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A. Francois, R. Magni-Berton. Que pensent les penseurs? Les opinions des universitaires et scientifiques français.

(Avertissement préalable au lecteur : l’un des deux auteurs du livre dont il va être ici question n’est autre que mon collègue de bureau à l’IEP de Grenoble.)

img20160214_23165952Les recherches sur le monde universitaire ne sont pas très nombreuses en France, et il faut bien dire que l’accusation de nombrilisme n’est jamais loin lorsque des universitaires se lancent dans une telle aventure.  Abel François, un économiste, et Raul Magni-Berton, un politiste, se sont pourtant  lancés dans l’aventure. Ils ont publié cet automne le résultat de leur investigation commune sous le titre plutôt séduisant, Que pensent les penseurs? Les opinions des universitaires et scientifiques français (Grenoble : PUG, 2015).

Le protocole de recherche suivi pour saisir les convictions des universitaires et chercheurs  français  se veut simple et efficace : un questionnaire proposé au printemps 2011 aux répondants sur Internet, avec une prise de contact via les universités, les établissements de recherche (dont le CNRS), les listes professionnelles et les sections du CNU des différentes disciplines.  L’idée des deux auteurs était d’inciter à participer le plus largement possible. Il est vrai que le questionnaire était plutôt long – pas moins de 71 questions – et pouvait dégoûter les collègues concernés d’aller jusqu’au bout. Finalement, un peu moins de 1500 personnes ont répondu. Les auteurs ont cependant pu vérifier que leurs répondants constituaient un groupe dont la morphologie générale (âge, sexe, statut hiérarchique, discipline) correspondait d’assez près à ce qu’ils pouvaient savoir par ailleurs de la morphologie des universitaires et chercheurs du secteur public. Ils observent toutefois un premier écart : les spécialistes de sciences sociales furent moins enclins à répondre à leur enquête par questionnaire que les spécialistes de sciences dures. Ce premier résultat sera vérifié tout au long de l’enquête : les académiques (pour user leur anglicisme qui réunit les universitaires et les chercheurs) réagissent largement au monde en fonction de leur discipline d’appartenance, or les sondages d’opinion, les enquêtes par questionnaire, n’ont pas vraiment bonne presse auprès d’une partie au moins des pratiquants des sciences sociales ou des disciplines plus littéraires. J’ai moi-même répondu à l’enquête, tout en sachant bien par ailleurs que, pour certains de mes collègues, je participais ainsi à légitimer une pratique de recherche bien peu scientifique. A ce stade (qui correspond au chapitre 2, Présentation de l’enquête, p. 31-48), il faut signaler deux petits étonnements : d’une part, les auteurs précisent qu’ils ont exclu de leur champ d’investigation l’ensemble des « filières médicales (médecine, odontologie et pharmacie), car les chercheurs y ont des spécificités statutaires et organisationnelles telles qu’il était impossible de les intégrer dans le questionnaire commun » (p. 35). Je suis bien peu convaincu de cette exclusion, dans la mesure où ces collègues font eux aussi de la science à haut niveau et l’enseignent. Par ailleurs, il faut bien préciser que les académiques, dont il sera ici question, sont exclusivement ceux qui vivent de fonds publics (qu’ils soient fonctionnaires d’État comme les universitaires ou employés  à statut d’un établissement comme le CNRS). Tous les chercheurs, qui travaillent dans le secteur privé stricto sensu, par exemple pour une firme pharmaceutique ou une firme automobile, sont donc a priori exclu de l’échantillon. Est-ce à dire qu’ils ne pensent pas? Qu’ils ne sont pas des penseurs? C’est là une brèche dans le dispositif d’enquête, dont on verra qu’elle ne sera pas refermée et qui prédétermine largement l’un des principaux résultats obtenus (le philo-étatisme des répondants).

Le protocole d’enquête permet donc d’obtenir des réponses à des questions. Celles-ci sont de trois types : des questions de sociographie classiques, mais adaptées au cas des universitaires, avec par exemple, une question qui permet de bien situer chacun dans la hiérarchie académique officielle; des questions qui permettent de comparer les réponses des académiques avec celles des répondants français en général, parce qu’on dispose déjà des réponses du grand public (en particulier celles posées lors de l’European Value Survey de 2008, p. 35) afin de caractériser ce groupe par écart avec l’opinion commune; enfin des questions très liées au métier même de chercheur ou d’enseignant-chercheur et induites parfois par l’actualité du monde académique (comme celles portant sur les réformes universitaires de l’an de disgrâce 2009 – auquel l’auteur du présent blog eut l’honneur de s’opposer sans succès).

Les différents chapitres reprennent les différents thèmes abordés par le questionnaire : chapitre 3, Les universitaires et la science, chapitre 4, Les universitaires et l’économie de marché, chapitre 5, Les universitaires et la politique , chapitre 6, Les universitaires, la religion et la morale, et chapitre 7, Les universitaires et les réformes du système d’enseignement supérieur et de recherche français. Chaque chapitre, très clair et pédagogique, pourrait être lu indépendamment des autres, et, à chaque fois, les auteurs s’efforcent d’être aussi prudents que possible dans leurs conclusions. Pourtant, pour un esprit un peu tordu comme le mien, chaque chapitre pourrait être résumé par une caricature  :

  • Les universitaires et la science : « Ils y croient les bougres, dur comme fer, à cette Science avec un grand S qui permet d’avoir accès aux vérités universelles, et cela d’autant plus qu’ils pratiquent des sciences dures, et en plus, quand ils ne sont pas spécialiste du domaine concerné, ils croient (bêtement) que la Science y peut tout » (ce que les auteurs appellent le « biais de toute puissance », p. 61-66, et Conclusion, p. 199-204).
  • Les universitaires et l’économie de marché : « Un vil ramassis de stals et de gauchistes, étatistes en diable, infoutus de comprendre la beauté du Profit, de la Concurrence, et du Marché (sauf le petit réduit des économistes! pauvres diables dans un marais d’étatistes primaires prêts à tout nationaliser), des rêveurs qui voudraient que les revenus soient attribués en fonction des résultats aux concours de la fonction publique. Bref, des gens qui ne comprendront jamais Hayek, Nozick et Friedman! »
  • Les universitaires et la politique : « Ouh, là, là, tous de gauche ou presque! Et pourquoi je vous le donne en mille! Parce que ils constituent un cas particulier de fonctionnaires ultra-diplômés, et s’estimant du coup bien mal remerciés de leurs efforts scolaires par leur employeur bien aimé, l’État. Sans compter qu’en plus de croire comme des losers qu’ils sont à la méritocratie, et non pas au Marché,  ils sont progressistes et internationalistes (même la petite minorité d’extrême droite parmi eux se déclare à 95%[sic] pour la libre circulation des personnes, p.144). »
  • Les universitaires, la religion et la morale : « Bon, là c’est sûr, c’est tous des suppôts de Galilée et de G. Bruno, des athées déclarés pour 50% d’entre eux, contre seulement 18% de bons Français! Tout cela principalement, comme le montre l’analyse multivariées, parce que ce sont des gauchistes! des gauchistes, vous dis-je » (p.16-164)  « Et en plus, ces gens ne sont pas cohérents, ils suivent une morale rigoriste comme les Français les plus religieux, et ils semblent bien que cela soit lié à leur haine du marché, allez comprendre! » (p.164-169). « Il est même possible que tricher aux concours ou falsifier des résultats scientifiques soient contre leur morale » – aurais-je eu envie d’ajouter aux réflexions des auteurs sur ce point.
  • Les universitaires et les réformes du système d’enseignement supérieur et de recherche français : « Bon, là pas de surprise, ils sont contre, parce que c’est un brave gouvernement de droite qui a proposé d’introduire des mécanismes de marché dans leur petite vie de fonctionnaires pépères, et surtout de mémères. Ah, là, là, ces femmes dominées qui ne se sentent pas maitres de leur destin, mal payées, mais de quoi elles se plaignent ces grognasses, tudieu! Il n’y a bien que les meilleurs d’entre eux, les plus gradés, qui y comprennent quelque chose, parce que eux ils savent déjà se vendre ». 

Bref, même si nos deux auteurs prennent bien soin de démontrer toutes leurs affirmations (que je me suis amusé à caricaturer sous la forme d’une lecture « républicaine » ou « frontiste » de leur texte) et de bien souligner toutes les différences internes au groupe qu’ils étudient (ce que je n’ai pas précisé), leurs conclusions s’avèrent sans appel : les académiques, tout au moins ceux qui ont répondu à leur sondage, affichent des convictions  qui les éloignent très fortement de celles de la population générale de la France, et ces convictions sont en général bien moins fondées sur leur pratique de la science que sur leur statut socio-professionnel (cf. la Conclusion, p. 199-204). Fonctionnaires ou assimilés, ils ne peuvent majoritairement imaginer d’autre façon d’organiser la société que la méritocratie généralisée, et ils ne comprennent rien au Marché (sauf les économistes parmi eux!). En somme, les auteurs sont déçus: ces penseurs supposés, ce sont des fonctionnaires très ordinaires, et quand ils se détachent du lot, avec leur croyance en la toute puissance de la Science dans les domaines qu’ils ne connaissant pas bien, ils sont sans doute plus dangereux qu’autre chose pour la société. « Leur condition de cadres hautement qualifiés de la fonction publique, insérés dans l’institution universitaire et bénéficiant d’un prestige intellectuel, structure largement leurs opinions politiques, économiques et religieuses » (p. 205). Comme je l’ai dit de vive voix à l’un des auteurs, leurs conclusions sont ici en fait « bourdieusiennes » – au sens où les convictions des universitaires dépendent largement des conditions sociales d’existence des universitaires.

Cependant, le texte même de nos deux auteurs ne manquera pas d’énerver bien des lecteurs du monde académique. En effet, tout leur texte porte la trace d’un biais normatif en faveur de l’économie de marché (et accessoirement de la réforme de 2009). L’économie de marché est présentée (dans le chapitre 4 comme dans le reste de l’ouvrage) comme la norme de la bonne société, et l’étatisme des académiques et leur tendance à apprécier la répartition méritocratique des honneurs et des revenus sont considérés au mieux comme une conséquence de la spécificité de leur propre recrutement. Il est amusant de constater que ce biais normatif se trouve totalement cohérent avec le fait que l’un des auteurs soit lui-même un économiste bon teint, et que, pour lui, il ne saurait donc y avoir d’autre système d’organisation de la vie sociale qui soit juste et efficace  que l’économie de marché. Cela confirme du coup la conclusion générale de l’ouvrage  selon laquelle les universitaires sont des aveugles comme les autres citoyens, qui sont autant éclairés qu’aveuglés par leur pratique professionnelle et les conditions de cette dernière.

Mais, en raison de ce biais pro-marché, il me semble que, du coup, les auteurs ne comprennent pas certaines choses cruciales pour saisir la mentalité académique. En particulier, ils ont du mal à rendre compte du fait que les académiques sont majoritairement les tenants d’une morale intransigeante, alors même qu’il sont majoritairement athées. Ils parlent de « paradoxe moral des universitaires » (p. 164). Ils affirment, suite à une analyse multivariée, que l’hostilité au marché explique largement le choix d’une morale de principe : « l’adhésion à la morale de principe est associée aux attitudes économiques, caractéristiques de cette population » (p. 168). Ils ajoutent quelques lignes plus loin cherchant à inverser sans succès la causalité: (…) « il n’y a pas de raisons conceptuelles de croire que le rigorisme moral mènerait à l’opposition à l’économie de marché », et concluent que (…) « cette association entre l’hostilité à l’économie de marché et une morale fondée sur les principes n’est pas conceptuelle. » (p.169). Il me semble que les auteurs se trompent.

Qu’est-ce en effet que le succès dans une économie de marché? C’est vendre le maximum pour faire le plus grand profit. C’est faire de l’audience par exemple dans l’univers médiatique. Or il est bien évident que ce qui est vendu en soi n’a pas d’importance. Vous pouvez vendre un produit de très mauvaise qualité, comme vous pouvez vendre de la qualité, peu importe pourvu que la vente se fasse et que le profit soit là. L’économie de marché ne connait en effet que le succès ou l’échec des ventes, et le vendeur, comme disait Adam Smith, n’est pas intéressé par le produit lui-même, mais par le profit qu’il en retirera. La science, elle, ne devrait idéalement connaitre que la vérité, c’est-à-dire la qualité du produit, approuvée par les pairs sous des formes réglées institutionnellement pour éviter la triche, la surenchère, le vol de concepts, etc.. Le lien observé entre étatisme, méritocratie (scolaire), et morale rigoriste me parait en réalité trivial : dans son auto-présentation, un académique, c’est une personne qui veut que ses résultats scientifiques (par exemple ses calculs) soient vrais, tout au moins pour ses pair du moment, et pas qu’ils soient populaires. Il veut aussi sans doute que lui-même et ses pairs n’aient pas triché aux concours pour arriver là où ils sont – sinon à quoi bon être là à discuter de ces choses absconses pour le commun des mortels?  En fait, les deux auteurs manquent  complètement d’empathie avec leurs sujets d’analyse (un comble pour des universitaires!), et ils trahissent une certaine méconnaissance de la sociologie historique des sciences, qui, justement, montre à quel point cela n’alla pas du tout de soi de faire science. Le refus de l’économie de marché, le respect pour l’État, qu’ils semblent déplorer si profondément, correspond à la conscience de la plupart des universitaires interrogés que les conditions mêmes de ce qu’on appelle l’activité scientifique n’ont rien à voir avec une validation de marché de cette même activité. En somme, si le marché avait dû décider entre l’astrologie et l’astronomie, il ne fait guère de doute qu’il aurait choisi l’astrologie, qui se vend nettement mieux tout de même encore aujourd’hui auprès du grand public. (Il est vrai que, comme l’enquête a été menée début 2011, les auteurs ne baignaient pas dans le climat actuel qui souligne de plus en plus, y compris dans des médias généralistes, que l’introduction de mécanismes de marché ou la concurrence exacerbée depuis quelques années maintenant sont en train de provoquer une catastrophe sur la qualité même des publications scientifiques – pour ne pas parler de l’impact de tout cette débauche de concurrence sur la  vie des chercheurs.)

Le principal résultat des auteurs était d’ailleurs couru dès lors qu’ils excluaient de leur champ d’analyse tous les chercheurs qui travaillent pour le secteur privé. Il existe effectivement des gens qui sont prêts à vendre de la science, vraie ou fausse, au plus offrant. Mais il se trouve qu’en général, ceux qui ont choisi de rester travailler en étant mal payés dans le secteur public en France, veulent simplement découvrir et rendre publique la vérité telle que l’établit le consensus raisonné des pairs seuls aptes à juger de la pertinence d’une proposition. En ce sens, le texte des deux auteurs néglige totalement ce qu’un Bourdieu aurait pu leur apprendre sur le fait qu’il existe un « champ scientifique », où les relations ne peuvent pas être celles de l’économie de marché. Leur texte mériterait donc d’être révisé pour restituer la symétrie de dignité des modes possibles d’organisation d’une activité sociale. Les résultats ne changeraient guère, mais la lecture en serait moins irritante.

Par ailleurs, il faut noter que l’impossibilité d’avoir dans l’échantillon les disciplines médicales biaise sans doute le résultat en termes politiques. Je ne suis pas sûr en effet que ce monde se situe politiquement aussi à gauche que le reste des universitaires. En tout cas, il me semble qu’il existe pas mal d’entrées en politique de la part de ce monde hospitalo-universitaire qui se font sur la droite de l’échiquier politique. La prise en compte du monde médical aurait sans doute permis de raffiner encore l’analyse, en particulier le rôle de l’économie de marché dans les attitudes des académiques .

Enfin, une dernière remarque sur le titre de l’ouvrage. Les auteurs veulent s’intéresser aux « penseurs », mais ils se limitent au monde académique public, comme le précise d’ailleurs leur propre sous-titre, tout comme leur revue de littérature (chap. 1. De la sociologie des intellectuels à l’étude des opinions des universitaires, p. 13-29). J’aurais tendance à critiquer cette ambiguïté entretenue par le titre. En effet, dans la France contemporaine, si l’on cherche à identifier les personnes qui vont exercer une fonction de magistère intellectuel auprès de la population, je ne suis pas sûr du tout que les chercheurs et enseignants-chercheurs soient les seuls concernés. Un Pierre Rabhi, ou dans un genre proche, un Mathieu Ricard, ne sont-ils pas eux aussi des penseurs? des intellectuels?  et un Zemmour? ou un Finkielkraut? Justement, à mon avis, c’est justement le retrait du magistère intellectuel de l’académique sur la population qui devrait être interrogé, mais il est vrai que c’est là une autre question que celle que posent les auteurs.

Au total, cette enquête par questionnaire auprès des académiques vaut vraiment la peine de s’y intéresser – même si sa lecture par les responsables des Républicains ou du Front national promet après 2017 quelques autres très sombres années aux universitaires et chercheurs, désignés comme globalement comme d’irrécupérables gauchistes. Il ne faudra pas après s’étonner de crier misère… les preuves sont là. Nous sommes le mal.

 

Manifeste. La connaissance libère

manifesteC’est sous le titre de « Manifeste. La connaissance libère » qu’une soixantaine de collègues, sociologues, historiens, anthropologues, politistes, ont décidé de crier leur colère, à la fois résolue et joyeuse disent-ils, face à l’état actuel des sciences sociales dans la France contemporaine. Ce court opuscule (63 pages) vient de paraître (mai 2013) aux « Éditions du Croquant/La Dispute », et ne vous coûtera en librairie que 5 euros. Je connais de fait pas mal de monde parmi les signataires, soit parce qu’ils ont été mes propres enseignants fut un temps désormais fort lointain, soit parce qu’ils sont des collègues, des connaissances ou encore des amis, soit parce qu’ils ont été mes étudiants et sont désormais devenus des chercheurs confirmés.  (Bon, déjà, tout cela ne me rajeunit pas.)

Le texte se veut un appel à la « contre-attaque » collective contre la situation faite dans le France contemporaine aux sciences sociales. Celles-ci, selon les auteurs du Manifeste, ne sont plus soutenues ni prises en compte par les pouvoirs publics, leurs résultats ne sont plus diffusées par les éditeurs ni repris dans les médias, et elles ne peuvent donc plus jouer leur rôle libérateur auprès des « dominés » qui devrait être le leur. En effet, le credo partagé par les auteurs de ce Manifeste est que les sciences sociales, en déconstruisant les raisons objectives et subjectives de la domination de certains êtres humains sur d’autres, permettent aux dominés d’engager le travail politique qui leur permettra de se dégager à terme de la dite domination. De fait, les auteurs ont beau jeu de rappeler qu’effectivement les pouvoirs établis, les groupes dominants dans la société, n’ont guère envie de voir diffuser par le biais d’une  institution comme l’école ou l’Université des savoirs qui pourraient rappeler que leur domination ne va pas de soi, qu’elle n’est ni « naturelle » ni « immuable ». Ils citent par exemple (p.42) le long combat du patronat français pour avoir de l’influence sur les programmes de sciences économiques et sociales dans les lycées, et la réaction des professeurs de sciences économiques et sociales pour conserver (si possible) un enseignement équilibré et objectif. Ainsi, il existe une croyance partagée à la fois de la part des auteurs du Manifeste et de leurs « ennemis de classe » (si j’ose dire) que ce que l’on enseigne à la jeunesse importe, et, plus généralement, que ce qui se dit dans l’espace public déterminera à terme le sort, encore incertain à ce stade, de la « lutte des classes ». Idem pour l’enseignement du « genre » (p. 42). C’est très gramscien au total: camarades, il faut conquérir l’hégémonie avant toute chose. Cependant. Loin de moi l’idée de nier que cela importe : le MEDEF, Patrick Buisson, les évêques de France et autres suppôts de la Réaction, et les auteurs du Manifeste ne peuvent pas se tromper ensemble au même moment! Les auteurs sous-estiment pourtant la capacité des dominés à se faire une opinion sur leur propre situation, alors même qu’ils indiquent par ailleurs dans leur propre texte que  la parole de ces derniers constitue l’appui nécessaire de leurs recherches (p.53). En effet, même en imaginant que l’ensemble des discours publiquement disponibles dans un pays comme la France deviennent entièrement congruents avec les intérêts des dominants de l’heure (pour résumer que seuls Alain Minc, Patrick Buisson et Mgr Barbarin aient le droit de parler au peuple de France de la société française – un parfait cauchemar! ), je doute que tous les divers dominés soient alors entièrement dupes. Dans les régimes autoritaires ou dictatoriaux où le pouvoir n’autorise la diffusion que d’un seul message, le sien, il se trouve qu’une bonne part de la population (qui ne soutient pas le régime) n’en pense pas moins. L’Iran contemporain me parait un bel exemple contemporain de cette situation. L’Union soviétique ou la RDA peuvent l’être pour le passé proche.

De mon point de vue de politiste, je ne crois aucunement à la force pour ainsi autonome et en soi libératrice qu’attribuent les auteurs de ce Manifeste à la connaissance des ressorts de la domination par les dominés. L’héritage intellectuel de Pierre Bourdieu est manifeste (si j’ose dire) en ce sens que tous les auteurs ici réunis croient à cette force libératrice de la révélation aux dominés des ressorts exacts de leur domination, d’où évidemment le titre de leur ouvrage. Mon expérience personnelle d’enseignant du secondaire dans un lycée populaire de banlieue parisienne me ferait plutôt penser le contraire. Je me rappelle avoir fait en 1996-1997 un cours en seconde sur la mobilité sociale à la fin duquel une lycéenne m’a dit : « Monsieur, vous nous tuez l’espoir! » J’en étais un peu piteux, j’en reste fort piteux des années après en me reprochant toujours ma cruauté involontaire à leur égard, et j’ai fait ensuite un laïus sur le fait que « du moment que l’on connait les pesanteurs sociales, on peut s’en extraire plus facilement. «  Cette expérience m’a fait m’interroger sur le fait que, peut-être, pour  les individus dans une situation objective défavorable, il faut au départ avoir une vision  erronée de ses chances pour réussir à surmonter les obstacles. Un peu comme les médecins qui peuvent s’autoriser à mentir pour encourager leurs patients à surmonter leur maladie. Plus généralement, dans la France contemporaine, ce n’est pas la prise de conscience par les dominés de leur état de dominés et des raisons de leur domination qui manque à ceux qui se vivent le plus souvent à juste titre comme étant les sacrifiés de la société, mais ce sont les capacités pratiques à établir un rapport de force avec les dominants de l’heure. Les auteurs soulignent, non sans raison  sans doute, que les sciences sociales font partie des acquis des luttes populaires du XIX/XXe siècles, tout comme l’Etat-Providence (voir plus loin cependant). Ils oublient cependant que ces acquis résultèrent de rapports de force bien concrets qui vont au delà des idées qu’ont pu avoir  les dominés sur leur sort et l’injustice qui leur était faite. Pour être bien clair, il me semble qu’une bonne partie des esclaves savent qu’ils sont esclaves et que leur sort n’est pas une condition humainement souhaitable quoique leur serinent par ailleurs les porte-parole des dominants, mais ils ont bien du mal à trouver les moyens concrets, matériels, efficaces, de la révolte réussie contre leurs maîtres, qui disposent eux le plus souvent de la bonne vieille force physique à l’appui de leurs prétentions à rester les dominants (rappelons que, sauf exceptions, du genre Haïti, les révoltes d’esclaves finirent par une  sévère répression qui éduque les survivants à obéir). De fait, comme le montrent les historiens, les révoltes populaires existent depuis des temps qui précèdent de très loin l’invention des sciences sociales contemporaines (cela existe déjà dans l’Antiquité romaine ou chinoise); les dominés ont  trouvé des ressources intellectuelles pour justifier leur combat avant que les sciences sociales n’existent; simplement, il se trouve que la plupart de ces révoltes (au moins pour ce que j’en sais) ont échoué à terme face à la force armée répressive au service du maintien de l’ordre social inégalitaire précédent. J’invite fortement les auteurs du Manifeste à lire l’ouvrage de Georges Bishoff, La guerre des paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh 1493-1525 (Strasbourg : La Nuée bleue, 2010) pour avoir un exemple de ce que j’essaye (peut-être maladroitement) d’expliquer ici.

Dans la France contemporaine, ce n’est sans doute pas que la plupart des dominé(e)s ne savent pas qu’ils/elles le sont et comment ils/elles le sont, mais ils/elles n’ont le plus souvent pas trouvé les moyens concrets d’établir un rapport de force durable en leur faveur. Pour prendre un exemple directement dans le monde universitaire qui préoccupe à très juste titre les auteurs du Manifeste, probablement l’immense majorité des « précaires » de l’enseignement et de la recherche (en tout cas tous ceux/celles que je peux connaître) sait qu’ils/elles se font exploiter, et que cette exploitation ne tombe pas du ciel, résulte en fait de politiques de restriction budgétaire et d’organisation du travail d’enseignement et de recherche bien précises, mais comment peuvent-ils/elles changer le rapport de force en leur faveur, cela, ils/elles l’ignorent. La plupart des groupes sociaux qui se sentent dominés aujourd’hui sont ainsi moins confrontés à un problème de prise de conscience de leur sort et des raisons objectives de ce dernier, qu’à un problème d’efficacité des moyens à utiliser pour le changer en mieux. Les salariés qui se font licencier par des groupes internationalisés qui restructurent leurs activités n’ignorent sans doute pas grand chose des logiques financières et économiques à l’œuvre dans le capitalisme contemporain (il suffit d’ouvrir la presse pour le savoir), mais ils n’ont pas trouvé pour l’instant les moyens de s’y opposer efficacement. Pour prendre un autre exemple, les auteurs du Manifeste incriminent l’évolution actuelle défavorable à leur combat au poids du néo-libéralisme comme idéologie des dominants (p. 28-31). J’aurais vraiment du mal à leur donner tort, mais je leur ferais remarquer qu’il existe déjà, pour le coup, un immense déploiement dans l’espace public international de critiques du néo-libéralisme, avec par exemple les prédications d’un J. Stiglitz ou d’un P. Krugman pour ne citer que ces deux économistes américains bien connus. Il n’empêche que cela ne semble pas changer grand chose; en tout cas, en ce qui concerne, l’évolution de la politique économique européenne qui a fait le choix de l’austérité et du chômage de masse à titre éducatif (« dévaluation interne »), ils ont beau s’époumoner, cela ne semble pas avoir beaucoup d’effet, parce que, pour l’heure, les rapports de force n’évoluent guère.

Après cette première critique, qui sans doute me disqualifiera aux yeux des auteurs du Manifeste, qui ont déjà prévenu que toute critique envers leur texte sera jugée comme faisant le jeu de la réaction (cf. p. 60),  je voudrais souligner quelques points encore.

Points positifs d’abord. En quelques pages, les auteurs du Manifeste expédient ad patres la notion de « neutralité axiologique » (p. 50-55). Sur ce point, je partage entièrement leur prise de position : à mon sens, en sciences sociales, toutes les recherches importantes qui ont marqué leur époque sont inscrites dans la biographie d’un chercheur qui avait effectivement une idée politique, morale, théologique, métaphysique, pour l’inspirer. Un bémol cependant. Les auteurs du Manifeste citent Max Weber à l’appui de leur propos. Comme chacun devrait le savoir, en son temps, ce dernier n’était pas sans être un nationaliste allemand, une partie de son inspiration comme chercheur vient aussi de là. Plus généralement, les auteurs du Manifeste semblent laisser penser que les (bons) chercheurs en sciences sociales et les (braves) dominé(e)s se trouvent toujours du même côté de la barrière. Historiquement, c’est faux : en tout cas, en ce qui concerne la science politique, toute une partie des inventeurs de la discipline sont en leur temps de fieffés réactionnaires qui parlent aux réactionnaires (V. Pareto, G. Mosca, C. Schmidt) ou le sont devenus au fil de leurs recherches (R. Michels). De même les auteurs indiquent à juste titre que la science politique a découvert depuis longtemps que la compétence politique des individus ne correspond en rien au modèle de l’individu citoyen des manuels d’instruction civique (p. 23-28). Ce constat, effectivement bien établi depuis au moins un demi-siècle dans tous les pays où existe une science politique, peut être lu en fait de deux façons : comme une invitation à trouver les moyens d’augmenter la compétence des citoyens ordinaires (ce qui est sans doute l’option des auteurs du Manifeste) pour que leur voix porte mieux, ou comme une heureuse conjoncture qui permet de se rassurer en constatant que les « couillons » ne participent pas fort heureusement au processus politique avec leurs demandes irrationnelles  (vision réactionnaire s’il en est, mais qui n’est pas si rare chez certains économistes ou politistes  néo-libéraux).

Sur un plan plus pratique, les auteurs du Manifeste dénoncent la diminution des moyens et la bureaucratisation de la recherche (p. 34-40). Ils ont entièrement raison. En même temps, pour faire un peu d’humour, je ferais remarquer qu’au moins à la base, tous ces postes de bureaucrates, mal payés, qu’on crée dans l’Université française (y compris là où je travaille) sont le plus souvent occupés par des femmes et qu’en tant que féministes, les auteurs du Manifeste devraient se féliciter du rythme de création d’emploi féminin dans le tertiaire public ainsi maintenu… Plutôt que d’ouvrir des postes de chercheurs et d’enseignants-chercheurs dans une logique de parité hommes/femmes, on crée sans s’en rendre compte des postes de bureaucrates essentiellement féminines.

Points négatifs. Tout au long de leur Manifeste, les auteurs se livrent à une attaque en règle contre les sondages d’opinion comme moyen de recherche empirique. On reconnait ici les idées en la matière de Daniel Gaxie et d’Alain Garrigou. Je suis loin d’être un partisan inconditionnel des sondages comme moyen d’enquête (mon voisin de bureau en sait quelque chose), mais les critiques faites dans le présent opuscule sont à mon sens rapides et injustes, et ne valent que pour la part la plus commerciale des sondages. Les grands dispositifs de sondages à fin scientifique (genre EVS, ISSP, ou même Eurobaromètres) sont bien plus porteurs de connaissance que les auteurs du Manifeste ne le prétendent, y compris d’ailleurs sur les sujets qui les préoccupent (perception de l’inégalité par exemple). Plus généralement, on comprend que les auteurs du Manifeste veulent surtout amener leur lecteur dans le monde académique à faire des recherches de type ethnographique ou sociologique en lien toujours dialectique avec des groupes sociaux mobilisés ou à mobiliser (p. 55-58). Il y a là un éloge du « basisme » au total un peu gênant. C’est un peu dire, « Camarades, il faut retourner à l’école des masses ». Je ne doute pas qu’il soit important de comprendre le vécu des groupes sociaux dominés et que les militants de ces groupes puissent apporter beaucoup aux chercheurs (l’exemple des féministes est en effet pertinent, on pourrait penser aussi aux porteurs du VIH). Par contre, la recherche « critique » ne doit pas s’enfermer dans une telle direction, bien au contraire. D’une part, il faut profiter de tous les moyens permettant de saisir la globalité d’une situation : d’énormes progrès scientifiques sont possibles grâce aux études de données, à la cartographie, aux études de réseaux, etc.  D’autre part, il est peut-être beaucoup plus critique en fait d’aller mettre au jour (si possible) les pratiques des dominants. Ainsi, quand la presse irlandaise donne  accès ces derniers jours aux enregistrements des conversations des banquiers pendant la crise financière, elle fait  à mon sens un travail mille fois plus critique que la millième description de la condition féminine, immigrée, jeune, salariale, etc. Bien sûr, ce chemin-là est plus difficile, moins familier dans l’histoire des sciences sociales qui, indéniablement, aiment bien se mêler aux sans voix, mais il devrait être privilégié à ce stade (d’ailleurs des travaux existent dans cette direction). Enfin et surtout, le « basisme » et l’appel à l’empirisme évacuent la nécessité d’un renouvellement théorique. C’est un peu paradoxal en effet que des chercheurs qui s’inspirent de Pierre Bourdieu, grand théoricien s’il en fut, ne mettent pas l’accent sur ce point. Il faut sans doute rétablir le lien avec une « philosophie sociale », une vision large du monde. C’est bien beau de dire que notre monde social n’est pas naturel, qu’il est arbitraire, encore faudrait-il proposer une vision autre, cohérente, voire attirante, des autres possibilités. Il est vrai que les études de genre ne sont pas loin de ce genre d’approche globale, mais, de fait, cela reste là aussi partiel et mal intégré au reste des problèmes. Il est aussi possible qu’il n’existe pas de solution élégante à certaines situations : les auteurs font remarquer que le problème de la délinquance des jeunes est avant tout un problème d’absence de travail des jeunes non qualifiés (p. 13-17). Pas faux. Mais comment penser la place dans une société fondée sur la complexité comme la nôtre d’une part de gens qui n’ont que leur force physique et leur habilité manuelle à apporter au pot commun? Personne n’a en fait la réponse. Ou peut-être se trouve-t-elle simplement dans le retour au plein emploi de la main d’œuvre qualifiée dans des tâches qualifiées…

Encore un point de critique mineure,  les auteurs du Manifeste se plaignent de la timidité intellectuelle des éditeurs commerciaux… C’est un peu se plaindre de ne pas trouver sa place dans les pages de VSD ou de Paris-Match, c’est faire là erreur complète sur la personne. C’est aussi un peu paradoxal de se plaindre de l’incapacité à publier alors même que les Éditions du Croquant par exemple ont fait un travail remarquable depuis quelques années. Il existe tout de même en France des éditeurs qui veulent défendre la liberté de penser autrement. Il faut simplement s’adresser à eux, et faire effectivement son deuil des vieilles maisons d’éditions. Celles-ci sont effectivement désormais pour la plupart aux mains d’intérêts plus financiers qu’éditoriaux. En plus, cette plainte semble d’autant plus paradoxale que  les participants au Manifeste ont tous (pour le moins pour ceux que je connais) de nombreuses publications à faire valoir. Ce n’est pas les publications qui manquent, camarades, c’est que simplement vos publications ne correspondent pas à la demande d’un mouvement social. En effet, là encore, les auteurs du Manifeste semblent croire qu’ils peuvent impulser quelque chose dans la société française, alors qu’à mon sens, c’est parce qu’il y aurait quelque chose qui fermenterait dans cette dernière qu’on pourrait avoir besoin de leurs écrits. Il est vrai qu’actuellement les éditeurs vendent surtout du Loran Deutsch… que le peuple français semble bien réclamer dans ses sombres tréfonds.

En tout cas, ce Manifeste est un signe heureux qu’une part des Universitaires semblent enfin décidés à réagir à leur condition. C’est déjà une bonne chose. Ouf!

Coup de blues… et avis à la jeunesse doctorante.

Je ne crois pas m’avancer beaucoup en prenant ici acte de la défaite du monde universitaire opposé aux différentes réformes gouvernementales; que faire désormais?

Ma situation est en fait un peu étrange : grâce à la seule thèse que j’ai encadrée (celle de Geneviève Genicot, finie à l’automne 2007), je savais bien avant le conflit, soit dès 2003-04, que :  a) un référentiel de type néo-libéral était en train de s’imposer (par le très haut si j’ose dire) au sein de l’enseignement supérieur, et ce à l’échelle mondiale; b) les conflits nationaux sur la mise en place d’une version plus ou moins pure de ce référentiel partagé (l’éducation post-bac comme façon de produire du « capital humain » et de l' »innovation », et pas grand chose d’autre) venaient toujours après la bataille idéologique perdue sans doute dès les années 1970, et ne changeaient pas grand chose à l’affaire. Lors de ce conflit, beaucoup d’universitaires (Marcel Gauchet par exemple) ont trouvé les mots pour défendre les raisons de refuser le modèle néo-libéral de l’enseignement supérieur, mais ces propos « monarchistes » étaient sans doute trop tardifs face à la « révolution libérale » en cours.

Que faire désormais? Tout d’abord, considérer que, dans le référentiel « néo-libéral », toutes les matières issues de la version « humaniste » et/ou « positiviste » de l’Université deviennent caduques, des survivances, des effets d’hystérésis comme disent les économistes. Pourquoi du latin, du grec, de l’histoire médiévale, de l’archéologie, de la sociologie, de la science politique, des mathématiques fondamentales, de l’astronomie, et j’en passe? Et bien parce qu’en France tout au moins (et pour l’heure), la « haute noblesse d’Etat », comme dirait quelqu’un qui ne ferait sans doute plus carrière de nos jours, ne peut pas s’en débarrasser comme cela en mettant à la rue tous ces inutiles comme de vulgaires enseignants de marxisme-léninisme après 1989 en R.D.A. , et aussi parce que le  nouveau référentiel accepte qu’on puisse, pourvu qu’on fasse preuve de flexibilité sémantique, toujours revendre le même produit académique en le présentant sous ses à-côtés acceptables (rentable ou correspondant soit disant à la « demande sociale ») : après tout, les méthodes développés par les archéologues pourront toujours servir en criminologie appliquée, et donc servir un but socialement acceptable, protéger la société du crime. De même, avoir quelques notions d’humanisme ou de méthode scientifique peut aider dans les affaires, ai-je (re)lu récemment. Il n’y a pas éradication, mais simplement si j’ose dire transformation en matière ancillaire.

Cependant, que la jeunesse doctorante dans les matières moins centrales dans le nouveau référentiel universitaire le comprenne bien, si ce n’est pas déjà le cas. Cette situation signifie à terme bien moins de débouchés au sein du monde académique dans les dites matières. Ce n’est pas nouveau certes, mais j’ai bien peur que nous entrions désormais en plein dans un jeu des plus  « sadique ». En effet, il me semble évident que les candidats aux postes de chercheurs ou d’enseignants-chercheurs ont chaque année qui passe un « dossier » plus fourni que les générations précédentes. Ici, « le niveau monte » – au moins si l’on en juge quantitativement au nombre d’articles, de communications, de rapports de recherche, etc. des candidats; je ne sais pas si quelqu’un s’est déjà amusé à quantifier dans les différentes matières l’augmentation en nombre moyen de pages écrites et publiées pour obtenir un poste fixe à l’Université ou dans la recherche publique entre disons ne serait-ce que 1989 et 2009; il serait de fait instructif de comparer sur pièces les dossiers des recruteurs d’aujourd’hui quand ils entrèrent dans la carrière avec ceux des candidats qu’ils évaluent aujourd’hui; pour ma propre part, agrégé de science politique en 1999, je me demande souvent si je serais même admis aujourd’hui à être ATER avec mon dossier de l’époque; à ce stade, en fin de carrière (vers 2035, si je survis jusque là aux énervements à venir!), mon dossier de recrutement de 1999 me vaudra sans doute  l’équivalent d’un petit master2…

On se trouve typiquement devant un phénomène de « course à l’armement »: comme chaque doctorant  sait bien que les recrutements sont rares et difficiles et qu’il ne veut pas s’avouer vaincu d’avance puisqu’il est motivé le bougre, tout le monde augmente son effort (aidé en cela par les progrès technologique,  par la multiplication des espaces de publication ou de communication et par les conseils avisés des directeurs de thèse décidés à « placer » leurs doctorants en les initiant au « publish or perish« ), et, au total, c’est un peu comme sur le Tour de France, la « moyenne » devient affolante à la regarder avec un peu de recul historique. (Par contre, les salaires eux ne suivent pas la même courbe d’effort… cela ruinerait l’État, jeunes gens! C’est donc lutter beaucoup plus, pour obtenir la même chose.)

Conclusion: face à cette situation, j’encourage vivement les jeunes tentés par une thèse dans ces matières devenues de second rang à éviter à tout prix de s’engager dans cette galère surtout s’ils visent un poste de chercheur ou d’enseignant dans le secteur public. (Le discours est différent pour la thèse vraiment vécue comme un « simple » BAC+8). C’est là le discours public que nous (les enseignants-chercheurs en poste) des matières désavouées par le nouveau référentiel devrions tenir collectivement. Puisque le gouvernement qui  a adopté cette ligne de conduite nous signifie par tout  son comportement qu’il se passerait très volontiers de nos services, il est inutile de faire semblant de ne pas avoir compris le message, et de continuer comme avant à « reproduire » un corps universitaire désormais sans objet autre que la tendance des choses à persister dans leur être. Or ce n’est pas dans cette direction que poussent les institutions : au contraire, les financements de thèse restent nombreux, les Universités et les universitaires sont incités à afficher dans leur évaluation de nombreuses thèses menées à bien, on se trouve là devant un hiatus : l’institution veut produire de plus en plus de recherches, ce qui suppose des thèses qui restent l’un des meilleurs moyens de faire des recherches, mais se passerait fort bien de ce qui devient clairement le  sous-produit de la thèse, le docteur; plus « vachardement », il va de soi aussi qu’un vivier de précaires et de jeunes prêts à tout pour se placer ne peut nuire au bon fonctionnement de l’institution universitaire, qui tend du coup à ressembler à ces cabinets d’audit, tenus par les seniors, où il est finalement assez facile d’entrer, mais bien moins de progresser de manière régulière (sauf à être prêt à tuer père, mère, enfants, chiots et chatons). J’ai vu ainsi que les collègues niçois ont trouvé cette année pour quatre postes d’ATER à pourvoir plus de quinze doctorants ou docteurs dignes d’être classés, autrement dit à peu prés autant qu’il y a de recrutements en une année dans la France entière en science politique (Universités, CNRS, FNSP). Comme je ne doute pas que les collègues niçois aient fait correctement leur travail et aient ainsi indiqué que cette quinzaine de personnes étaient dignes d’entrer dans la carrière en enseignant dans leur Université, j’en déduis l’ampleur de la catastrophe…

Bien sûr, pour tous ceux engagés dans le parcours doctoral, et surtout pour tous ceux qui ont dépassé le point de non-retour (proche de la fin de thèse), cela ne change rien. Ils vont juste prendre leur ticket dans la file d’attente et augmenter leur armement (classique et autre), mais pour les autres, en particulier, ceux qui hésiteraient à faire une thèse, il faut les prévenir très sérieusement du parcours du combattant qui les attend, du fait que l’institution ne les considère dans le fond que comme un vivier, une piétaille, un moyen de progresser dans les classements. Il n’y aura vraiment pas de happy end pour la plupart d’entre vous. On se rapproche ainsi de la manière de fonctionner des professions artistiques (c’est-à-dire, bientôt, « pour un gagnant, cent aigris »). Y avez-vous bien réfléchi?