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« Les cons, ça ose tout »…ou V. Poutine?

A quoi diable sert donc la science politique? C’est une question que je me pose parfois. En tout cas, pas à prévoir collectivement l’avenir, même proche, semble-t-il.

En effet, les réponses à un sondage en date des 24/27 février 2014 aux États-Unis auprès de spécialistes universitaires des relations internationales par le projet TRIP  (Teaching, Research & International Policy) de l’Université William & Mary donnent entre autres un résultat collectivement très décevant (pour la science politique) : sur les 908 répondants (sur 3000 personnes sollicitées pour le faire), à la question de savoir si les forces militaires russes allaient intervenir dans la crise ukrainienne, posée donc quelques jours avant l’intervention effective de ces dernières en Crimée, seulement 14% des répondants répondent qu’il y aura une intervention, 57% qu’il n’y en aura pas, et 29% admettent ne pas savoir à quoi s’en tenir sur ce point du questionnaire (voir la question 7). Les résultats ont été diffusés et commentés par le site Foreign Policy, qui fait remarquer l’erreur collective de perception. Par ailleurs, Erik Voeten sur le blog Monkey Cage essaye de comprendre si l’une des approches théoriques dominantes en relations internationales, l’une des spécialisations possibles, l’un des statuts, etc. mène plus qu’une autre à se tromper ou à voir juste.  Il semble que le fait d’être théoriquement un « libéral » ou un « constructiviste » (au sens des RI) ou bien d’occuper un poste dans une institution prestigieuse tend à augmenter l’erreur de perception. Cependant, pour ma part, j’aurais tendance à penser que les différences qu’il repère ne sont pas aussi surprenantes que le fait même que quelque que soit le sous-groupe qu’il constitue, l’erreur de perception reste largement majoritaire.

Pour ma part, je ne suis aucunement spécialiste de la Russie ou des relations internationales, mais je ne me sens aucunement surpris par les choix de Vladimir Poutine. Il suffisait de suivre au jour le jour l’actualité du personnage depuis 1999 pour se rendre compte à qui l’on se trouve avoir affaire.

Qui a en effet succédé à Boris Elstine à la Présidence de la Fédération de Russie dans des circonstances pour le moins troubles, dignes du meilleur scénario complotiste?

Qui a réglé le problème de la Tchétchénie de la façon que l’on sait et en annonçant d’ailleurs avec quelque vulgarité qu’il procéderait ainsi?

Qui a rétabli la « verticale du pouvoir » en Russie?

Qui  a construit une belle « démocratie Potemkine »?

Qui a réussi à contourner l’interdiction constitutionnelle de se maintenir indéfiniment au pouvoir?

Qui a convaincu la communauté sportive internationale d’organiser des Jeux olympiques d’hiver dans un lieu comme Sotchi, cher par ailleurs au camarade S.?

Qui a réprimé l’opposition russe au point de la réduire à l’impuissance?

Qui a truqué les derniers scrutins pour améliorer son score déjà confortable?

Qui a augmenté les dépenses militaires de la Fédération de Russie ces dernières années?

Qui a envahi un petit pays de l’ex-URSS qui avait eu le malheur de lui chercher (un peu) noise pour des provinces séparatistes que ce dernier cherchait à récupérer?

Et surtout, qui soutient depuis 2011 indéfectiblement de son aide militaire un dictateur moyen-oriental et ses partisans  prêts à commettre autant de crimes contre l’humanité que nécessaires pour se maintenir au pouvoir?

On pourrait multiplier les exemples.

A très court terme, l’erreur collective de perception des collègues américains me parait d’autant plus étonnante que la concomitance entre les Jeux olympiques de Sotchi et les protestations en Ukraine ne pouvait qu’être ressentie par V. Poutine comme un affront, ou, sans doute, comme un complot occidental, cela d’autant plus qu’il avait fait preuve de clémence pour les deux « Pussy Riot » libérées peu avant les Jeux et pour son ennemi oligarque, justement pour permettre qu’ils se passent au mieux. Pour qui suivait la situation, même de loin et du coin de l’œil, tout laissait donc présager une réaction  de sa part. Quant à moi, je suis presque étonné de sa retenue, et que ses troupes ne soient pas déjà dans les rues de Kiev pour rétablir la légalité soviétique  ukrainienne.

Ce qui arrive actuellement en Crimée et en Ukraine ne devrait donc une surprise pour personne. Que peut-on attendre d’autre d’un ancien du KGB, voulant rétablir la puissance de la Russie en créant une Union eurasiatique? Évidemment, la Russie a énormément à perdre à s’engager dans un conflit avec le monde occidental (et inversement), mais ce n’est pas une raison pour qu’un leader comme V. Poutine ne le fasse pas. « Les cons, ça ose tout, et c’est à cela qu’on les reconnait. » A mon avis,  il y a dans tout cela un refus de voir que l’irrationnel (pour être plus policé que dans ma citation de Michel Audiard) existe bel et bien en politique, et qu’on se retrouve mutatis mutandis en 2013 avec exactement les mêmes personnages que dans une tragédie shakespearienne ou que dans la première partie du XXème siècle.

J’ai donc peur que nous n’ayons encore rien vu. Il va falloir jouer que les dirigeants occidentaux jouent très, très, très finement s’ils veulent éviter d’avoir une guerre sur les bras.

(Bon, en même temps, une guerre longue avec la Russie permettra de résoudre les problèmes de chômage des jeunes et de sous-emploi de notre appareil productif…  et une guerre courte et joyeuse résoudra tous nos problèmes.  En espérant de tout mon cœur me tromper moi aussi.)

Obama superstar?

Vais-je moi aussi ajouter mon mot sur l' »historique » victoire de B. Obama? Je n’y résiste guère,  car l’écart entre propos journalistiques sur l’extraordinaire « effet Obama » et la réalité tel qu’on peut la percevoir avec les instruments de la science politique me semble bien grand.

Imaginons un pays dans lequel le Président sortant a engagé le pays dans une guerre sur des prémisses que  le monde entier sait désormais aussi fausses qu’elles sont possibles de l’être, où les plus grandes banques ont participé à une « cavalerie » digne de la « banqueroute de Law », où l’augmentation des écarts de revenus entre les trés riches et le reste de la population est inédite ou presque dans un pays industrialisé en l’absence de changement de régime, où certaines grandes entreprises qui avaient fait la richesse du pays sont au bord de l’abîme, où, pour le coup, « les caisses (publiques) sont (vraiment) vides »,  et si l’on suppose que les électeurs sont même minalement informés de ces faits, le candidat du parti du Président sortant devrait connaître un écroulement de son score électoral. Or, dans le cas présent, ce n’est absolument pas ce qui s’est passé : le ticket Mac Cain – Palin se fait battre raisonnablement par le ticket Obama – Biden, sur un écart de 6 points dans le vote populaire (47/53%) – qui se transforme en un écart trompeur pour la perception de la situation dans le collége électoral (qui explique largement l’emphase en cours). Bien sûr le candidat du parti républicain a perdu en pourcentage de voix par rapport aux scores des victoires républicaines précédentes, mais il ne s’écroule  aucunement. Si le jugement sur le ticket républicain ne tenait compte que des quelques éléments que je viens de rappeller, il devrait pourtant ressembler aux scores que lui ont donné les sondages faits sur cette élection dans les autres pays. La réflexion peut paraître doublement étonnante, mais d’une part je compare ici  le cas américain à celui des nouvelles démocraties de l’est de l’Europe, où bien des partis politiques sortant ont connu des écroulements électoraux (qui ont parfois amené à la disparition pure et simple du parti), et d’autre part, où les sondages faits à l’étranger rappellent que la continuité Bush- Mac Cain n’est pas passé inaperçue du grand public. Of course, ce qui explique le non écroulement du Parti républicain, parti du Président sortant le plus mauvais de toute l’histoire des Etats-Unis ou peu s’en faut à en croire Hubert Védrine, c’est le facteur « identité partisane », une valeur sûre de la science politique qui va reprendre une nouvelle jeunesse avec cette élection. Avec un quart d’électeurs américains satisfaits du Président sortant, on devrait avoir un score du parti du Président sortant proche de cela  – ce qu’on trouve dans les sondages faits à l’étranger où Mac  Cain arrive péniblement à un  tout petit score. Or le score républicain n’est pas du tout de cet ordre. Il suffit de regarder les sondages sortis des urnes ou les résultats par Etats pour confirmer cette importance de l’identité partisane : les gens s’identifiant Républicain ou dans une moindre mesure ayant voté pour G. W. Bush en 2004 ont voté massivement pour le ticket républicain, et idem en face. Parmi les 27% d’électeurs qui approuvent la manière de gouverner de Bush, 89% déclarent avoir voté  Mc Cain et 10% Obama, et parmi les 77% qui désapprouvent le « Bushisme » dans sa pratique, ils sont 67% à avoir voté Obama et quand même 31% à avoir choisi Mac Cain. Pour les identifications partisanes, 91% des électeurs interrogés se déclarant « républicain » et de race blanche ont voté le ticket républicain (90% des électeurs se déclarant « républicain » ont fait ce choix cohérent);  et de l’autre côté, c’est presque la même chose, 89% des démocrates déclarés toutes races confondues a voté le ticket démocrate, mais seulement 85% des « démocrates blancs » avec 14% qui ont voté pour le camp d’en face.

A parcourir ces données simples, on s’aperçoit aussi de l’extraordinaire ressemblance entre l’identité biographique de chaque candidat et les données sociographiques de son électorat. Obama séduit les jeunes, les minorités de toutes races, les trés pauvres (qu’il a servi comme « animateur social ») et certains trés riches, et Mac Cain exactement le contraire. On voit nettement s’opposer le bloc social Wasp (un peu vieillissant et largement « white only ») et la fameuse « Rainbow Coalition » que promettait le Pasteur Jesse Jackson dès sa tentative de témoignage de 1984 (où  même trois quart des électeurs juifs déclarés ont  désormais pris leur place!) A en conclure que « la biographie, c’est le message » – fait amplement souligné pour le vainqueur, mais qui vaut aussi pour le perdant.

On voit aussi que la perception de l’état de l’économie elle-même ne mine pas complètement ce facteur identitaire : 93% des Américains voient l’économie américaine en mauvais état, parmi ces derniers il y en a quand même 44% qui ont choisi Mac Cain; parmi les 7% qui sont plus optimistes, ils sont 72% à avoir choisi le républicain… Il l’emporte d’ailleurs largement parmi les 18% d’Américains qui ne se font pas de souci pour leurs finances personelles – eh oui, il en reste! –  avec 61% des voix.

Des analyses statistiques plus poussées permettront de distinguer l’importance des différents facteurs, mais je parierais volontiers que l’effet Obama va être difficile à distinguer du simple mouvement de l’électorat américain, sous contrainte de viscosité identitaire, due à une économie vacillante. Si on imagine une histoire alternative avec Hillary Clinton  ou n’importe qui d’autre comme candidate démocrate, il ou elle aurait donc sans doute gagné, et on serait actuellement en train de s’extasier sur cette homme ou femme extraordinaire.

En fait, ce qu’il faudrait peut-être admirer (ou regretter pour ceux qui voulaient en finir avec les Républicains), c’est, soit la capacité de Mac Cain à raviver la flamme républicaine en  l’incarnant quand tout était perdu vu les « fondamentaux » de l’économie et la « grande » popularité du sortant, soit la solidité de l’identification partisane républicaine dans un tel contexte – qui s’avère typique d’une « démocratie mature » comme les Etats-Unis et qu’il est bien difficile de construire dans les nouvelles démocraties qui sont apparues à l’est de l’Europe.

Par ailleurs, en dehors de B. Obama lui-même, une autre personne devrait être félicitée pour sa victoire, à savoir N. Sarkozy. Ce dernier ne s’est-il pas prévalu par son action résolue à la tête du Conseil européen d’avoir mis fin aux hostilités dans le conflit géorgien de cet été en s’étant précipité à Moscou et à Tiblissi pour offrir sa médiation?  Si l’on imagine, à la manière d’un spécialiste des complots qui ménent le monde depuis le chute de Babylone au moins, que ce conflit avait reçu l’aval de la Maison Blanche ou encore mieux de membres de l’entourage de Mac Cain, qu’il était destiné à se développer dans une crise internationale majeure entre la Russie et l’Occident, que cette dernière devait changer du tout au tout les préoccupations du public américain (une guerre avec la Russie plutôt qu’une crise économique) et avantager de ce fait le candidat républicain a priori plus à même d’incarner le « Commander in Chief » en temps de guerre, notre Président a donc permis l’élection de B. Obama en sauvant la paix dans le Caucase.  (Un autre ami de G. W. Bush, S. Berlusconi a revendiqué aussi le fait d’avoir arrêter les chars russes aux portes de la capitale géorgienne, mais j’y crois moins…) J’évoque cette hypothèse parce qu’elle l’a été sur le moment, ce scénario des plus hollywoodien a  en effet été évoqué publiquement sur CNN par V. Poutine lui-même dans un moment d’énervement visible. (Les autorités russes sont d’ailleurs les seules sur la planète à ne pas se féliciter franchement de la victoire de B. Obama, peut-être par lassitude de devoir jouer le rôle du « méchant » dans les superproductions américaines. )  Un de mes anciens étudiants m’a d’ailleurs fait passer un pamphlet de T. Meyssan sur N. Sarkozy  qui circule sur Internet où ce dernier est présenté comme une marionnette du « bushisme », quasiment depuis le jour de sa conception. J’ose espérer que cette prompte réaction de notre Président dans la crise géorgienne viendra démentir, s’il en est même besoin, la thèse de de l’actuel premier complotiste de France, mais aussi plus sérieusement montrera les voies contournées qu’emprunte parfois le destin d’une élection.