasion. Celui qui arrive en tête devient Président de la Commission, et il s’appuie sur une majorité parlementaire au niveau du Parlement européen.  Fort bien, l’idée date au moins de Jacques Delors au milieu des années 1990.  Il se trouve qu’en 2009, J. M. Barroso était très officiellement le candidat du PPE au poste qu’il occupait depuis 2004. Personne, absolument personne, parmi les électeurs européens, ne semble alors s’en être aperçu, et avoir orienté son vote selon ce critère : pour ou contre le renouvellement de J. M. Barroso. Là encore, on s’étonne : comment peut-on imaginer sérieusement en 2012 que des élections qui ont fonctionné depuis 1979 avec une régularité d’horloge comme des « élections de second-ordre », essentiellement nationales, se transforment tout d’un coup en des-élections-vraiment-européennes? Les Ministres évoquent le fait de tenir les élections européennes le même jour (actuellement ce n’est effectivement pas le cas à cause des coutumes en la matière des uns et des autres) et d’attribuer un contingent de sièges de parlementaires européens sur des listes paneuropéenne (idée déjà approuvée par une motion du Parlement européen si je ne me trompe il y a quelques années). Cela ne saurait suffire. Si l’on veut changer le statut de ces élections aux yeux des électeurs européens, il faut complètement en changer la donne, sinon on sera comme d’habitude depuis 1979 dans le faux semblant.

Enfin, le pire pour la fin : l’intégration qui divise. Les Ministres proposent de faire beaucoup plus appel qu’on ne l’a fait jusqu’ici aux possibilités déjà ouvertes dans les Traités de faire de l’intégration à géométrie variable. La presse, en rendant compte des propositions, a ainsi surtout noté que les Ministres évoquaient une différentiation plus marquée des méthodes de décision lorsque celles-ci concernent la seule zone Euro. Ils évoquent ainsi le fait que seuls les parlementaires des pays de la zone Euro seraient consultés pour ce qui concerne les affaires de cette dernière. La proposition des Ministres en ce qui concerne les Traités  est la suivante :

« In an EU with 28 or more Member States, treaty reform will be more difficult.( Most members of the Group believe that both the adoption and the subsequent entry into force of treaty revisions (with the exception of enlargement) should be implemented by a super-qualified majority of the Member States and their population.)(nb. entre parenthèses, passage non approuvé par tous les Ministres présents). A large majority of member states should not be restrained of further advancing in integration due to either lack of political will or to significant delays in the ratification processes. A minimum threshold – representing a significant majority of European member states and citizens – should be established for the entry into force of amendments to the European treaties. They would be binding for those member states that have ratified them. » (p.8)

A première vue, d’un point de vue fédéraliste, on pourrait se féliciter de cette évolution, qui éviterait de s’engager à nouveau dans les contorsions juridiques que représente le TSCG. Ce dernier n’a pas été signé par les Britanniques et les Tchèques, mais il concerne en pratique tout le monde, et, à cause de deux refus, son contenu n’a pas pu être intégré directement dans les Traités. Cette disposition reviendrait à établir qu’il existe en Europe une volonté majoritaire qui l’emporte sur le droit de veto d’un État ou de plusieurs Etats. Cependant, avec cette possibilité ultérieure de différentiation du droit européen, on risque fort en pratique, soit de rendre encore plus compliquée qu’elle ne l’est déjà la « gouvernance européenne » à mesure que cette Europe à la carte va s’établir, soit d’aboutir à l’exclusion de facto de l’un ou l’autre membre. Il n’est bien sûr pas difficile de penser à la situation britannique. Il y a  quelque humour – si l’on a le sens de l’Histoire – à établir et diffuser en anglais seulement un texte sur l’avenir de l’Europe, texte qui risque fort de conduire  nos amis britanniques sinon vers la sortie, du moins sur le banc de  touche.

Au total, je doute que ce soit avec de telles grosses rustines qu’on maintienne l’espérance européenne à flots.

Perplexité européenne (suite et sans doute pas fin!)

Bon là, je cale un peu face à tant d’acharnement de « Merkozy » à repasser les mêmes plats plus ou moins réchauffés…

En gros (selon le très désinformé Arnaud Leparmentier du Monde), ce que nos deux duettistes ont proposé cet après-midi à leurs partenaires européens via une conférence de presse, ce serait du « Maastricht+ », ou du « Pacte de stabilité de croissance -version 3 bis » (1997, 2005, 2011, version  maintenant déjà à revoir). On aurait en plus le choix entre une révision des traités à 27 ou un nouveau traité à 17, ou un nouveau traité à 17 mais ouvert aux 27… (Je me demande d’ailleurs  si on peut avoir deux textes traitant de la même chose : les Traités actuels traitent déjà de la procédure de déficit excessif, article 126 TFUE, le nouveau traité à 17 instituerait donc autre chose en plus ou à côté.)  Surtout, la logique fondamentale reste la même au delà de tout ce qu’on a pu raconter par ailleurs  : un État membre de la zone Euro est censé rester proche de l’équilibre budgétaire, voire l’atteindre, en adoptant une « règle d’or budgétaire » à valeur constitutionnelle, qui, petite nouveauté, serait validée elle-même par la Cour européenne de justice. En cas de manquement à ses obligations de sérieux budgétaire, le pays finirait par se voir presque automatiquement infligé une amende… Idée qui m’a toujours parue formidable pour aider un État en difficulté de financement… que fait-on si cet État refuse de payer? En l’espèce, on tourne en rond: en effet, la vraie et réelle pénalité, ce sont les marchés financiers qui l’auront infligée bien avant d’en arriver là. Si chaque État de la zone Euro continue à se financer de manière indépendante sur les marchés financiers (ce qui semble être le cas puisque les euroobligations ont été enterrées de nouveau cet après-midi), tout l’équilibre financier d’un État membre repose toujours sur la confiance – plus ou moins rationnellement fondée – de ces derniers en la capacité de ce dernier à rembourser ses emprunts. Le nouveau mécanisme peut évidemment être respecté contrairement à ces prédécesseurs qui, pourtant, avaient tout prévu, mais que se passe-t-il si cela ne marche toujours pas pour un pays, surtout pour un grand pays? On retombe dans les présentes inquiétudes. Il faut venir à son secours via quelque mécanisme de solidarité, qui l’aidera à mourir guéri.

Ainsi il est vrai qu’il y a le FESF qui devrait se transformer le plus vite possible en MES amélioré par l’abandon de la règle d’unanimité (avec une majorité de 85% au prorata des contributions).  Encore que cette possibilité de mettre sur la touche un petit contributeur au sein du MES me parait en elle-même ridicule : j’espère que personne n’imagine obliger quelqu’un à contribuer sans qu’il ait donné son accord. Cela veut simplement dire que seuls deux grands pays riches vont contribuer, puisque, de toute façon, ils décident de tout dans cette affaire.

Face à ce genre d’accord franco-allemand, on peut avoir deux visions : celle pessimiste selon laquelle, décidément, la dépendance au sentier institutionnel va finir par emporter la zone Euro et l’Europe communautaire avec elle, dans un feu d’artifice final, du plus bel effet pour célébrer le centenaire de la guerre de 1914 ; celle optimiste selon laquelle cette réaffirmation solennelle des principes maastrichtiens, qui ont présidé à la construction, considéré par bien des économistes comme bancale, de la zone Euro (budgets nationaux, politique monétaire gérée par une BCE non tenue de financer les Etats membres de la zone en dernier recours), ne constitue en fait qu’un pénible rideau de fumée en direction de l’électorat allemand et plus généralement des pays du nord de la zone Euro, et ouvre la voie à une intervention massive de la BCE dès le lendemain de ce sommet du 8/9 décembre – ou simplement à la croyance de la part des marchés qu’elle ne peut qu’intervenir. A ce stade bien sûr, l’idéal serait que cette dernière intervienne sans que cela se sache, ou sous une forme si alambiquée telle que personne n’y comprenne rien. (A ce propos, j’ai lu la proposition d’un économiste un peu désespéré suggérant que cela soit la Fed américaine qui rachète la dette des Etats européens.) En tout cas, sauf à croire que tous les économistes ou presque sont payés par des puissances obscures (spéculateurs au service d’une grande puissance étrangère, « gnomes de Londres » et autres agents défroqués des « organes »), il est probable qu’on en arrivera là par une voie subtile et détournée.

En tout cas, pour l’instant, c’est Maastricht, tout Maastricht et rien que Maastricht. (C’était déjà le cas avec la révision du Pacte de stabilité à peine adoptée.)  L’équilibre budgétaire, voilà la voie, la seule vraie voie du salut. Je suis bien curieux de voir ce que cela pourrait donner en France dans les prochains mois. (Je suggère donc comme première mesure éducative et pédagogique de hausser la TVA à 25% dès le 1er janvier 2012.) Il est aussi à souligner qu’en réaffirmant la règle des 3% de déficit au cœur même d’une crise économique telle que nous la connaissons, l’Union européenne continue à ne pouvoir compter que sur la seule politique monétaire pour stabiliser sa conjoncture. En effet, si les budgets nationaux obéissaient toujours à la règle d’or d’équilibre, y compris dans des circonstances comme aujourd’hui lorsque le chômage atteint des sommets dans la zone Euro,  et si le budget de l’Union européenne reste toujours aux alentours de 1% du PIB européen, il ne reste que la politique monétaire de la BCE pour répondre à des chocs économiques – et, en plus, si ces derniers sont asymétriques entre pays membres de la zone Euro, on n’est pas rendu si j’ose m’exprimer ainsi.

Quant à l’aspect démocratique de toute cette manœuvre, je préfère ne pas trop y penser. Si révision des traités il y a, j’imagine déjà les contorsions minables qu’il va falloir faire pour éviter de poser quelque question que ce soit au peuple irlandais, tout en présentant par ailleurs au monde entier cette même réforme des traités ou cette adoption d’un nouveau traité comme le pas essentiel dans la réorganisation des équilibres de la gouvernance européenne. Dommage que les Irlandais lisent couramment la langue anglaise…

En tout cas, l’année 2012 s’annonce déjà comme un grand crû politique.

Le Conseil européen autocrate ? Réflexions après un référendum qui n’aura pas lieu.

Que le Premier Ministre grec ait eu ou non l’intention d’aller jusqu’au bout de son annonce de référendum importe peu, les réactions à cette annonce et les enchaînements qui ont suivi finissent de dessiner une réalité nouvelle pour l’Union européenne – ou, tout au moins, pour la zone Euro. Je ne sais pas bien comment la qualifier, mais je me demande si tout simplement le Conseil européen (ou plutôt le Conseil de l’Euro) n’est pas en train de devenir «autocrate», c’est-à-dire de se considérer lui-même comme la source ultime de toute décision souveraine, de toute législation. Comme diraient nos Rois absolutistes, « l’Union, c’est Moi » (ou « l’Euro, c’est moi »).

En effet, il semble après trois ans de gestion de crise  s’être donné une doctrine de son action et de ses prérogatives. (En tout cas à travers ses membres qui parlent en son nom : Sarkozy, Merkel, Juncker, Leterme).

Premièrement, comme l’a dit N. Sarkozy, une décision prise en commun à 17 doit être respectée par chacun des 17 une fois qu’elle a été prise. Elle s’impose donc aux 17 États membres de la zone Euro, quelle que soient les considérations intérieures qui justifieraient de refuser un accord acté au sein du Conseil (cf. les précédents des cas slovaque et finlandais). Comme l’a souligné Alain Lamassoure dans le Monde du 3 novembre 2011 (M. Papandréou joue avec le feu !), la Grèce doit prendre exemple sur les autres États membres, où une décision du Conseil européen engage les partis d’opposition même s’ils arrivent au pouvoir en ayant eux-mêmes critiqué ces mêmes décisions du Conseil. Je le cite :

« Le premier ministre grec n’a plus la confiance de son peuple. Il veut donc lui donner la parole et responsabiliser l’opposition. Parfait ! Qu’il s’inspire de ce qui s’est fait dans les deux autres pays concernés par des aides européennes : l’Irlande et le Portugal. Dans les deux cas, des élections générales ont permis aux électeurs de donner leur confiance à de nouveaux dirigeants. Et l’opposition arrivée au pouvoir a honoré les engagements pris qu’elle contestait auparavant. » (je souligne)

Un grand merci à ce député européen de sa candeur, de vendre ici la mèche : les élections ne servent donc en matière d’affaires européennes qu’à permettre à la bile de se répandre, qu’à gruger ces gogos d’électeurs, puisqu’en la matière les promesses ne sont pas faites pour être tenues. Je dois dire que cette défense réaliste de la situation par A. Lamassoure m’a fait penser à une illustration parfaite du travail de synthèse d’un jeune collègue. Ce dernier, Mathieu Petithomme, rappelait que le contrôle démocratique se trouvait fortement affaibli dans l’Union européenne justement à cause de cette absence de possibilité d’alternance dans les politiques publiques menées que décrit et justifie A. Lamassoure (cf. M. Petithomme, « La politisation périodique de l’Europe et les dilemmes de contestation populaire », in Amandine Crespy et M. Petithomme [dir.], L’Europe sous tension. Appropriation et contestation de l’intégration européenne, Paris : l’Harmattan, 2009, p. 215-235).  Les électeurs d’un État membre particulier ne peuvent en effet sanctionner la politique menée par le Conseil européen. Ils peuvent bien renvoyer la majorité nationale sortante, la majorité nationale entrante est condamnée à avaliser la politique déjà décidée collectivement par le Conseil européen, et ne pas déroger à la ligne du Conseil européen par la suite. Toutes les élections tenues depuis 2008 dans la zone Euro ont mené à des défaites pour les forces politiques soutenant les gouvernements en place,  mais elles n’ont changé en rien l’orientation du Conseil européen. De larges majorités d’électeurs peuvent bien être mécontents de la situation socio-économique de leur pays, et vouloir autre chose, ils auront obligatoirement la même chose – ou, pire, encore plus de la même chose. Rigueur, austérité, flexibilité du marché du travail, réformes de structure, privatisations à gogo. Il est vrai aussi qu’aucune élection n’a abouti à la victoire totale d’un parti «hors du cercle de la raison européenne». Les Espagnols s’apprêtent ainsi à renvoyer le PSOE au profit du PP. Personne ne peut soupçonner  ce parti conservateur de vouloir dévier de la ligne actuelle du Conseil européen. On dira que les électeurs expriment ainsi leur volonté de plus d’Europe austère, on remarquera surtout que les grandes masses électorales, surtout les moins politisées, veulent simplement le produit électoral qui leur parait le plus proche de l’idée de « changement » sans aventure, à savoir le grand parti d’opposition. De ce fait, il existe une volonté permanente du Conseil européen que rien ne peut plus influer au niveau national – sinon une grande alternance dans un pays membre, bien improbable à ce stade. ( J’appelle grande alternance la victoire d’un parti ou d’une coalition de partis totalement exclus du pouvoir jusque là.)

Deuxièmement, le Conseil européen, par la voix de son incarnation, «Merkozy», vient de s’arroger une prérogative tout à fait nouvelle à mon sens, celle de changer par sa seule volonté propre les règles institutionnelles. En effet, pour la première fois, la semaine dernière, certes pour faire pression sur le Premier Ministre grec, «Merkozy» a exigé que la question du référendum grec devienne rien de moins que l’appartenance de la Grèce à la zone Euro. Or il faut rappeler encore une fois que, jusqu’à preuve du contraire, aucune procédure légale n’est prévue pour assurer une telle sortie de la zone Euro. (A la limite, selon le Traité de Lisbonne, un État peut sortir de l’Union européenne, mais, en l’occurrence, ce n’est pas de cela dont il a été question dans les menaces faites au Premier Ministre grec.) Il me semble que cette menace de «Merkozy», au delà de ses aspects d’énervement qu’elle comporte sans doute aussi vis-à-vis du « menteur grec », traduit le fait que le Conseil européen (ou le Conseil de l’Euro) – ou tout au moins «Merkozy» – se considère désormais délié des obligations légales des Traités. «Ensemble tout devient possible», n’est-ce pas?

Je formule cette hypothèse d’un Conseil européen autocrate, qui s’arrogerait de fait la «souveraineté de la souveraineté», qui déciderait à la manière d’un Concile catholique en matière d’articles de foi, non sans reconnaître les limitations de mon hypothèse. En particulier, A. Merkel semble (un peu) liée par l’avis a priori de son Parlement, et la Cour constitutionnelle de Karlsruhe pourrait finir par s’énerver (vraiment) face à ce n’importe quoi institutionnel. Mais, pour les autres chefs d’État ou de gouvernement présents au Conseil, tout semble se passer comme si la volonté du Conseil une fois exprimée l’emportait sur la leur. La Premier Ministre slovaque a même accepté de commettre un suicide politique pour rester fidèle aux ordres du Conseil. Il n’y a bien que ce cher Silvio B. qui ne veut pas finir ruiné en prison pour plaire au Conseil…, mais tiendra-t-il encore huit jours à ce rythme-là…

Nous ne sommes sans doute pas les seuls à être arrivé à cette conclusion. Dominique David, directeur de l’IFRI (« La décision de M. Papandréou n’est pas démagogique », Le Monde, 3 novembre 2011)  affirme ainsi  :

« La démocratie européenne, ce serait donc le Conseil européen, dans ses multiples formations (y compris l’Eurogroupe), puisqu’il représente les Etats. Et voici qu’une nouvelle marche nous hisse au stade suprême de la démocratie intergouvernementale : les gouvernements sont vivement priés de ne plus consulter leurs peuples en cas de danger d’avis contraires… Tout se passe comme si, après s’être crue saisie et trahie par les « technocrates » de la Commission dans les années 1990, l’Union se retrouvait aux mains d’un Conseil de « techno-politiques », bientôt et paradoxalement tout aussi séparés de leurs peuples. »

Cette situation n’a pas encore de nom bien affirmé. On pourrait parler du Conseil européen comme « autocrate » comme le suggère le titre de mon présent article, sans doute trop polémique pour faire école. On pourrait aussi parler de « doctrine Merkozy » . Définition : « La doctrine Merkozy, élaborée en 2008-2011, affirme les pouvoirs illimités du Conseil européen comme collectif sur les pays de la zone Euro lors  des crises menaçant l’existence même de cette dernière. Elle affirme la nécessité de la dictature du collectif européen sur les instances des Etats membres. Elle agit au nom de l’intérêt supérieur européen. Elle ne reconnait, si nécessaire, aucune limitation dans les Traités en vigueur à son action. « 

Cette situation me semble à la fois inquiétante et rassurante.

Inquiétante en effet, ce n’est plus d’un «déficit démocratique» qu’il faut parler, mais d’une «faillite démocratique». Voter ou ne pas voter, voter extrême ou centre, droite ou gauche, cela ne change plus rien si toutes les grandes décisions socio-économiques des pays sont prises par le Conseil européen  – tout au moins pour un temps bien trop long pour que les gens conscients du blocage (à droite ou à gauche) soient encore de ce monde quand cela aura changé. Cette idée m’a littéralement ôté le sommeil cette nuit.

Mais elle est aussi rassurante en un sens : en effet, si le Conseil européen considère désormais qu’il peut s’arroger à la faveur de la crise de la zone Euro des pouvoirs dignes de celui d’un autocrate, il peut aussi prendre des décisions salvatrices en dehors des Traités. C’est déjà le cas en un sens depuis deux ans ou plus puisque l’on ne respecte pas la clause dite (en anglais) de  « no bail-out » du Traité de Maastricht, mais c’est maintenant de plus en plus clairement affirmé. Le Conseil européen se donne le droit de tout faire pour sauver l’Euro. Or, après tout, le Conseil européen pourrait par exemple finalement « ordonner à la BCE » (ce qui n’est absolument pas possible selon les Traités!) de se comporter comme la Fed ou la Banque d’Angleterre. Nous n’en sommes pas là (cf. déclarations récentes de Mario Draghi), mais qui sait si cela ne sera pas le dénouement de toute cette crise?  Je vois bien la chère Angela obligée d’aller demander à son Parlement de lui donner mandat in extremis d’ordonner à la BCE de racheter toute la dette publique émise par les Etats de la zone Euro … y compris celle de notre pauvre France en faillite… en menaçant son Parlement d’un drame ultime en cas de refus. Meine Damen und Herren, wir haben keine andere Wahl.

Pour l’instant, puisque le Conseil européen continue imperturbablement dans sa fixation sur l’austérité, préparons-nous chers lecteurs français pour une couche supplémentaire de rigueur –  rigueur qui engage le prochain gouvernement (socialiste) en cas d’alternance!

Et, en plus avec tout cela, il est quasiment sûr en plus que 2012 va voir une magnifique récession en Europe.

Ps 1. Au moins sur le plan de la rhétorique, la semaine a marqué un point nouveau dans l’expression dans les grands médias de propos qu’on n’aurait pas lu auparavant sans y voir l’expression d’un euroscepticisme outrancier. François Heisbourg a pu ainsi titrer son point de vue publié hier soir dans le Monde du jeudi 10 novembre 2011 : « L’Europe finira-t-elle comme l’Union soviétique? Seules des institutions fédérales sauveront l’euro. » L’intention de ce spécialiste bien connu des questions de  défense et de relations internationales en général reste sans doute louable (du point de vue des pro-européens), mais la reprise de cette comparaison URSS/UE, typique des plus radicaux des eurosceptiques du début des années 2000,  aurait sans doute été impossible de sa part il y a encore cinq ans. Il affirme ainsi pas moins que « les processus de déliquescence sont comparables [entre l’UE et l’URSS] », essentiellement sur le plan économique. Du point de vue européen, c’est là atteindre une sorte de « Point Goodwin ». Le « déclinisme » à la Baverez est renvoyé dans la modération.  L’article de Mark Leonard, un spécialiste bien connu des affaires européennes, plutôt un fédéraliste bien que britannique, ne dit guère autre chose, toujours dans le Monde (9 novembre 2011), titré « L’éclatement de l’Europe est un risque réel. Menaces de la technocratie et du populisme ». Il y élabore trois scénarios pour l’avenir (on continue le rafistolage, on essaye de faire un révision des Traités existants à 27, on se lance dans l’aventure d’une Fédération de la zone euro), avec à chaque fois les risques correspondants (le rafistolage aboutit à la chute de la maison Euro[pe], le nouveau Traité à 27 ne passe pas la rampe des peuples, la Fédération à 17 casse l’Europe en deux). Aucun n’est rassurant à vrai dire. Venant de l’auteur d’un livre  ayant expliqué  doctement il y a cinq ans encore pourquoi L’Europe dominera le XXIe siècle (sic), on sent comme une alarme montante. Et, puis, ce matin sur France-Inter, le très europhile Bernard Guetta qui se met à pérorer contre une Europe qui se sauverait complétement contre les peuples – à croire qu’il est devenu « chevènementiste ».  Lui aussi, s’est rendu compte (comme apparemment tout le monde en dehors des intéressés eux-mêmes) que le « Merkozysme » ne pouvait pas être une solution durable.

Et, puis, au delà des alarmismes, se profile dans les deux articles (celui de F. Heisbourg et celui de M. Leonard), la question britannique. Vu l’état de l’opinion publique britannique, chauffé à blanc contre l’Europe par une presse dont j’ai redécouvert l’incroyable hostilité en passant quelques jours à Londres, il sera impossible au Royaume-Uni d’aller plus loin dans quelque intégration que ce soit.

Je me demande aussi si, contrairement aux crises précédentes qu’a connu l’intégration européenne depuis l’après-guerre, on ne se trouve pas dans une situation où « l’Europe » est désormais lestée par un passif de promesses non tenues (du genre : la Stratégie de Lisbonne ou la convergence des économies due à l’Euro).

Ps 2. Jamais je n’ai eu l’impression d’être aussi peu original que dans ce présent post : toute la presse européenne, tous les commentateurs, semblent s’être donnés le mot pour constater que l’Union européenne semble désormais dirigée par un directoire restreint, au mépris de toute bienséance démocratique. J’ai entendu parler  par exemple du « cercle de Francfort », version un peu élargie de « Merkozy ». En même temps, tout le monde semble dire que cela ne peut pas durer. J’ai bien peur que nous n’ayons encore rien vu.

Europe : politique d’abord.

A la demande d’un journaliste du site Atlantico, j’ai accepté de rédiger une opinion sur la crise financière actuelle. Vous la trouverez ici sous le titre de « L’euro ne mourra pas, la volonté politique le sauvera ».   Le contenu de ce que j’avais envoyé pour publication à ce site, marqué à droite selon ses critiques, a été respecté au mot près, et le journaliste a fort bien mis en valeur les articulations du texte. Je lui exprime donc ici publiquement mon satisfecit. Cela fera sans doute rire par contre quelques unes de mes connaissances de voir que mon article s’accompagne d’un petit sur-titre « Anti-catastrophisme ».

Qu’est-ce que je dis en résumé dans cette opinion pour être vu comme « anti-catastrophiste »? Que pour en finir avec le format territorial actuel de la zone Euro (sortie de la Grèce, sortie de l’Allemagne, etc.) comme l’envisagent des économistes, il faudrait une dose énorme de politique, il faudrait que les partis au pouvoir dans les pays européens découvrent qu’ils ont fait fausse route depuis 25 ans et l’admettent aux yeux de leurs électeurs, il leur faudrait en plus prendre la responsabilité d’un chaos économique, au moins temporaire, qui risquerait bien de les engloutir. Je dois dire qu’auprès des lecteurs d’Atlantico qui ont pris soin de réagir à mon article, cette analyse n’est pas bien passée, avec l’argument majeur qu’une vague de fond de nature économique pousse à l’éclatement de la zone Euro. La suite des événements tranchera. Il est même possible que la Grèce sorte de l’Euro, et que les politiques européens arrivent à expliquer qu’en fait, en réalité, ce pays n’a jamais fait partie de l’Europe, que le cas grec est une telle exception à la règle qu’il n’existe pas en fait, qu’il ne porte aucune leçon générale. C’est possible, mais cela va être difficile.

En même temps, j’ai l’impression qu’entre la publication (19 septembre) et ce jour (26 septembre), quelques faits renforcent mon hypothèse : en particulier, il semblerait que David Cameron, Premier Ministre conservateur du Royaume-Uni, ait invité les pays de la zone Euro à résoudre leur problème, en allant plus loin dans l’intégration financière entre eux.  Selon le Guardian, il a en effet appelé lors d’un discours à Ottawa le jeudi 22 les pays de la zone Euro à mettre en œuvre le plan du 21 juillet 2011 au plus vite. Le même article cite même une source gouvernementale anonyme (Cameron lui-même?) qui reconnaitrait que : « The remorseless logic of economic and monetary union is fiscal integration.  » Si l’information est exacte, c’est tout de même étonnant pour un Premier Ministre arrivé sur un programme partisan plutôt eurosceptique – certes gouvernant en coalition avec les Libéraux-Démocrates europhiles – que de le voir appeler à quelque chose dont rêvent les fédéralistes du continent, une plus grande intégration pour résoudre la crise de la dette dans la zone Euro. Il me semble même qu’à lire la presse, le futur FESF grossit à vue d’œil dans les rumeurs qui courent à son endroit. On n’est pas loin d’aller directement au « Trésor européen » voulu par la BCE.  Du côté grec, à ce que je peux en savoir ici par la presse, les leaders actuels du PASOK affirment toujours leur détermination sans faille à appliquer les mesures d’austérité demandées par la « troïka » (FMI-Commission-BCE) pour obtenir la dernière tranche des aides 2010 et d’enclencher l’approbation par les 17 du plan décidé en juillet 2011.

Bref, au moins sur la scène du monde à laquelle j’ai accès, tous les politiciens européens les plus importants déclarent toujours se démener pour « sauver la zone Euro » (et aussi la stabilité financière mondiale… alias les banques et autres joueurs du grand casino financier planétaire).

Ps. Le jeudi 29 septembre 2011, à une écrasante majorité, le Bundestag votait les modifications du FESF adoptées le 21 juillet en sommet européen. La « dissidence » au sein de la majorité CDU-CSU-FDP s’est réduite au final à un si petit nombre de députés que la Chancelière est restée majoritaire sur ce vote avec sa seule majorité, et en plus, les deux grands partis d’opposition, SPD et Grünen, ont voté presque comme un seul homme le plan du 21 juillet. Seul die Linke, parti en perte de vitesse comme l’ont montré les élections régionales berlinoises,  a refusé le plan du 21 juillet.  Le Parlement finlandais a voté le plan, n’en déplaise aux « Vrais Finlandais », alors même qu’il ne semble pas que l’histoire des garanties demandées par la Finlande ait été conclue d’une manière ou d’une autre. Seuls les Pays-Bas ou la Slovaquie pourraient encore poser un (petit) problème, mais je doute que l’un ou l’autre puisse bloquer un plan européen de cette nature. Ces développements n’empêchent toutefois pas des économistes de continuer le tracassin de la modification du périmètre de la zone Euro.

Vers les « Etats-Unis d’Europe »… pour sauver la SG, la BNP et quelques autres?

Ce que je croyais impensable est en train de se produire. A la faveur de la crise de l’Euro, certains dirigeants européens (et non des moindres apparemment) veulent rouvrir le dossier institutionnel et aller au delà du Traité de Lisbonne vers ce qui serait (enfin) une « Fédération » européenne. Selon Jean Quatremer, la majorité de la classe politique allemande s’orienterait dans cette direction. Celle-ci passerait d’abord à court terme par des « euro-obligations » (dont N. Sarkozy et Angela Merkel ont déclaré pas plus tard que le 16 août 2011 qu’il ne saurait en être question pour encore un moment…).  Il faudrait par ailleurs que les autorités françaises se préparent vite  à répondre  à une offre allemande de fédéralisation de l’Union européenne, autour, selon J.Quatremer, d’un régime parlementaire européen. Je trouvais cette information un peu isolée et peut-être liée à l’europhilie de son auteur, mais je viens de lire sous une plume britannique un scénario complet en ce sens : selon ce journaliste du Daily Telegraph, le ministre britannique des Finances, George Osborne, aurait déclaré, en marge du sommet du » G7 Finances » à Marseille de la fin de la semaine dernière, que le gouvernement britannique se préparait à se défendre contre une modification des Traités qui se ferait au seul bénéfice du « caucus Euro » au sein de l’Union européenne. Surtout, le journaliste Bruno Waterfield indique :

« Brussels sources have told The Daily Telegraph, that a proposal for formal negotiations to begin in December will be made at an EU summit next month. The talks will be chaired by Herman Van Rompuy, the EU president, and will involve a constitutional « convention » before the new treaty is agreed and ratified in all 27 EU countries. »

Si cette information se trouvait être véridique, on serait donc en train de passer d’un petit traité à la marge pour légaliser le FESF après 2013, à l’idée d’un Traité d’une telle importance  qu’il faudrait faire appel à une « convention » préalable à la réunion de l’habituelle C. I. G. (Conférence inter-gouvernementale). L’allusion à une telle convention nous amènerait en effet à la « procédure ordinaire solennelle » de révision des Traités (cf. article 48 du Traité de l’Union européenne). Là pour le coup, cela serait un scoop.

De fait, il faut mesurer ce que voudrait dire  rouvrir vraiment le dossier institutionnel (alors même que le groupe de réflexion sur l’avenir de l’UE, institué au lendemain de l’adoption du Traité de Lisbonne,  s’était vu il y a encore quatre ans explicitement interdit d’aborder cette question-là dans sa lettre de mission). D’une part, il faudrait se mettre d’accord dans quelle direction on veut aller de ce point de vue : est-ce qu’on brode encore une fois sur l’existant, ou est-ce qu’on innove vraiment? Jean Quatremer, qui a peut-être eu les mêmes rumeurs dans les oreilles, fait allusion à une Commission qui deviendrait « le gouvernement de l’Europe » et un Parlement européen qui en deviendrait le vrai centre législateur. Une telle évolution, correspondant à la vision allemande d’une fédération, irait à l’encontre de presque 20 ans d’évolution institutionnelle en direction de l’inter-gouvernementalisme avec une perte de poids politique de la Commission européenne. D’un J. M. Barroso qui n’est rien, on reviendrait à un W. Hallstein qui croyait être déjà tout. On peut imaginer d’autres évolutions, mais ouvrir la discussion sur les États-Unis d’Europe risque de bien chauffer les esprits…, déjà des Britanniques! (dont on ne peut se passer, car, sinon, quelle lingua franca?) D’autre part, si on va vraiment plus loin que le Traité de Lisbonne vers une Fédération, il va falloir tout de même demander l’avis des peuples européens. On peut certes s’en passer. Après tout, pourquoi ne pas revenir à la bonne vieille politique de l’accrétion territoriale d’avant le XIXe siècle? Est-ce qu’on a demandé aux sujets du roi de France ou de Prusse s’ils voulaient lui obéir et lui verser l’impôt? Bien sûr que non. La puissance se moque des peuples! Trêve d’ironie facile. Les dirigeants nationaux auront cependant d’autant plus de mal à passer outre une approbation populaire que, de l’avis de la Cour constitutionnelle allemande sur le Traité de Lisbonne rendu en 2009, et largement confirmé par le récent jugement de la même Cour sur le premier plan d’aide à la Grèce, il  ressort clairement que, si l’on passe au stade fédéral de l’Union européenne, il faudra demander son avis au peuple allemand – sans doute, de manière directe. Or, si les Allemands se voient consultés, et ce pour la première fois de leur histoire dans la construction européenne, il sera tout de même difficile d’imaginer ne pas consulter les peuples des autres pays.  En particulier, de ne pas consulter les Irlandais, les Français, et quelques autres mauvais coucheurs. Belle perspective : pour le cas français, il faudra espérer que la conjoncture économique et sociale soit alors au beau fixe… En tout cas, sans trop entrer dans les scénarios de fiction, avec un telle révision forte des Traités, annoncé dès ce mois de décembre 2011, voilà qui donnerait du grain à moudre à une candidate à l’élection présidentielle française de 2012 qui cherche à se faire un prénom. Dans une telle éventualité (déraisonnable), la candidate du Front National promettra, si elle est élue, de donner le choix aux Français, et les autres candidats, que vont-ils promettre?

Enfin, en tant que politiste, ayant lu un tout petit peu  tout de même sur l’état de l’opinion des Européens ordinaires à propos de  l’Union européenne (qui n’est pas nécessairement hostile au sens fort du terme, mais bien plus indifférente ou pour tout dire larguée), l’idée d’un grand saut fédéral, en plus en plein milieu d’une crise économique majeure, me parait totalement surréaliste. J’ajoute qu’en l’occurrence, ce saut se ferait, au moins au début, dans un contexte où il ressortirait d’évidence qu’il s’agit moins là de construire l’Europe dont les fédéralistes ont pu rêver, que de faire en sorte de rattraper une erreur majeure de construction de la zone Euro, et surtout de se prémunir contre un écroulement des grandes banques européennes. Certes, un nouveau discours fédéraliste, surtout si on innove radicalement au niveau des institutions, peut changer la perception du contexte, mais cela promet d’être difficile, et les partis eurosceptiques vont bien s’amuser eux aussi.

Enfin, tout cela restera peut-être un scénario : l’euthanasie des banquiers et de leurs actionnaires et obligataires paraitra peut-être plus simple…

Ps 1. J’ai l’impression que Bernard Guetta (voir « Des politiques européennes, oui, mais lesquelles? », Libération, mercredi 14 septembre 2011, p. 21) a eu aussi vent de ces projets de relancer le grand feuilleton de la réforme institutionnelle, en se référant aux propositions publiques (vagues) en ce sens d’Angela Merkel, mais,  pour une fois, le voilà bel et bien euro-réaliste :

« Un «nouveau traité» donc, comme le souhaite Angela Merkel ? C’est ce qu’il faudra un jour, mais on n’y arrivera pas avant longtemps pour la double raison que les Etats européens ne sont nullement prêts à céder le pouvoir à une démocratie paneuropéenne, à des Etats-Unis d’Europe, et que les électeurs européens refuseront d’accroître les pouvoirs de l’Union tant qu’elle ne sera pas devenue démocratique. »

Il suggère, plutôt que de relancer le tracassin institutionnel, de saisir l’occasion des prochaines élections européennes pour doter  l’Union d’une Commission approuvée par une majorité citoyenne via des « vrais » partis européens.  J’ai des doutes sur cette solution, déjà évoquée selon mes souvenirs lors des précédentes élections européennes de 2004 et de 2009  (qui, de toute façon, n’interviendrait pas avant 2014), mais B. Guetta respecte ce que l’on peut savoir de la situation européenne dans son avertissement à l’encontre de la voie institutionnelle de résolution de la crise actuelle.

Ps2. La vidéoconférence d’hier Allemagne-France-Grèce entre les trois dirigeants a confirmé mon analyse d’il y a quelques jours : pour l’instant, les dirigeants européens vont tout faire pour rester sur la ligne définie le 21 juillet 2011. Aide (mise sous tutelle?) européenne contre sacrifices (inhumains?) grecs.

Notre ami le satrape (IV)

Je suis désolé d’ennuyer mes lecteurs éventuels avec encore un court post sur la crise libyenne, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que cette dernière menace au fil des jours de tourner à l’humiliation publique  pour l’Union européenne. Les réactions de cette dernière sont poussives,  pleines d’arrière-pensées diverses de ces différents pays-membres, incohérentes sur le fond (se donne-t-on  vraiment les moyens d’abattre le régime du satrape?), et surtout complètement en décalage avec les nécessités de l’affrontement sur le terrain. A ce train-là (de sénateur??? mais je ne veux pas insulter notre Sénat qui saurait être  au cas où plus rapide que cela!), j’attends de voir ce qui va se passer quand notre ami le satrape va reconquérir dans la joie des retrouvailles  la région de Benghazi… Il a déjà apparemment repris une ville au moins à l’insurrection.  Un député européen (UMP-PPE) lui aussi s’étonne, voir son interview pour le blog Bruxelles 2. Lui aussi cite les promesses – à ce stade risibles! – du Traité de Lisbonne.

Un rattrapage est peut-être encore possible dans les décisions collectives de l’Union européenne à prendre aujourd’hui et demain, mais j’en doute fort.

Enfin, une fois que notre ami le satrape aura réglé la question manu militari, nous pourrons (nous politistes intéressés par l’Union européenne)  publier des articles dans des revues à comité de lecture pour décortiquer ce magnifique fiasco…

Puissé-je avoir complétement tort!

Ps 1. Lors du Conseil européen du 11 mars 2011, les dirigeants des pays membres se sont tout de même mis d’accord sur une formulation forte de condamnation du régime du satrape (voir point 7 du texte officiel) . C’est déjà cela, sans doute pour fêter dignement le recul des insurgés sur tous les fronts. En quelque sorte, l’Union européenne se lie les mains, brûle ses vaisseaux, en qualifiant ainsi « le colonel Khadafi », en s’obligeant dès lors à le traiter en paria de la « communauté internationale » (ou bien,  à se déjuger lamentablement en subissant  dans quelque temps les humiliations que les Khadafi – père et fils – jugeront bon d’exiger pour prix de leur bonhomie retrouvée…),  ce qui constitue une menace à moyen terme, mais à moyen terme seulement. D’ici là, tout cela m’a fait penser à la phrase d’une marionnette de  Balladur aux Guignols de l’Info : « Je vous demande de vous arrêter. »

Ps2. Pas de nouvelles des révélations gênantes que Khadafi avait annoncé à l’encontre de notre Président de la République. Qu’il le fasse donc, cela motivera encore plus les autorités françaises.

Notre ami le satrape (III)

Le nouveau Ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, semble avoir décidé de frapper les esprits par une communication décidée envers les médias francophones et arabophones dès son entrée en fonction.  Du coup, au nom de la France,  il affiche désormais un  soutien appuyé aux mutations en cours dans  certains pays du monde arabe. Fort bien. Mais j’ai cru comprendre qu’il aurait annoncé lors de son rapide voyage en Égypte le soutien de la France aux autorités insurrectionnelles libyennes situées à Benghazi (Le Monde, mardi 8 mars 2011, p. 7).

Deux petites remarques : si tel est bien le cas,  comme il s’agit tout de même d’une décision importante que de prendre parti dans une telle situation où le sort des armes semble  loin d’être décidé, la politique étrangère de l’Union européenne, qu’était censé rénover le Traité de Lisbonne, se trouve bien chaotique tout de même. Chacun semble tirer à hue et à dia comme avant.  Alain Juppé fait une déclaration importante le 7 mars, et le directoire européen se réunit pour décider (ou pas) le 11 mars… A quoi sert d’avoir fait de ce Traité tout un plat? De plus, il reste des ressortissants européens dans les zones de Libye contrôlées par le régime; heureusement, que, pour l’instant, ce dernier ne traite pas  la déclaration de notre Ministre comme le point de vue général de l’Union européenne  à son égard. En tout cas, même si, comme citoyen, j’approuve pleinement cette déclaration de soutien aux insurgés, je me dis comme politiste qu’il va falloir en assumer les conséquences. Il ne faudrait pas avoir  benoîtement soutenu des gens qui vont finir dans deux jours écrasés sous les chenilles des chars de notre ami le satrape… Comme aurait dit François Mitterand en 1990, entrons-nous du coup dans une « logique de guerre »?

Deuxième remarque : à ce stade, il y a un autre ministre du gouvernement, président des amitiés franco-libyennes, qui doit se sentir un tout petit peu désavoué (euphémisme). Le Conseil des Ministres de demain devrait être amusant pour ceux qui y participeront.  Le seul grand service qu’il peut rendre désormais à la France (incarnée par Alain Juppé en matière de politique étrangère) serait d’effectuer une amicale pression sur notre (ex-)ami le satrape pour qu’il veuille bien quitter le pouvoir… , et, pour le convaincre que le climat est fort agréable au Venezuela… Il pourrait lui servir de garant et  d’accompagnateur.

Et c’est reparti pour un petit tour de manège institutionnel…

Surtout ne pas trop s’énerver, ne pas trop désespérer de tout même de l’espérance. Le Conseil européen des 28-29 octobre 2010 a effectivement entériné la proposition franco-allemande, émise sur les planches de Deauville, de réécriture « limitée » du Traité de Lisbonne. Comme je suppose que les dirigeants européens ne sont pas devenus subitement tous complétement fous,  cette révision pourrait sans doute passer par la procédure simplifiée prévue par l’article 48.6 du TUE (Traité sur l’Union européenne). Cette procédure évite d’avoir même à évoquer l’idée de convoquer une Convention (sur le modèle de celle qui a pensé le défunt Traité constitutionnel européen de 2003-05); le Parlement européen et la Commission auront le droit de dire ce qu’ils en pensent sans plus, tout comme d’ailleurs, s’agissant du domaine monétaire (du moins je le suppose), la BCE. Il n’empêche que : « Cette décision n’entre en vigueur qu’après son approbation par les Etats membres, conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. » Comme toute modification d’un traité international engageant un État démocratique, il faudra bien passer d’une manière ou d’une autre, au moins par une approbation parlementaire.  Toute hypothèse référendaire de quelque nature qu’elle soit ne peut qu’être exclue déjà à ce stade – ce qui en dit tout de même long sur le rapport entre l’Union européenne et ses peuples en cet automne 2010. Surtout ne plus demander l’avis au(x) peuple(s) sur un sujet européen, il(s) vote(nt) contre! Comme l’a si bien dit Viviane Reding, notre mégère luxembourgeoise préférée…  Donc,  il n’y aura pas de référendum, mais, si on passe par les Parlements, les opposants à une telle mesure pourront se faire entendre, et les eurosceptiques  retrouveront de la vigueur. Merci pour eux.

Je me demande de fait si la solution qui sera finalement retenue  par les juristes mobilisés à cette fin d’ici décembre ne sera pas plus prudemment d’utiliser l’une ou l’autre des clauses-passerelles présentes ici et là  dans le Traité. L’article 125 du TFUE, qui comprend la clause dite de « no bail out », comprend d’ailleurs un alinéa 2, qui autorise le Conseil européen sur proposition de la Commission à « préciser les définitions » (sic) des articles 123 à 125.

Plus généralement, la ligne choisie par le Conseil européen semble être d’atterrer encore plus les économistes atterrés dont je parlais tantôt, de les enterrer vivants si j’ose dire, ainsi que toute autre personne croyant encore à la fable d’une Europe sociale, d’une Europe-puissance ou d’une Europe ayant un « intérêt général européen ». En effet, aussi bien la remise sur le métier du Pacte de stabilité et de croissance, que la possible révision du Traité de Lisbonne, vont encore et toujours dans le sens du respect d’une orthodoxie financière stricte. Les marchés, les marchés, rien que les marchés! Toute cette manipulation semble être pensée exclusivement pour satisfaire, rassurer, calmer, dompter les marchés.  Il y a d’ailleurs peut-être en arrière-plan de ce Conseil européen des craintes sur la Grèce, l’Irlande, le Portugal ou l’Espagne.  Il va peut-être falloir faire fonctionner sous peu le fameux fonds de sauvegarde mis en place ce printemps. Mais après tout, tant qu’à repenser la gouvernance économique de l’Union et réécrire quelques paragraphes du Traité de Lisbonne, ne serait-il pas aussi du ressort de l’Union d’avertir un gouvernement national qui laisse sa population s’enfoncer dans le chômage de masse, qui laisse dériver les services publics essentiels de telle manière que les bases de toute croissance future sont mises en cause, qui n’assure pas l’effort minimum de mise à jour de ses forces armées, etc. Bref, l’intérêt général européen semble ici réduit à la clause : si un État ne peut plus payer sa dette publique, ouh là là, quel grand malheur, que nos banques souffrent, qu’est-ce que cela peut effrayer les marchés, il faut trouver une solution pérenne, mais, pour le reste, it is not my problem, Dear!

Les gouvernements me semblent aussi accepter avec une douce inscouciance des règles de surveillance de leurs budgets, déficits et dettes. Or ces règles,  que la plupart ont dû transgresser depuis longtemps parfois (cf. les cas belge et italien sur la dette publique),  risquent bien de les mettre en grande difficulté quand l’heure des remontrances et des sanctions va sonner.  Et que se passera-t-il si un gouvernement refuse de s’y plier? Il casse la vaisselle et sort de l’Union?  Je vois mal un gouvernement français  par exemple accepter de verser une sorte de caution à l’Union européenne…  caution qui ne ferait d’ailleurs que précipiter les difficultés du pays pour se financer sur les marchés. Certes, on pourrait dire avec l’économiste Jacques Delpla que cela obligera les gouvernements dépensiers à choisir entre diminuer les dépenses et /ou d’augmenter la pression fiscale, mais, vue la concurrence fiscale en Europe, il n’y aura sans doute pour tout le monde que le choix de réduire les dépenses et/ou d’augmenter les impôts sur les bases immobiles (consommateurs, travailleurs normaux, petites entreprises, richesse immobilière, etc.) avec les effets délétères en terme d’optimum social que cela suppose.

Bien sûr, comme le diront certains (Jean Quatremer par exemple), le verre n’est pas si vide que cela. En effet, si l’on pérennise un mécanisme de sauvetage financier entre Etats européens (par quelque chose comme un fonds monétaire européen), et si l’on lie aussi fortement les budgets nationaux à une approbation européenne préalable à tout examen parlementaire national, on s’approche d’une politique budgétaire européenne (prévue d’ailleurs dès le Traité de Maastricht), et surtout on augmente subrepticement le poids du budget fédéral réel de l’Union. Il est vrai que les sommes en jeu ont de quoi faire réfléchir : le budget de l’Union européenne est scotché à 1% du PIB de l’Union, et ce ne sont pas les récentes récriminations britanniques suivies par quelques autres qui vont le faire décoller; en même temps, le fameux fonds prévu au printemps représente dans son montant maximum presque quatre fois en cas de besoin ce budget de l’UE. C’est en fait un énorme stabilisateur  semi-automatique (fonction classique de l’État fédéral dans une fédération) qu’on pérenniserait. Mais en réfléchissant ainsi, on retombe du mauvais côté de la barrière du point de vue de l’éventuelle révision du Traité de Lisbonne : les opposants pourront argumenter qu’il s’agit en fait sous des dehors techniques d’un bouleversement de l’économie politique de l’Union, et qu’il faut en passer par une procédure de révision ordinaire. (Ils pourraient aussi argumenter avec l’idée selon lequelle il s’agit en fait de l’attribution d’une nouvelle compétence à l’Union européenne et non d’une simple modification dans la compétence couvrant  l’Union économique et monétaire, ce qui interdirait de passer par le voie simplifiée.) Cette ligne d’argumentation qui distille l’idée qu’il s’agit d’une modification subreptice,  mais bienvenue car elle va dans le sens de l’histoire, de la nature de  l’Union européenne possède l’énorme défaut de confirmer que l’Union européenne souffre non pas d’un déficit démocratique, mais à ce compte-là d’un abime démocratique.

Allez, j’arrête là mon côté bilious.

Ps. Pour une réaction à chaud d’un collègue  juriste, bien plus prudent et moins alarmiste que moi, Jean-Luc Sauron, voir ici. Il parie sur la révision simplifiée du Traité sans trop de heurts.

Joffrin paye sa tournée – et le Monde aussi.

Episode 1 – Laurent Joffrin (Libération) paye sa tournée.

Le rédacteur en chef de Libération propose en ce matin de l’Ascension un bel éditorial sous le titre d’Humiliant. Il y flingue, pour m’exprimer à son niveau de langue, la proposition de la Commission européenne de valider par avance les budgets des Etats membres de l’Union européenne avant même qu’ils ne soient présentés aux parlements nationaux pour approbation. Je le cite: « L’Europe de l’argent et du conservatisme veut imposer ses normes à la faveur de la crise [bon jusque là, c’est du Naomi Klein, why not? ]: il faut évidemment refuser cette idée honteuse pour la démocratie selon laquelle le budget des Etats serait soumis à la surveillance de quelques gnomes [sic, et re-sic, pourquoi pas « technocrates apatrides »,  « ploutocratie »  ou « ‘État impérialiste des multinationales » tant qu’à faire du style ?] avant même d’être examinés par les élus légitimes des nations. » En lisant cette phrase, je me suis dit : là,  Joffrin « paye sa tournée », et drague le supposé lecteur populaire de Libération (s’il existe?) qui commence à trouver l’addition européenne un peu salée tout de même.

Premier point : la proposition de la Commission européenne se trouve être d’une logique imparable ; pour coordonner les politiques économiques des Etats  européens, qui passent par leurs budgets respectifs,  il n’existe guère d’autre solution que d’aller bien au delà de ce qui existe par ailleurs déjà, les peu connues GOPE (Grandes orientations de politiques économiques). Il faut bien qu’une instance, en l’occurrence la Commission, étudie ex ante la compatibilité des divers budgets nationaux entre eux et avec la ligne générale que les dirigeants nationaux prétendent se donner. Les dix dernières années ont marqué l’échec des stratégies molles de coordination, comme avec la défunte « Stratégie de Lisbonne » (2000-2010). Vu la crise de l’Euro, qui souligne pour toute personne censée les embarras d’une monnaie unique sans politiques budgétaires nationales cohérentes entre elles, il faut aller plus loin – ou tout arrêter -, et, comme on ne veut pas tout arrêter, cela suppose une contrainte supranationale supplémentaire sur les souverainetés partagées des Etats européens. On peut discuter des détails de la méthode choisie,  on pourrait aussi passer par une session annuelle commune de tous les comités/commissions budgétaires de tous les Parlements nationaux qui jugeraient de manière croisée de la qualité  et de la compatibilité de leurs budgets respectifs, mais, en pratique, si l’Union européenne veut progresser dans l’efficacité de ses politiques économiques, il est inévitable que le centre bruxellois ou une coordination intergouvernementale  se renforce de quelque façon : et, dans ce cas, il peut arriver que le centre bruxellois et/ou la collectivité des pays européens disent au gouvernement d’un pays qu’au vu de son budget, il ne semble  guère faire preuve d’à propos ou de solidarité et qu’il faudrait en conséquence y retravailler.

Monsieur Joffrin a-t-il oublié d’où vient en effet cette  catastrophe économique qui nous menace? Et bien, sauf si quelqu’un me prouve que la Grèce n’était pas une démocratie représentative sur les dix dernières années, « des élus démocratiquement désignés par le peuple » (dont L. Joffrin souligne les droits à voter le budget de chaque nation dans une vision un peu datée du fonctionnement d’un État par temps de parlementarisme rationalisé) ont adopté  des budgets pour le moins déraisonnables. On ne peut qu’être très étonné de voir un leader d’opinion d’un journal réputé pour son européisme (voir son attitude en 2005 et dans les années suivantes) se livrer à ce genre de discours complètement incohérent avec ce qu’amène  la poursuite de l’intégration européenne. Je comprends fort bien qu’un journal orienté à gauche (enfin semble-t-il plus à gauche que le Figaro) n’ait pas envie de voir que cette montée en puissance de la supranationalité européenne signifie en pratique, pour l’instant, une cure de rigueur généralisée; mais il faut choisir :  si l’on considère l’Union européenne comme un bien qui doit être défendu, cela signifie en raison des rapports de force actuels dans le système de gouvernance de l’Union européenne (qui comprend comme l’actualité vient de nous le rappeler, à la fois les Etats-unis d’Amérique, le FMI et toute une série d’institutions internationales publiques et privées) qu’il faut subir la potion amère perinde ac cadaver, et si possible sans se plaindre en plus pour pousser les électeurs dans les bras des eurosceptiques. Ou alors, il fallait militer pour la faillite de la Grèce – une opportunité extraordinaire d’en finir rapidement avec l’intégration européenne sous cette forme néo-libérale -, suivie de celle du Portugal, de l’Espagne et de quelques autres pays dont peut-être le nôtre, pour la fin de la zone Euro qui en aurait résulté, et enfin de l’Union européenne telle qu’elle existe. On aurait tout repris à zéro. Pour ma part, je ne suis pas sûr que je n’aurais pas préféré la solution du « défaitisme révolutionnaire » à l’encontre de cette Union européenne-là, une « stratégie du choc », mais à l’encontre cette fois-ci de la finance et de ce type de gestion des affaires publiques. Cela n’a pas été le choix des autorités européennes et nationales qui se disent prêtes à payer autant que « les marchés » le demanderont. Ce choix a été appelé de ses vœux par le journal vaguement de gauche nommé Libération, et bien qu’il assume maintenant! En plus, comme L. Joffrin se trouve être de gauche (modérée), il peut toujours rêver que, dans dix, vingt, trente, quarante ans, l’Union européenne, devenue entre temps  une « fédération » pour ne pas avoir disparue en 2010, pour avoir été prise dans un puissant spill-over vers la mise en commun des politiques économiques nationales, réalisera les ambitions sociales d’Altiero Spinelli et de François Mitterrand.

Second point : l’allusion aux « gnomes ». Plus que lamentable. A marquer d’une pierre pour se rappeler des évolutions de la gauche française.  En pratique, la Commission européenne est constituée d’hommes politiques. On peut avoir toutes les préventions idéologiques, morales, techniques, contre ces personnes, y compris la première d’entre elle,  le Président de la Commission, J. M. Barroso, mais cela constitue une bien mauvaise façon d’informer son lecteur que de reprendre l’affabulation « souverainiste » , digne du café du commerce, de Commissaires européens qui ne seraient même pas des êtres humains, sans âme, sans cœur, sans patrie. Plus sérieusement, comment le rédacteur en chef d’un journal se voulant sérieux, peut-il oublier que la Commission, constituée d’hommes et de femmes politiques nommés par leurs gouvernements nationaux respectifs, se trouve par ailleurs être investie par le Parlement européen? On peut disserter sur les défauts de la représentation des populations au sein de ce Parlement, comme je l’ai fait par ailleurs dans des écrits plus posés que celui-ci, mais on ne peut nier ce lien institutionnel entre la Commission et le Parlement européen, élu au suffrage universel direct. Plus encore, j’ai envie de poser à Monsieur Joffrin la question : êtes-vous européen au point  d’admettre qu’il peut exister une majorité en Europe qui vous soit contraire et qui ait prise sur votre vie? Pour l’instant, la majorité des gouvernements des pays de l’Union européenne se trouvent à droite (voire aux franges de l’extrême-droite, comme en Slovaquie, au Danemark, et en Italie); la majorité du Parlement européen, élu en 2009,  est encore plus  clairement dominée que celui élu en 2004 par la droite modérée. Bref, cher éditorialiste, l’Union européenne roule à droite (si ce n’est à l’extrême-droite). Ce n’est pas une question de « gnomes », c’est une question de rapports de force dans l’Union européenne pour l’instant très défavorables à la gauche.

Troisième point : cet éditorial de Laurent Joffrin dans son exagération même montre bien les dilemmes qu’aura à affronter la gauche modérée à la veille de 2012. Les politiques économiques et sociales vont avoir d’ici là un aspect terriblement rigoriste, droitier, « anti-social ». Les gouvernements socialistes espagnol et portugais sont en train d’annoncer des mesures  du plus bel effet dans ce style. Le gouvernement Fillon devrait suivre. Cette rigueur se fait entre autre au nom de l’Europe, comme depuis 1983…, mais là l’électorat de gauche, dont les sondages montrent déjà les doutes à l’égard de l’Union européenne telle qu’elle est (et non vis-à-vis de l’Europe comme projet d’ouverture), risque de décrocher complètement, y compris la frange la plus éduquée de cette gauche à laquelle Libération s’adresse. L. Joffrin veut faire croire à cet électorat qu’il y aurait – au moins à court terme – une autre Europe possible, et bien non, il n’existe rien d’autre en magasin! Il va falloir faire avec. Take it or leave it!

Épisode 2 –  Et le Monde aussi.

On croit toujours avoir tout lu, on se trompe toujours… Ce matin, vendredi 15 mai 2010, en découvrant l’éditorial du Monde, non signé comme de coutume dans ce journal, « L’Europe, c’est comme la bicyclette… »., je n’ai pu que constater qu’en substance (malgré le titre), l’argument ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de L. Joffrin de Libération. Le style est plus retenu, mais le propos peut se résumer ainsi : J. M. Barroso ne peut rien proposer, car il est le « pompier de la vingt-cinquième heure » qui n’a rien fait jusqu’ici face à la crise économique, surtout pas réguler les marchés financiers ; sa proposition ressemble à « une mise sous tutelle qui est aux antipodes d’une concertation intelligente » [subtil distinguo, qui signifie sans doute qu’il faut effectivement plus de supranationalisme, mais surtout pas que les populations n’en soient trop conscientes…, ou alors, intelligent, cela veut-il dire qu’on continue comme auparavant à se concerter en laissant chacun libre de choisir son destin, et advienne que pourra?]; et selon le Monde, comme l’a montré le référendum de 2005,  « les peuples européens ne sont pas prêts à accepter une fédération européenne », et encore moins  un « fédéralisme technocratique ».

Je ne vais pas redire une deuxième fois à quel point ces critiques manquent de cohérence, surtout venant d’un journal connu pour son engagement proeuropéen. J. M. Barroso (sauf à croire qu’un androïde a pris la place de l’ancien Premier ministre portugais) est un homme politique qui représente depuis 2004 une double majorité (Etats et Parlement européen). Et il faut savoir ce qu’on veut : l’Euro et la montée en puissance de cette supranationalité européenne-là (d’orientation néo-libérale pour l’instant) que cela implique, la bicyclette pour ne pas tomber doit aller dans cette direction-là, aussi désagréable que cela puisse être pour des convictions de gauche ; ou, pas d’Euro et pas d’Union européenne non plus (en faisant le pari de  reconstruire une autre Europe de l’Atlantique à l’Oural, ou plutôt de Brest à Strasbourg…).

Dans les deux éditoriaux, la même idée se trouve partagée : la proposition d’une surveillance  ex ante des budgets des Etats membres par la Commission, présentée comme mue par des « gnomes » ou des « technocrates »,  va détourner encore plus les populations de l’Union européenne.  En pratique, cette supposition peut bien être tout à fait vraie du point de vue l’opinion publique (française en particulier),  et correspond du coup à une nécessité éditoriale de ces deux journaux en grande difficulté économique (les trop rares lecteurs de ces journaux ne sont peut-être pas prêts à payer pour lire qu’ils vont en prendre plein la tête au nom de l’Europe), mais il aurait été plus réaliste de souligner que l’Euro ne peut exister sans renforcement du centre bruxellois tel qu’il existe aujourd’hui. Le « fédéralisme technocratique » et son « déficit démocratique » pour utiliser un autre terme de l’éditorial du Monde, inscrits tous deux dans le Traité de Lisbonne, sont là pour durer,  ou alors il faudra se passer d’Union européenne.