La situation actuelle de la France m’évoque le couverture d’un vieil album du groupe Supertramp, paru en 1975, qui avait ce titre « Crisis? What crisis?’, où l’on voyait un personnage prenant le soleil sur un transat devant un paysage de cheminées fumantes.
Nous en sommes à peu près là. Macron et ses partisans nient farouchement qu’il y ait une crise démocratique en France. Leur aveuglement proclamé fait lui-même partie de la crise démocratique.
Qu’est-ce qu’on peut entendre par ‘crise démocratique’? Le point essentiel est la rupture entre l’opinion majoritaire de la population et les gouvernants de l’heure. Ces derniers ont en effet tout fait en poussant leur réforme des retraites pour ne pas écouter la volonté majoritaire de la population.
Ils ont en effet totalement négligé les sondages d’opinion. Ces derniers indiquent pourtant avec une constance remarquable qu’une nette majorité des actifs actuels ne veulent pas du tout de la réforme des retraites proposée. On n’a pas noté assez à mon sens la nouveauté que cette indifférence aux sondages constitue. En effet, depuis qu’ils ont été inventés, à la fin des années 1930, les sondages d’opinion étaient justement utilisés par les exécutifs pour mesurer la concordance entre leurs décisions et les aspirations populaires. La montée en puissance des sondages a correspondu d’ailleurs largement à un affaiblissement du lien entre le pouvoir et la population, via des partis d’intégration sociale ou via des organisations de la société civile (syndicats, religions, associations, etc.) L’argument sort parfois que les gouvernants doivent pouvoir décider contre l’opinion publique telle qu’objectivée par les sondages, et l’on cite souvent l’exemple de l’abolition de la peine de mort lors du premier mandat de François Mitterrand. Cet argument m’a toujours paru un peu spécieux, dans la mesure où une telle décision correspondait à un mouvement large d’opinion préalable. Il restait certes minoritaire en 1981, mais il était largement porté par une partie au moins du monde politique et associatif. Je n’ai pas l’impression d’avoir observé dans la population française dans les années 2020 un vaste mouvement de promotion de l’augmentation de l’âge de la retraite, bien au contraire. Cette demande est restée au mieux limité à un cercle restreint d’économistes et de politiciens, et si elle a trouvé un écho dans la population générale, c’est surtout parmi les personnes déjà retraitées, inquiètes d’assurer le versement régulier de leur propre retraite quitte à en priver les suivants.
Emmanuel Macron affirme, niant ces sondages, que les électeurs ont de fait validé la réforme des retraites en le mettant en tête au premier tour et en l’élisant au second. En réalité, tout au moins pour les électeurs du second tour, bien des gens se sont résignés à voter pour lui en dépit même de cette réforme. C’était là une bonne raison de ne pas voter pour lui. On peut tourner et retourner les données dans tous les sens, on arrivera jamais à une autre conclusion : Emmanuel Macron a été réélu en 2022 parce qu’il affrontait Marine Le Pen au second tour.
On pourra toujours dire que les sondages mesurent en réalité une demande de faible consistance et que, dès le départ, ils indiquent que les Français étaient résignés à cette réforme de plus. C’est de fait le rôle des manifestations et des grèves de montrer la profondeur du mécontentement. L’intersyndicale a parfaitement réussi cette démonstration depuis le 31 janvier, sans provoquer en plus jusqu’ici un choc en retour dans l’opinion publique lié aux désagréments impliqués par les grèves. Tous les spécialistes du monde du travail (sociologues, économistes, politistes, etc.) ont eu aussi l’occasion d’expliquer enfin dans les grands médias ce qui n’allait pas dans ce dernier et ce qui motivait au fond le refus d’un allongement de la durée de la vie active. Le pire est que le gouvernement lui-même a fini par se rendre à ces constats-là en promettant ensuite une loi sur le travail, censée répondre à ces failles béantes.
De manière nouvelle par rapport aux réformes précédentes sur le même sujet, les gouvernants se sont en plus fait prendre les mains dans le pot de confiture en train de mentir effrontément sur une prétendue ‘pension minimale à 1200 euros’. Cette promesse présente dans les tracts d’Emmanuel Macron pour sa réélection (en fait ‘à 1100 euros’ et 65 ans d’âge de départ dans les tracts) avait visiblement été inscrite sans réfléchir aux conséquences financières de cette dernière ainsi formulée, prêtant à confusion, d’où ensuite un rétropédalage tout en technique dans la réforme elle-même, qui a fini par être bien repéré par tous ceux qui ont pu étudier le sujet en détail. Le sort des femmes et des trimestres pour maternité s’est avéré aussi pour le moins critiquable. La suppression de certains régimes spéciaux et pas d’autres reste inexpliquée. Rarement, une réforme aura donc été aussi mal défendue du point de vue de l’argumentaire.
Ensuite, au lieu de saisir au bond tous les moyens de tenir compte de cette opposition des premiers concernés (qui représentent tout de même ceux qui font que tout fonctionne au jour le jour) en abandonnant en douceur cette réforme, et d’acter le caractère pour le moins foireux de leur propre argumentation, les gouvernants de l’heure ont décidé d’user de tous les moyens institutionnels pour aller jusqu’au bout. L’usage du 49.3 est bien sûr constitutionnel, mais il constitue un dévoiement de l’esprit premier de la Constitution de 1958. Cette dernière supposait certes que le pouvoir exécutif devrait pouvoir s’imposer à l’avenir contre des parlementaires incapables de dégager l’intérêt général, mais aussi que ce pouvoir exécutif était ainsi en accord avec la volonté populaire majoritaire. C’est ce qu’on peut appeler l’esprit plébiscitaire de la Cinquième République. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avec Emmanuel Macron on se trouve à mille lieux de cet esprit. Comme son électorat fidèle ne constitue qu’une part très minoritaire de la population, et comme les organisations partisanes qui le soutiennent (Renaissance, Horizons, Agir, Modem), sont loin d’être des mouvements de masse et correspondent plus en réalité à des syndicats d’élus locaux (et encore… cela n’est pas si vrai pour Renaissance), il y a là une dérive complète du modèle initial. D’un point de vue comparatif, en Europe, il y a d’autres dirigeants ou partis qui se trouvent dans une situation proche : le PiS en Pologne, Erdogan et l’AKP en Turquie, R. Sunak et les Conservateurs britanniques, Orban et le Fidesz en Hongrie. Or, en fait, ces dirigeants ou partis, qui gouvernent d’une main de fer leur pays grâce à leur nette majorité parlementaire (acquise souvent grâce à un scrutin majoritaire), disposent en réalité d’une base sociale et partisane bien plus large, bien plus solide, que la « macronie ». Ils disposent même parfois d’alliés partisans eux-mêmes bien implantés (comme l’extrême-droite turque pour Erdogan). A l’inverse, difficile d’oublier que la « macronie » est totalement incapable d’organiser la moindre manifestation de masse dans l’espace public pour acclamer le cher leader. La « macronie » n’existe donc que par les postes électifs qu’elle occupe et par son poids dans les médias et sur les réseaux sociaux. C’est peut-être la chienlit, mais où sont donc les manifestants « ‘marcheurs » qui envahissent les Champs-Élysées pour demander en hurlant « Macron, Macron, Macron! » qu’on y mette fin?
Pour ne rien arranger, les gouvernants de l’heure s’appuient massivement sur l’intervention policière pour étouffer les protestations. Avec tout ce que cela comporte de dérives, pour rester poli, et surtout de dépendance du pouvoir en place à l’égard des forces de l’ordre. J’ai pu parler dans un post d’il y a quelques années de « prétorianisation du régime ». Cela se confirme une nouvelle fois. Le Ministre de l’Intérieur est vraiment aux petits soins pour les forces de l’ordre et leurs syndicats, et, comme par une heureuse harmonie préétablie entre eux et lui, il tient exactement le discours martial que la plupart des policiers et gendarmes ont envie d’entendre sur les Droits de l’Homme et autres fadaises.
A cette situation intérieure, déjà peu brillante, s’ajoute, tel un feu d’artifice, la récente visite d’Emmanuel Macron en Chine populaire. Le moins l’on puisse dire, c’est que, visiblement, notre Président n’a aucune appétence pour la promotion de la démocratie ou des Droits de l’Homme. Il a adopté une vision purement business des relations avec la Chine populaire. Cette dernière, par la voie de ses représentants officiels, se félicite hautement de cette attitude. C’est sans doute en plein accord avec la vision de notre propre « classe affaires » que Macron a agi ainsi, mais c’est pour le moins irresponsable vis-à-vis du sort de la démocratie taïwanaise, et des démocraties en général. Comment ne pas voir que la Chine populaire de Xi Jinping est redevenue un régime totalitaire? Il n’y a absolument rien à en attendre.
Bref, il y a en France une vraie crise démocratique. Elle a des causes lointaines (l’hyperprésidentialisme, la décentralisation ratée, l’affaiblissement des grands partis de gouvernement, la mauvaise insertion de la France dans la division internationale du travail, l’incapacité à bien gérer la relation à l’ensemble européen, etc). Elle a une cause immédiate : un Président qui se croit démocrate, à l’écoute, bienveillant, etc. mais qui ne l’est aucunement au fond. C’est un cas de figure, si j’ose dire, non prévu par les constituants de 1958 et encore moins par le Général de Gaulle en 1962 quand il impose l’élection au suffrage universel, un Président régulièrement élu certes, mais qui est incapable de se sentir lié, voire même intéressé, par l’opinion majoritaire du peuple français.
Comment peut-on en sortir? Difficilement.
Une dissolution de l’Assemblée nationale laminerait sans doute la macronie. Ses survivants pourraient cependant encore faire alliance avec les LR pour former au moins une majorité relative. Il faudrait toutefois que Macron accepte d’avoir un Premier Ministre ayant un poids politique indépendant de lui et de se mettre en quelque sorte en retrait de la gestion quotidienne du pays.
S’il change de Premier Ministre sans dissoudre l’Assemblée nationale, sauf à prendre un autre ectoplasme façon Castex ou Borne, ce dernier, s’il dispose d’un peu d’autorité politique préalable, risque rapidement d’être plus apprécié que lui. Pas très difficile à ce stade.
Dans les deux cas, nous entrerions donc dans une situation inédite : un Président de la République déconsidéré qui aura encore des années à faire avant de céder la place et qui est absolument incapable de changer.
Par ailleurs, dans les conditions actuelles, la très improbable démission d’Emmanuel Macron amènerait presque à coup sûr Marine Le Pen à l’Élysée. Il vaut mieux ne pas tester la validité de cette prédiction de ma part.
Quoi qu’il en soit, pour la suite de son mandat, que la réforme des retraites soit validée ou non par le Conseil constitutionnel, et elle le sera sans doute, Emmanuel Macron n’arrivera pas à rétablir le lien avec une majorité de Français. Trop d’hypocrisie tue l’hypocrisie. Nous allons donc continuer à nous trainer dans cette crise démocratique, bien réelle n’en déplaise à la « macronie ». Elle était pourtant si prévisible. Qui aurait pu prévoir qu’en élisant en 2017 un jeune énarque et banquier, jamais élu par quelque électeur ordinaire que ce soit, ayant poussé son mentor sous le bus pour prendre sa place, on en arrive là? A un Président de la République n’écoutant que lui-même dont on se demande chaque jour avec angoisse quelle offense à l’esprit démocratique de ce pays il va encore commettre, et le tout au nom de la République bien sûr.
Sale époque. Et, en plus, il n’y a même plus la musique de Supertramp pour la faire passer.