A (democratic) crisis? What (democratic) crisis?

La situation actuelle de la France m’évoque le couverture d’un vieil album du groupe Supertramp, paru en 1975, qui avait ce titre « Crisis? What crisis?’, où l’on voyait un personnage prenant le soleil sur un transat devant un paysage de cheminées fumantes.

Nous en sommes à peu près là. Macron et ses partisans nient farouchement qu’il y ait une crise démocratique en France. Leur aveuglement proclamé fait lui-même partie de la crise démocratique.

Qu’est-ce qu’on peut entendre par ‘crise démocratique’? Le point essentiel est la rupture entre l’opinion majoritaire de la population et les gouvernants de l’heure. Ces derniers ont en effet tout fait en poussant leur réforme des retraites pour ne pas écouter la volonté majoritaire de la population.

Ils ont en effet totalement négligé les sondages d’opinion. Ces derniers indiquent pourtant avec une constance remarquable qu’une nette majorité des actifs actuels ne veulent pas du tout de la réforme des retraites proposée. On n’a pas noté assez à mon sens la nouveauté que cette indifférence aux sondages constitue. En effet, depuis qu’ils ont été inventés, à la fin des années 1930, les sondages d’opinion étaient justement utilisés par les exécutifs pour mesurer la concordance entre leurs décisions et les aspirations populaires. La montée en puissance des sondages a correspondu d’ailleurs largement à un affaiblissement du lien entre le pouvoir et la population, via des partis d’intégration sociale ou via des organisations de la société civile (syndicats, religions, associations, etc.) L’argument sort parfois que les gouvernants doivent pouvoir décider contre l’opinion publique telle qu’objectivée par les sondages, et l’on cite souvent l’exemple de l’abolition de la peine de mort lors du premier mandat de François Mitterrand. Cet argument m’a toujours paru un peu spécieux, dans la mesure où une telle décision correspondait à un mouvement large d’opinion préalable. Il restait certes minoritaire en 1981, mais il était largement porté par une partie au moins du monde politique et associatif. Je n’ai pas l’impression d’avoir observé dans la population française dans les années 2020 un vaste mouvement de promotion de l’augmentation de l’âge de la retraite, bien au contraire. Cette demande est restée au mieux limité à un cercle restreint d’économistes et de politiciens, et si elle a trouvé un écho dans la population générale, c’est surtout parmi les personnes déjà retraitées, inquiètes d’assurer le versement régulier de leur propre retraite quitte à en priver les suivants.

Emmanuel Macron affirme, niant ces sondages, que les électeurs ont de fait validé la réforme des retraites en le mettant en tête au premier tour et en l’élisant au second. En réalité, tout au moins pour les électeurs du second tour, bien des gens se sont résignés à voter pour lui en dépit même de cette réforme. C’était là une bonne raison de ne pas voter pour lui. On peut tourner et retourner les données dans tous les sens, on arrivera jamais à une autre conclusion : Emmanuel Macron a été réélu en 2022 parce qu’il affrontait Marine Le Pen au second tour.

On pourra toujours dire que les sondages mesurent en réalité une demande de faible consistance et que, dès le départ, ils indiquent que les Français étaient résignés à cette réforme de plus. C’est de fait le rôle des manifestations et des grèves de montrer la profondeur du mécontentement. L’intersyndicale a parfaitement réussi cette démonstration depuis le 31 janvier, sans provoquer en plus jusqu’ici un choc en retour dans l’opinion publique lié aux désagréments impliqués par les grèves. Tous les spécialistes du monde du travail (sociologues, économistes, politistes, etc.) ont eu aussi l’occasion d’expliquer enfin dans les grands médias ce qui n’allait pas dans ce dernier et ce qui motivait au fond le refus d’un allongement de la durée de la vie active. Le pire est que le gouvernement lui-même a fini par se rendre à ces constats-là en promettant ensuite une loi sur le travail, censée répondre à ces failles béantes.

De manière nouvelle par rapport aux réformes précédentes sur le même sujet, les gouvernants se sont en plus fait prendre les mains dans le pot de confiture en train de mentir effrontément sur une prétendue ‘pension minimale à 1200 euros’. Cette promesse présente dans les tracts d’Emmanuel Macron pour sa réélection (en fait ‘à 1100 euros’ et 65 ans d’âge de départ dans les tracts) avait visiblement été inscrite sans réfléchir aux conséquences financières de cette dernière ainsi formulée, prêtant à confusion, d’où ensuite un rétropédalage tout en technique dans la réforme elle-même, qui a fini par être bien repéré par tous ceux qui ont pu étudier le sujet en détail. Le sort des femmes et des trimestres pour maternité s’est avéré aussi pour le moins critiquable. La suppression de certains régimes spéciaux et pas d’autres reste inexpliquée. Rarement, une réforme aura donc été aussi mal défendue du point de vue de l’argumentaire.

Ensuite, au lieu de saisir au bond tous les moyens de tenir compte de cette opposition des premiers concernés (qui représentent tout de même ceux qui font que tout fonctionne au jour le jour) en abandonnant en douceur cette réforme, et d’acter le caractère pour le moins foireux de leur propre argumentation, les gouvernants de l’heure ont décidé d’user de tous les moyens institutionnels pour aller jusqu’au bout. L’usage du 49.3 est bien sûr constitutionnel, mais il constitue un dévoiement de l’esprit premier de la Constitution de 1958. Cette dernière supposait certes que le pouvoir exécutif devrait pouvoir s’imposer à l’avenir contre des parlementaires incapables de dégager l’intérêt général, mais aussi que ce pouvoir exécutif était ainsi en accord avec la volonté populaire majoritaire. C’est ce qu’on peut appeler l’esprit plébiscitaire de la Cinquième République. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avec Emmanuel Macron on se trouve à mille lieux de cet esprit. Comme son électorat fidèle ne constitue qu’une part très minoritaire de la population, et comme les organisations partisanes qui le soutiennent (Renaissance, Horizons, Agir, Modem), sont loin d’être des mouvements de masse et correspondent plus en réalité à des syndicats d’élus locaux (et encore… cela n’est pas si vrai pour Renaissance), il y a là une dérive complète du modèle initial. D’un point de vue comparatif, en Europe, il y a d’autres dirigeants ou partis qui se trouvent dans une situation proche : le PiS en Pologne, Erdogan et l’AKP en Turquie, R. Sunak et les Conservateurs britanniques, Orban et le Fidesz en Hongrie. Or, en fait, ces dirigeants ou partis, qui gouvernent d’une main de fer leur pays grâce à leur nette majorité parlementaire (acquise souvent grâce à un scrutin majoritaire), disposent en réalité d’une base sociale et partisane bien plus large, bien plus solide, que la « macronie ». Ils disposent même parfois d’alliés partisans eux-mêmes bien implantés (comme l’extrême-droite turque pour Erdogan). A l’inverse, difficile d’oublier que la « macronie » est totalement incapable d’organiser la moindre manifestation de masse dans l’espace public pour acclamer le cher leader. La « macronie » n’existe donc que par les postes électifs qu’elle occupe et par son poids dans les médias et sur les réseaux sociaux. C’est peut-être la chienlit, mais où sont donc les manifestants « ‘marcheurs » qui envahissent les Champs-Élysées pour demander en hurlant « Macron, Macron, Macron! » qu’on y mette fin?

Pour ne rien arranger, les gouvernants de l’heure s’appuient massivement sur l’intervention policière pour étouffer les protestations. Avec tout ce que cela comporte de dérives, pour rester poli, et surtout de dépendance du pouvoir en place à l’égard des forces de l’ordre. J’ai pu parler dans un post d’il y a quelques années de « prétorianisation du régime ». Cela se confirme une nouvelle fois. Le Ministre de l’Intérieur est vraiment aux petits soins pour les forces de l’ordre et leurs syndicats, et, comme par une heureuse harmonie préétablie entre eux et lui, il tient exactement le discours martial que la plupart des policiers et gendarmes ont envie d’entendre sur les Droits de l’Homme et autres fadaises.

A cette situation intérieure, déjà peu brillante, s’ajoute, tel un feu d’artifice, la récente visite d’Emmanuel Macron en Chine populaire. Le moins l’on puisse dire, c’est que, visiblement, notre Président n’a aucune appétence pour la promotion de la démocratie ou des Droits de l’Homme. Il a adopté une vision purement business des relations avec la Chine populaire. Cette dernière, par la voie de ses représentants officiels, se félicite hautement de cette attitude. C’est sans doute en plein accord avec la vision de notre propre « classe affaires » que Macron a agi ainsi, mais c’est pour le moins irresponsable vis-à-vis du sort de la démocratie taïwanaise, et des démocraties en général. Comment ne pas voir que la Chine populaire de Xi Jinping est redevenue un régime totalitaire? Il n’y a absolument rien à en attendre.

Bref, il y a en France une vraie crise démocratique. Elle a des causes lointaines (l’hyperprésidentialisme, la décentralisation ratée, l’affaiblissement des grands partis de gouvernement, la mauvaise insertion de la France dans la division internationale du travail, l’incapacité à bien gérer la relation à l’ensemble européen, etc). Elle a une cause immédiate : un Président qui se croit démocrate, à l’écoute, bienveillant, etc. mais qui ne l’est aucunement au fond. C’est un cas de figure, si j’ose dire, non prévu par les constituants de 1958 et encore moins par le Général de Gaulle en 1962 quand il impose l’élection au suffrage universel, un Président régulièrement élu certes, mais qui est incapable de se sentir lié, voire même intéressé, par l’opinion majoritaire du peuple français.

Comment peut-on en sortir? Difficilement.

Une dissolution de l’Assemblée nationale laminerait sans doute la macronie. Ses survivants pourraient cependant encore faire alliance avec les LR pour former au moins une majorité relative. Il faudrait toutefois que Macron accepte d’avoir un Premier Ministre ayant un poids politique indépendant de lui et de se mettre en quelque sorte en retrait de la gestion quotidienne du pays.

S’il change de Premier Ministre sans dissoudre l’Assemblée nationale, sauf à prendre un autre ectoplasme façon Castex ou Borne, ce dernier, s’il dispose d’un peu d’autorité politique préalable, risque rapidement d’être plus apprécié que lui. Pas très difficile à ce stade.

Dans les deux cas, nous entrerions donc dans une situation inédite : un Président de la République déconsidéré qui aura encore des années à faire avant de céder la place et qui est absolument incapable de changer.

Par ailleurs, dans les conditions actuelles, la très improbable démission d’Emmanuel Macron amènerait presque à coup sûr Marine Le Pen à l’Élysée. Il vaut mieux ne pas tester la validité de cette prédiction de ma part.

Quoi qu’il en soit, pour la suite de son mandat, que la réforme des retraites soit validée ou non par le Conseil constitutionnel, et elle le sera sans doute, Emmanuel Macron n’arrivera pas à rétablir le lien avec une majorité de Français. Trop d’hypocrisie tue l’hypocrisie. Nous allons donc continuer à nous trainer dans cette crise démocratique, bien réelle n’en déplaise à la « macronie ». Elle était pourtant si prévisible. Qui aurait pu prévoir qu’en élisant en 2017 un jeune énarque et banquier, jamais élu par quelque électeur ordinaire que ce soit, ayant poussé son mentor sous le bus pour prendre sa place, on en arrive là? A un Président de la République n’écoutant que lui-même dont on se demande chaque jour avec angoisse quelle offense à l’esprit démocratique de ce pays il va encore commettre, et le tout au nom de la République bien sûr.

Sale époque. Et, en plus, il n’y a même plus la musique de Supertramp pour la faire passer.

M. Dejean. Science Po, l’école de la domination.

Lu par un enseignant d’un institut d’études politiques de province (Grenoble) comme je le suis depuis la fin de l’autre siècle (1999), le titre choisi par Mathieu Dejean pour son ouvrage, paru à La fabrique éditions ce printemps 2023, – Sciences Po, l’école de la domination – est un peu rude. De fait, j’ai failli ne pas le lire, je sais pourtant pour avoir été interviewé par l’auteur qu’il s’agit d’un journaliste de grande qualité, passé en son temps par mon institut, et j’aurais sans doute eu bien tort. Le livre vaut le détour.

En effet, au delà du titre pour tout dire un peu racoleur, ce journaliste, actuellement à Mediapart, après avoir été aux Inrockuptibles, propose un point de vue panoramique sur l’histoire et l’actualité de Science Po Paris. Reprenant la littérature savante et profane qui existe à son sujet, il montre que cette institution, fondée au lendemain de la défaite de la France dans la Guerre de 1870 et aussi au lendemain de la Commune, a réussi à se tailler la place du lion dans la formation des hautes élites administratives et politiques de la France à travers les différents régimes qui se sont succédé depuis lors (chapitre I, La restauration de la classe dirigeante, chapitre II, Sciences Po et l’État : les grands arrangements, chapitre III, La vraie fausse nationalisation).

Pour qui connait déjà l’histoire de cette institution, il n’y a cependant guère là de scoop à découvrir. Que Sciences Po ait été, si j’ose dire, de tout temps, le lieu de l’éducation d’une partie des élites, administratives, économiques ou politiques, issues de la grande, moyenne et petite bourgeoisie, ne fait guère de doute. Que Mai 1968 et ses suites n’aient guère mouillé les plumes chatoyantes du canard n’est pas un secret non plus (chapitre IV, Le Mai 68 de Sciences Po). Que le dernier directeur important en date, Richard Descoings, ait opéré au début des années 2000 une magnifique opération de communication autour de l’ouverture sociale pour justifier l’explosion à venir des coûts d’inscription, préalables à une américanisation de l’institution (y compris celle des rémunérations du petit cénacle de ses hauts cadres dirigeants) et cela afin d’avoir les moyens de changer radicalement de dimension en quelques années sans trop (ab)user de moyens publics, n’est pas non plus un scoop pour qui a suivi, de loin certes, cette opération (chapitre V, La recherche d’une nouvelle dimension) .

Par contre, au terme de ce parcours convenu, M. Dejean nous livre (chap. VI La sécession des élites) une analyse en forme d’avertissement… pour la gauche. En effet, il semble bien craindre que la gauche contemporaine subisse le même affadissement via la présence en son sein des élites éduquées à Science Po Paris , et aussi la même coupure avec les milieux populaires, que celle qu’a connu le gauche dans les années 1980-1990. Il rappelle ainsi qu’en 1988, François Mitterrand fait un score « albanais » parmi les étudiants du Science Po d’alors. Pour avoir été moi-même à l’époque dans une autre école prestigieuse du Quartier Latin, je peux témoigner que M. Dejean a entièrement raison : la gauche raisonnable, proche du PS, est alors très dominante dans les esprits de ces élites, plus ou moins bien nées. A l’époque, j’avais constaté à quel point le PS était constitué de plusieurs écuries, « rocardiens », « fabusiens », etc. de gouvernants qui venaient recruter les plus arrivistes d’entre nous – de fait, souvent ceux scolairement les moins doués. Cela n’était pas difficile à comprendre. Science Po était aussi clairement le lieu où il fallait passer pour arriver dans un cabinet ministériel. Il est effectivement évident que la partie la plus modérée, voire sociale-libérale, de la gauche de gouvernement de ces années-là était dans son élément à Science Po, et la filiation avec l’actuelle « macronie », via la « hollandie », n’est pas difficile à établir.

Ce constat pour le passé récent étant fait, M. Dejean se demande alors à raison ce que va donner le cocktail contemporain suivant : un recrutement des étudiants de Science Po Paris qui, au delà de l’ouverture sociale affichée, reste bien « bourgeois » tout de même (chiffres à l’appui); une direction, celle du très Macron-compatible Mathias Vicherat, qui, ayant opté pour le « latourisme » (de B. Latour et de ses épigones) comme idéologie-maison officielle, prône « l’engagement » (sic); une orientation politique affichée des étudiants très à gauche, très Mélenchon en 2022, avec une disparition de la droite et de l’extrême-droite dans les intentions de vote. M. Dejean en bon journaliste qui sait illustrer les choses par des cas concrets allant au delà des statistiques fait directement le lien avec les nouveaux élus de la NUPES, ou certains proches du dit Mélenchon. Il cite ainsi la députée EELV, élue dans ma propre circonscription lyonnaise par ailleurs, Marie-Charlotte Garin, comme exemple idéal-typique de cette nouvelle génération de beaux esprits, engagés très à gauche certes, mais clairement « bourgeois » dans leur background personnel (p. 131 et p. 133). Voir citée par M. Dejean cette dernière comme exemple a éveillé mon attention, car, vu la sociologie politique de la circonscription, l’élection de M.-C. Garin en 2022 y est en effet entièrement due à l’accord de la NUPES et à une cuisine interne à EELV. Son implantation locale était, avant son élection, pour le moins évanescente. (Elle essaye d’ailleurs de s’y faire connaître depuis.) Ce type d’élus qui dépend entièrement d’un capital collectif partisan pour se faire élire ressemble en conséquence beaucoup à ce qu’on trouverait dans un système électoral proportionnel, sauf que dans ce cas-là, comme en Allemagne, le filtrage, idéologique et personnel, des candidatures par des partis plus structurés me semble plus exigeant.

De fait, les propos de M. Dejean constituent clairement une mise en garde contre le rôle possible de ces nouvelles élites de gauche, vivant pour ainsi dire en vase clos, et de leur rôle délétère au sein des partis politiques de gauche, d’où elles vont évincer les éventuelles élites ou militants issus de couches plus populaires, et qui, sans doute, ne sauront pas convaincre les électeurs ordinaires de les suivre. On retrouve le thème de la « gauche brahmane », vulgarisé par Thomas Piketty, lui-même d’ailleurs un grand brahmane s’il en est. Cela correspond aussi bien sûr à la critique, venue de la droite et de l’extrême-droite, d’élites « hors sol », insensible par exemple aux problèmes de l’immigration ou de l’insécurité. Je serai du coup curieux de voir ainsi la recension de l’ouvrage de M. Dejean par Causeur ou par Front populaire. Sauront-ils aller au delà du titre et de la maison d’édition?

Pour ma part, j’aurai tendance à répondre à M. Dejean, que sa mise en garde est d’évidence salutaire, mais qu’il ne faut pas se leurrer : pour compter dans le jeu politique contemporain, tout camp politique qui veut gouverner doit disposer à son service de ce genre d’élites. On pourrait du coup se réjouir de l’absence de la droite, et surtout de l’extrême-droite à Science Po Paris. Cela les gênera sans doute pour gouverner. Il faut par contre que ces élites soient utilisées à bon escient par des dirigeants sachant répondre aux aspirations populaires. C’est le rôle des dirigeants de savoir garder le cap, et d’avoir des liens avec la population ordinaire. L’histoire de la gauche française est en fait émaillée de ce genre de dirigeants politiques « bourgeois » capables de comprendre les aspirations populaires.

J’aurai aussi tendance à souligner que M. Dejean aurait pu, plutôt que de parler de « domination », rouvrir la question d’Emile Boutmy, le fondateur lui-même, celle de la qualité même de ces élites. Comme M. Dejean le rappelle à juste titre, le projet de Boutmy était, certes très conservateur et libéral, mais aussi très attentif au caractère rationnel, scientifique, de la formation de ces élites. Je ne suis pas sûr que là n’est pas actuellement le problème. Les élites sorties de Science Po Paris sur les cinquante dernières années semblent de plus en plus être aptes à la communication, à l’esbroufe, et bien moins à la réflexion de fond. Les gouvernants actuels constituent le summum de cette dérive. Darmanin et Dussopt sont, rappelons-le, deux produits des Instituts d’Études politiques (Lille et Grenoble respectivement). Pour ne pas parler d’Emmanuel Macron. Avec une absence totale de sens de l’Histoire, d’empathie, voire de sens civique, qui fait peine à voir.

Dominer certes, ça ils savent, ils l’ont bien appris, ils ont des réseaux, mais pour quels résultats?

C’est bien pour cela que Science Po a perduré jusqu’ici : les résultats ne furent pas si mauvais jusqu’il y a un demi-siècle. Ils le sont désormais. Personnellement, j’ai du mal à ne pas en souffrir. Mais comptons sur l’esprit toujours vivant de Bruno Latour pour tout remettre en ordre.

PS. Après avoir écrit ma propre recension, j’ai découvert celle d’Emilien Hoaurd-Vial, un doctorant de Science-Po Paris, beaucoup moins positive, il faut bien le dire. Fort enlevée, elle pointe des erreurs de détail ou d’appréciation historique, que je n’ai pas cru bon devoir relever, et elle donne une bonne idée de la diversité actuelle de Science Po qui va largement contre l’idée d’une filiation à la Boutmy ici présentée (vu la taille atteinte, ajouterai-je, peut-on d’ailleurs encore parler d’élite, même au pluriel?).

Par contre, Emilien Houard-Vial a manqué, m’a-t-il semblé, l’idée centrale de M. Dejean qui réside dans cette inquiétude pour la faible promotion de dirigeants politiques venus d’autres filières. Celle-ci est certes vue uniquement au prisme de la faible diversité des origines sociologiques. En complétant M. Dejean, elle pourrait aussi être aussi vue au prisme des formations intellectuelles – un De Gaulle, issu de Saint-Cyr, serait-il encore pensable aujourd’hui? La centralité acquise par Science Po Paris, y compris par l’effet de mimétisme qu’elle a produit sur d’autres Grandes écoles (ingénieurs par exemple), n’est-elle pas quelque peu racornissante?

F. Escalona, Une république à bout de souffle

Fabien Escalona, journaliste à Mediapart, et aussi docteur en science politique de l’UGA, publie ce jour un court ouvrage au Seuil dans la collection Libelle. (Je précise pour le lecteur que je connais Fabien depuis ses années grenobloises, et que mon propos sera donc emprunt d’une partialité bienveillante, un ‘conflit d’intérêt’ diraient les rageux.) Cet ouvrage à la plume alerte et claire (eh eh, le journaliste qu’est devenu Fabien évite les défauts souvent reprochés aux politistes!) ne saurait ainsi mieux s’inscrire dans l’actualité. Bien qu’il ne puisse pas en parler, en raison des évidents délais d’édition, la situation qui s’est créé autour de la ‘réforme des retraites’ me semble en tout point paradigmatique de ce qu’il entend démontrer. F. Escalona en explique au lecteur les tenants et les aboutissants en quelques pages biens senties. En effet, en utilisant un vocabulaire qui, pour le coup, ne serait pas du tout le sien, nous observons un hiatus entre le ‘pays légal’ et le ‘pays réel’.

Du côté du ‘pays légal’, Emmanuel Macron dispose de tous les instruments pour faire passer sa réforme. Qu’il obtienne un vote majoritaire dans les deux Chambres (grâce aux LR et aux centristes), qu’il use d’une ordonnance pour cause de délai de débat parlementaire dépassé dans le cadre du 47.1, ou qu’il recoure au 49.3, la réforme se fera si telle est sa volonté. Il n’y a plus guère que le Conseil constitutionnel qui pourrait le bloquer de ce point de vue. Du côté du ‘pays réel’, le mouvement organisé par les syndicats est sans doute le plus important du dernier quart de siècle, tout au moins à en juger par l’affluence aux manifestations, les sondages montrent imperturbablement qu’une majorité de Français, et surtout une sur-majorité de Français non-retraités (90%), y sont hostiles, et enfin, nous en sommes au stade où même les journalistes les plus modérés, ceux qui sont les « chiens de garde » habituels des gouvernements successifs, se rendent compte, certes tardivement, que ne pas réagir aux mensonges éhontés du gouvernement représente à ce stade une faute professionnelle d’une particulière gravité. Enfin, dans le petit monde intellectuel, même des personnes particulièrement modérées (comme ma collègue la politiste Géraldine Mulhmann lors d’un récent débat télévisé) se rendent compte qu’il y a comme un déficit d’écoute de la part du pouvoir. Il ne reste guère plus que les économistes ultra (type boomer et fier de l’être à la Elie Cohen) pour défendre la réforme en n’en gardant que sa triste réalité d’ailleurs, à savoir une simple opération de coupe rase dans les dépenses de l’État social à la seule fin de préserver la crédibilité de la signature de la France auprès de nos créanciers (à ne pas confondre avec nos ‘petits enfants’). L’hommage à Wolfgang Streeck, et à son concept de « peuple du marché », qui contraint désormais autant les gouvernants des démocraties que le peuple des électeurs, est sans doute involontaire de la part de ces ultras, mais correspond bien au modèle de ce sociologue, bien à gauche tout de même. De ce point de vue, on peut donc comparer à raison la situation de la France de 2023 avec celle de la Grèce de 2011: les marchés demandent, le pouvoir de l’heure (nous) exécute.

F. Escalona décrit donc les coordonnées de cette situation. Le régime de la Vème République avait été prévu pour que le pouvoir puisse prendre des décisions éclairées au profit de la majorité de la population. La première grande décision fondatrice que put prendre le pouvoir gaullien fut, certes non sans mal dans ses propres rangs, d’accorder l’indépendance à l’Algérie. Cette formule du Prince jugé par les résultats de son action a de fait assez bien fonctionné pendant quelques décennies. Nous en sommes arrivés au moment où, d’une part, le pouvoir n’est plus guère éclairé (ou visionnaire si l’on veut), et d’autre part, les décisions prises grâce à ces institutions de plus en plus verrouillées (merci Lionel Jospin!) permettent de s’affranchir totalement de la volonté populaire et ne promettent aux gens ordinaires que du malheur supplémentaire.

L’auteur ajoute que cette crise n’est qu’en apparence une question d’institutions, elle est surtout une crise plus profonde d’organisation générale de la société française autour de certains objectifs partagés. Le gaullisme en abandonnant l’‘Algérie de papa’ à son sort (mais en gardant un accès privilégié de la France au pétrole du Sahara algérien, en pouvant y tester ses armes nucléaires et en laissant ouverte la porte à l’immigration de nos anciennes colonies pour remplir les usines d’alors) a permis de profiter de la ‘société de consommation’, de partager les ‘fruits de la croissance’ comme on disait à l’époque, de continuer à réinsérer le pays dans les flux intraeuropéens d’échange, et enfin de redonner un horizon de prestige à la France sur la scène internationale.

De fait, selon Emmanuel Macron lui-même, c’est sans doute mutatis mutandis la même situation aujourd’hui. Il fait depuis 2017 les réformes néo-libérales qu’il aurait fallu faire dès les années 1980, et qui n’ont pas été faites en raison de la pusillanimité de la gauche et de la droite lors de leurs passages au pouvoir. En somme, il est probable que, pour lui, il devrait y avoir belle lurette que l’âge de la retraite aurait dû repasser à 67 ans, voire 70 ans. On ne devrait même pas avoir à en discuter. Cela va de soi.

Malheureusement, pour la population française, les projets de réforme d’Emmanuel Macron sont complètement disjoints d’un horizon qui ferait sens, même à terme, pour elle. Abandonner l’Algérie fut approuvé par référendum par une large majorité d’électeurs, et cette majorité n’a jamais regretté son choix. (Même les plus nostalgiques de l’Algérie française ne pensent pas à une recolonisation de ce pays.) Jamais une majorité d’électeurs n’approuverait la réforme actuelle des retraites lors d’un référendum.

Pour Fabien Escalona, cette république est donc à bout de souffle parce qu’elle ne défend plus, au mieux, que des intérêts très minoritaires socialement, car le projet des gouvernants de l’heure est incapable de prendre en compte les demandes de la majorité de la population. Il envisage dans son ouvrage une sortie de cette crise de régime via la victoire d’une redéfinition des objectifs du pays autour d’une république éco-socialiste. Très concrètement, comment s’adapte-t-on au réchauffement climatique? La solution du pouvoir actuel semble être d’essayer de continuer comme avant, en privilégiant la survie de quelques acteurs économiques puissants (les grands céréaliers, les stations de ski de haute altitude, etc.). La solution éco-socialiste serait de trouver, par une délibération plus large, démocratique, les voies et moyens de faire survivre, ou même se développer, des acteurs dont les intérêts (économiques) engloberaient la plus grande part de la population.

Malheureusement, la perspective qu’ouvre pour ses lecteurs Fabien Escalona me parait être concurrencée par une autre perspective, à savoir le modèle de refondation majoritaire du régime que propose l’extrême-droite. Il faut bien dire que Marine Le Pen et son parti jouent actuellement sur du velours. Entre l’appel au référendum, et la mise en avant du constat d’un hiatus entre les choix du pouvoir et la volonté populaire, c’est à un bain de jouvence qu’ils sont appelés par Emmanuel Macron. Ils ont touché le billet gagnant sans même avoir à l’acheter.

Après, on peut se rassurer en se disant qu’une fois arrivé au pouvoir Marine Le Pen sera confrontée aux réalités de la gestion du pays et qu’elle ne pourra pas stabiliser son pouvoir. C’est à mon avis une illusion. Cette dernière peut en effet proposer un autre issue à la crise de régime actuelle, une redéfinition « nativiste » des bénéfices de l’appartenance à la société française. Si l’on parle des effets du réchauffement climatique, on peut aussi parler des vagues migratoires que cela provoquera et provoque déjà. On peut très bien imaginer que le futur régime ‘national’ se réorganise autour de l’objectif de limiter drastiquement l’accès au territoire français aux possibles immigrants, et aussi autour de celui de réserver les bénéfices (résiduels) de l’État social aux seuls nationaux. Il n’est pas du tout impossible que, dans un monde en crise climatique et géopolitique profonde, une majorité de Français se contente de continuer à mener leur petite vie de pépère pollueur tranquille, pour autant que le travailleur immigré qui lui installera la nécessaire climatisation à son domicile et creusera sa piscine dans son jardin veuille bien se contenter de rentrer le soir dans son quartier et de n’en plus bouger que pour travailler de nouveau le lendemain.

Bref, le jeu est ouvert. Comme le sait évidemment Fabien Escalona, il n’est pas dit que cela soit l’éco-socialisme qui gagne à la fin,mais au moins faut-il lui donner sa chance, et ce livre est l’un des petits cailloux dans cette direction. Après tout, les généraux putschistes auraient-ils réussi en 1961 l’histoire du pays aurait pu être différente. Comme le souligne Fabien Escalona en rappelant les épisodes de ‘défense républicaine’ qui ont sauvé depuis les années 1890 les républiques successives face à une offensive réactionnaire, la situation est d’autant plus grave que le centre macroniste, tout en se posant comme opposant du RN, fait exactement tout ce qu’il faut pour préparer sa victoire. Il dégoute la population des voies ordinaires de protestation sociale, il assume à longueur d’année ses manquements, bêtises, etc. au point de vider de tout sens positif le mot même d’élite, il pique un peu trop souvent par des voies légales dans les caisses publiques en favorisant ses copains du secteur privé, et il reprend les thèmes du RN sur l’immigration avec une impudeur de plus en plus évidente, tout en laissant dériver au quotidien la sécurité (sauf la sienne bien sûr). Le pouvoir macroniste semble ainsi suivre le manuel pour les Nuls : « Porter sans effort l’extrême droite au pouvoir dans votre pays ». Il serait manipulé en sous-main par des agents travaillant pour Poutine il ne se comporterait en fait guère différemment. Cette hypothèse d’école devant être écartée, il faut juste en conclure qu’Emmanuel Macron va rester dans l’histoire comme l’homme qui, par son incapacité foncière à être un Prince démocrate, aura achevé la Vème République. Le parfait anti-De Gaulle en somme. Le père Ubu en version Énarque.

Mort et résurrection heureuse dans l’éco-socialisme, ou assassinat par les héritiers des putschistes de 1961 et de l’OAS, nul ne sait. Ou simplement répétition en 2027 du scénario macroniste avec l’un de ses épigones (E. Philippe? B. Le Maire? G.Darmanin?). Vedremo.

Qui aurait pu prévoir.

Qui aurait pu prévoir. C’est vraiment la phrase-clé de ce second quinquennat d’Emmanuel Macron.

Nous en arrivons désormais dans le dur des conséquences de son action depuis son élection en 2017. Il serait trop long de faire la liste de ce qui dysfonctionne dans ce pays en vertu de son action « révolutionnaire ». Toutes les politiques publiques sont de quelque façon en difficulté, et les comptes publics ne vont guère mieux. Pour corser le tout, la sécheresse hivernale nous en promet de bien belles pour ce printemps et cet été. Mais n’est-ce pas, qui aurait pu prévoir? Hein, qui aurait pu prévoir qu’en appliquant une vision du monde développée entre la fin des années 1930 et le début des années 1970, le néo-libéralisme, dans la France des années 2010 l’on obtienne sur tous les plans des résultats pour le moins médiocres? Prétendre innover en faisant du sous-Hayek pour inspecteurs des finances, c’est sûr que cela allait marcher. Mais là n’est pas mon propos.

Je veux simplement ici rappeler la droitisation constante de ses paroles et de ses actes depuis 2017. Nous sommes donc désormais arrivé clairement au moment « Café du commerce » ou, si l’on préfère, au moment « Grosses têtes » sur RMC. Les déclarations d’Emmanuel Macron lors de sa visite au Salon de l’agriculture sur les éleveurs qui travaillent 7 jours sur 7 et ne prennent pas de vacances, ce qui justifierait à ses yeux la légitimité de faire travailler tout le monde deux ans de plus, constituent de ce point de vue un marqueur de cette droitisation. Et encore, en utilisant ce terme, j’insulte sans doute tout ou partie de la droite (qui n’est pas assez bornée tout de même pour nier la nécessité du repos, éventuellement chrétien et dominical, et celle des vacances, récompense d’une année de dur labeur pour les uns et gagne-pain pour tous les acteurs du tourisme). Elle n’est pas elle en son entier revenue en 1820, ce qui semble bien être le cas de notre Hibernatus de Président. Il faut donc parler de « propos de comptoir », de bêtise crasse.

Il resterait à comprendre pourquoi cette droitisation a été aussi nette et rapide. On est tout de même passé entre 2017 et 2023 (six années seulement!) d’un jeune aspirant à la Présidence se voulant « bienveillant » et « écolo », à une sorte de sketch à la OSS 117 incarnant tout ce que le beaufisme qui s’assume peut avoir de pire.

La première explication peut être simplement que Macron suit son électorat. Le résultat des élections européennes de 2019 lui a montré que son salut (électoral) était dans la conquête de l’électorat de la droite, et il n’a cessé de pencher de ce côté-là. Cela lui a plutôt réussi. La droite, menée (piteusement certes) par Valérie Pécresse, a fait moins de 5% au premier tour de la Présidentielle. Et il faut bien le dire les leaders actuels de la droite, Eric Ciotti en tête, semblent avoir décidé de se rallier à l’occasion de la réforme des retraites à ce Président (objectivement) de droite. Dans cette perspective, on objectera tout de même qu’Emmanuel Macron fait fi désormais de toute cohérence entre ses différents propos depuis 2017. On aurait pu imaginer qu’il se repositionne à droite en préservant au moins les apparences d’une continuité, un peu comme Mitterand l’avait fait en son temps entre son premier et son second mandat.

La seconde explication est que, dans le fond de ses convictions, ou de son habitus plutôt, Emmanuel Macron est fondamentalement un anti-démocrate, un homme qui n’a aucun intérêt ni aucun respect pour ce que pensent et vivent ses concitoyens, « ceux qui ne sont rien ». La présente réforme des retraites qu’il a engagée constitue comme une démonstration parfaite de cet état de fait : tous les syndicats s’y opposent, les manifestations ont été bien suivies, et, surtout, tous les sondages sont convergents : une très nette majorité des actifs (autour de 90%) se déclare contre cette réforme. Une règle de base de la démocratie substantielle est ainsi violée : une norme ne peut s’appliquer que si la majorité des personnes concernées en sont d’accord. Le très prudent Pierre Rosanvallon, sans doute le moins radical de nos intellectuels publics, a souligné très récemment le problème démocratique que cela pose. Bien sûr la légalité sera (pour le moment) respectée (sans doute avec l’appui des Républicains au Sénat et à l’Assemblée nationale), mais l’esprit démocratique qui devrait présider à l’action du pouvoir dans un pays tel que le nôtre (avec une Constitution encore en vigueur d’une République sociale où figure encore par exemple un CESE) va être complètement négligé. Ensuite, les politistes auront beau jeu de souligner que la confiance dans les institutions démocratiques continue à s’effriter dangereusement, et les plus audacieux d’entre nous rappelleront que les « jeunes générations » (en fait les moins de 70/75 ans) expriment de plus en plus une demande d’écoute de la part des gouvernants. La « remise de soi » aux politiques est tout de même un concept bien dépassé. Là encore, il faut se rappeler qu’au début de son aventure politique Emmanuel Macron avait prétendu appuyer son programme politique sur une demande populaire qui aurait été recueillie à sa source même, dans les tréfonds du pays, par les premiers « marcheurs » – soit dit en passant une démarche proche de celle promue par le dit Rosanvallon avec son « Parlement des invisibles ». En bon Prince machiavélien (au sens erroné du terme pour Machiavel lui-même) , Macron s’est donc prêté aux faux-semblants de la participation citoyenne (comme encore lors du « Grand Débat » post-Gilets jaunes ou de la Convention citoyenne sur le climat), mais ce vernis d’adhésion aux valeurs de la démocratie (substantielle) craque de plus en plus à mesure que les années passent. On se dira que c’est un cas désormais fréquent dans les démocraties représentatives contemporaines : un leader arrive au pouvoir avec en main le rameau d’olivier de la démocratie, souvent en se présentant comme populiste en ce sens-là, et, quelques années plus tard, il a révélé au monde entier sa conception autocratique du pouvoir. Mutatis mutandis, Macron ne fait donc que suivre la trajectoire d’un Orban, d’un Poutine ou d’un Erdogan. Par chance, les institutions de notre République ne l’autorisent pas actuellement à briguer un troisième mandat.

Ce retour à un habitus autoritaire me parait particulièrement visible avec le cas du SNU (Service National Universel). En effet, alors qu’il ne concernait que peu de jeunes volontaires, il semble devoir devenir obligatoire à assez court terme pour tous les jeunes Français. En dehors de son coût, des difficultés d’organisation à prévoir et de son inefficacité à atteindre les buts que le pouvoir lui assigne officiellement (en gros, créer du civisme chez les futures générations) selon tous les savoirs disponibles en la matière, c’est l’esprit qui anime ce genre de dispositif qui ne peut qu’alarmer. Les historiens rappellent à qui veut bien l’entendre que cette forme de scoutisme obligatoire ressemble fort aux Chantiers de jeunesse du régime du Maréchal Pétain (1940-1944), avec des proximités troublantes dans les objectifs visés. Dans l’Europe du XXème siècle, à ma connaissance, seuls les régimes totalitaires de droite et de gauche ont créé des dispositifs d’encadrement de la jeunesse, inspirés du scoutisme, et séparés à la fois de l’éducation ordinaire et de l’armée. Est-il nécessaire de rappeler les Ballila fascistes, les HJ nazis, ou les FDJ de la République démocratique allemande? Au moins ces dispositifs d’encadrement de la jeunesse, par leur continuité tout au long de la vie des adolescents, pouvaient-ils se targuer de quelque efficacité à formater l’esprit de leurs troupes? (Cette formation dans les Ballila est souvent évoquée pour expliquer l’engagement spontané de très jeunes gens dans les troupes de la RSI en 1943-44.) Il est à noter d’ailleurs que ces dispositifs n’étaient pas complètement obligatoires, et qu’ils le sont devenus assez lentement au fil du durcissement des régimes concernés. En effet, ils violent là un des droits les plus fondamentaux dans une société se voulant minimalement libérale, celui des parents à choisir les valeurs qu’ils souhaitent transmettre à leurs enfants. On aura bien compris aussi, vu la personne qui la porte au gouvernement, qu’il s’agit de débusquer des descendants de fellagha dans la belle jeunesse de France. On peut douter que ce soit là la meilleure méthode.

Si le SNU n’était qu’une initiation à la vie militaire, gérée entièrement dans des casernes par les militaires eux-mêmes, il serait dans le fond acceptable si l’on admet, ce qui reste encore à discuter, qu’il faudra rétablir à court terme la conscription des deux sexes. Malheureusement, ces initiateurs semblent viser bien plus large. Il s’agit pour eux de former le citoyen (et de faire sortir de sa tanière le djihadiste en le mêlant à la masse saine de la jeunesse). Mais alors à quoi sert donc l’institution scolaire? N’a-t-elle pas ce même but parmi ces divers objectifs depuis le XIXème siècle? Et, puis, de manière réaliste, ne va-t-on pas aboutir au même résultat avec ces quinze jours de SNU que celui observable pour les stages de récupération des points de permis? Les jeunes iront se faire gourmander, et, ensuite, ils auront des anecdotes à raconter à leurs potes sur l’absurdité de la chose pour quelques années.

L’insistance d’Emmanuel Macron à soutenir cette innovation, bien vintage en réalité, devrait donc inquiéter grandement toutes les personnes d’esprit démocrate et libéral.

Par contre, tous les courant autoritaires du pays n’ont plus qu’à se réjouir. Qui aurait pu prévoir que cet Emmanuel Macron, néo-libéral infiltré au plus haut niveau du pouvoir socialiste entre 2012 et 2017, devenu Président centriste en 2017, finisse par être celui qui prépare les conditions de la transformation d’une vieille démocratie représentative en un régime autoritaire? Le Rassemblement national n’aura en effet qu’à reprendre et poursuivre tout ce qui a été entrepris depuis 2017 en la matière. Et le pire est sans doute qu’il arrivera légalement au pouvoir poussé par l’exaspération vis-à-vis de l’autoritarisme macronien, au nom justement de la démocratie.

Prétendant par deux fois faire barrage au RN, Macron en partage les aspirations profondes. Qui aurait pu prévoir.

Timothée Parrique, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance

Un jeune économiste, Timothée Parrique, en poste à l’Université de Lund en Suède, a choisi de présenter au grand public francophone une synthèse de l’option « décroissance » pour lutter contre le changement climatique et contre toutes les autres menaces qui pèsent sur l’habitabilité humaine et non-humaine de la Terre. Il a choisi le titre provocateur de Ralentir ou périr, sous-titré L’économie de la décroissance (Paris: Seuil, 2018).

Comme il s’en explique bien dans l’ouvrage lui-même, il a préféré maintenir l’usage du terme de « décroissance » (degrowth) avec tout ce que cela implique de polémiques, parce que ce terme, dont il impute la naissance politique à des auteurs français (cf. chapitre 5, Petite histoire de la décroissance. De l’objection de croissance à la post-croissance, p. 155-189), souligne la radicalité du virage qu’on se propose d’opérer. Il ne s’agit donc pas d’édulcorer le propos, mais de bien faire entendre dans l’espace public une voix qui souligne qu’il faut rompre avec la société et l’économie de croissance. Cette conviction repose sur les acquis de l’économie écologique, que pratique l’auteur, selon laquelle il n’existe pas de solutions aux problèmes écologiques de l’humanité sans une réduction drastique de la taille matérielle et énergétique de l’économie (tout au moins dans les pays se situant au delà d’un revenu minimal par habitant) (cf. chapitre 2, L’impossible découplage. Les limites écologiques de la croissance, p. 53-90). Il écarte ainsi les termes de « a-croissance » ou de « post-croissance » (post-growth), parce qu’ils ont tendance à gommer la charge polémique du terme de « décroissance », même s’il doit bien reconnaitre que le second tend à s’imposer dans le débat académique (cf. fin du chapitre 5 déjà cité, où l’on trouvera aussi une bonne bibliographie commentée).

Le livre est clairement organisé en une première partie comportant toute une série de chapitres décrivant les impasses (économiques, écologiques, sociales) de la croissance . Un objectif (chiffré) pourtant visé par tous les politiciens depuis des décennies, mais qui ne résout aucun des problèmes qu’elle est censée résoudre (chômage, pauvreté, etc.) et qui en crée à foison (pollution, congestion, inégalités, stress, etc.). Les lecteurs avisés de ces chapitres reconnaîtront leur caractère pédagogique, tout en regrettant de n’y trouver guère de nouveautés pour qui connait depuis longtemps ces critiques – déjà pour certaines présentes dans les manuels de SES dans les années 1990. La seconde partie est plus prospective tente d’illustrer à la fois le chemin de transition vers une société en décroissance, et le but final d’une telle société, où il s’agirait de vivre bien tous sans avoir à aller au delà de la satisfaction des besoins démocratiquement choisis comme essentiels. Là encore, tout cela est bien synthétisé, mais guère nouveau, une utopie anticapitaliste à la William Morris à peine modernisé. Il finit par un chapitre destiné à répondre aux principales polémiques à l’encontre de cette approche (chapitre 12, Controverses. 12 critiques de la décroissance, p. 241-268). En lisant ce dernier chapitre, on admirera le talent de polémiste de l’auteur, tout en craignant d’en être soi-même victime si l’on se permet d’émettre quelques dures critiques à son encontre.

Je m’y risque cependant, et envisage donc à ce titre d’être rangé par l’auteur de l’ouvrage au rang des fameux « chiens des garde » académiques que dénonçait en son temps Paul Nizan.

Premièrement, T. Parrique explique (à juste titre) que toute cette transition doit se faire dans la justice sociale, reprenant d’ailleurs les savoirs élaborés à ce sujet par le GIEC à ce sujet, et donc que ce sont essentiellement et d’abord les riches actuels qui devront profiter moins d’une croissance qui n’existera plus et que ce sont ces mêmes riches actuels qui devront renoncer à la plupart des supériorités (matérielles, énergétiques, symboliques) qu’ils affichent actuellement face au reste de la population. Il souligne bien par ailleurs que cette approche est anticapitaliste (« Martelons-le: depuis l’origine, le courant de pensée décroissant est fondamentalement anti-capitaliste », p.256), et la conclusion, titrée Déserter le capitalisme (p.269-p. 277) appelle à un nouvel imaginaire au delà du capitalisme. Il veut aussi démocratiser le fonctionnement des entreprises. Fort bien. Le problème est que l’auteur semble vouloir ignorer à la fois le poids des riches sur tout processus politique (surtout en démocratie libérale, tout en le faisant dûment remarquer p. 266, en citant Julia Cagé, Le prix de la démocratie, en note 78) et surtout la motivation de tout (très) riche (ordinaire) à le rester (très riche). Il se contente dans une réponse à l’objection de l’inacceptabilité par la population du programme de décroissance qu’il propose par citer des sondages qui iraient dans son sens (p. 264-265), sans réfléchir un seul moment sur la marginalité de toute tentative électorale d’utiliser le terme (marginalité qu’il connait pourtant, cf. chap. 5), et, dans une autre, sur le caractère totalitaire du projet d’appeler à « la mobilisation courageuse de toutes la force de la société » (p.267). Le problème de notre auteur – et éventuellement de ses lecteurs trop enthousiastes – est donc de se leurrer totalement sur la faisabilité politique d’un tel programme. Ou tout au moins de ne pas voir qu’a minima pour le réaliser, cela supposerait un Lénine ou un Mao pour lui donner une stratégie de passage à la décroissance, ou pour être plus pacifique, une Rosa Luxembourg ou un Jaurès pour amener de tels bouleversements dans l’ordre politique, économique et social de nos pays. Pour ma part, je ne connais pas d’exemple (en dehors des deux guerres mondiales et des révolutions socialistes russes, chinoises, etc.) où les riches acceptent sans mener une lutte à mort avec les « partageux » une diminution de leurs avoirs, privilèges, revenus, etc. Je ne suis pas sûr du tout que la perspective d’un écroulement écologique, même à court terme, soit suffisante pour les convaincre de coopérer de bon cœur à la grande œuvre humanitaire qui nous est ici proposée. Au mieux, ils donneront quelques moyens de recherche à des économistes du genre de Thomas Parrique pour faire patienter le bon peuple. Au pire, à force de leur dire publiquement que ce sont eux le premier problème, ils vont finir par en tenir compte en faisant tout ce qui est en leur (grand pouvoir pour que l’économie de décroissance ne s’impose dans les cœurs et les esprits. Bolloré n’a pas fini de financer CNews.

Deuxièmement, Thomas Parrique, bien qu’il connaisse comme tout le monde les liens entre la puissance économique (mesurée par le PIB) et la puissance militaire, l’innovation pour la guerre et celle dans la paix des marchés concurrentiels mondialisés, fait comme si une économie décroissante était possible dans un monde de rivalités de puissance. Ce qui se passe en Ukraine depuis février 2022 et ce qui va se passer sous peu autour de Taïwan devrait rappeler à tout le monde, y compris aux économistes de la décroissance, aux spécialistes de l’économie écologique, que la puissance des États dépend de leur capacité à mobiliser énergie, matières premières, innovations, etc. pour la guerre . Comme me le disait il y a bien longtemps (dans les années 1970) mon professeur d’histoire au lycée pour nous expliquer le miracle économique allemand d’après 1945, une usine et ses savoirs-faire peuvent servir à la fois à faire des machines à coudre ou des mitrailleuses. Plus sérieusement, il n’aura échappé à personne que les années de forte croissance de l’après Seconde guerre mondiale sont largement liées aux progrès technologiques dans les méthodes de production pendant les deux premières guerres mondiales. « La Grande Accélération » résulte des « Grandes Guerres ». Très prosaïquement, pour une puissance d’aujourd’hui, ralentir (ses innovations technologiques, son enrichissement matériel, sa finance, etc.), c’est (prendre le risque de) périr. L’armée russe serait depuis longtemps à la frontière polonaise si les pays occidentaux n’avaient pas livrés tant et plus d’armements les plus modernes à leur disposition à l’armée ukrainienne, et si l’Occident n’avait pas les moyens d’assurer la survie financière de l’Ukraine.

En somme, je doute fort que nos sociétés sachent ou même puissent ralentir. Sauf révolution mondiale décroissantiste bien sûr! Qu’elles doivent périr est par ailleurs une autre histoire à plus court terme. Plus prosaïquement le combat à mort entre autocraties et démocraties en cours décidera.

Mais mes propos de « chien de garde » étant posés, rien n’interdit aux lecteurs de T. Parrique de rêver et d’espérer. C’est bon pour le moral.

Avant le déluge.

Cela pourrait paraître étrange d’utiliser ce vieux terme biblique de « déluge » dans une France qui sort d’une canicule printanière et s’apprête à vivre une nouvelle canicule estivale et peut-être en prime qui sait une canicule automnale, mais c’est le mot qui m’est venu à l’esprit en pensant à notre situation présente. Nous, contemporains (bien lotis) de l’an 2022, vivons dans l’attente d’un moment ou d’une suite de moments qui mettrons fin à notre contemporanéité, encore si inspirée des années de paix du second vingtième siècle. Nous allons entrer dans autre chose, de terrible, d’inédit, de tragique au sens fort du terme. Nous n’y sommes guère préparés. Le COVID et la nouvelle invasion russe de l’Ukraine ne sont que le début d’un moment historique qui s’annonce vraiment pénible.

Désolé de ce ton quelque peu prophétique, mais, si l’on s’astreint à suivre un peu l’actualité (activité clairement nuisible à la santé mentale!), il est difficile de ne pas aller vers cette conclusion. L’historien Adam Tooze s’est essayé récemment à faire une carte conceptuelle de cette « polycrise » (copyright Juncker) qui se profile. Aux États-Unis, qui restent l’épicentre de l’économie mondiale et l’arsenal des démocraties occidentales, la majorité réactionnaire de la Cour suprême semble bien décidé à imposer le règne terrestre de leur Dieu courroucé à une majorité (démographique) d’Américain(e)s n’en voulant pas, et les politiciens du Parti républicain ne cessent de donner des preuves qu’ils se situent désormais tellement à droite que les mots convenables manquent désormais pour les qualifier (car, à y bien regarder, les fascistes et les nazis des années 1920-1940 étaient en fait bien plus modernistes ou scientistes qu’eux) et surtout qu’ils ont perdu tout respect pour une confrontation électorale qui ne serait pas biaisée en leur faveur (ce qui, pour le coup, en fait de vrais héritiers du fascisme, ou, au minimum, de la manière d’envisager le combat électoral dans le Sud des États-Unis entre les années 1870 et 1950). En France, à force d’impéritie de nos gouvernants des cinquante dernières années, l’extrême-droite du Rassemblement national (RN) a enfin réussi à dépasser le seuil où elle devient compétitive dans des élections majoritaires à deux tours, bien aidée il est vrai par la mort sans fleurs ni couronnes du « Front républicain ». Magnifique réussite du premier mandat présidentiel d’Emmanuel Macron, où, sous prétexte de Révolution (copyright Macron), tout a continué comme avant dans les politiques publiques, en pire certes. Uber partout, justice sociale nulle part. Aussi appauvrie et dépeuplée soit-elle, la Russie de V. Poutine ne peut que finir par gagner la guerre qu’elle mène contre l’Ukraine, car, si elle venait à la perdre sur le plan de la guerre conventionnelle, il ne fait pas de doute qu’elle la regagnerait dans un gambit mortel grâce à l’usage de son arsenal nucléaire contre l’Ukraine. Comme les vies ukrainiennes valent moins que zéro au Kremlin, il est difficile de ne pas arriver à cette terrible conclusion. Une puissance nucléaire rogue ne peut pas perdre. La Chine s’affirme chaque jour qui passe comme une dictature doté de nouveau d’un « grand leader ». L’Inde, encore sur le papier la plus grande démocratie du monde, ne vaut guère mieux. Le réchauffement climatique d’origine anthropique est devenu désormais une réalité sensible, et comme dirait le Secrétaire général de l’ONU, la radicalité en la matière n’est pas là où l’on croit la voir. Pour couronner le tout, la famine menace les populations des pays les plus pauvres. Je pourrais donc multiplier les faits et moi aussi montrer leurs intrications. Il suffit de relier les différents éléments du tableau.

Mais, du coup, je me demande de plus en plus à quoi peut bien servir la science politique. Certes, du point de vue des avancées scientifiques, de la description des faits et de celle de leurs enchainements, les revues scientifiques sont pleines d’analyses pertinentes, de mieux en mieux fondées théoriquement et empiriquement. De bons livres paraissent chaque jour. Une discrète presse de qualité subsiste vaille que vaille. Le niveau des jeunes collègues n’a sans doute jamais été aussi élevé. La circulation mondiale des idées et des concepts est devenu d’une rapidité sans pareille. Mais qu’est-ce que cela change dans le déroulement du réel historique? Est-ce que toutes ces analyses de science politique ont entravé de quelque façon que ce soit les Trump, Modi, Poutine, Orban, Erdogan, B. Johnson et autres? Est-ce que cela a aidé à limiter le réchauffement climatique ou l’écroulement de la biodiversité? Ou plus près de chez nous le déploiement politique du Rassemblement national sur de plus en plus de territoires? Nous sommes certes devenus excellents dans la description des maux qui affligent l’humanité en général, et chaque pays en particulier, nous savons pourquoi et comment nous allons dans de très mauvaises directions, mais à quoi bon?

Pour ma part, je sens donc de plus en plus peser l’inanité de tout discours qui décrit les tenants et les aboutissants de ces régressions de plus en plus évidentes. Les bibliothèques en débordent. Certes, l’on dira que toutes ces recherches peuvent informer des combats politiques émancipateurs, libéraux, écologiques, inspirer des réformes institutionnelles, voire même éclairer des politiques étrangères avisées en défense de l’émancipation, mais, pour l’instant, à l’échelle globale, c’est à un recul généralisé des réalités démocratiques, libérales et écologiques que l’on assiste. Hong-Kong est ainsi tombé au champ d’honneur. La Tunisie, seul espoir restant des Printemps arabes de 2011, rebascule lentement mais sûrement dans une nouvelle dictature. Et tout le monde occidental de faire des risettes à n’importe quel pays autocratique (Arabie Saoudite, Qatar, Émirats Arabes Unis, Algérie, etc. voire Venezuela) capable de nous fournir le pétrole, le gaz ou les matières premières dont le conflit avec la Fédération de Russie le prive. La Coupe du monde de football au Qatar représentera en cette année 2022 comme le résumé de toutes nos afflictions (corruption, mépris des droits des travailleurs, sport-spectacle, nationalisme, dépendances aux énergies fossiles, climatisation à outrance pour s’adapter, etc.), sans même parler de la nature du régime qatari, assez loin des valeurs d’une démocratie à la scandinave tout de même. L’auteur d’une dystopie sur les derniers temps de notre civilisation occidentale n’aurait pas pu imaginer mieux. De fait, nous pouvons déclarer avec les moyens de notre discipline, sans crainte de nous tromper, que la démocratie libérale et pluraliste se trouve en déclin dans le monde, tout comme nos collègues climatologues peuvent déclarer, sans plus hésiter une seconde, que le réchauffement d’origine anthropique commence vraiment à se faire sentir. Le rêve kantien d’une fédération mondiale de républiques libérales n’est donc pas prêt de se réaliser. On en aurait pourtant bien besoin pour maintenir ensemble la Terre habitable.

Bref, il y a des jours où je me demande bien à quoi nous servons. Sans doute, la science politique permet de former les étudiants aux mécanismes de la vraie vie, loin des fables désuètes de l’instruction civique ou de tout discours lénifiant ou à l’inverse complotiste sur la vie politique. Ils en feront ensuite l’usage qu’ils souhaitent en fonction de leur propre vision du monde. Au moins, s’efforce-t-on de s’approcher du réel, c’est déjà cela. Mais, sur le plan plus large de la société, qui cela intéresse-t-il vraiment le réel? En un sens, la volonté d’un groupe de scientifiques de proposer aux nouveaux députés français, élus en 2022, pas en 1993 ou en 2002, une formation sur le changement climatique et les enjeux qui y sont liés a permis de confirmer par son insuccès même que le réel n’intéresse guère. Seulement un quart au plus des nouveaux députés est venu voir de quoi il s’agissait, avec logiquement une domination parmi les visiteurs du stand des scientifiques de bonne volonté, des habituels « islamo-gauchistes » de la « NUPES ». La palme de la réaction la plus éclairante a été celle de ce cher bon vieux gaulliste Nicolas Dupont-Aignan, qui aurait dit : « Ah non surtout pas le rapport du GIEC! » ou quelque chose d’approchant. Cette réaction viscérale de sa part, plus honnête que l’évitement des autres députés de droite, d’extrême-droite et du centre-droit, aura au moins eu le mérite, par sa spontanéité, de montrer l’échec de tout ce mécanisme de validation d’une science partagée. On aura eu beau construire depuis le début des années 1990 le plus complexe mécanisme de validation d’un texte établissant l’état du savoir entre scientifiques concernés et gouvernements (y compris de pays pétroliers et gaziers), que l’humanité ait connu (voir à ce sujet, le très bon livre de Kari De Pryck, GIEC. La voix du climat. Paris : Presses de Science Po, 2022), il y aura encore et toujours des politiques pour nier ou ignorer tout en bloc parce que cette réalité-là les ennuie. Comme concluait un historien de l’environnement un de ses textes récents destinés au grand public, la science n’a aucun pouvoir de conviction en elle-même. On s’en doutait un peu, mais on en reste toujours surpris à chaque fois. Par contre, les glaciers qui vous tombent dessus ou l’eau d’irrigation qui manque, c’est déjà un peu plus persuasif.

Et, sur un plan très général, trop général sans doute pour un billet de blog, je me dis qu’après tout, n’a-t-il pas fallu les tragédies de deux guerres mondiales pour permettre à l’ordre d’après la Seconde guerre mondiale de se mettre en place? Par essais et erreurs en quelque sorte. Et encore, non sans mal. Il nous faudra donc nous aussi quelques tragédies à la mesure des défis que nous devons affronter pour faire émerger – ou pas – un nouvel ordre mondial. Cela ne dépendra d’ailleurs pas tant des propositions que quiconque pourra faire et qui sont déjà pléthores, que du déroulement des événements, des conséquences à assumer, des rapports de force. Qui aurait pu imaginer vraiment en 1910 le monde de 1950?

Sur ce, avant le déluge, affrontons déjà la canicule, et essayons déjà d’y survivre.

Darmanin-Johnson: deux vieilles démocraties, une même irresponsabilité au pouvoir.

L’affaire de la finale au Stade de France est lue par la plupart des médias et des commentateurs comme une autre démonstration de l’incurie du Préfet de police de Paris et de l’irresponsabilité du Ministre de l’Intérieur. La droite et l’extrême-droite soulignent que les supporters de Liverpool ont été attaqués autour du Stade de France par des « sauvages », à savoir les suspects habituels en pareil cas, « jeunes de banlieue » et « mineurs étrangers isolés », sans que la police, pourtant présente en masse, ne réagisse. La gauche s’indigne plutôt de la n-ième démonstration d’un maintien de l’ordre « à la française » contre ces mêmes supporters, à grands renforts de gazeuses et de gaz lacrymogène. Au regard des témoignages des dits supporters de Liverpool, les deux camps hexagonaux ont d’ailleurs sans doute raison tous les deux – ce qui bien sûr ne les excite que plus l’un contre l’autre (« Racistes! » vs. « Laxistes! Islamo-gauchistes! »). L’affaire est cependant vue comme essentiellement française.

On peut aussi y voir une concordance des temps franco-britannique. En effet, l’actualité britannique est actuellement occupée par les suites de ce que la presse appelle le « Partygate », à savoir le scandale lié à toutes ces fêtes organisées par les personnes travaillant pour Boris Johnson dans les locaux mêmes de l’administration de Westminster au moment des confinements décrétés pour lutter contre le CCVID-19 en 2020 et 2021. Malgré l’évidence d’une responsabilité de B. Johnson dans le fait d’avoir (au minimum) laissé faire ces fêtes et d’y avoir participé lui-même, ne serait qu’à l’insu de son plein gré, ce dernier se refuse de son côté à démissionner, de manière tout aussi résolue qu’un Darmanin de ce côté de la Manche. Ils s’excusent, reconnaissent certes quelque manquement, mais ne démissionnent point.

Dans les deux vieilles démocraties, on se trouve donc rendu au même point. Selon les éléments rassemblés par la presse, les réseaux sociaux, et éventuellement des enquêtes policières ou administratives, un responsable politique ment effrontément, ou,si l’on veut y voir le côté comique, galéje tel un personnage de Pagnol. Les déclarations de notre Ministre de l’Intérieur sur les dizaines de milliers de billets d’entrée contrefaits ne correspondent ainsi visiblement pas à grand chose. Les photos de B. Johnson verre en main dans l’une ou l’autre fête en principe interdite ne sont même pas dénoncées par lui comme des deep fake produites par les services secrets russes. De notre côté, des soutiens de la majorité présidentielle ont été jusqu’à voir dans la situation autour du Stade de France l’intervention de la mafia russe. (C’est Poutine qui a dû bien rire si l’information lui est parvenue.) Les réactions de B. Johnson à toutes les preuves accumulées qu’il était au courant de ces fêtes ont surtout consisté à virer des lampistes, et il semble que, du côté français, on s’oriente dans la même direction.

Il est difficile de ne pas voir dans ces deux situations une évolution très inquiétante pour les deux vieilles démocraties. Certes le mensonge fait partie depuis toujours de la vie politique des États, de la raison d’État, mais, dans les deux cas, on se trouve face à deux personnages qui sont pris, comme on dit en italien, les mains dans le pot de confiture, et, malgré l’évidence de leurs manquements respectifs, ils ne démissionnent pas de leur poste. C’est cet affichage du mensonge – ne serait-ce que parce qu’on n’en tire pas la seule conséquence morale possible, démissionner – qui me parait grave. Comment maintenir ensuite une norme minimale de comportement chez tout un chacun? Mentir suppose de ne pas se faire prendre en train de mentir. C’est une norme de la vie sociale, que les enfants apprennent assez tôt je crois, et la vie politique ne peut guère s’en abstraire. Ou alors on passe vraiment à autre chose… (Et, dans le cadre de la raison d’État, il ne saurait être question d’être pris sur le fait, ou alors il faut assumer ce manquement à la morale au nom d’une valeur politique supérieure, tel un Mussolini assumant le meurtre de Matteoti par ses partisans.)

En même temps, rassurons-nous tout de même : dans les deux pays, le droit reste préservé de dire publiquement que les deux personnages arrangent la vérité à leur manière. C’est déjà cela. Et comme dirait notre bon Président, Emmanuel Macron, qui s’y connait en vie démocratique, ce n’est pas la dictature, pas la Corée du nord tout de même. Juste le triomphe de l’irresponsabilité des deux côtés de la Manche, une belle « Entente cordiale » en somme.

Et, du coup, comment prétendre éduquer la jeunesse après ça? Il ne vaut mieux pas y penser.

PS (en date du 11 juillet 2022) : Lueur d’espoir. Boris Johnson a tout de même fini par démissionner suite à la révolte de près de la moitié de son Cabinet ministériel. Mais il reste pour expédier les affaires courantes jusqu’au choix de son successeur par le Parti conservateur. Il n’est pas complètement certain qu’il soit vraiment parti pour de bon. Visiblement, sa tendance à mentir sur tout et n’importe quoi, y compris à ses plus proches alliés, a fini par le couler.

Jusqu’ici tout va bien…

Voilà, les résultats du premier tour de la présidentielle sont là depuis une semaine. Il n’y a, comme prévu, pas eu de miracle pour la gauche. Jean-Luc Mélenchon a certes fait un bon score, mais cela ne lui a pas suffi pour se qualifier au second tour.

Maintenant, nous voilà donc face au match retour de 2017 : Macron/Le Pen.

D’après les sondages disponibles, l’avantage resterait au sortant. Il faut dire que, du point de vue des soutiens de toute nature (politiques, associatifs, religieux, etc.), les appels au vote en faveur de ce dernier l’emportent de très loin. Ces appels ne convainquent sans doute personne, mais au moins permettent-ils d’objectiver les rapports de force dans la société française. La « société civile » d’extrême-droite reste tout de même singulièrement pauvre (ou discrète?), même si la « société politique » (organisations, médias, influenceurs, etc.) de cette dernière est elle foisonnante.

Cependant, tout cela ne me rassure qu’à moitié. Comme l’a souligné Dominique de Villepin, un événement au sens historique du terme peut encore se produire: si Marine Le Pen était élue ce 24 avril, en dehors des conséquences pour la France et ses habitants, c’est tout l’ordre international d’après 1945 qui vacillerait sur ses bases. Poutine aurait gagné une alliée et serait en mesure de semer la discorde chez l’ennemi.

Les raisons qui me font douter de la victoire d’Emmanuel Macron dimanche prochain sont à la fois liées à sa campagne et au déroulement de son quinquennat.

D’une part, comme à beaucoup d’observateurs, sa campagne me parait affreusement mauvaise. On le retrouve ces derniers jours tel que l’éternité le change. Plus il prétend avoir changé, moins, par expérience, on se trouve porté à le croire. La mise en scène de sa volte-face sur l’écologie constitue l’un des éléments les plus risibles de ce point de vue quand on a suivi les péripéties du quinquennat. Cinq années de greenwashing acharné, une Convention citoyenne humiliée et un soutien sans faille du grand chef des chasseurs à la veille du premier tour pour en arriver à cette ode in extremis à la Nature que Macron veut désormais fêter (comme la Musique). Les interventions de tous les médiocres qu’il a promu depuis 2017 font peine à voir, et surtout à entendre, et donnent furieusement envie d’avoir piscine le 24 avril. Pour ajouter au tableau, au lendemain même du premier tour, Macron n’a rien trouvé mieux que de nier l’existence d’un « front républicain » en 2017. Effectivement, dans sa pratique de gouvernant, Macron a fait pendant cinq (longues) années comme si cela n’avait pas présidé à son élection, fort de sa majorité parlementaire de Playmobils, il n’en a certes fait qu’à sa tête. Il officialise ainsi en 2022 ce qu’on a vu à l’œuvre depuis 2017, mais, sauf à diffuser une vraie fake news pour le coup, c’est bel et bien grâce à la volonté de barrage face à Marine Le Pen de beaucoup d’électeurs (de gauche et de droite) qu’il a été élu en 2017. Bref, pour un électeur de gauche, le seul argument qui justifie que l’on vote pour lui reste « le front républicain », la volonté de faire barrage à Marine Le Pen. Il n’y a de ce côté-là aucun autre argument recevable.

D’autre part, toute l’action de son quinquennat constitue une somme de désastres, grands ou petits, dans toutes les politiques publiques. Éducation, santé, logement, université, recherche, police, grand âge, immigration, travail, environnement, etc., c’est à un florilège de manquements auquel on a assisté, que ce soit en matière de financement ou surtout de stratégie. Il n’y a pas un problème d’intérêt public qu’on puisse dire avoir été (un peu) réglé depuis 2017. Il n’y a guère que la (lente) remontée en gamme de nos forces armées dont on pourrait le créditer (même si l’enlisement de ces dernières au Mali constitue un autre point noir du quinquennat). Surtout, comme l’a montré l’enquête d’une commission sénatoriale sur l’usage des cabinets de conseil, c’est à un évidement de l’État auquel on assiste, à une éviscération, dont le dernier épisode en date n’est autre que le sabordage en règle de notre corps diplomatique, qui vient d’être acté par un décret publié entre les deux tours. La haute fonction publique « à la française » ne sera bientôt plus qu’un pieux souvenir. L’avenir est désormais aux illusionnistes aux bonnes recommandations, à des clones de Macron par milliers. La réélection de Macron acterait de fait le triomphe de la compétence feinte à tous les niveaux. Ou serait-ce plutôt que, pour une partie des électeurs, compte seulement en matière d’action publique le fait de ne pas payer trop d’impôts? C’est certes le seul vrai grand succès d’Emmanuel Macron (suppression de l’ISF, mise en place du PFU sur les revenus du capital mobilier, suppression de la taxe d’habitation, etc.) qui lui a permis de phagocyter au premier tour de cette élection presque tout l’électorat de droite (celui non raciste en tout cas).

Du coup, même si une part de moi-même comprend bien le gain électoral qu’apporte à Emmanuel Macron son positionnement central, une autre part n’arrive pas encore à croire qu’un tel dysfonctionnement de toutes les politiques publiques ne finisse pas par se payer cash au final. De fait, en dépit des sondages, je me demande si un vote venu de l’abstention au premier tour ne va pas lui jouer un bien mauvais tour, et à nous avec. Tous ces gens dont il s’est fait haïr (« Gilets jaunes », « No-vax », etc.) ne vont-ils pas dimanche prochain se ruer vers le vote Le Pen au second tour dans un « Tout sauf Macron » vengeur? Et tous les gens qu’il a blessé, au propre ou au figuré, ne vont-ils pas s’abstenir (ou voter blanc ou nul) et donner ainsi la victoire à Le Pen? Pour ces derniers, personne ne saurait par ailleurs leur faire grief de quelque manière que ce soit de leur choix: nul ne doit être en effet sommé de voter pour son bourreau (et chacun reste seul juge de ses propres souffrances). Si une partie des électeurs, par ailleurs parfaitement démocrates, ne peuvent que s’abstenir au second tour, même face à la menace Le Pen, c’est bien en effet à cause de l’action d’Emmanuel Macron pendant son mandat. Le vote pour Jacques Chirac en 2002, pourtant créateur du RPR, Premier Ministre au moment de l’affaire d’Ouvéa (1988), entouré d’affaires « abracadabrantesques », etc., avait posé moins de dilemme à beaucoup, parce que, malgré tout, la somme de ses manquements à la common decency apparaissait au final moins lourde, moins évidente, moins revendiquée, que celle d’Emmanuel Macron, le petit prince du mensonge ou de la demi-vérité. J’ose cette formule qui pourra paraitre excessive, car j’ai eu le malheur de lire récemment Le Traitre et le Néant des journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme (Paris : Fayard, 2021). Je n’y ai pas appris grand chose, mais cela m’a remis en mémoire à quel point ce quinquennat n’a été qu’une succession de faux-semblants, de demi-vérités, de n’importe quoi du point de vue de la morale la plus élémentaire de la vie publique. Nous aurions été sous la IIIème ou la IVème République (ou chez l’un de nos voisins nordiques actuellement), Macron Président du Conseil aurait été viré du pouvoir cent fois depuis 2017.

En conclusion de ce post, j’ose espérer du coup qu’en cas d’événement, nul commentateur n’aura l’outrecuidance et la mauvaise foi d’en attribuer la responsabilité à un autre qu’à Emmanuel Macron lui-même et à la belle équipe de seconds, troisièmes et quatrièmes couteaux qu’il a soudé derrière lui depuis 2017. L’élection de Marine Le Pen serait le couronnement de toute leur œuvre.

Puisse ce post être sans objet le 25 avril prochain au matin.

P. Charbonnier, Culture écologique

Pendant que l’Ukraine agonise en raison d’une « opération militaire spéciale », pendant que l’on se dirige droit vers la réélection sans gloire à la Présidence de la République du meilleur client français d’un cabinet de (mauvais) conseil (sauf pour lui-même) , pendant que l’on bat des records de chaleur en Antarctique pour un mois de mars, il faut tout de même continuer de penser à l’avenir et à la formation de la jeunesse. Lire et recenser le manuel de Pierre Charbonnier, Culture écologique (Paris : Les Presses de Science Po, 2022) me parait une bonne occasion pour se (re)mettre dans cette optique.

P. Charbonnier est un philosophe qui, visiblement, a adopté en pratique une relation à son propre travail intellectuel semblable à celle d’un Durkheim jadis. Il ne s’agit pas seulement de penser la réalité dans sa tour dorée, mais de servir directement au plus grand bien de la société dans laquelle il vit. Après avoir produit une ambitieuse histoire des idées (Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris : La Découverte, 2020), dont je m’étais permis de faire une recension (quelque peu acide, j’en conviens) sur ce même blog, il propose un manuel voulant porter les bases d’une « culture écologique ». Il s’agit d’une nouvelle forme de manuel mis en place par les Presses de Science Po (Paris) dans une collection nommée « Les Petites Humanités ». J’avais déjà pu apprécier ce format avec le livre de Dominique Cardon, Culture numérique (2019). L’idée est de proposer au lecteur (étudiant) une synthèse aussi précise que percutante sur des fronts nouveaux du savoir (dont bien sûr une institution comme Science Po Paris ne peut se désintéresser). Cela signifie des chapitres courts et très lisibles, illustrés avec mesure, suivis de deux ou trois pages de « A lire, à voir, à écouter », à savoir des références de tous ordres (bibliographies, webographies, filmographies, etc.). Autrement dit, ce sont des manuels qui se veulent de réelles introductions pour permettre ensuite au lecteur d’aller plus loin (et non pas des manuels qui se voudraient exhaustifs sur un sujet et qui chercheraient surtout à épater les collègues).

Pour ce qui concerne le manuel de P. Charbonnier, on trouvera effectivement dans ses 343 pages de quoi se faire une « culture écologique ». Mais, du coup, qu’est-ce donc que cela une « culture écologique »? C’est un ensemble de savoirs et de problématiques qui nous permettent de saisir les rapports entre les sociétés humaines et leur environnement « naturel ». Le mot « naturel » doit ici recevoir de très gros guillemets, car, justement, ce que le livre entend nous apprendre par a+b est qu’il n’y a plus guère de « Nature » (au sens d’un univers bien séparé de l’homme), il n’y a que des interactions entre les processus naturels (physico-chimiques, biologiques, etc. ) et les processus économiques, sociaux, politiques, démographiques, etc.

Cette refonte de notre vision, où les affaires humaines ne doivent plus du tout être séparées de celles de la Nature, est proposée en huit chapitres bien calibrés : La terre, le vivant, la technique, La nature domestiquée, L’invention de la nature, Le capitalisme et ses limites, Les critiques du progrès, Les chemins de l’écologisme, L’économie du changement climatique, La réinvention de la société. Il y a de fait un côté encyclopédique dans le propos, puisque le lecteur passe des considérations très générales sur l’homme comme animal coopératif doué de technique aux projets contemporains de « Green New Deal », en passant par la domestication animale, le capitalisme tel que vu par K. Marx ou K. Polanyi et quelques auteurs visionnaires comme Gandhi ou Rachel Carson. Un étudiant qui lirait et assimilerait tout ce propos n’aurait pas lieu de se plaindre à l’auteur de la marchandise ici vendue pour moins de 20 euros. (La seule vraie faiblesse qu’il m’a été donné de repérer dans le propos concerne le passage dédié à l’« environnementalisme partisan », p. 232-238, en particulier en Occident, où peu de politistes se reconnaitront tant la vision de la naissance de ces partis écolos parait platement fonctionnaliste.)

De fait, P. Charbonnier tient ici la ligne qu’il a défini dans son livre plus théorique d’histoire des idées. Il s’agit, comme l’explique l’introduction, d’ajouter de la nature aux contraintes juridiques et économiques sur leur action que doivent intégrer les futurs décideurs que forme un lieu comme Science Po. Attention toutefois, comme il le dit très explicitement, il ne s’agit pas de plaider pour le « naturalisme » (pour une nature qui imposerait désormais des choix à l’humanité, une sorte de néo-malthusianisme): « Pourtant, il est possible d’entendre autrement la référence à l’écologie. On peut simplement affirmer que le réseau d’interactions et d’obligations qui structure la vie sociale doit être redéfini pour intégrer un meilleur usage de la Terre, plus juste, plus durable, mieux informé. Autrement dit, la référence à la nature n’impose pas nécessairement un carcan à l’action et à l’imagination, comme le craignent les plus réticents à l’écologie politique [allusion au grand contempteur des Amish qui nous gouvernera encore cinq ans de plus? ], elle permet d’interroger à nouveau nos orientations collectives. » (p. 17-18) On retrouve de fait la même idée-force que dans son livre plus théorique: préserver les libertés fondamentales des Modernes et leur sens de la justice sociale dans ce nouveau cadre de l’action humaine (« préservation des libertés fondamentales sous la contrainte écologique », p. 14). Dans la conclusion, il compare même le rôle de cette « culture écologique » pour « intégrer des coordonnées écologiques » dans les choix collectifs avec « la procédure administrative (…) garant de contre l’arbitraire, la corruption ou la force » (p. 326). En quelque sorte, après l’État de droit, il faut aussi l’État écologique, pour inventer une expression qui n’est pas, me semble-t-il, dans l’ouvrage.

Le lecteur de ce blog aura compris que je suis guère opposé à cette idée. Ne suis-je pas enseignant dans un Science Po Grenoble contrôlé selon certains collègues à la lucidité sans pareille par les « islamo-gauchistes intersectionnels queers »? (Attention second degré). Par contre, j’ai cru percevoir dans la conclusion de P. Charbonnier (« Pour une culture écologique », p. 321-332) une bonne dose d’illusions.

Première illusion, la moins grave. Il fait comme s’il suffisait à un futur décideur de savoir tout ce qu’il explique dans l’ouvrage pour se convertir à l’État écologique. Au niveau des (futures) élites, je doute pour le moins du sens de la causalité. Je crois plutôt que ce seront les étudiants déjà orientés vers cette approche que j’appelle d’État écologique qui y trouveront des sources, des justifications. Je doute que cela convertisse qui que ce soit. En passant, je note que cette conversion des convaincus sera d’autant plus facile que le livre de P. Charbonnier m’est apparu comme tout entier orienté vers l’avenir immédiat, vers l’avenir des individus déjà nés au monde. Il ne s’agit plus, comme avec un Hans Jonas à la fin des années 1970 ou du rapport de Club de Rome en 1972, de se préoccuper de nos (hypothétiques) descendants, mais d’agir hic et nunc pour sauver (ou pas) notre propre peau ou éventuellement celle d’autrui. De ce point de vue, le fond de ce manuel marque le moment où les affaires d’écologie deviennent de plein droit des affaires du présent. (On pourrait d’ailleurs se demander s’il ne s’agit pas d’une nouvelle victoire du « présentisme » : l’écologie ne serait plus une perspective d’un avenir de nouveau radieux, mais plus simplement un état du monde à affronter.)

Deuxième illusion: au delà de ce seul manuel destiné à des étudiants type Science Po, P. Charbonnier plaide dans sa conclusion pour une meilleure connaissance de l’écologie, des processus d’interaction homme-nature, à tous les niveaux d’enseignement. Il fait ici comme s’il n’existait pas déjà des cours de biologie, de physique, de chimie, d’histoire ou de géographie, et toutes ces formes de pédagogie qui visent à faire de nos successeurs des personnes mieux informées sur ces points-là. Comme me l’ont dit, il y a déjà quelques années, mes propres étudiants de Science Po Grenoble, ils sont « bassinés » (sic) par tous ces aspects « écologiques » depuis le collège. Et, pour citer mon propre exemple, et parce que P. Charbonnier fait allusion aux flux matériels qui constituent la vie urbaine moderne dont tout un chacun devrait avoir connaissance, je crois bien me souvenir d’avoir été moi-même amené visiter une station d’épuration lors de mes années de collège (soit, hélas, dans les années 1970!). Un auteur allemand de ma génération, Harald Welzer, raconte la même chose dans Selbst Denken (livre paru en 2015 en poche en allemand) pour en tirer la même conclusion : le discours pédagogique sur ces sujets n’a aucun effet grandiose sur le cours du réel. (Pour lui, cela tient à l’« industrialisation profonde » de notre psyché par les processus consuméristes.) Dans les pays les plus développés, il y a donc en fait des lustres que l’éducation scolaire s’efforce de mettre l’accent sur ces sujets. L’« alphabétisation écologique » (p. 331) existe déjà. Cependant, cela ne change pas grand chose dans les comportements d’adultes. De la même manière que l’instruction civique ne fait guère par ailleurs de bons citoyens ou l’initiation à la sécurité routière de bons conducteurs.

Probablement, comme le ferait remarquer tout sociologue, parce que ces comportements d’adultes sont déterminés par bien d’autres choses que l’éducation scolaire. A mon sens de politiste, tout cela n’imprime pas beaucoup dans les pratiques parce qu’il n’existe pas assez de modes d’encadrement de la population adulte qui guident vers cette vision. Nous sommes là face à l’impasse d’une société d’individus, qui ne peuvent plus (ou surtout ne veulent plus?) se raccrocher à un syndicat, une Église, une association d’éducation populaire, un parti, pour guider leur action au jour le jour. Faute de vouloir encore déléguer, il ne leur reste donc plus qu’à s’informer par eux-mêmes, ce qui est en pratique impossible sur tous les sujets d’intérêt commun.

Quoi qu’il en soit, P. Charbonnier avec Culture écologique a produit un bel outil d’initiation pour nos étudiants, et l’on ne peut que lui souhaiter d’être réédité, enrichi et mis à jour, de façon que l’on dise un jour « le Charbonnier » pour désigner l’ouvrage dans la pure tradition des grands manuels issus des cours de Science Po (Paris).

2022: toujours pas de miracle en vue pour la gauche.

Nous sommes début février 2022. La campagne présidentielle se déroule cahin-caha, et la situation parait de plus en plus désastreuse pour la gauche en général.

Dans mon dernier post sur le sujet datant de septembre 2021, j’avais fait allusion à la « primaire populaire » en y voyant une éventuelle voie de sortie qui aurait fait émerger une candidature (presque) commune. Je laissais alors mon jugement en suspens.

Cette dernière a bien eu lieu finalement, in extremis, à la fin du mois de janvier 2022, mais elle aboutit pour l’instant à l’exact inverse de ce qu’elle prétendait faire. à savoir promouvoir le choix d’une candidature commune de la gauche capable de se porter au seuil de qualification pour le second tour (autour de 20% des suffrages, voire seulement 15%, vu l’opération Zemmour en cours sur le flanc droit de l’offre politique).

Comme chacun sait, Christiane Taubira a en effet fini par être la seule candidate d’importance (?) acceptant la règle du jeu posée par les organisateurs, et elle l’a emporté en un tour grâce au mode de scrutin choisi (le « jugement majoritaire »). Résultat : elle se considère désormais vraiment comme candidate à l’élection présidentielle. Or ses premières interventions en tant que candidate investie montrent qu’en fait elle n’a rien travaillé en aval et qu’elle s’est fait prendre au piège de son envie de revenir sur le devant de la scène médiatique. Un bel exemple de « protagonismo », comme disent les Italiens, de ce besoin irrépressible de certains acteurs politiques sur le retour d’exister encore, alors que leur temps est passé et que l’on sait bien d’expérience que ces personnes n’apportent rien à la vie politique d’autre que leur envie d’avoir encore une fois leur heure de gloire médiatique. Quelques absences de plus, et quelques personnes malintentionnés pour rappeler son passé politique pour le moins sinueux, sans compter son caractère peu amène en réalité, et la mascarade sera vite finie.

Comment en est-on arrivé là? Tout d’abord, il y a l’erreur de stratégie de la candidate investie par le Parti socialiste, Anne Hidalgo. Dans un premier coup de théâtre, après avoir dit le contraire, elle accepte de participer au processus proposé par les initiateurs de la « primaire populaire », elle lui offre donc un début de légitimité. Dans un second temps, voyant que même le candidat investi par la « primaire écologiste », qu’elle pouvait raisonnablement avoir l’espoir de battre, Yannick Jadot, refuse de se plier à l’exercice (pour ne pas parler de celui de l’Union populaire, Jean-Luc Mélenchon ou du PCF, Fabien Roussel), elle fait machine arrière toute, en voyant en plus l’apparition dans ce jeu-là de Christiane Taubira. Les organisateurs de la « primaire populaire » face à ces refus, qui montraient que même le regroupement du PS, de ses anciens et nouveaux satellite partisans (PRG, Nouvelle Donne, etc.) et des divers partis écologistes, était impossible, auraient pu déclarer forfait. Ils ont décidé d’aller jusqu’au bout, en inscrivant d’office, pour faire semblant de rassembler, dans les possibilités de vote Jadot, Hidalgo et Mélenchon, tout en signalant bien que ces derniers avaient refusé de participer. Un éminent juriste lié au PS a souligné juste avant le vote de la « primaire populaire » que, selon lui, la procédure proposée revenait à organiser un sondage sans en respecter les normes légales. Le PS n’a pas été plus loin et n’a pas souhaité faire donner l’artillerie légale pour essayer de tout bloquer. Selon le journal Libération, Fabien Roussel a été exclu parce qu’il n’avait pas reçu assez de parrainages dans le processus préalable au vote proprement dit. Il n’était pas du côté masculin parmi les cinq mieux parrainés. Cette circonstance qui m’avait échappé souligne que tous les électeurs possibles de gauche ne se sont pas reconnus dans cette « primaire populaire », en tout cas pas ceux proches du candidat du PCF, pour ne pas parler des électeurs séduits par nos trois trotkystes en lice.

Comme le temps manquait désormais, nous étions tout de même fin janvier 2022, le vote, exclusivement en ligne, de la « primaire populaire », rassemblant tout de même quelques centaines de milliers de braves gens, n’a été précédé d’aucun vrai débat entre les candidats retenus (le plus fort dans l’affaire est que la favorite Christiane Taubira s’est fait remplacer pour le seul débat organisé entre les quatre candidats ayant accepté la procédure), l’effet escompté de mobilisation de l’attention des médias sur les propositions des candidats a donc été complètement raté. Et, à la fin, « la gauche » (avec des gros guillemets tant la revendication de représenter tout ce camp en est devenu peu assurée) se retrouve avec une candidate de plus: la dame Taubira, dont le caractère présidentiable m’échappe un peu. Qu’a-t-elle fait d’important depuis 2017 pour le « peuple de gauche »? Exister? Évidemment, Anne Hidalgo tient perinde ac cadaver à rester candidate, n’étant pas prête à jouer les Montebourg elle aussi, et à retourner en plus à sa gestion de la capitale. Du coup, elle se réclame dans le journal Libération, dont la une la montrant sur un fond rouge sang restera dans les annales, d’une légitimité naturelle, en quelque sorte historique. Ne représente-t-elle pas le parti dominant de la gauche depuis les années 1970? Il se murmure que François Hollande et son dernier Premier Ministre, Bernard Cazeneuve, viendraient sous peu à son secours.

Le niveau d’incompréhension qu’elle affiche face à sa situation confine au tragique-comique. Elle est désormais à moins de 5% des intentions de vote dans tous les sondages disponibles. Les données de sondages collectées par notre collègue Emiliano Grossman sont sans appel : une moyenne de presque 6% des intentions de vote début octobre 2021 pour la candidate du PS, et, en ce début février 2022, moins de 3%. L’actuelle maire de Paris ne comprend visiblement rien à ce qui lui arrive. C’est pourtant simple : Hollande. Elle aurait dû le comprendre dès le départ de sa campagne aux réactions outrées suscitées par sa promesse de « doubler le salaire des enseignants ». Personne n’y a cru, et surtout pas les premiers intéressés. Sa participation houleuse à la grande manifestation des enseignants de ce mois de janvier2022 pour protester contre l’ « Ibiza-blanquérisme » aurait dû l’éclairer encore plus. Les électeurs traditionnels de la gauche, y compris sa frange la moins radicale (les enseignants), se sont sentis trahis par les (basses) œuvres du dit Hollande. Ils n’ont pas oublié, et ils ne sont prêts d’oublier. La marque PS est donc aussi grillée que celle de celle de la SFIO en son temps. (Remarque bien sûr bien désolante: il a fallu aller de 1956-58 à 1981 pour que les socialistes français reviennent aux affaires.)

Mais, au sein du PS, ils n’ont visiblement pas compris que le quinquennat Hollande les a tués. Ils ne comprennent décidément pas que les choix économiques et sociaux de ce quinquennat 2012-2017 sont à la source de tous leurs déboires actuels. C’est amusant de voir certains d’entre eux, dont Anne Hidalgo elle-même à demi-mot dans un oral de rattrapage organisé par Médiapart, admettre que le PS n’a pas assez travaillé entre 2017 et 2021. Ce n’est pas de travail proprement dit qu’il aurait dû être question, ce ne sont pas les propositions en terme de politiques publiques qui manquent, mais de reformulation complète de l’histoire du « hollandisme » au pouvoir, d’affirmation d’une ligne politique de rupture radicale avec ce passé-là. Il aurait fallu rompre radicalement avec François Hollande et tout ce qui l’entourait dont bien sûr le fait d’avoir engendré un Emmanuel Macron et quelques autres personnages dont l’histoire de France se serait fort bien passé (C. Castaner, JL. Guérini, O. Dussopt, M. Schiappa, etc.). Or le dit Hollande et ce qui lui reste de proches semblent bien vouloir revenir mettre leur grain de sel dans la candidature Hidalgo. La pauvresse, serait-on tenté de dire tant on finit par plaindre la toujours candidate du PS.

De fait, d’un point de vue plus comparatif, en Europe, tous les partis socialistes et sociaux-démocrates qui ont trahi depuis les années 1990 leurs bases électorales historiques (le « petit salariat » pour simplifier) en mettant en place, ou en laissant mettre en place dans le cadre d’une coalition gouvernementale, des politiques économiques et sociales d’inspiration néo-libérale, des chocs d’austérité expansive, finissent par le payer très cher électoralement. On peut penser aux naufrages sans retour à ce jour des partis socialistes en Pologne, en Hongrie, en Grèce, voire aux Pays-Bas. Inversement, lorsque les dirigeants d’un parti socialiste ou social-démocrate comprennent à temps, non souvent sans des fortes batailles internes pour le leadership, qu’il faut revenir aux fondamentaux de l’offre politique socialiste (comme l’ont fait non sans mal, ceux du SPD en Allemagne ces dernières années, rompant avec le très néo-libéral et très poutinien G. Schröder, ou ceux du PSOE en Espagne) sans verser toutefois dans la radicalité et la complexité (en gros, en n’oubliant pas de promouvoir d’abord la hausse du salaire minimum et la hausse des retraites par exemple) ou ont compris qu’il ne faut jamais les quitter (comme le PSD en Roumanie), il peut rebondir nettement, ou tout au moins se maintenir dans le jeu. En 2012, le PS était dans cette situation. Le « peuple de gauche », fervent lecteur d’Indignez-vous de S. Hessel, avait voté cette année-là pour ce retour aux bases du socialisme après les cinq années de « sarkozysme ». C’est bien toute l’importance du discours de février 2012 de François Hollande (« Mon ennemi, c’est la finance. ») qui promettait ce retour aux bases de l’offre politique du socialisme. Or, à moins d’être membre du dernier carré des « hollandistes », le PS au pouvoir a fait exactement le contraire sur ce plan-là de ce que le cœur de son électorat populaire, et pas seulement d’ailleurs, attendait. Plus le quinquennat avançait, plus cela devenait évident, et plus les défaites électorales du PS s’enchainaient avec une belle régularité On finit tout de même la mascarade du hollandisme au pouvoir sur la « loi El Khomry » et la « loi Macron ». Et, à la fin, courageux mais pas téméraire, François Hollande n’a même pas jugé bon de se représenter au jugement du bon peuple de France – ce qui aurait pourtant soldé la facture en quelque sorte. (Un Hollande à 5% des suffrages au premier tour des présidentielles de 2017 aurait bien clarifié les choses.)

Malheureusement, pour le PS et la gauche en général, les dirigeants actuels du PS n’ont pas su tirer les leçons de cette situation. Certes, ils ont fait par toute une série de documents l’inventaire des années Hollande (ce qui a irrité bien sûr le dit personnage et ses proches), mais ils n’ont pas su marquer le coup en se débarrassant de lui radicalement (comme l’a fait par exemple le Labour britannique avec Tony Blair en raison de son rôle dans la légitimation de seconde Guerre du Golfe en 2003). Pas physiquement bien sûr, mais politiquement.

En effet, de deux choses l’une.

Soit François Hollande était fondamentalement d’accord avec la politique économique et sociale inspirée par son secrétaire général adjoint à l’économie à l’Élysée, alias Emmanuel Macron, et, dans ce cas-là, un parti socialiste en quête de reconquête électorale de l’électorat populaire ne doit rien avoir à faire avec cela. Il faut exclure cette personne et ses proches du Parti socialiste. Tout leur mettre sur le dos, changer de nom, interdire à tout ministre du dit Hollande de représenter le parti ou la gauche plus généralement (coucou dame Taubira, très loyale Ministre du brave homme), et repartir de l’avant en oubliant ce désastre. (En réalité, avec le départ de Benoit Hamon, pour créer Génération(s), l’inverse exact s’est passé. Les « hollandistes » sont restés pour pourrir la barque déjà bien vermoulue, et F. Hollande reste « socialiste ».) Il est vrai que dans le cadre de la Vème République, il était difficile aux nouveaux dirigeants du PS de dire que, parmi les deux Présidents élus par le PS depuis 1962, les deux étaient en réalité de droite dans leurs convictions profondes, et que le dernier en date était vraisemblablement le plus à droite des deux. (Mitterrand était sans doute philosophiquement de droite, mais il savait au moins que le pays avait besoin de mesures de gauche.) Cela ne fait pas un récit très glorieux. De ce point de vue, le PS français souffre désormais de ces anciens leaders bien peu reluisants, surtout celui qui n’est pas encore mort et enterré. Enfin, il leur restera toujours Jaurès et Blum… en attendant que Jospin soit mort pour pouvoir le célébrer lui aussi.

Soit François Hollande s’est fait vraiment couillonner dans les grandes largeurs par Emmanuel Macron, comme Hollande lui-même aurait tendance à le dire, mais là c’est presque pire. En effet, quel est ce parti de gouvernement où un ennemi idéologique (car il ne fait guère de doute désormais que le dit Macron, s’il a des convictions, a gardé et développé celles de son milieu d’origine) monte au plus haut du pouvoir d’État lorsque ce parti le détient en principe? Plus généralement, quel est ce parti dit « socialiste » qui engendre de fait par scission d’une partie de son aile droite un parti aussi « (néo-)libéral » que LREM? Pour l’instant, le PS en tant qu’organisation n’a eu aucun réflexion sur ce développement, et ne semble guère avoir pris la mesure de l’impact que cette filiation PS-LREM peut avoir sur l’électorat de gauche. (Il se trouve que le Parti démocrate (PD) italien a connu un phénomène assez similaire. Matteo Renzi a réussi à s’emparer de la direction du PD, puis de la tête du gouvernement, en écartant le groupe dirigeant de centre-gauche. Heureusement pour le PD, la réforme constitutionnelle très à droite visant à pouvoir faire passer en force toutes les réformes néo-libérales possibles et imaginables, que le dit Renzi avait fait voter par le Parlement élu en 2013, a été très largement refusée par les électeurs italiens fin 2016, provoquant la chute du gouvernement Renzi et le retour à une direction de centre-gauche à la tête du PD. Finalement, après quelques années de flottement, le dit Renzi a quitté le PD en 2020 avec ce qu’il faut bien appeler ses obligés (les députés et sénateurs qu’il avait fait élire en 2018 en les plaçant sur les listes du PD) . Il a créé ses propres groupes parlementaires à la Chambre et au Sénat, et son propre petit parti centriste, très très centriste, sans aucun attrait sur l’électorat italien d’ailleurs. Le PD se repositionne depuis lors au centre-gauche, il est certes très très loin d’être à gauche, mais, au moins, n’est-il plus dirigé par un homme dont tout porte à croire qu’il a toujours été un homme de droite. )

Au final, cette situation lié au quinquennat Hollande est tragique pour toute la gauche. Car, clairement, le parti qui occupait le centre-gauche depuis les années 1970 est électoralement mort, au moins à l’échelle nationale. Les actuels dirigeants du PS ont cru ne pas l’être en regardant les résultats des municipales, départementales et régionales de 2020 et de 2021. Ils auraient tout de même pu regarder le score d’une ancienne ministre de F. Hollande dans la région Auvergne Rhône-Alpes. Cela ne laissait présager rien de bon. La plus-value auprès des électeurs apportée par le fait d’avoir été Ministre sous Hollande semble bien faible.

Cette situation de carence de l’offre au centre-gauche est d’autant plus tragique que le « peuple de gauche » aurait encore plus qu’en 2012 quelques revendications à faire valoir. Il ne se passe en effet pas un jour sans qu’on entende parler d’un secteur de l’action publique en souffrance (éducation, justice, santé, logement, etc.) et sans qu’on se dise que tout cela correspond(ait) à des aspirations en général assumées par la gauche de gouvernement (et par la droite républicaine quand elle n’était pas encore devenue « décomplexée »). Tout le bilan des politiques publiques pendant le quinquennat Macron, qui a déjà été et va être publicisé par diverses instances (privées ou publiques) à l’occasion de cette présidentielle 2022 va montrer que tout ce qui était pris en charge par la gauche de gouvernement depuis un siècle a souffert. Les macronistes vont se défendre bien sûr, en soulignant les quelques avancées qu’ils mettent toujours en avant (ah oui, le dédoublement des classes de CP dans les écoles aux publics difficiles, le reste à charge zéro pour les appareils auditifs et les lunettes…). Mais il sera difficile d’y croire, l’arbre ne fait pas la forêt. Plus les divers spécialistes sectoriels font les bilans pour leur secteur, plus le désastre d’ensemble pour les politiques publiques apparait. Pour ne prendre qu’un seul exemple, les macronistes, pourtant des libéraux en économie, n’ont même pas été capables de légaliser l’usage du cannabis (avec THC), malgré un rapport en ce sens d’un de leurs propres députés, et font tout pour saboter l’émergence en France d’un marché légal du CBD (le cannabis sans THC) pourtant avalisé par un jugement européen, alors même que cette légalisation du cannabis (avec THC) aurait pu correspondre à une désescalade dans les relations entre une partie de la population et la police, à la création d’un marché nouveau, à une aide bienvenue à un secteur de l’agriculture française, et surtout à l’idéologie libérale professée en 2017 (et mise en œuvre par ailleurs avec la foi du charbonnier). Ou encore pensons au refus obstiné de donner accès au RSA à tous les jeunes le nécessitant au profit d’usines à gaz bureaucratiques censées atteindre le même but. Ou à la catastrophe depuis 2017 en matière d’offre immobilière (y compris par les promoteurs privés). Ou au sous-financement des Universités face à la hausse du nombre d’étudiants (dans toutes les filières [par ex. droit, médecine, gestion], pas seulement celles menant aux bien connues licences, masters et doctorats en « islamo-gauchisme intersectionnel ») . Ou aux EPHAD qu’il s’agit surtout de ne pas trop surveiller. Bref.

Bien sûr, au delà d’une Hidalgo touchée coulée et d’une Taubira qui va devoir sérieusement bosser ses dossiers pour ne pas connaître le même sort, il reste trois autres candidats à gauche (en excluant les trois trotskystes). Roussel, Jadot, Mélenchon. Le candidat issu de la « primaire écologiste » baisse lui aussi nettement (de plus de 8% en octobre 2021 à moins de 5% début février 2022). Inversement, Roussel augmente un peu (de 2 à 3%). Mélenchon lui oscille autour de 10%. On marquera que les deux qui se maintiennent ou progressent se trouvent être les plus traditionnellement à gauche. De fait, il reste encore l’hypothèse d’un décollage plus franc de Mélenchon, le « trou de souris » comme il le dit lui-même. On serait alors dans la situation qu’a connu la Grèce en 2012-2015 quand à l’écroulement du PASOK a fait pièce la percée de SYRIZA. Vu les incertitudes sur le flanc droit de la compétition(Pécresse/Zemmour/Le Pen), ce n’est bien sûr pas totalement impossible de voir Mélenchon se qualifier au second tour, qu’il l’emporte à ce second tour est encore une autre paire de manche. Ce serait en effet vraiment une première dans toute l’histoire politique de la France qu’une majorité de gauche gagne avec un leadership issu de son aile gauche. Ce ne fut pas le cas en 1936 (Blum), en 1956 (Mollet), en 1981 (Mitterrand), en 1988 (Mitterrand), en 1997(Jospin), ou en 2012 (Hollande). Ou alors il faudrait (re-)découvrir d’ici le 10 avril 2022 que Mélenchon n’est dans le fond qu’un social-démocrate un peu bourru. (En vérité, vu sa longue carrière au sein du PS, c’est bien le cas, mais les deux sont valables : social-démocrate et bourru.)

Le candidat des écologistes (Jadot) pourrait incarner ce leadership de gauche plus centriste, mais encore aurait-il fallu que cela soit acté depuis des mois par un ralliement de toutes les forces issues du PS (sauf bien sûr Hollande et consorts si l’on suit mon raisonnement). C’est vraiment bien tard pour une telle opération.

L’enjeu à ce stade commence du coup à être tout autre : que va-t-il rester de toute la gauche, écologistes compris, aux législatives? Pas grand chose à mon avis. Les députés survivants vont être très rares. On peut comprendre du coup la stratégie du PCF d’essayer d’exister lors de cette campagne. Il faut sauver les derniers députés du parti de Maurice Thorez, et le camarade Roussel semble mener ce combat-là non sans une certaine efficacité.

Bref, à part un miracle... les cinq prochaines années seront encore celles de l’opposition pour la gauche. Et là, il va bien falloir une vraie remise à plat. Or, vu les projets des deux candidats les plus susceptibles d’être élus ou réélus à ce stade, Macron ou Pécresse, il va y avoir du sport, car toutes les difficultés que les spécialistes décrivent du côté des politiques publiques ne vont pas disparaître le lendemain de l’élection, et nos deux vainqueurs probables n’ont aucune idée un peu crédible pour redresser la trajectoire, bien au contraire. De larges secteurs de la société française vont avoir de quoi se mobiliser.

Ah, mais homme de peu de foi que je suis, pour nous éviter ce long chemin de croix, ô Sainte Taubira, patronne des causes désespérées, sauvez-nous! Dites-nous un psaume, un poème, un discours, de vous, ô génie de notre belle langue, et notre peuple, votre peuple désormais, se lèvera en ce 10 avril, et l’espoir des jours heureux renaitra! Amen.

Post-scriptum (en date du 9/2/22): les intentions de vote de dame Hidalgo et de dame Taubira plongent plus vite que je n’arrive à mettre à jour mes propos. Par exemple, dame Hidalgo aux derniers pointages du Conseil constitutionnel dispose de ses 500 parrainages et plus, et dame Taubira n’en a que moins de 40. C’est là une extraordinaire illustration de la force maintenue du PS parmi les élus locaux et de son image désastreuse auprès des électeurs. A confirmer bien sûr le 10 avril. Mais vraiment là remonter de presque plus rien à quelque chose, cela serait là pour le coup une vraie « remontada », n’est-ce pas Arnaud?

Erratum (en date du 11/2/22) : J’avais mis dans une première version de ce post que l’on ne savait pas pourquoi F. Roussel n’était pas dans la liste des candidats-malgré-eux (comme Jadot, Hidalgo et Mélenchon). Selon Libération, il n’a pas reçu des parrainages en nombre suffisant pour être proposé. Il n’y a donc rien d’obscur là-dedans, mais cela constitue plutôt un indice intéressant des électeurs qui ont été intéressés par cette démarche. Pas les partisans de Roussel et/ou du PCF tel qu’il l’incarne en tout cas. L’évolution et les bons résultats dans les sondages de la ligne « 100% terroir, diesel et nucléaire » de Fabien Roussel constitue le reflet inverse de cette non-qualification.