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Jacques Ziller, « Les nouveaux traités européens : Lisbonne et aprés ».

zillerLes ouvrages parus dans la collection Clefs de Montchrestien sont souvent hautement recommandables pour les politistes : Jacques Ziller, un juriste français longtemps enseignant à l’Institut européen de Florence, vient d’y faire paraître un détonnant ouvrage, Les nouveaux traités européens : Lisbonne et aprés (Montchrestien : Paris, 2008), aussi sérieux dans ses ambitions qu’au ton parfois clairement persifleur.

Ce juriste, qui a suivi de trés prés l’aventure constitutionnelle depuis le début du siècle, fait le bilan le plus précis possible pour un lecteur profane de ce à quoi aboutit le Traité de Lisbonne. (Une version italienne du texte entre dans plus de détails encore, Il nuovo Trattato europeo, Bologne: il Mulino, 2007). A travers une analyse comparée qu’il présente comme minitieuse du contenu comparé du Traité constitutionnel européen (TCE) et du Traité de Lisbonne, il aboutit à la conclusion, qui confirme ce qu’affirmait Valéry Giscard d’Estaing dès l’automne 2007, à savoir qu’à peu de choses prés l’ensemble du contenu du TCE se retrouve dans le Traité de Lisbonne. « Le Traité de Lisbonne est finalement parvenu à sauvegarder presque toutes les innovations acquises en 2004 » (p. 22). Simplement pour s’en rendre compte vraiment, en raisonnant article par article, phrase par phrase, mot par mot, il faut vraiment se donner quelque peine. Le Traité de Lisbonne est pour lui l’oeuvre du Sécrétariat du Conseil, qui a fait un travail (remarquable) de dissolution du TCE en un ensemble cohérent de modifications des Traités existants. L’auteur prend bien soin d’expliquer plusieurs fois, sous des angles légèrement différents, que les différences, si elles ne sont certes pas inexistantes, sont minimes, et n’indiquent dans les dispositions vues sous l’angle légal aucune tendance particulière en matière d’intégration (il y a aussi bien « Quelques  pas en arrière pour l’Union », p. 75-77, que « Quelques pas en avant pour l’Union », p. 78-81). Par exemple, il explique que la primauté du droit européen, son caractère de fait « constitutionnel », sur les droits nationaux des Etats membres, déjà acquise bien avant le TCE, subsiste entièrement dans le Traité de Lisbonne.

Les changements sont essentiellement cosmétiques : on abandonne tout le vocabulaire et le symbolisme qui rapproche l’Union européenne d’un Etat ; on réitère de trés nombreuses fois les mêmes affirmations qui séparent les compétences de l’Union et celles des Etats membres; on noie le poisson en jouant sur les références (comme avec la Charte européenne des Droits) ou sur les protocoles qui réaffirment ce qu’on ne met plus directement dans les Traités (mais cela vaut de la même façon). Bref, Jacques Ziller nous décrit un immense « jeu de bonneteau »(c’est mon terme, pas le sien) où seul un juriste (et encore…) retrouvera ses petits. Il publie d’ailleurs la traduction par ses soins de la lettre, confidentielle en principe, envoyée par la Présidence allemande du Conseil européen à ses partenaires, pour préparer les décisions de juin 2007, où il est demandé au point 7 si les gouvernements souhaitaient « utiliser une terminologie différente sans changer la substance juridique » (p. 95). Si cette lettre a bien été envoyée (ce qui avait effectivement filtré à l’époque) et si le processus s’est déroulé comme J. Ziller le prétend, on apprend incidemment que N. Sarkozy n’a fait qu’enrober de sa rhétorique un mécanisme lancé avant même son élection. Il se moque d’ailleurs carrèment des prétentions présidentielles  à avoir joué un rôle dans le processus (p. 135). Aucun terme n’est  en effet plus trompeur que celui de « mini-traité »  à suivre J. Ziller, ou alors le Traité constitutionnel était lui aussi « mini ». Notons cependant que, pour l’auteur, ce « jeu de bonneteau » n’a pas été voulu pour perdre en route les opinions publiques et réaliser les fantasmes conspirationnistes des eurosceptiques, mais qu’il résulte simplement de la dynamique de la discussion intergouvernementale, dès lors que les gouvernants de France et ceux des Pays-Bas ne voulaient plus entendre parler du TCE.

A cette tendance à conserver l’acquis de 2004, il faut toutefois ajouter, selon J. Ziller, si l’on examine non pas les modifications des Traités exclusivement, mais aussi tous les protocoles et déclarations qui les accompagnent, le monde proliférant des opt-outs et opt-ins, une méfiance montante des Etats membres envers le processus. Les complications qui s’accumulent depuis le Traité de Maastricht, souvent liées à une incapacité d’un gouvernement à affronter de front son opinion publique, et donc entièrement dues à la nécessité de surmonter les réticences de tel ou tel Etat (surtout celles des Britanniques et des Polonais en fait pour le présent Traité), s’accumulent encore avec le Traité de Lisbonne et traduisent la dissolution des ambitions européennes de certains gouvernants. « Le vrai problème est politique : les protocoles et déclarations sont devenus de plus en plus des instruments permettant d’exprimer la défiance des gouvernements à l’égard des institutions de l’Union » (p. 121). J. Ziller s’amuse (à en rire jaune) de la phase finale des négociations du Traité de Lisbonne en filant la métaphore avec les Voyages de Gulliver de J. Swift (p. 119-145), en soulignant que l’Union européenne est devenu un « Gulliver entravé ». Le Traité de Lisbonne ouvre cependant des possibilités, et il n’est pas le fin mot  ni de l’histoire institutionnelle de l’Union européenne ni de l’intégration européenne. Il ne faut pas désespérer ni le Berlaymont ni Fiesole.

L’analyse de J. Ziller s’inscrit donc dans le courant des déçus de tendance intégrationniste du Traité de Lisbonne. Il a d’ailleurs travaillé en collaboration avec Giuliano Amato à l’Institut européen de Florence, et il avait été associé à la proposition des professeurs de cet Institut d’un Traité européen simple et lisible, proposition qui a précédé le débat institutionnel.

Pour ma part, en le lisant, en tant non-juriste, je constate avec amertume que tout le processus engagé par la Déclaration de Laeken en 2001 aboutit exactement au contraire de ce qui était demandé à l’époque. On avait constaté alors que les populations européennes se sentaient étrangères au projet européen en raison de son opacité, de sa complexité, d’un sentiment croissant de « déficit démocratique », et on souhaitait doter le projet européen d’un texte clair et concis qui puisse être enseigné aux enfants des écoles, inventé par une Convention qui sortirait des impasses des CIG des années 1990. C’était l’idée du projet constitutionnel, succint à dessein , des professeurs de l’Institut européen de Florence qui était largement reprise. Toute l’inquiétude montante sur le « déficit démocratique » depuis le début des années 1990 semblait alors devoir trouver une réponse. Avec les échecs référendaires de 2005 et la reprise des mêmes élements en 2007 sous la forme du Traité de Lisbonne, on a abouti à un renforcement des tendances précédentes : des textes (constitutionnels de fait) encore plus compliqués qu’avant, fondés sur une méthode d’écriture que seuls les juristes peuvent vraiment suivre et comprendre. Je ne me rappelle plus du terme pour nommer ce genre de phénomène social, où l’on finit par faire le contraire de ce qu’on visait au départ. Hétérogénèse des fins? En tout cas, la classique phrase latine (Errare humanum est, sed perseverare diabolicum est) me paraît adaptée à la situation.

A cela s’ajoute le vote négatif des électeurs irlandais en juin 2008. Il y a comme une terrible cohérence entre l’analyse savante de J. Ziller (le proeuropéen convaincu) et le ressenti des Irlandais (un peuple peu eurosceptique en principe) qui ont déclaré aux sondeurs qu’ils ont voté non faute d’y avoir rien compris. Je suis aussi pour l’absolution du Commissaire Mac Creevy : il n’a pas lu le Traité de Lisbonne, avait-il dit, il a peut-être raison, qui peut le lire vraiment en dehors des spécialistes du domaine? (Même si la version consolidée des Traités est elle lisible.)

J. Ziller suppose que l’histoire aurait pu être autre (meilleure) si les gouvernements français et néerlandais avaient osé en 2005 affronter leurs opinions publiques respectives, et s’ils avaient obtenu des modifications à la marge du Traité constitutionnel européen pour faire ensuite revoter les Français et les Néerlandais sur le modèle des double référendum danois et irlandais. (Ou sur le modèle du double vote sur la Constitution française de 1946). En tant que politiste, je doute tout de même de cette possibilité ; l’électorat français avait tant de motifs (contradictoires) de s’en prendre aux textes européens que je vois mal quelles satisfactions on aurait pu lui donner; surtout, il aurait fallu que quelqu’un assume la défaite du « oui », à savoir Jacques Chirac, qui aurait dû démissionner et provoquer ainsi des élections présidentielles anticipées. En même temps, je suis entièrement d’accord avec l’idée qu’il faut expliquer à l’opinion publique ce qu’il en est vraiment de l’Union européenne: cette dernière a  bel et bien une « Constitution », inutile d’essayer de lui cacher plus lontemps.

L’histoire n’est de plus sans doute pas finie : selon la presse, l’Irlande s’enfonce rapidement dans la récession, la popularité du Premier ministre irlandais et de son parti s’écroule à mesure que l’économie sombre… Ce n’est donc vraiment pas le moment de reproposer un référendum sur le Traité de Lisbonne aux électeurs irlandais, même accompagné d’autant de protocoles et déclarations rassurants (en principe) pour les électeurs. Il faut attendre au moins que l’économie irlandaise commence à sortir de la récession. Ce qui nous renvoie de toute façon dans la seconde partie de 2009, voire en 2010…  Et si la récession dure plus lontemps, on finira par avoir un texte déjà dépassé quand il va entrer en vigueur.

Europe, « le débat interdit » suite?

Il y a quelques années l’économiste bien connu Jean-Paul Fitoussi faisait paraitre un ouvrage sur l’absence de débat économique en Europe. J’ai un peu l’impression que l’Europe, ou plus exactement le Traité de Lisbonne, subit le même sort, au moins dans la presse écrite et surtout audiovisuelle. Le nouveau Traité a été signé le 13 décembre comme prévu, non sans une petite incartade du Premier Ministre britannique qui semble ne pas avoir voulu être vu avec ses pairs… Depuis l’article de Valéry Giscard d’Estaing, toutes les informations à ma disposition confirment la similarité des dispositions du Traité constitutionnel défunt avec celle du Traité de Lisbonne. J’ai toutefois entendu il y a quelques jours sur France Inter Henri Guiano, conseiller spécial du Président français, ci-devant « souverainiste », dire sans rire que le « compromis de Luxembourg », qui mit fin à la « crise de la chaise vide » au milieu des années 1960, est, dans la nouvelle situation légale ainsi créée, sauvé des eaux. Argument amusant pour un traité qui étend les domaines soumis à la majorité qualifiée (certes avec des délais rallongés). Il se retranche surtout derrière l’annonce présidentielle d’un « mini-traité » pendant la campagne présidentielle pour refuser tout débat ultérieur.

Certes les Français ont été prévenus, mais jusqu’à ce jour le terme de « mini » désigne quelque chose de nettement plus petit qu’une version normale. Or comme toutes les dispositions (à 99% ou à 90% selon les appréciations) du Traité constitutionnel sont reprises dans la nouvelle version dite « Traité de Lisbonne », cela tient pour le moins difficilement la route comme argument. La promesse de N. Sarkozy prenait sur le moment un sens nettement différent, à savoir : quelques ajustements à la marge des Traités existants. Il me semble qu’on se trouve largement au delà, mais, comme l’a dit Henri Guiano, c’est le résultat d’une négociation où nous ne pouvions décider seul du compromis final atteint. Bref, N. Sarkozy proposa un « mini-traité », il dut transiger sur un « maxi-traité » légèrement minimisé. C’est le compromis européen classique en somme.

Le résultat vu de France est tout de même un vague sentiment de tromperie sur la marchandise, et d’irrespect du résultat référendaire de mai 2005. Je n’ai pas pu creuser le point, mais j’ai bien l’impression que ce sont en fait nos collègues juristes qui se montrent les plus en colère. Henri Guaino a eu raison de souligner qu’il fallait faire une lecture politique du texte, car une lecture juridique permet seulement de voir l’embrouille.

Du point de vue politique, c’est en effet autre chose : les interprétations possibles de ce « coup de Jarnac » souscrit à 27 pays sont très différenciées, s’agit-il d’un coup d’arrêt souverainiste (ce que voulait laisser croire le dit Guiano) ou d’un en-avant fédéraliste (voir la publicité du groupe des Verts au Parlement européen dans le Monde rendant compte de la signature à Lisbonne)? L’avenir le dira : les deux interprétations restent crédibles, tout comme elles l’étaient à propos de la Constitution européenne.

En revanche, il me parait certain que cette manière de faire les institutions européennes peut représenter une catastrophe pour le crédit moral des élites politiques européennes et de l’Europe par contre-coup. S’il n’y a pas de référendum, en France tout particulièrement, mais aussi aux Pays-Bas, en Pologne, au Danemark, en Suède, en République tchèque, et bien sûr au Royaume-Uni, autant de pays sensibles, cela condamne pour longtemps l’Union européenne à pouvoir être qualifiée d’illégitime par ses opposants. Cela ne changera certes pas grand chose aux affaires courantes de l’Union, mais un soupçon d’usurpation restera.

Enfin, grâce à cet épisode, tous les citoyens un peu attentifs sont prévenus : les affaires européennes sont trop sérieuses pour leur être laissées en pâture! Et, plus généralement, ils savent désormais que nos démocraties sont de belles façades qui se lézardent.

Comme je l’explique à mes étudiants, le vrai scandale pour toute élite, c’est que la masse ait quelque chose à penser sur, à dire à propos de, à contredire dans, les visées des élites. La démocratie a été pendant la majeure partie de l’histoire occidentale un impensable, un scandale, assimilable à la limite au règne aussi temporaire que monstrueux d’animaux inférieurs. Aujourd’hui, les élites encensent la démocratie et veulent même pour certaines l’approfondir (« démocratie participative »), mais pour la plus grande partie d’entre elles, elles gardent quelque chose de cet état d’esprit. Jadis on faisait appel aux supériorités naturelles de l’aristocratie, aujourd’hui, on se contente de renvoyer aux acquis de la science lugubre, l’économie politique libérale. Un économiste a récemment dévoilé cet impensé, en montrant systématiquement que les électeurs ne sont pas rationnels au sens où ils privilégient toujours par leur vote des acteurs politiques leur offrant des choix irrationnels du point de vue de l’économiste libéral… La conclusion en est facilement tirée : soit les électeurs deviennent « rationnels » en devenant économistes eux aussi (par une « pédagogie » adéquate), soit il faut en finir avec les choix démocratiques et leurs conséquences néfastes sur le bonheur public … Je ne crois pas en effet que le dit économiste propose de dépasser la démocratie comme régime, mais que serait une démocratie sans choix démocratiques possibles sur tout ce qui est d’importance pour le bonheur public?

L’épisode du Traité de Lisbonne me parait donc s’inscrire dans cette tendance plus générale à un retour des élites qui savent de toute façon ce qui est bon pour la masse… Le politiste belge Paul Magnette a parlé un jour de « régime orléaniste » à propos de l’Union européenne, j’ai bien peur qu’on doive bientôt parler de « despotisme éclairé ».

A noter enfin. Nicolas Sarkozy a obtenu la création d’un groupe de réflexion sur l’avenir de l’Union européenne, qui, cependant, ne doit discuter ni de frontières ultimes ni d’institutions. C’est donc officialiser comme pour les Traités précédents un inachèvement… et surtout laisser entrevoir un espace de débat.

Quand les Sénateurs écrivent ce qu’il faut penser du Traité de Lisbonne

Le sénateur Haenel de la Délégation pour les Affaires européennes du Sénat français vient de publier le 8 novembre son analyse du Traité de Lisbonne sous la forme d’un rapport parlementaire. On le trouvera sur le site du Sénat français en pdf en télécharement libre (www.senat.fr) .

De ce texte, il résulte que :

a) les différences de détail avec le Traité constitutionnel sont nombreuses et parfois très subtiles à comprendre;

b) celles-ci ne vont pas toutes dans le sens « fédéraliste » ou dans le sens « souverainiste » , même si cette dernière approche pourrait se trouver gagnante au total, mais de peu au total;

c) le contenu institutionnel majeur de la Constitution est conservé comme l’a dit plus succinctement Valéry Giscard d’Estaing.

Bref, ce document du Sénat confirme que le Traité constitutionnel et le Traité de Lisbonne sont grosso modo la même chose sous une enveloppe juridique différente. Dans le débat entre sénateurs annexé au rapport proprement dit, certaines interventions ne sont pas loin de reconnaitre l’escamotage opéré et la nécessité politique de ce dernier pour sortir de l’impasse créé par les votes français et néerlandais entre partenaires européens.

Fort bien. Mais ce qui ne laisse pas de m’impressionner, c’est que par la vertu d’internet une telle analyse qu’on pourrait qualifier de cynique ou de « despotisme éclairé » assumé est disponible pour tous ceux … qui veulent se donner la peine de la rechercher. Un peu comme le disent les spécialistes des services secrets, 99% de l’information pertinente est en réalité ouverte, seuls les 1% restants sont couverts par un vrai secret. Ici nous avons donc le « secret de Polichinelle » de l’année : les électeurs français par la grâce de leurs élus seront soumis à des règles institutionnelles qu’ils ont refusé majoritairement en 2005 – ce qui rompt singulièrement la boucle habituelle de la légitimité démocratique du droit.

Cela vaut peut-être mieux ainsi, si l’on veut la continuation de la construction européenne, ou tout au moins ne pas se fâcher officiellement avec nos principaux partenaires. Mais cela veut dire que, presque officiellement, « le peuple n’est plus souverain ». Le Sénat dixit. Cela me frappe, car cela rejoint l’analyse d’un Guy Hermet dans L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime (Paris, Armand Colin, 2007) qui prétend que nous serions en train de sortir de la démocratie représentative libérale pour aller vers un nouveau régime sans autre nom pour l’instant que la « gouvernance ».

Un article de Schneidermann dans Libération remarquait récemment que les médias avaient totalement occulté les enjeux du Traité de Lisbonne. Il a raison, mais ces enjeux sont disponibles publiquement pour les happy few.

VGE attacking London, mayday, mayday! ou les suites des vengeances de l’ex?

Suite des aventures de VGE : non content de publier en français dans le Monde du 27 octobre 2007 un article sur le futur Traité de Lisbonne qui en fait la référence des opposants à ce texte, notre ex-président (de beaucoup de choses… la France, l’Auvergne, et la Convention pour l’Avenir de l’Europe) a décidé de vulgariser ses idées en anglais. Il a publié une version de son texte dans la presse britannique, dans The Independent, du 30 octobre 2007, sous le titre : The EU Treaty is the same as the Constitution. Lift the lid and look in the toolbox, and all the same innovative tools are there),

http://comment.independent.co.uk/commentators/article3109902.ece

et, pour assaisonner le tout, il s’est laissé interviewer par les médias britanniques. Mais quelle mouche le pique? Ce n’est un secret pour personne que l’opinion publique britannique, telle qu’elle est mesurée par les sondages, est foncièrement hostile à tout abandon de la souveraineté britannique, le gouvernement « New Labour » de Gordon Brown a négocié les 18/19 octobre lors du sommet européen une série de dispositions nouvelles dans le but justement de ne pas avoir à faire du tout de référendum au Royaume-Uni. Tout doit y passer par la voie parlementaire, et voilà que VGE agite le chiffon « bleu étoilé » devant ces mêmes britanniques consistant à dire en anglais, par écrit et par oral, que ce texte est à quelques détails prés la même chose que la dite Constitution. Ce texte a d’ailleurs fait plaisir aux eurosceptiques britanniques, qui le relaient dans leur appel à signer une pétition pour un référendum.

Face à cet acte illogique pour un partisan de l’intégration européenne, on peut supposer d’abord que VGE a voulu simplement faire parler de lui (ce qui est possible vu ses antécédents), ou alors rechercher une logique stratégique. Rendre l’approbation de ce traité de Lisbonne plus difficile encore au Royaume-Uni qu’elle ne l’est déjà correspond tout à fait à une visée « fédéraliste » à la française. En effet, l’Europe-marché est considérée par cette dernière comme ayant son bastion idéologique et politique outre-Manche. Imaginons en effet que les Britanniques soient incapables de ratifier le texte (soit à cause d’une révolte des backbenchers du New Labour, soit à cause d’un référendum) et que tous les autres pays ratifient. Dans ce cas, les Britanniques n’ont plus qu’une solution : sortir de l’Union. Certains commentateurs du centre-droit français (Jean-Louis Bourlanges de la même origine politique que VGE) avaient déjà remarqué dans l’Expansion que ce nouveau Traité donnait des droits aux Britanniques sur la gouvernance de l’Union tout en les soustrayant largement à la loi commune. Si les Britanniques sortent, ou se situent dans un statut ad hoc (comme les Norvégiens ou les Suisses), l’Union européenne est de nouveau dominée par des grands pays fédéralistes : France, Allemagne, Italie et Espagne. On peut passer à une phase ultérieure : tout le monde est dans l’Euro, dans Schengen, dans une perspective de défense européenne autonome, etc. En somme, le rêve d’une Europe fédérale est sauvé. Ajoutons que le nouveau Traité prévoit le droit de se retirer de l’Union : quelques Etats probritanniques peuvent sortir par la même occasion (les Danois par exemple) s’ils étaient effrayés de se retrouver dans une Union sans la garantie britannique du maintien des souveraineté nationales.

J’ai évoqué cette hypothèse hier devant mes étudiants, ils ont été peu convaincus, car, évidemment, une telle sortie des Britanniques changerait totalement la donne en Europe, mais je pense qu’il s’agit moins d’une menace, que d’un scénario qui doit s’imposer dans les têtes des dirigeants britanniques pour rééquilibrer la donne en faveur des fédéralistes français. En gros, si les Britanniques continuent d’abuser de notre patience, nous les forcerons à sortir ou à rester dans des conditions humiliantes.

Si tel était le but de VGE, je trouve le coup bien joué.

Ps. Dans le cas français, l’article de VGE n’a pas échappé non plus au Parti des travailleurs : dans un tract distribué à Grenoble sur le campus, intitulé « Peut-on nier que tout vient de l’Union européenne? », un passage du texte est cité.

Ps. Information étonnante glanée dans la presse : les Britanniques auraient l’intention de revenir sur la libre circulation entre les deux parties de l’Irlande au nom de la lutte contre le terrorisme international. Idée pour le moins étrange qui ne va pas dans le sens d’une intégration accrue de l’Union européenne.

Ou VGE parle d’or.

Valéry Giscard d’Estaing a fait paraître une tribune dans le Monde daté du samedi 27 octobre 2007, sous le titre « La boîte à outils du traité de Lisbonne. Les innovations permettant d’améliorer le fonctionnement de l’Europe sont conservées. Dommage que l’on ait gommé la lisibilité ». Le constat de l’ancien président de la Convention européenne est clair : « (…) les propositions institutionnelles du traité constitutionnel – les seules qui comptaient pour les conventionnels – se retrouvent intégralement dans le traité de Lisbonne, mais dans un ordre différent, et insérés dans les traités antérieurs. » Les modifications de fond sont limitées de facto, à l’accentuation du statut exceptionnel du Royaume-Uni (non-applicabilité de la Charte européenne des droits fondamentaux, et préservation de l’indépendance judiciaire). Cette analyse est exacte, et reprend la thématique de VGE lui-même pendant la campagne référendaire de 2005 : seul est susceptible d’une opinion du peuple ce qui est nouveau dans le Traité, le reste (l’acquis communautaire et celui des Traités antérieurs) ne peut pas être soumis au vote puisqu’il est le droit commun de nos sociétés (et on ne vote jamais pour abolir tout le droit d’un coup). Il regrette cependant que cela ne rend guère lisible le texte pour les citoyens, et que cela pourrait bien être le but de la manoeuvre. Il se félicite toutefois de la porte laissée ainsi ouverte au « rêve ardent d’une Europe unie ».De ce dernier point, il est permis de douter : le Traité de Lisbonne est fait, comme il l’a compris et comme le dit toute la presse, pour ne pas être l’objet d’une discussion publique, pour ne pas être soumis à référendum. A ce stade, il ne devrait l’être (si tout va bien) que dans la seule Irlande, où la Constitution oblige le gouvernement à un tel acte (risqué vu le précédent du Traité de Nice rejeté par les Irlandais – par distraction a-t-on dit). La volonté directe des électeurs ne doit pas être consultée sur ce Traité, et d’éminents journalistes (Jean Quatremer de Libération par exemple) ont bien expliqué la manoeuvre, et les conséquences que cela a pu avoir dans les négociations du texte.

A ce point, le politiste peut être fasciné par deux points :

– d’une part, le « mini-traité » est en fait un « générique » presque parfait de la Constitution, tout commentateur le reconnaît, seuls les pouvoirs politiques en place dans les 27 pays de l’Union vont le nier. Que va-t-il alors se passer? Une manipulation qui ne repose que sur un nominalisme et quelques modifications à la marge peut-elle fonctionner? Normalement, cela devrait être le cas si l’on suppose les populations inattentives aux évolutions institutionnelles, surtout en absence d’un référendum. Cependant, mes étudiants qui ont voté « non » en 2005 ou même ceux qui ont voté « oui » trouvent cela un peu fort de café, et ont du mal à accepter ce genre de cynisme des gouvernants (l’objectif est peut-être louable mais…). Même si le Traité de Lisbonne finit par être adopté par 26 ratifications parlementaires (au mieux) et une ratification référendaire, cette ambiguïté laissera des traces dans la conscience politique de certains jeunes. L’Europe se déligitime ainsi.
Plus philosophiquement, l’idée d’une Europe fondé sur un « patriotisme constitutionnel » telle que la rêvait J. Habermas va mourir à Lisbonne le 13 décembre 2007, au profit d’une Europe de l’existant (amélioré) ayant des ressortissants et non des citoyens. En somme, cet épisode auquel personne n’aurait pensé au soir du 29 mai 2005 est un bon symptôme d’une montée en puissance d’élites qui savent imposer aux citoyens leur volonté partagée. Un peu comme l’abolition de la peine de mort, l’Europe renouvelée par le Traité de Lisbonne finira par être appréciée du vulgaire.

– d’autre part, l’adoption de ce Traité représente une pierre tombale sur le « fédéralisme » sous sa forme classique qui serait l’avenir à terme de l’Union européenne. VGE pense que la porte reste ouverte à une « Europe unie ». J’en doute fort. L’architecture institutionnelle pour le moins compliquée à laquelle aboutit le nouveau Traité et l’absence de toute volonté de dépasser le cadre national comme « brique » de l’ensemble me ferait plutôt parier sur une continuation des tendances en cours : l’Europe des égoïsmes nationaux, des « justes retours », des espaces publics et médiatiques confinés dans des frontières linguistiques nationales, va persister. Les symboles européens ne sont certes pas interdits, mais ils perdent un peu de leur aura, ils deviennent un accessoire dont on peut se passer. Loin de permettre la « naissance d’un peuple européen » comme le souhaitait une collégue, ce Traité va consacrer peut-être pour longtemps la situation actuelle d’un ensemble institutionnel ressenti comme lointain par les citoyens. Les « fédéralistes » n’osent pas à ma connaissance dénoncer ce texte, en pariant sur la durée, mais à ce compte-là l’attente risque d’être longue. A moins d’un choc, économique, social, écologique, monétaire, qui ne permette plus d’admettre cettte Union asymétrique.

"Traité modificatif", "minitraité", "traité réformateur"

Vendredi dernier, le Conseil européen a adopté un projet de traité européen qui devrait être signé le 13 décembre 2007 à Lisbonne. Ce traité n’a pas encore de nom bien défini : il s’agit évidemment du « mini-traité » promis par Nicolas Sarkozy pendant la campagne électorale qui l’a amené à la Présidence de la République. Le nom officiel semble être à ce jour « traité modificatif » selon le site officiel en français du Conseil européen. On utilise aussi le terme de « traité réformateur » qui correspond au « Reform Treaty » utilisé en anglais.

Cette indétermination sémantique ne doit pas cependant cacher que ce traité de Lisbonne reprend l’intégralité du « Traité établissant une Constitution pour l’Europe ». Je viens de lire sous la plume de Pierre Moscovici et Bernard Poignant, responsables socialistes bien connus, que je cite : « Ce traité, en effet, exclut ce qui avait provoqué en 2005 le « non » proeuropéen de gauche – il ne comprend pas de troisième partie » (cf. « Oui, malgré tout au mini traité européen », Le Monde, date du Mercredi 24 octobre 2007, p. 25)
Cette affirmation est fausse : comme son nom de traité modificatif l’indique, le nouveau traité modifie les traités actuellement en vigueur, à savoir le Traité de l’Union européenne (TUE) et le Traité instituant la Communauté européenne (TCE). Il ne peut bien sûr être question de supprimer d’un trait de plume tout ce qui est contenu dans les traités précédents en matière de politiques publiques européennes -dont on peut sans doute constater le léger biais libéral. Toute la définition, issue du Traité de Rome, de l’Europe comme « marché commun », reste entièrement d’actualité. Idem pour le Système européen des Banques centrales et la Banque centrale européenne qui gèrent l’Euro, issu du Traité de Maastricht. Idem pour le Pacte de stabilité et de croissance, issu des négociations du Traité d’Amsterdam. Les auteurs ajoutent qu' »un protocole sur les services publics permettant de créer une base juridique pour une directive cadre en la matière » est ajouté au traité à venir. Certes. Mais il n’empêche que tout le reste, qu’avaient tant critiqué les « nonistes de gauche » reste solidement en place. Si tel n’était pas le cas, l’Europe serait en révolution, autant écrire qu’aux Etats-Unis tous les amendements à la Constitution viennent d’être rayés d’un trait de plume par la plus récente modification constitutionnelle.

Une telle erreur est affligeante venant de la part de gens qui sont censés être spécialistes. La volonté de tromper l’opinion éclairée est patente : effectivement, un lecteur du traité et des protocoles adjoints qui seront signés le 13 décembre 2007 ne trouvera pas les passages qui l’avaient tant exaspéré dans le « Traité établissant une Constitution », mais tout simplement parce qu’ils demeurent en l’état. Peut-être peut-on sauver l’affirmation de nos deux auteurs en leur prêtant une intention exclusivement politique : le fait de ne pas être dans le nouveau traité est une forme de dégradation morale pour ces passages qui définissent tout ce qui se fait en Europe en terme de politiques publiques. Oui, da, comme on dit chez Molière, sauf que s’agissant d’un texte juridique seul le traité consolidé qui résultera des traités antérieurs modifiés par le traité à venir comptera. En somme, comme pour une réforme constitutionnelle dans un Etat, ce n’est pas parce qu’on modifie certains articles que tous les autres non modifiés deviennent caducs.
Enfin, le protocole sur les services publics n’est rien sans une majorité qualifiée des Etats et une majorité des parlementaires pour enfanter une « directive cadre », or, sans trahir ici un secret de la plus haute importance, cette majorité n’existe pas, ou du moins pas au sens où pourrait la comprendre des lecteurs inattentifs de l’article. Au Parlement européen, le Parti socialiste européen est bien loin de pouvoir décider seul d’un telle question, il lui faut des appuis au centre et à droite. José Emanuel Barroso n’est pas pour rien Président de la Commission investi par le Parlement en 2004. Et l’appel à un aprés-2009 qui serait favorable à de telles thèses suppose que le PSE fasse un « saut qualitatif » dans ses résultats électoraux des plus improbables.

En fait, nos deux auteurs choisissent consciemment l’intérêt de leur parti contre la vérité des textes et des rapports de force dans l’Union. On les comprend : rien ne serait plus nuisible à un Parti socialiste français affaibli qu’un débat approfondi sur l’Union européenne, qui de toute façon le couperait du reste du Parti socialiste européen. Argument fort juste cité dans le texte (« ne pas se mettre en marge, une fois de plus, du Parti socialiste européen »). A ce stade, le débat est trop coûteux, et les partis sociaux-démocrates et socialistes n’ont pas de stratégie de rechange que l’objectif d’une « Europe comme lieu d’une nouvelle régulation économique et sociale ».