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Laurent Davezies, La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale.

Le nouveau livre de l’économiste et géographe Laurent Davezies (La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, Paris : Seuil, 2012) réussit le rare exploit d’être à la fois court et quelque peu redondant. Bien qu’il ne fasse qu’un peu plus de 100 pages, le lecteur même le plus inattentif aura compris l’argument assez vite. Un journaliste m’a expliqué qu’un lecteur ordinaire ne peut comprendre dans un texte qu’une idée générale à la fois. Il semble bien que Laurent Davezies applique « à l’insu de son plein gré » cette méthode dans son livre.

Il nous explique en effet en long, en large et en travers que les conséquences territoriales de la crise économique en cours risquent d’être fort différenciées selon les territoires de la France métropolitaine. J’utilise à dessein l’expression de France métropolitaine, parce qu’à aucun moment, l’auteur, géographe pourtant, ne l’utilise, et l’on verra qu’en fait, c’est une véritable honte de sa part, en raison même de la teneur de sa démonstration.

La thèse générale de L. Davezies est qu’au vu des statistiques (officielles) disponibles (emploi, production industrielle, démographie, etc.), il est possible de construire une division des territoires métropolitains en quatre grandes catégories, selon une double opposition : relation au marché/relation à l’Etat (social); dynamisme/régression.

Il y aurait ainsi une France (métropolitaine) « marchande dynamique »  vivant de ses connexions positives aux grands développement en cours dans le marché mondial. Il s’agit de « la France qui gagne » des grandes métropoles (Paris et la plupart des très grandes villes du pays). La partie la plus éduquée de la population s’y concentre, et c’est là que se matérialisent sur un espace géographique réduit les gains d’agglomération et les opportunités de toute nature. En somme, Fier d’être lyonnais! Il y aurait à l’inverse une France « marchande en difficulté » subissant de plein fouet ces mêmes développements du marché mondial : celle-ci correspond essentiellement à la France des villes moyennes du nord-est du pays, aux habitants en moyenne faiblement éduqués, tentés en plus par le vote FN. Là où la grande et belle industrie de nos aïeux et même encore de nos grands-parents s’était localisée au XIXe siècle, ou éventuellement s’était délocalisée après 1945, c’est là, avec la présente crise, que s’opèrera dans les années à venir la débâcle finale. Celle-ci fait suite à un déclin engagé au début des années 1980, qui continue imperturbablement au fil des décennies et que la présente crise engagée en 2008 ne fait que compléter.  Ainsi, un jour prochain (2020? 2025?), si je puis me permettre d’anticiper quelque peu, PSA fermera sa dernière usine du côté de Mulhouse… comme, jadis, les usines textiles et les mines fermèrent dans le Nord. Vae victis.  Il y a ensuite la France « non marchande en difficulté », désormais dépeuplée, guère reliée directement aux soubresauts du marché mondial, puisqu’elle vit essentiellement d’emplois publics (résiduels), de (petites) retraites paysannes, commerçantes, artisanales et ouvrières, et de quelques résidus d’activités économiques privés : cela, globalement, recouvre la célèbre « diagonale du vide » (nord-est/sud-ouest). La France précédente  risque bien de ressembler à cette dernière à terme. Enfin, il y a une France « non marchande dynamique », essentiellement localisée vers l’ouest et le sud-ouest, mais aussi au sud-est, du pays. Elle a réussi à concilier depuis les années 1980 une faible insertion dans les soubresauts du marché mondial et un étonnant dynamisme économique et démographique : pour caricaturer (à peine) le propos, c’est la France qui vit à la fois de la manne publique et des bonnes retraites des ex-cadres du reste de la France, venus s’y installer pour bénéficier du bon air de l’Atlantique – ou, aussi du bon air de la Méditerranée.

L. Davezies s’inquiète, non sans raison évidemment, du fait que l’atténuation des effets sociaux de la crise économique ouverte à la fin des « Trente Glorieuses » ait reposé depuis le début des années 1980 sur les emplois publics et sur la redistribution territoriale des revenus liés aux aides sociales et au système de retraite par répartition. De fait, si les aides sociales diminuent,  si  les retraites se font aussi tardives que minuscules,  si de nouveaux emplois publics ne peuvent  plus être créés ou si ceux qui existaient disparaissent, les territoires déjà les plus en difficulté vont connaître des heures particulièrement sombres, et l’avenir de la France non marchande dynamique devient lui-même fort incertain. Il laisse quand même un peu d’espoir à cette dernière dans la mesure où elle semble, par certains côtés, avoir développé des potentialités autonomes de développement.

La thèse de L. Davezies ne manque pas de pertinence, mais  il n’est cependant  sans doute pas le premier à se rendre compte que l’espace métropolitain connait une insertion fort différentiée dans la mondialisation, que l’État-Providence y joue un rôle intégrateur, que la crise financière de ce dernier risque de ne pas améliorer la situation. Cependant, je suis ressorti fort énervé de cette lecture.

Premièrement, avec un tel modèle qui insiste (à raison) sur l’importance de la redistribution étatique (via les emplois publics et les revenus de transfert) pour la santé des territoires et aussi sur les caractéristiques hétérogènes de ces mêmes territoires en matière d’insertion dans le marché mondial, il m’a paru extrêmement choquant que la question de la France d’outre-mer ne soit même pas évoquée. Elle se pose pourtant, et, dans des termes sans doute semblables à ceux utilisés dans l’ouvrage lui-même. Si  l’on admet le modèle de l’auteur selon lequel ce sont les grandes métropoles (Paris, Lyon, Lille, etc.) qui vont tirer la croissance française dans les années à venir, force est de supposer que la France d’outre-mer sera dans une situation particulièrement dégradée de ce point de vue. Lorsqu’on publie un ouvrage d’inspiration géographique dans une collection intitulée « La République des idées », il serait bon de ne pas oublier que la République française ne se réduit pas à la métropole ou à l’hexagone selon le terme que l’on préférera.

Deuxièmement, en dehors d’une mise en garde et d’un diagnostic lugubre, que suggère l’économiste et géographe? Il constate (là encore à juste titre) que la mobilité des individus dans l’espace français demeure, surtout pour les personnes les moins qualifiées, une mobilité de proximité : on quitte sa petite ville industrielle en crise pour la ville moyenne d’à côté en déclin un peu moins prononcé. Les obstacles à la mobilité sont indiqués (par exemple les coûts des transactions immobilières, la saturation du marché locatif dans les métropoles, etc.), et quelques remèdes sont proposés, mais tout cela m’a paru bien prudent. Surtout,  comme le montre sa conclusion, il décrit une sorte de trade-off territorial en cours : si la France veut profiter de la mondialisation, elle doit s’appuyer sur ses métropoles – et, en pratique, ne pas charger d’impôts et de taxes les acteurs économiques modernes qui y opèrent. Laissez-y « les Pigeons » s’envoler, Messieurs les gouvernants! Mais, si l’Etat-Providence au sens large devient incapable de redistribuer, cela signifie pour de vastes parties du territoire un désastre social  encore inédit . L. Davezies en semble lui-même un peu effrayé et suggère simplement qu’une partie au moins de la France délaissée par les bonnes fées de la mondialisation s’efforce de devenir  marchande.

Mais que suggère-t-il pour effectuer cette contre-attaque? Peut-être ne se pose-t-il vraiment les bonnes questions?

Soyons en effet un peu radical : pourquoi les retraités qui en ont les moyens économiques vont-ils dans certains lieux plutôt que d’autres? Pourquoi  la métropole de Lille semble désormais s’être rebranchée à la mondialisation de manière positive et un peu moins celle de Marseille? Pourquoi des petites villes du centre semblent en déclin irréversible? Ne doit-on pas s’interroger sur les causes de ces attraits et de ces déclins?

Plus encore, son modèle ne vient-il pas simplement entériner le réel dans un vaste certificat de décès économique adressé à l’ensemble des habitants de ce pays qui ont le malheur de ne pas être assez qualifiés et/ou de ne pas habiter au bon endroit? L’avenir (radieux?) est promis aux « bobos » innovants et créatifs des métropoles, et les prolétaires des Ardennes, de Bourges, de Montbéliard  et de la Haute-Savoie n’ont plus qu’à préparer leur mouchoirs et attendre gentiment la mort en profitant du RSA d’abord et du minimum vieillesse ensuite.

Bref, tout cela ne nous avance guère…

Ps. Une autre note de lecture sur le même livre, sur le site Non fiction sous la plume avisée de Yolaine Vuillon – une collègue du centre de recherche auquel j’appartiens (UMR PACTE), mais que je ne connais pas personnellement. Le lecteur notera la convergence (partielle) des propos, avec une plus grande insistance sur le mépris de l’auteur envers les questions écologiques. Ma collègue a remarqué, comme moi, que le livre manque d’espérance, et qu’il tend à accepter bien vite le triste état des choses qu’il décrit avec une délectation qu’on pourrait qualifier de morbide si on voulait faire avant-dernier siècle.

Vacataire un jour, vacataire toujours…

J’ai vu passer il y a quelques jours sur la liste de l’ANCMSP (Association nationale des candidats aux métiers de la science politique) la nouvelle selon laquelle, suite à l’action d’un syndicat de doctorants de l’Université de Paris X – Nanterre auprès du Défenseur des droits et au nom de la lutte contre les discriminations liées à l’âge, la règle selon laquelle les institutions universitaires ne peuvent faire appel à des « vacataires étudiants » de plus de 28 ans allait sauter. En bonne logique non-discriminatoire, un(e) doctorant(e) de 55 ans, inscrit(e) comme étudiant(e), serait à l’avenir éligible à ce statut de « vacataire étudiant ». J’étais un peu étonné de ne pas enregistrer de réactions, autres que positives, à cette modification du droit en vigueur, qui ne reculerait pas la limite d’âge (ce qui peut se défendre), mais l’abrogerait tout simplement. Il se trouve que, mardi 2 octobre, le bureau de l’ANCMSP a réagi, sur la liste et sur son site, de manière plutôt défavorable à cette nouveauté, en faisant remarquer que ce changement ouvre aux institutions universitaires un véritable boulevard en matière d’utilisation de thésards pour fournir au plus bas coût possible le contingent d’heures nécessaires à l’encadrement des étudiants. Ne plus avoir cette limite d’âge de 28 ans simplifie en effet les choses pour les institutions universitaires, dans la mesure où, effectivement, tout particulièrement dans les disciplines des sciences humaines, les thèses gardent une durée respectable, et que de nombreux thésards ont plus de 28 ans. (Selon le récent rapport du CNU de science politique, les qualifiés actuels restent sur une moyenne de 6 ans de thèse, avec un âge de qualification largement « christique ».)

De fait, les comparaisons, proposées par le bureau de l’ANCMSP, entre le coût d’un enseignement via les vacataires et via les titulaires sont sans appel. Le bureau aurait aussi pu faire noter que cette situation est singulière dans le droit du travail français. En effet, dans ce dernier, lorsqu’une entreprise privée fait appel à des formes de travail différente du C.D.I. (C.D.D et intérim essentiellement), le législateur a fait en sorte que l’entreprise subisse un coût horaire supplémentaire pour ce choix (par exemple avec une prime de précarité). La rémunération d’un intérimaire, à poste équivalent, se trouve donc normalement supérieure à celle d’un travailleur en C.D.I. . J’ai pu d’ailleurs le constater à plusieurs reprises au cours de la dernière décennie lorsque ma femme a été employée sous ce genre de statut précaire. Cela n’a pas empêché d’ailleurs les entreprises d’embaucher de plus en plus de personnels sous ces  mêmes statuts précaires, pour d’autres raisons, liées surtout à la flexibilité d’ajustement des effectifs que cela leur offre. Mais, comme le montre à l’envi le combat de certains économistes libéraux pour le « contrat unique de travail » (qui fusionnerait CDD et CDI en un seul statut), ce choix du législateur reste coûteux pour les entreprises et constitue une (petite) incitation à employer les salariés en CDI.

La situation qui existe dans l’Université française ne connait pas le même frein économique au développement de la précarité. C’est un secteur d’activité dans lequel il est déjà bien moins cher d’avoir des « vacataires étudiants » que des titulaires. Pour remplacer 100% de la charge d’un titulaire en charge de cours (soit 192 heures éq. TD), cela coûte un peu moins de 8000 euros par an. Je me demande, dans le cadre d’un retour au droit commun, si les syndicats représentant les doctorants ne devraient pas demander une hausse radicale et pénalisante du prix de l’heure de vacations. Vu l’écart actuel, cela reviendrait à mettre le prix de l’heure de vacation aux alentours de 120 euros, voire plus. Bien sûr, il faut savoir ce que remplacent les vacations des « vacataires étudiants », est-ce le travail d’un ATER, celui d’un jeune MCF ou d’un moins jeune PR? On pourrait au minimum viser à ce que le prix de la vacation soit portée à un niveau tel qu’il soit moins intéressant économiquement pour l’Université de multiplier les vacations que d’employer des ATER. Cette mesure profiterait bien sûr aussi aux titulaires (dont je suis), mais l’État récupérerait une bonne part de cette hausse via l’impôt sur le revenu de ces derniers, puisque les heures complémentaires seront dorénavant de nouveau fiscalisées.

Cette mesure simple d’augmentation radicale du prix de la vacation serait ainsi peut-être de nature à limiter la casse entrainée par cette disparition de la limite d’âge des 28 ans, qui élargit le vivier des vacataires autant que de besoin.

En tout cas, voilà un bel exemple de nouveauté qui, en défendant les droits de certains, pourrait aboutir à une perte de bonheur pour tous. Comme quoi Bentham avait peut-être raison…

F. H. accélère… dans le mur?

On ne pourra pas reprocher à François Hollande de ne pas tenir ses promesses de campagne, du moins de ne pas tenir l’une de ses promesses principales, celle portant sur le « rétablissement des comptes publics ». Elle était bien explicitée par un schéma dans une de ses brochures de campagne que j’ai gardée dans mes archives personnelles. Elle correspond aux engagements pris par la France dans le cadre européen actuel – que F. Hollande va faire sous peu entrer dans la loi française. Elle ne s’éloignait guère de ce que proposait en la matière le Président sortant, Nicolas Sarkozy, ou le candidat centriste, François Bayrou. Le Président Sarkozy avait d’ailleurs à sa manière commencé à mettre en œuvre cette ligne « austéritaire » depuis un an au moins. Il n’y a donc pas là de quoi être très surpris. Tout se passe comme prévu.

Cependant, entre le moment où le candidat Hollande a déterminé sa ligne en la matière (sans doute dès l’automne 2011) et aujourd’hui, on peut tout de même dire que cela se précise : pour l’instant, l’austérité budgétaire n’a pas vraiment l’air de provoquer la reprise économique attendue dans les pays européens de la zone Euro qui l’ont mise en œuvre avec une vigueur bien plus grande qu’ici : je ne cesse en effet de lire des révisions de chiffres ou des prévisions de croissance révisées à la baisse pour la Grèce, le Portugal, l’Italie et l’Espagne… ce qui rend bien sûr le bouclage budgétaire plus difficile dans ces pays. Le seul élément positif, c’est, semble-t-il, l’amélioration du solde du commerce extérieur de ces mêmes pays – mais qui correspond à une demande qui n’arrive plus ailleurs, en Chine tout particulièrement (la demande de produits chinois par l’Italie aurait baissé de 40% en un an).  Les économistes critiques de ce cours des choses, à tout dire un peu suicidaire, ont pourtant essayé d’initier le grand public cultivé à la notion de « multiplicateur budgétaire », un ratio qui calcule en l’espèce la baisse de la croissance induite par une baisse des dépenses publiques ou une hausse des impôts. Rien n’y fait. Continuons gaiement! Il en va de notre crédibilité devant le haut tribunal des marchés financiers.

Tout cela reste à préciser lorsque le budget 2013 de l’État sera vraiment présenté devant le Parlement, mais les annonces du Président Hollande, si elles sont suivis d’effets, signifient que la France va entrer à son rythme normal dans cette spirale vers le bas que connaissent la Grèce, l’Espagne, l’Italie, le Portugal… Pour parer l’argument, le Président a prétendu que les hausses d’impôts et de taxes ne limiteraient pas la consommation du vulgum pecus, moteur essentiel de notre économie, puisqu’il serait peu visé par ces dernières…  Encore qu’en augmentant les taxes sur le tabac… et, parait-il, sur la bière (ô misère!), je ne vois pas  en quoi cela épargnerait les fragiles finances du dit vulgum pecus (sauf s’il s’arrête derechef de fumer et de boire!).  Je veux bien que nos « budgétaires » soient des génies capables de choisir avec doigté (contrairement à ces gros lourds de méditerranéens…)  les mesures fiscales qui impactent le moins possible la consommation des ménages (ordinaires) et l’investissement des entreprises, mais cela m’étonnerait tout de même que la hausse de l’impôt sur le revenu pour la plupart de ceux qui le payent (via le maintien du barème en 2013)  n’ait pas un effet sur la demande agrégée des ménages. Et, peut-être, le dit vulgum pecus n’a encore rien vu si la rumeur persistante d’une hausse de la CSG se confirme… Pour ne pas parler de la réforme de la fiscalité de l’épargne… etc.

L’intervention de F. Hollande aura été marquée aussi par cette déclaration selon laquelle le gouvernement s’apprêtait à établir son budget avec une hypothèse de croissance de… 0,8% (plutôt que 1,2%). En d’autres temps, cela aurait été considéré comme un désastre, cela paraitra à beaucoup comme une marque de « sérieux », encore que j’ai lu que certains commentateurs lui reprochent de ne pas être plus loin dans le dit « sérieux » en proposant 0,5%…  Je me demande en fait ce que ces derniers auraient dit si F. Hollande avait annoncé, mettons, une récession de 2%… Auraient-ils encore approuvé? Et à 5% de récession? etc. Quoi qu’il en soit, que ce soit 1,2%, 0,8% ou 0,5% de croissance attendue en 2013, cela veut signifie qu’il est désormais certain que le nombre de chômeurs va continuer à augmenter nettement en France. En d’autres temps, cela aurait été considéré avec sérieux.  Aujourd’hui, en pratique, la lutte contre le chômage, au moins contre le chômage réellement existant, pas celui de demain et d’après-demain, qui lui préoccupe beaucoup les gouvernants, ne fait pas  partie des priorités. Bien sûr, il existe un joyeux verbiage autour du terme, un peu pénible à entendre au fil des années, mais, si l’on accepte comme donnée de départ, 0,5% de croissance, il va de soi que le chômage va continuer sa hausse en 2013 et sans doute aussi en 2014. Or cette hausse ne peut qu’induire elle-même un affaiblissement de la consommation des ménages touchés par le chômage, et, peut-être, une épargne de précaution supplémentaire de la part de ceux qui craindront pour leur emploi ou pour celui de leurs proches.

Bref, on va se faire rire…

Comme politiste, je me permets aussi de noter que cela veut dire a) qu’en 2013, il ne peut être aucunement question de consulter le peuple sur quoi ce soit, toute grande avancée européenne qui demanderait un référendum se trouve de fait interdite, s’il doit se passer quelque chose en ce domaine, cela passera par le seul Congrès, b) qu’en 2014, les élections municipales vont probablement ressembler pour la gauche au pouvoir dans les villes à un nouvel épisode de « massacre à la tronçonneuse » façon 1983. Jeunes gens ambitieux des deux sexes, c’est maintenant le moment de rejoindre l’un des partis de l’opposition de droite… il y aura des postes à prendre.

B. Amable, E. Guillaud, S. Palombarini, L’économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie.

Bruno Amable, Elvire Guillaud et Stefano Palombarini ont fait paraître à la fin du printemps un petit ouvrage au fort contenu, L’économie politique du néo-libéralisme. Le cas de la France et de l’Italie (Paris : Éditions Rue d’ULm, collection du Cepremap). [Il est disponible en version électronique gratuite sur le site du CEPREMAP.  On le trouve toutefois aussi en librairie pour la modique somme de sept euros cinquante centimes. Merci d’avance pour les libraires. ]

Dans cet ouvrage, ils présentent leur modèle interprétatif de la vie politique et économique des deux pays latins, France et Italie, sur les vingt dernières années. Pour eux, les deux pays traverseraient de manière à la fois parallèle et dissemblable une phase de recherche d’un nouveau « bloc social dominant ».

Comme le lecteur cultivé s’en doutera sans aucun doute, la notion de « bloc social dominant » prend son inspiration dans les travaux du grand théoricien marxiste des années 1920, Antonio Gramsci. Cependant, les auteurs simplifient et raffinent à la fois l’idée de Gramsci. Du côté raffinement, le « bloc social dominant » correspond à une alliance, durablement majoritaire dans les urnes d’un pays démocratique, entre des groupes socioéconomiques aux intérêts matériels différents mais conciliables, généralement au détriment d’autres groupes socioéconomiques électoralement minoritaires. Cette alliance s’incarne de plus  – et là se trouve le raffinement à mon sens – dans un équilibre institutionnel, en particulier dans les règles qui régissent les marchés (des biens et services, du capital, du travail). Les institutions en quelque sorte scellent l’alliance entre groupes aux intérêts conciliables, la garantissent, la rendent pérenne. Cet équilibre institutionnel, qui régit la vie économique, politique et sociale d’un pays (par exemple la loi électorale, le statut de la fonction publique, le droit du travail, etc.) produisent cependant des conséquences qui peuvent renforcer ou dissoudre à terme l’alliance en question. Chaque groupe d’intérêt tient particulièrement à certaines institutions et moins à d’autres. Ainsi, pour utiliser un exemple donné par les auteurs, les fonctionnaires tiennent particulièrement à leur statut, mais se sentent moins concernés par les règles de concurrence en vigueur sur le marché des biens et services; les entrepreneurs sont particulièrement attachés au droit de propriété, au droit du licenciement, etc.. La simplification par rapport à A. Gramsci, du moins dans le présent texte, tient au fait que les auteurs s’intéressent peu à ce que ce dernier appelait « l’hégémonie », à savoir à la capacité d’un bloc social à définir le sens de l’évolution historique à son profit, à gagner, si j’ose dire, « les esprits et les cœurs » d’une majorité de la société.

Dans ce cadre intellectuel, qu’on pourrait dire « marxiste » à première vue, mais qui peut aussi être décrit  dans des termes « rational choice », la crise politique dans les deux pays depuis vingt ans tient au fait qu’un « bloc social dominant » n’arrive pas à émerger pour soutenir les politiques publiques néo-libérales, que veulent de fait les élites économiques et politiques des deux pays. En particulier, les alternances politiques, qui contrastent avec la période de l’après-guerre où la stabilité des majorités politiques était la règle, tiennent au fait qu’aucune coalition de partis politiques n’a été à même de satisfaire sur la durée les attentes de toute l’alliance socio-économique qu’ils ont dû former pour l’emporter. Tout gouvernement a ainsi été obligé depuis le début des années 1980 de satisfaire les attentes d’une partie seulement de son électorat, il a donc déçu, et se trouve ensuite confronté à une défaite électorale.

Pour prendre le cas de la France, la gauche (le PS en pratique) prétend concilier les intérêts des classes populaires avec ceux des classes moyennes. Pourtant, chacune de ses expériences de gouvernement depuis 1981 l’amène à choisir une voie sociale-libérale, certes acceptable aux classes moyennes (en particulier  celles qui travaillent pour le secteur public), mais indésirable pour les classes populaires, qui dépendent du secteur privé pour leur emploi et qui abandonnent la gauche à l’élection suivante. A droite, il s’agit surtout de concilier la demande très forte de réformes néo-libérales de la part des électeurs liés aux indépendants et au patronat, avec celle du maintien des protections des salariés du privé que les électeurs travaillant dans ce dernier secteur expriment. Cette conciliation jusqu’ici impossible explique bien en effet pourquoi, au pouvoir entre 2002 et 2012, la droite n’engage pas de réformes radicales du marché du travail, en particulier pourquoi elle ne supprime pas les 35 heures alors qu’elle en avait clairement la possibilité légale. Le plus grand obstacle à cette suppression n’est autre en effet que le simple fait que cette réforme de la gauche a profité et profite fortement aux cadres du secteur privé les mieux payés (les  RTT étant devenu des jours de congé supplémentaires), les mêmes qui sont parmi les électeurs les plus susceptibles de soutenir la droite.

En Italie, la situation est semblable et différente. Aux oppositions de classe, de statut privé/public, s’ajoutent des différentiations régionales (nord/sud) et le poids d’une classe de rentiers dépendant du service de la dette publique (les « BOT-people » des années 1990). L’alliance politique centrée autour de S. Berlusconi regroupait les représentants du profit (grandes et petites entreprises,y compris salariés des petites entreprises s’identifiant aux intérêts de leur patron), les bénéficiaires de la rente publique et le vaste monde du précariat méridional. Cette dernière alliance laissait comme perdant les travailleurs syndiqués des grandes entreprises du nord et de la fonction publique. Cependant, cette alliance s’est révélée instable dans la mesure où l’entretien du précariat au sud, essentiellement via la dépense publique clientéliste, suppose d’augmenter la dette publique, ce qui satisfait les rentiers, mais finit par indisposer les représentants du profit. Par ailleurs,  la gauche italienne, quand elle a réussi à arriver au pouvoir, n’a pas su se concilier durablement le précariat méridional.

Les différences entre les deux pays tiennent donc moins à la visée des élites politiques et économiques qu’à des caractéristiques liés à l’histoire : ainsi en Italie, l’importance numérique des travailleurs indépendants et des PME donne une base démographique non négligeable au néo-libéralisme, de même, le poids des rentiers de la dette publique italienne est central dans les rapports de force électoraux (rappelons que la dette publique italienne est surtout détenue par des résidents italiens).

Le modèle général des auteurs correspond donc à des élites politiques qui cherchent dans les deux pays, non sans difficulté, des majorités électorales, « démocratiques », pour soutenir, « légitimer », le néo-libéralisme qui, de toute façon, semble représenter leur visée profonde. Il s’agit de trouver une formule politique permettant de recruter une majorité d’électeurs à cette fin. De fait, ce que les auteurs décrivent, c’est la recherche de ce qu’ils appellent un « bloc bourgeois », c’est-à-dire d’un bloc social dominant prêt à soutenir des réformes institutionnelles néo-libérales. « Les évolutions françaises et italiennes font apparaître des similitudes dans les tentatives pour fédérer un bloc social dominant excluant les classes populaires et soutenant un programme de réformes d’inspiration partiellement néo-libérales. » (p. 106) L’insertion des deux pays dans l’Union européenne ne fait que renforcer cette visée, en ajoutant une contrainte extérieure bienvenue pour les tenants de l’émergence de ce « bloc bourgeois ». Ainsi, pour les trois auteurs, le gouvernement Monti n’est pas le résultat d’un complot européen contre S. Berlusconi (même s’ils citent la lettre comminatoire de la part de la BCE à ce dernier d’août 2011 lui ordonnant de faire des réformes structurelles, p. 84), mais le résultat de cette dynamique interne qui pointe vers l’émergence d’une nouvelle coalition « bourgeoise » des centres au nom de l’Europe (p. 106-111). Il faut bien dire que les rumeurs d’une grande coalition, après les prochaines élections italiennes, entre les partis (PD, PDL, UDC) soutenant actuellement le gouvernement Monti corroborent assez bien leur sentiment. Pour les auteurs, le gouvernement Monti, sous des dehors techniques, ne fait alors que mettre en œuvre les réformes néo-libérales (sur les retraites, le marché du travail, etc.) que S. Berlusconi n’a pas osé faire complètement de peur de s’aliéner l’électorat populaire. Son côté « populiste » bien connu… Quant à la France, leur modèle laisse mal augurer de la trajectoire de l’actuelle législature dominée par le PS.

Jusque là, le discours aura pu paraître un peu abstrait et plaqué sur la réalité. Il se trouve que les auteurs en s’aidant des données de sondage des élections de 2008 en Italie et de 2007 en France essayent de classifier les électeurs dans différents groupes d’intérêts et de quantifier ainsi les rapports de force dans chaque société. Ils opèrent une analyse en classes latentes (p. 132-155), dont je dois dire qu’elle m’a paru affreusement mal présentée du point de la compréhension du lecteur moyen. Sans pouvoir entrer dans les détails, faute de comprendre totalement moi-même les subtilités techniques de la méthode suivie, il m’a semblé cependant un peu étrange que cette dernière amène à distinguer 12 classes latentes en France et 7 en Italie. La description des classes latentes italiennes m’a paru plus cohérente avec ce que je peux savoir par ailleurs des divisions sociopolitiques italiennes que ce que je peux savoir du cas français. Quoi qu’il en soit,  l’idée m’a paru très intéressante d’essayer de réintégrer directement des données individuelles de sondages avec une analyse par groupes d’intérêts socioéconomiques. Cela paraitra sans doute simpliste et arbitraire à de nombreux collègues politistes, mais les auteurs me paraissent avoir le mérite immense de se poser la question des intérêts matériels de chacun tels qu’ils transparaissent dans les attachements exprimés envers telle ou telle institution ou idée. Celle parait basique et suppose un motif égoïste à la base de tout comportement politique, mais le droit de licencier librement intéressera évidemment plus celui qui est susceptible de licencier que celui qui est susceptible de l’être. Étrange, non?

Parmi les faiblesses manifestes de l’ouvrage, j’en pointerais deux.

D’une part, sur le cas français, leur méthode tend à négliger complètement ou presque l’importance du Front national. La plupart des études sur l’électorat français montrent que l’enjeu de l’immigration est indissociable de l’émergence de ce parti. Les auteurs évoquent pourtant l’idée d’un « bloc nationaliste » et essayent de quantifier l’importance possible de ce regroupement (p. 114), mais, comme leur prisme d’analyse est exclusivement socioéconomique et fondé sur les institutions qui encadrent les marchés, elle semble avoir du mal à cerner l’importance  du FN dans la vie politique française des trente dernières années.

D’autre part, les auteurs ne donnent pas d’explication, tout au moins d’explication développée, au choix par les élites politiques, de gauche, de droite ou du centre, de la voie néo-libérale. On hésite un peu à la lecture entre deux éventualités : les élites politiques se sont, de toute façon, convaincues que c’est la voie à suivre, there are no alternative, only democratic delays ; les élites politiques se rendent empiriquement compte que les classes populaires n’ont plus ou pas le poids électoral suffisant pour soutenir un autre bloc social dominant qui ne mettrait pas la néo-libéralisation des institutions à l’agenda.

Quoi qu’il en soit de ces deux critiques, les auteurs me paraissent ouvrir une voie non sans intérêt pour la compréhension de la politique contemporaine. Une affaire à suivre donc.

Jean-Luc Debry, Le cauchemar pavillonnaire.

L’été amène parfois à des erreurs d’aiguillage.

J’ai acheté  samedi le petit livre d’un certain Jean-Luc Debry, Le cauchemar pavillonnaire (Montreuil : Editions L’Echappée, 2012).  La couverture en est plutôt réussie. C’est bien la seule chose qui le soit d’ailleurs. Sa lecture fut  un cauchemar.

Cet ouvrage constitue en effet un exemple fascinant de mauvais usage de l’héritage des diverses formes  de  « théorie critique » (au sens très large) disponibles sur le marché des idées (École de Francfort, psychanalyse, G. Deleuze, G. Debord, G. Anders, H. Arendt, etc.). Avec ces armes empruntées à des géants, l’auteur croit visiblement faire œuvre salutaire en s’attaquant à un mode de vie, une idéologie, totalement intégrés à la phase actuelle du capitalisme : la vie en pavillon. Le pavillonnaire serait par excellence l’homme aliéné de notre époque; il se croit absous de la domination du capital, membre de la classe moyenne, alors qu’il n’en est que l’esclave le plus parfait; sa psyché égotiste, son mode de vie individualiste, ses non-lieux de non-vie (le pavillon, l’autoroute, l’aire de repos de la dite autoroute, le centre commercial, la rue piétonne) seraient les résumés de notre temps. On reconnaitra d’autant plus facilement  tous les topos des théories critiques – autour du thème de l’aliénation de l’Homme par le Capital – que l’auteur ne se prive pas d’étaler ses connaissances livresques à ce sujet au fil des pages. Il a beaucoup lu, le bougre. Sans doute, des collègues sociologue, urbaniste, historien, etc. de profession, qui tomberaient par malheur sur ces pages, crèveraient sans doute d’indignation, devant tant de légèreté empirique, mais là n’est même pas la question. Le registre choisi est celui de la critique de notre ère capitaliste, et c’est à cette aune qu’il faut le juger. (Un empiriste pourrait par contre utiliser ce texte pour bien faire comprendre à des étudiants ce qu’est par contraste une réflexion fondée dans le réel.)

Si l’on accepte au rang où il prétend se situer, le problème majeur de ce petit livre de 157 (petites) pages est qu’il semble écrit au fil de la plume, et ne suivre dans son déroulé que le fil des indignations de l’auteur. En dépit d’une structuration en chapitre dédié à des thèmes particuliers, ce dernier mélange tout dans ses paragraphes qui illustrent ce que peut être un café du commerce imbu de théorie critique. Ainsi on trouve sur le fil d’une allusion à Sartre (p. 149) Alain  Finkielkraut associé à Maurice Barrès. Et une référence  à Maître Eckart signe quelques pages plus loin l’intellectuel de haute volée (p.151).

Je suppose qu’on appelle cela dans la langue classique un « trissotin ». Il y a longtemps que je n’avais pas lu pareille prose.

Du point de vue de la censure des mœurs des petits bourgeois – car c’est dans cette veine qu’on se situe -, ce livre m’a fait penser à d’autres lectures d’été. Celle de mes quinze ans, quand je lisais dans la bibliothèque de mes parents  ou empruntés à la bibliothèque municipale les écrits de Pierre Daninos. Cet auteur satirique, aujourd’hui sans doute bien oublié, plutôt marqué à droite, censurait les mœurs des Français moyens de l’après-guerre. Jean-Luc Debry croit s’élever dans l’empyrée de la théorie critique, il ne fait que reproduire sous des formes nouvelles la vieil esprit de satire à l’encontre des masses, qui mènent certes une vie bien ordinaire, mon bon Monsieur. Au moins, chez Daninos, l’humour était plus présent, et dans le fond, il y avait de la compassion pour les personnages dont il se faisait le satiriste. Ici, ce n’est pas le cas, le pavillonnaire est à la fois aliéné et haïssable de l’être.

Enfin, puisse ce post épargner à d’autres cette pénible lecture! Amen!

Ps. Caroline Bougourd propose une lecture critique de ce même ouvrage pour le site Non-fiction. Malgré les formes mises dans sa recension, elle n’est guère plus amène que je ne le suis. Je suis toutefois en désaccord avec l’idée que l’auteur proposerait une « démonstration marxiste ». Comme le montre l’univers des références de l’auteur, c’est bien plutôt la « théorie critique » au sens large qui l’inspire, ou, si l’on veut, la tradition d’un Marx, critique de l’aliénation, mais presque pas d’un Marx critique de l’exploitation. Surtout, l’aspect proprement empirique du marxisme (comme celui qu’on trouve dans certains passages du Capital) se trouve ici totalement absent.

Le poisson pourri par la tête, surtout au soleil de juillet.

Au détour d’une conversation estivale avec un invité d’un banquet d’anniversaire auquel je participais, j’ai eu l’occasion de constater à quel point une partie des élites de notre pays n’avait « rien vu, rien appris, rien compris« , en dépit même de la crise économique et sociale montante.

Mon interlocuteur d’un jour se trouvait être un haut fonctionnaire, économiste de formation, travaillant dans une des agences gouvernementales créées depuis quelques années. La conversation est venue par je ne sais quel détour, les retraites me semble-t-il, sur le rôle du commerce international. Comme je faisais remarquer que ce dernier ne semblait pas être très favorable à l’ensemble des Français, je me suis fait durement rabrouer sur le thème selon lequel ce même commerce avait sauvé rien moins qu’un milliard d’êtres humains de la pauvreté dans les dernières années, et que je reprenais dans ma critique  contraire en tous points  à la science économique les erreurs archaïques de Marx… Je n’ai pas bien compris à dire vrai d’où venait  exactement le lien entre Marx et mon constat que toute la population française (en particulier certains segments de la population active les moins qualifiés ou les plus ouvriers pour ne pas faire comme si ces personnes étaient sans vertu ce que suppose la première expression) ne semblait pas profiter de la part commerciale de la mondialisation (du moins en tant que  producteur). De fil en aiguille, on s’échauffa de part et d’autre à l’heure du café à l’étonnement d’une partie des convives lancés dans des conversations plus anodines semble-t-il. Comme je faisais remarquer que l’ensemble des politiques économiques suivies depuis 30 ou 40 ans n’étaient pas à l’avantage du développement d’une société harmonieuse, comme dirait le jargon du PCC, et que l’impasse était désormais patente, le haut fonctionnaire finit par me faire remarquer que de nombreux emplois étaient créées dans… la restauration (en dehors même de  la mise en place de la TVA réduite dans ce secteur, réduction bien inutile à ses yeux d’économiste), et que c’était là un exemple de la bonne marche dans la reconversion de notre économie dans le cadre de la mondialisation. Est-ce que, moi-même d’ailleurs, je n’aimais pas aller au restaurant? (autrement dit, est-ce que dans le fond, la création de nouveaux services de restauration en dehors du domicile ne constitue pas la satisfaction d’un besoin que je ressens moi-même? CQFD) J’en suis resté un peu pantois…  Qu’un haut fonctionnaire trouve fort bien que la main d’œuvre, rendue disponible par la place nouvelle de la France dans la division internationale du travail, se déverse pour user du terme consacré dans le secteur de la restauration (sans compter en plus dans quelle restauration… ) m’a éclairé sur l’état d’aveuglement de certains…

En effet, le secteur de la restauration – au delà de la façade de la gastronomie française –  se trouve être l’un de ceux où les rémunérations se trouvent être les plus basses, où les conditions de travail sont les plus dures, et où, enfin, l’économie souterraine est loin d’être absente. Cette personne avait-elle entendu parler de ces luttes des « sans papiers » dans ce même secteur de la restauration qui avaient  au moins le mérite d’officialiser une situation sociale pour le moins peu exemplaire?

La conversation en resta là plus ou moins. Le haut fonctionnaire a dû repartir chez lui en pensant qu’il est bien difficile de gérer un pays avec des universitaires qui ne comprennent rien à l’économie, l’universitaire que je suis se dit qu’il avait eu en live un bel exemple d’arrogance néolibérale…

A quelques dizaines de kilomètres de l’endroit idyllique où se déroulait paisiblement l’anniversaire auquel j’étais convié, se déroulait une émeute de plus dans un quartier populaire de notre paisible pays. Celui de la Villeneuve à Grenoble. Comment ne pas faire le lien avec la discussion avec le haut fonctionnaire? En effet, tous ces quartiers sont affligés d’un fort taux de chômage, en particulier pour les moins de 30 ans de sexe masculin sans qualification. Les  plus prompts à la déviance de ces jeunes hommes, dont il faut bien dire que, dans le fond, l’économie française n’a absolument pas besoin pour fonctionner au jour le jour, se livrent à la petite criminalité, puis à la grande délinquance.  Parfois, à force de tirer sur la corde, cela finit mal pour eux, comme vendredi dernier, et leurs amis et connaissances se livrent à une émeute donnant ainsi l’occasion à la force publique de se déployer dans toute sa majesté et rigueur.  Cette fois-ci, on a même sorti un blindé. Je ne suis pas sûr que proposer à ces « jeunes » comme espoir professionnel  la restauration ou quelque autre secteur à basse valeur ajoutée les fasse rêver… Comme les sociologues l’ont fait remarquer depuis longtemps sur le cas des Etats-Unis, il existe des emplois dans le secteur tertiaire qu’il reste difficile à un jeune homme d’occuper, parce qu’il lèse l’idée que ce dernier se fait à tort ou à raison de sa virilité. A cet obstacle dans les représentations de soi au niveau individuel, il faut ajouter au niveau global l’impasse dans lequel se mettrait une société qui n’aurait plus de classes moyennes. L’opinion commune des politistes, du moins telle que je la comprend,  veut en effet que la polarisation sociale et économique ne peut que se traduire à terme en extrémismes politiques de part et d’autre. Que Grenoble, ville réputée pour sa spécialisation dans les hautes technologies et sa vie académique, soit le lieu d’émeutes urbaines constitue un utile symbole de cette division de la société française : d’un côté, cette magnifique « économie de la connaissance » dont Grenoble constitue l’un des fleurons français, plongée de plain pied dans la part solaire de la mondialisation, qui consomme de l’ingénieur, du technicien supérieur et du chercheur à tout va (du moins quand la conjoncture est bonne), de l’autre, cette part maudite du non-qualifié, condamnée à la relégation dans le sud de la ville et à exercer  au mieux un métier de service donnant droit à la « prime pour l’emploi ». Un « petit Chicago » effectivement comme l’a dit un syndicaliste policier craignant la sécurité de ses ouailles. Pas celui d’Al Capone – ne mythifions pas les voyous du crû!- , mais le Chicago actuel, avec son université d’excellence et ses quartiers ghettos.

En même temps, comment faire dans un pays où un haut fonctionnaire croit que l’augmentation de l’emploi dans la restauration fait partie de la solution?

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Pour rester dans le ton un peu déprimé de ce billet estival, je viens de lire qu’un rapport parlementaire suggérait de rendre obligatoire une assurance pour couvrir le risque de dépendance à compter de 50 ans… Quelle belle officialisation de la perspective que nous avons tous de finir à l’état de « dépendant »… Merci la Science et la Médecine…. Merci l’Éthique et le Droit… Quelle belle illustration du lobbying des assureurs pour se garantir un nouveau marché avec des assurés guère en état par définition de se plaindre qu’on les roule dans la farine! Que d’emplois nouveaux à faible productivité à créer dans ce secteur de la « dépendance » dont la demande va être ainsi rendue solvable… Après la restauration, la becquée…  J’en pleurerais presque. Quelle belle contradiction avec la nécessaire baisse des revenus des plus de 50 ans que nous prédisent les économistes pour permettre justement le maintien dans l’emploi des dites personnes jusqu’à 67 ans… Quel bel abandon de ses responsabilités par l’État… Quelle incapacité à faire des choix de notre part… Tous dépendants à la fin…

David Brady, Rich Democracies, Poor People. How Politics Explain Poverty.

Le livre du sociologue américain David Brady, Rich Democracies, Poor People. How Politics Explain Poverty (Oxford & New York : Oxford University Press, 2009) m’avait échappé jusqu’ici,  et j’aurais été  en faute de ne pas lui prêter attention qu’il mérite. Il s’agit en effet d’un bel exemple d’ouvrage de politique comparé.

La recherche de l’auteur consiste à tester divers modèles explicatifs du niveau plus ou moins élevé de la pauvreté dans les pays riches et démocratiques. Cette persistance de la pauvreté au sein même des populations des pays riches, en dépit même de l’enrichissement de ces derniers depuis 1945, constitue l’une des grandes énigmes des sciences sociales. David Brady pense avoir trouvé la solution. Elle est fort simple : le niveau de la pauvreté dans un pays riche et développé est principalement déterminé par  la générosité de l’État-Providence dans tous ses aspects (revenus socialisés, services publics, organisation de la vie économique, etc.).  Cette dernière dépend de trois facteurs : le poids de long terme des forces politiques de gauche dans un pays; l’existence d’une coalition latente favorable à la redistribution et à l’égalitarisme ; l’idéologie dominante dans la société en question, largement influencée par l’équilibre social en vigueur. David Brady nomme son approche l’« institutionalized power relations theory », que je traduirais volontiers comme la théorie des rapports de force institutionnalisés. En effet, l’auteur ne se contente pas de faire remarquer que c’est le poids des forces progressistes,  liées par le passé aux intérêts des travailleurs manuels, qui explique la montée en puissance de la redistribution par l’État-Providence (ce qui constitue la version ancienne de la simple « power relations theory » de la redistribution publique), mais qu’il existe, d’une part, des conditions institutionnelles à l’expression de ce poids des forces progressistes – dont la plus importante à ses yeux de comparatiste n’est autre que l’existence d’un mode de scrutin proportionnel-; et d’autre part, qu’il existe des effets d’hystérésis aussi bien sur le plan idéologique que sur celui du bloc social favorable à la redistribution et à l’égalité sociale entre les citoyens.

Sa démonstration consiste à rechercher les relations statistiquement significatives entre le taux de pauvreté dans un pays et des indicateurs  pour chaque pays des différentes causes possibles de cette dernière sur un univers constitué de 18 pays développés sur la période 1969-2002.

Il teste ainsi la théorie purement économique de la pauvreté (chapitre 6, « The poverty of liberal economics », p. 121-144). Il montre qu’il existe bel et bien au niveau agrégé un effet de la croissance économique et de la réduction du chômage sur la diminution de la pauvreté dans un pays, mais que ces effets s’avèrent statistiquement d’un moindre impact sur la part globale de population pauvre dans un pays que la générosité de l’État social et le choix d’un scrutin proportionnel pour les élections. Il teste de même ce qu’il nomme les théories structurelles de la pauvreté (chapitre 7, « Structural Theory and Poverty », p. 145-164) : la désindustrialisation, l’accroissement de la part de la population âgée, et le nombre croissant de familles monoparentales possèdent du point de vue comparatif un effet d’augmentation de la part de la population pauvre dans un pays, mais, là encore, du point de vue statistique, bien moindre que la générosité plus ou moins grande de l’État social et le choix d’un scrutin proportionnel pour les élections. Il s’agit du coup pour lui de renverser la perspective : ce n’est pas le fait en soi qu’il y ait de plus en plus de familles monoparentales ou de personnes âgées qui augmente la part des pauvres dans un pays, mais le fait politique que ces personnes vulnérables reçoivent ou non des aides adéquates de la part de l’État pour ne pas être pauvres.

Dans le chapitre consacré à l’effet de l’État-Providence (chapitre 4, « The Welfare State and Poverty », p. 70-93), David Brady montre que le facteur le plus associé à une diminution de la pauvreté dans un pays correspond à un « welfare generosity index », qui synthétise tous les aspects pertinents d’un État Providence (part des dépenses sociales y compris services publics  dans le PIB, part des transferts sociaux dans le PIB, niveau de démarchandisation estimé à la manière de G. Esping-Andersen, part des dépenses de l’État dans le PIB, part des dépenses publiques dans l’ensemble des dépenses de santé). Pour l’auteur, contrairement aux critiques de l’État Providence, « In sum, the welfare state is a stable and powerful  poverty-reduction mechanism.(…) Regardless of the era [ avant ou après 1990] or regime [ au sens des trois mondes de l’État-Providence de G. Esping-Andersen], welfare generosity is robustly predictive of a country’s poverty ». (p.92) D’un certain point de vue européen, on pourrait voir dans cette dernière affirmation une lapalissade, ce serait oublier qu’il existe ici aussi toute une critique de l’État-Providence  qui présente la générosité de ce dernier comme de l’assistanat qui, en lui-même, provoquerait une hausse de la pauvreté au niveau individuel, ou comme la cause des crises économiques au niveau des nations qui pratiquent indument une telle générosité en faveur des démunis. Au niveau d’analyse où se situe David Brady, rien de tel n’est observable.

Enfin, l’auteur en vient au centre de sa théorie, l’aspect politique de la diminution de la part des pauvres dans un pays donné (chapitre 5, « The Politics of Poverty », p. 94-120). Pour lui, c’est la capacité à créer une coalition pour l’égalitarisme qui s’avère décisif. Celle-ci ne correspond pas nécessairement à la seule classe ouvrière, mais bien plutôt aux divers segments de la société (y compris du monde des affaires) qui sont intéressés idéologiquement ou matériellement à la création ou au maintien d’un État Providence. De ce point de vue, les éléments statistiquement les plus importants pour obtenir un tel développement sont : le taux de syndicalisation; le nombre d’années ayant connu un gouvernement orienté à gauche dans un pays donné; la présence cumulée de femmes dans la représentation parlementaire; le taux de participation électorale; et, enfin et surtout, l’existence d’un système électoral proportionnel permettant aux partis minoritaires à gauche de la gauche de s’exprimer. Par contre, David Brady montre que, du point de vue statistique, un gouvernement de gauche au pouvoir à un moment donné dans un pays n’a pas d’effet statistiquement significatif, ce n’est que l’accumulation au cours du temps long de gouvernements de gauche successifs ayant mené une expansion de l’État Providence dans un pays qui compte vraiment pour réduire la part des pauvres dans la population.

De fait, ici l’auteur se fait doublement polémique. D’une part, il se veut un critique résolu de la gauche qui croit changer les choses sans gouverner un pays – pour lui, les mouvements sociaux, aussi utiles soient-ils par ailleurs, ne font guère le poids  au regard de la capacité de bâtir un État Providence au fil des ans en contrôlant durablement le gouvernement. Du point de vue comparatif, la politique institutionnelle demeure la seule qui compte en matière de réduction de la pauvreté. D’autre part, en pensant essentiellement au cas de son propre pays les Etats-Unis, il refuse les approches dépolitisées (économiques ou structurelles) de la pauvreté : le très haut niveau de la part de la population pauvre aux Etats-Unis (17% en moyenne sur la période 1974-2000, contre 9% en moyenne pour tous les cas qu’il considère) n’est pas une fatalité économique et/ou structurale, mais un choix collectif précis aux mécanismes politiques compréhensibles (cf. chapitre 8, « Politicizing Poverty », p. 165-181).

De fait, je suis extrêmement séduit par son approche qui met au centre de la réflexion la politique dans ses aspects institutionnels (par exemple les partis, le mode de scrutin, la place des femmes en politique, etc.). En même temps, pour ce qui est du cas nord-américain, je ne peux imaginer comment les bonnes intentions de l’auteur pourraient devenir un jour réalité. A de multiples reprises dans l’ouvrage, l’auteur compare la Suède et les Etats-Unis, qui représentent le plus souvent les cas polaires dans son étude; il calcule même ce qu’il en serait de la pauvreté en Suède et aux Etats-Unis s’ils échangeaient certaines de leurs caractéristiques. Il y a de fait comme une  part d’utopie dans l’ouvrage –  sans doute compréhensible pour un auteur qui ne souhaite pas que les Etats-Unis restent définitivement ce paradis de la pauvreté qu’il décrit après tant d’autres -, mais utopie tout de même.

D’un point de vue européen, ce livre laisse plus d’espoir à une politique progressiste de réduction de la pauvreté.  En effet, même si actuellement les partis favorables aux coupes budgétaires drastiques dans les dépenses sociales de l’État semblent avoir à la faveur de la crise  économique  la haute main sur les choix politiques, de nombreux pays de l’Europe de l’Ouest conservent dans leurs institutions  une histoire de recherche de l’égalité sociale entre les citoyens. De même, si on en croit l’auteur, l’éventuel abandon par la Grande-Bretagne de son mode de scrutin traditionnel au profit d’un scrutin mixte ou proportionnel constituerait à long terme une bonne nouvelle pour la réduction de la pauvreté dans ce pays, qui compenserait le massacre de l’État Providence qu’a annoncé pour les prochaines années le nouveau gouvernement britannique.

Ps. Bruno Amable dans sa chronique « L’argent des riches fait-il le bonheur des pauvres? » paru dans Libération du mardi 6 juillet 2010 énonce un résultat similaire à partir d’une recherche comparative du politiste américain Lane Kenworthy  portant sur les années récentes (sans doute celle-ci dans le cadre d’une conférence sur la Luxembourg Income Study [LIS]): « Dans l’ensemble, c’est donc bien la redistribution du revenu et la protection sociale qui ont permis aux pauvres de l’être un peu moins, pas une augmentation de leur revenu du travail. » Selon L. Kenworthy dans sa communication, « In sum, since the 1970s economic growth has boosted the incomes of lowend households chiefly via increases in government transfers, and trickle-down via transfers has occurred to a greater extent in countries with more generous social programs. Those nations have tended to pass on a larger portion of increases in the social pie to the poor. » Autrement dit, le trickle down economics libéral  est un mythe, tout au moins pour les pays développés.

La question que l’on pourrait se poser pour aller au delà de ces approches qui insistent sur l’impact de la redistribution sur l’état de la pauvreté dans un pays, c’est de se demander pourquoi toutes les économies capitalistes développées (qu’elles soient gouvernées à droite ou à gauche) produisent désormais systématiquement une masse de citoyens qui ne participent pas à la vie économique ou qui y participent à un niveau tellement dérisoire qu’ils sont réduits à la pauvreté.

R. Wilkinson et Kate Pickett, The Spirit Level. Why Equality is Better for Everyone.

Le livre de deux spécialistes d’épidémiologie, Richard Wilkinson et Kate Pickett, The Spirit Level. Why Equality is Better for Everyone (1ère édition 2009, 2ème édition, Penguin Books, Londres, 2010, que je cite ici) vient d’être traduit en français chez Demopolis (Paris) sous le titre L’égalité c’est la santé, avec une préface d’un diabétologue, André Grimaldi. Il faut d’abord saluer le choix de cette maison d’édition. Ce livre m’a paru excellent et bien digne d’attirer l’attention du lecteur français, mais il faut aussi lui reprocher d’avoir choisi un tel titre, certes amusant.  Mais cela tend à limiter le propos des auteurs aux seuls aspects de santé publique qu’ils traitent effectivement, alors que, justement, l’intérêt de l’ouvrage est d’être parti de leurs précédentes recherches en santé publique comparée pour (re)découvrir la totalité sociale à l’œuvre derrière des problèmes publics généralement traités de manière séparée.

L’ambition des auteurs dans la version originale est donc bien plus large que la seule santé publique au sens strict. Il s’agit de fournir des arguments rationnels à ceux qui sentent intuitivement que l’égalité sociale entre les individus s’avère une meilleure façon d’organiser une société humaine que les inégalités sociales, la compétition acharnée et la hiérarchie fondée sur l’argent, ceci si l’on a cœur de promouvoir le plus grand bonheur du plus grand nombre, si l’on veut sortir du paradoxe de sociétés matériellement plus riches que jamais mais guère plus heureuses pour autant par bien des aspects. Il s’agit profondément pour les auteurs de rouvrir l’avenir, de redonner sens à un progrès de l’Homme appuyé sur les acquis de la Science.  Autrement dit, il faut revenir au pacte « positiviste » d’antan entre la Science et la Société. Bien sûr, comme toute démonstration en sciences sociales, elle ne saurait convaincre qu’une partie du public : les auteurs ne s’attendent pas à ce que leurs propos emportent la conviction de ceux qui sont justement les gagnants de ce système inégalitaire et hiérarchique, ni non plus de ceux qui en sont les thuriféraires.

L’originalité de l’ouvrage est par ailleurs d’être résolument à mi-chemin entre la démonstration scientifique et l’essai politique. Dans la version originale, pleine d’allusions à des idiotismes américains ou britanniques, ils  mêlent habilement les deux sans cacher aucunement leurs objectifs liberals.  Un libertarien partisan d’Ann Ryan ou un simple néolibéral cherchera sans doute à brûler ce livre socialiste, collectiviste, communiste, unamerican, utopique, marxiste, etc. en place publique dès qu’il en aura parcouru les premières pages.  Les auteurs tiennent un discours dans un contexte anglo-saxon, où l’idée même d’égalité sociale est presque devenue obscène avec les années pour une grande partie des commentateurs, et où la suspicion est de plus absolue entre les différents camps  idéologiques en présence. Ainsi les deux auteurs vont travailler essentiellement sur des corrélations portant sur des données agrégées rendant compte de la situation dans une vingtaine de pays développés et dans les cinquante Etats des Etats-Unis d’Amérique, or il est frappant de les voir préciser à maintes reprises que les données sur lesquelles ils se fondent sont établies par des institutions nationales ou internationales reconnues, comme si une partie de leurs lecteurs allait de toute façon nier leurs sources tant ce qu’ils démontrent s’avère a priori inacceptable pour la droite anglo-saxonne.

En effet, leur démonstration revient à montrer que,  plus l’inégalité sociale dans un pays développé ou dans un État fédéré des Etats-Unis s’avère forte, plus toute une série de problèmes sociaux prennent de l’importance. Le lien entre PIB/habitant et problèmes sociaux constatés s’avère par contre inexistant dans cette partie des sociétés humaines qui ont dépassé le stade d’évolution économique et sociale, où l’augmentation de la richesse matérielle induit une augmentation de la satisfaction mesurée par les sondages d’opinion ou de l’espérance de vie mesurée par les statistiques de la mortalité (chapitre 1).

Ils étudient ainsi successivement :

– la sociabilité et la confiance  (chapitre 4),

– la santé mentale et l’usage des drogues (chapitre 5),

– la santé et l’espérance de vie  (chapitre 6),

– l’obésité  (chapitre 7),

– les performances scolaires (chapitre 8),

– les maternités précoces (chapitre 9),

– la violence physique (chapitre 10),

– la répression pénale et les taux d’emprisonnement (chapitre 11),

– la mobilité sociale intergénérationelle (chapitre 12).

Le parallélisme des différents classements est pour le moins  étonnant : la situation la plus typique voit les Etats-Unis, les pays de langue anglaise, et le Portugal  à une extrémité (celle du maximum du problème social étudié en corrélation avec une inégalité sociale maximum), et le Japon et les pays scandinaves à l’autre extrémité (celle du minimum du problème social étudié en corrélation avec le minimum d’inégalité sociale), les autres pays développés oscillant au centre du classement selon les cas.  Le plus souvent, les Etats-Unis sont seuls à une extrémité de la droite de régression où s’alignent les autres pays considérés, et de surcroît plus haut dans le problème que ne le suggérerait une simple logique d’ajustement linéaire du nuage de points. Pour le taux d’homicide par millions (p. 135), les Etats-Unis se situent ainsi à plus de 60, alors que le Portugal, le second plus mal placé, n’atteint que moins de 40, et que la plupart des pays développés se situent à un peu moins de 20. On observera d’ailleurs que la Finlande se trouve en situation d’outlier négatif (égalité sociale et beaucoup d’homicides) et Singapour d’outlier positif (inégalité sociale et peu d’homicides); bien que les auteurs n’insistent guère sur cet aspect, tout le signalant, cela montre sans doute que la situation américaine cumule deux effets distincts : celui lié à l’inégalité sociale et celui lié à la disposition facile ou non d’armes à feu.

Les auteurs proposent à chaque fois que c’est possible la même étude de corrélation entre un indicateur d’inégalité et les différents problèmes sociaux à l’échelle des Etats fédérés des Etats-Unis. Là encore, le résultat s’avère frappant : les Etats où le coefficient de Gini (qu’ils utilisent comme indicateur d’inégalité) montre une forte inégalité de la répartition des revenus entre individus sont statistiquement les mêmes où les problèmes sociaux se multiplient à l’envi, et inversement. De plus, comme par un terrible hasard, on retrouve presque toujours en plus mauvaise position, les anciens Etats de la Confédération (1860-1865), semblant bien là indiquer la rémanence de l’inégalité par excellence entre individus, l’esclavage. La Lousiane constitue ainsi un cas remarquable à presque tous points de vue. Les suites catastrophiques de l’Ouragan Katrina dans cette région des Etats-Unis peuvent être vus du coup, non comme une suite de malheureux coups du sort, mais comme une synthèse de la situation relative de  cet État du Deep South dans l’espace américain.

Comme chacun sait toutefois « corrélation n’est pas raison », et les auteurs n’ignorent pas cette considération banale en sciences sociales. L’originalité de l’ouvrage est de donner, si j’ose m’exprimer ainsi, une base « bio-sociologique » micro à ces phénomènes macro. Pour les auteurs, rendant compte à la fois des acquis de l’éthologie animale (sur les primates), de la psychologie,  de l’économie expérimentale, de la biologie, une situation de très forte inégalité matérielle dans une société donnée provoque des désordres à la fois psychologique et biologique chez presque tout le monde (d’où le titre en anglais qui insiste sur le fait que « l’égalité c’est mieux pour tout le monde » – à savoir : riches compris). Les personnes situées au plus bas de la hiérarchie « somatisent » leur situation, les personnes qui sont situées au dessus d’elles ne veulent pas être à leur place et font de même dans une moindre mesure, et même les personnes situés au plus haut craignent plus de perdre leur premier rang que dans une société plus égalitaire. Ainsi, pour les auteurs, l’obésité et son augmentation contemporaine dans les pays qui deviennent plus inégalitaires sur le plan des revenus ne sont pas liés à une diète particulière, mais  bien plutôt aux conséquences d’une adaptation biologique au stress d’origine sociale ressenti. A cette explication instantanée, ils ajoutent un effet à moyen terme des inégalités sociales :  les conditions de la toute petite enfance déterminent à travers le stress social des parents, de la mère en particulier,  les adaptations de l’enfant à ce stress via des mécanismes biologiques qui , en activant certaines potentialités génétiques, inscrivent à long terme dans le corps cette circonstance défavorable pourtant limitée dans le temps. Les auteurs retournent donc comme un gant l’approche « sociobiologique » qui fait des grandes lignes de la vie sociale  des humains une conséquence de  la génétique, en pensant pouvoir démontrer que la situation sociale relative, présente et passée, des individus – leur rang – détermine leur fonctionnement biologique et psychologique, et par là ce qu’on identifie ensuite comme problèmes sociaux. Une telle approche naturaliste, qui n’établit pas de barrière entre le « social », le « psychologique » et le « biologique », repose sur une conception de l’homme, comme dirait Aristote, comme Zoon politikon, avec une nuance de taille bien sûr, Darwin est passé par là : ces mécanismes d’adaptation biologique enclenchés par le statut social relatif seraient issus de notre évolution. L’homme est en effet ici défini (implicitement) comme un primate communautaire qui ne peut pas se passer pour son estime de soi du jugement d’autrui. (C’est Luc Ferry qui va être content, lui qui parcourt ces jours-ci les studios de radio et les plateaux de télévision en répétant que le problème de la violence à l’école est un problème d’estime de soi chez les jeunes… il se pourrait que la science lui donne raison.)

Pour les deux auteurs, l’inégalité des revenus importe parce que, dans les sociétés telles que nous les connaissons, c’est là le moyen essentiel, presque unique, de juger de la valeur de quelqu’un à première vue. On remarquera d’ailleurs que les autres valeurs reconnues à un individu (celles du sport, de la science ou de l’art par exemple) ont tendance à être ramenées à l’étalon commun de la richesse monétaire – ou à être dévalorisés par contrecoup comme valeurs si ce n’est pas le cas. Les auteurs se réfèrent souvent à Alexis de Tocqueville sur ce point, ils retrouvent aussi une idée d’un disciple de ce dernier au XXème siècle, Louis Dumont, qu’ils ne connaissent  pourtant visiblement pas : l’affirmation de l’égalité des conditions ne veut pas dire disparation de la hiérarchie entre groupes, mais naissance d’une concurrence pour le rang via le marché. Pour les auteurs, suivant ici la conception de la « consommation ostentatoire » de Thorstein Veblen, l’augmentation de la richesse monétaire de nos sociétés dans sa forme individualisée (c’est-à-dire par exemple être capable de construire des yachts, villas sur une île de Dubaï et autres hochets pour des milliardaires, mais plus d’aller au nom de l’Humanité sur la Lune ou Mars) ne nous sert plus collectivement à rien, sinon à re-créer en permanence de la différence, de l’ordre hiérarchique, de la distinction comme dirait Pierre Bourdieu dont les auteurs citent les travaux. Cette idée s’avère la même que celle mise en valeur par l’économiste britannique, Richard Layard : le désir de distinction, qui se traduit par la poursuite de biens matériels qui ne valent que relativement à ceux que les autres n’ont pas, conduit à une externalité négative pour la société. On sort complètement ici du paradigme néolibéral du trickle down economics, selon lequel les riches en s’enrichissant par leur activité débordante d’enthousiasme créatif motivé par la poursuite d’une Rolex ou autre colifichet, surtout si l’État ne les taxe pas beaucoup, finiraient par enrichir tout le monde en faisant dégouliner leurs richesses (par leurs dépenses par exemple) sur toute la société. Ici les riches qui montrent qu’ils s’enrichissent produisent surtout une forte dévaluation de tous les autres  individus qui se sentent ainsi déclassés et qui s’échinent  du coup à suivre le rythme imposé pour rester simplement au niveau de revenu minimal pour paraitre aux yeux d’autrui un citoyen respectable.

Cette vision globale des deux épidémiologistes tend aussi à remettre à leur place toutes les politiques sectorielles. En effet – et c’est plutôt rare dans les sciences sociales contemporaines – les deux auteurs assument une vision holiste du fonctionnement social. Par exemple, pour prendre un exemple d’actualité, si l’on veut vraiment combattre la violence scolaire pour autant qu’on prenne au sérieux ce concept, il ne sert pas à grand chose d’imiter les bonnes pratiques des pays où la violence scolaire s’avère faible (et il est certes encore pire d’imiter les mauvaises pratiques des pays où la violence scolaire est à son maximim comme on s’apprête à le faire un peu plus malgré les avis contraires des chercheurs  ….), il faut admettre que  ce sont les écarts excessifs de statut des parents, et par là des enfants, qui doivent être modifiés. Il ne faut pas agir comme des Finlandais, mais être aussi peu inégalitaires entre nous que des Finlandais… Bien sûr, comme cela apparait impossible car trop opposé à ce qu’est (malheureusement)  la société française, et surtout trop coûteux, on préfère discuter d’autres (fausses) solutions.

La version originale de l’ouvrage a suscité peu de réaction jusqu’ici en français. Nous n’avons découvert que celle de Julien Damon, un collègue de Science Po Paris, dans une note de lecture de l’ouvrage qu’il a produit pour Sociétal, n° 66, 2009, pp. 127-133, et qu’on trouvera via Google sur son site Internet. Au delà de la qualité factuelle de sa chronique, il me semble cependant qu’il se trompe sur l’horizon intellectuel de l’ouvrage : selon J. Damon, « Le message précis du livre est une critique à l’endroit des riches pour les conséquences néfastes de leurs activités et comportements.[ce qui est vrai en partie] Au-delà des riches, c’est la richesse même qui est critiquable. » [ce qui est faux], puis, plus loin, il ajoute : « Au total, l’ouvrage peut sans aucun doute grandement satisfaire les amateurs des théories de la décroissance, les malthusiens qui considèrent que nous sommes trop nombreux et trop riches sur terre et tous ceux qui veulent la révolution en faveur d’une autre société plus soucieuse du bien-être que de la croissance ». Or, à les lire, les auteurs ne nient aucunement que les pays en voie de développement doivent augmenter leur niveau de vie matériel jusqu’à un seuil de suffisance matérielle situé par eux à un revenu d’environ 25000 dollars par habitant – c’est même une des raisons de justice globale qui imposent aux pays déjà riches de produire et de consommer plus intelligemment. L’enrichissement n’est donc pas critiquable en soi, mais  la recherche de la consommation ostentatoire l’est avec la violence symbolique mais aux effets (psychologiquement et biologiquement) réels qu’elle induit sur autrui! Concept de « violence symbolique » que notre collègue dit ne pas comprendre sans doute pour n’y avoir jamais été soumis, ou parce que cela sent trop son Bourdieu?  Les auteurs ne sont pas non plus malthusiens – ou, alors, chercher à réduire les grossesses précoces et la mortalité infantile serait du malthusianisme? Quant à faire la révolution, nos deux auteurs écartent très explicitement une telle idée pour la charge de violence physique et de désordre qu’elle comporte : ce que J. Damon occulte (alors même qu’il cite en note R. Layard), c’est la filiation clairement utilitariste d’un tel ouvrage. Un utilitarisme dans la filiation de Bentham, mais rénové en ce qu’il veut tenir compte des acquis contemporains des sciences, et en ce qu’il prend en compte dans le calcul des plaisirs et des peines les effets induits des plaisirs des uns sur les plaisirs des autres. On peut qualifier l’approche de positiviste, comme je l’ai fait plus haut, ou même de scientiste, mais on ne peut pas accuser nos auteurs comme le fait J. Damon dans un autre passage de croire que les sociétés humaines ne vont plus progresser. Au contraire, nos deux compères veulent rouvrir les voies du Progrès.

Ici le discours m’a paru particulièrement séduisant : les auteurs indiquent que leur idée d’un lien consubstantiel entre inégalités sociales et problèmes sociaux au niveau macrosociologique peut servir d’idée directrice à la gauche, qui trouverait ainsi une nouvelle motivation pour réduire drastiquement les inégalités de revenu. De manière fort subtile, les auteurs indiquent bien que cette égalisation des revenus peut venir aussi bien de résultats de marché égalitaires de ce point de vue (cas du Japon ou de certains Etats des Etats-Unis), que de politiques fiscales redistributives (cas des pays scandinaves ou de certains Etats des Etats-Unis). Il n’existe pas une seule voie vers l’égalité des revenus. De façon réaliste, les auteurs rappellent que les grands moments d’égalisation des revenus ont tenu dans l’histoire des deux derniers siècles à une gamme limitée d’évènements politiques : une tentative des conservateurs de faire contre-feux à une protestation sociale montante, une guerre à financer dans l’indispensable unité nationale, une prise du pouvoir par des forces progressistes suite à de violents conflits de classe. Bien qu’ils remarquent ces circonstances historiques, et suivent largement l’analyse de Paul Krugman dans l’Amérique que nous voulons sur ce point (1ère édition sous le titre The Conscience of a Liberal, 2007, Paris, Flammarion, 2009) qui retrace une telle évolution de nature politique des inégalités de revenu aux Etats-Unis sur les deux derniers siècles, les auteurs préconisent toutefois une montée en puissance de l’égalité des revenus sur le moyen terme à travers le renforcement d’un puissant secteur d’économie sociale comme on dirait en France. J. Damon n’a pas trouvé cela très convainquant; pour ma part, j’ai été frappé de voir que les auteurs en reviennent à un appel au « tiers secteur », à la « coopération » tel que l’économiste français Charles Gide le faisait déjà au début du XXème siècle. Le problème de ce dépassement ou contournement du capitalisme par le bas, à travers les pratiques économiques coopératives, me paraît être son instabilité intrinsèque dans des sociétés qui restent dominées par la poursuite du statut social par le moyen de l’argent. Il y aura toujours à terme un groupe de dirigeants qui chercheront à privatiser la coopérative à leur profit.

Il va donc sans dire que, par déformation professionnelle, je suis bien plus convaincu par l’existence de moments de réajustements en un sens ou dans l’autre des inégalités sociales, correspondant à des rapports de force politiques, à la fois internes et externes à la société considérée. De ce point de vue, la crise de l’endettement public qui se profile  dans  bien des pays européens peut être tout aussi bien une opportunité pour les forces néolibérales de liquider une bonne part de ce qui reste de l’État social, que pour des forces progressistes d’ imposer un ajustement  fiscal égalitariste au nom même de la stabilité sociale, voire de la sécurité nationale.

Robert Reich, « Supercapitalism ».

Le dernier livre de Robert Reich (Supercapitalism. The Transformation of Business, Democracy and Everyday Life, Alfred A. Knopf : New York, 2008) pourrait constituer une éloquente introduction à notre époque.

Bien qu’il s’intéresse essentiellement aux évolutions présentes de l’économie et de la société des Etats-Unis, le diagnostic proposé par R. Reich peut facilement s’étendre de ce côté-ci de l’Atlantique ainsi qu’au Japon. Pour l’auteur, nous aurions quitté au cours des années 1970 un « Not Quite Golden Age » d’un capitalisme politiquement organisé et tendanciellement égalitariste pour entrer dans une ère du « Supercapitalism » dérégulé et inégalitaire. Cette rupture aurait pour cause essentielle une modification des possibilités technologiques dans la sphère productive, qui aurait changé les conditions de la concurrence entre firmes aussi bien pour conquérir et garder des consommateurs que pour attirer et fidéliser les investisseurs. Les technologies issues de la Guerre Froide et de la Course à l’Espace auraient ainsi trouvé des applications « civiles » dès le début des années 1970. Ce bouleversement technologique appliqué à la production, au commerce ou à la finance aurait progressivement déstabilisé les grandes firmes oligopolistiques/ monopolistiques qui dominaient et figaient les marchés à l’époque du « Not Quite Golden Age ». Ni la globalisation (entendue comme libéralisation du commerce international), ni une quelconque « révolution conservatrice », ni une modification des repères moraux des entrepreneurs ne seraient en cause dans la modification profonde de l’économie et de la société américaines depuis 1970. La technologie aurait en quelque sorte réouvert le jeu de l’économie dans un sens typiquement à la Schumpeter, et l’idéologie néolibérale et la politique des Administrations successives, Républicaines comme Démocrates, n’auraient fait qu’accompagner tardivement ce mouvement de fond commencé dès les premières années 1970. Cette modification d’origine technologique des régles du jeu économiques au profit des consommateurs et des investisseurs expliquerait l’explosion des inégalités de revenu et encore plus de patrimoine entre Américains.

R. Reich propose donc son explication de l’effondrement progressif du compromis social d’après-guerre. Il n’est pas à vrai dire le premier – l’Ecole française de la Régulation s’intéresse à ce sujet depuis au moins vingt ans (cf. les travaux de Robert Boyer et de Michel Aglietta par exemple). Son explication exclusive par des mutations technologiques me paraît limitée : ce choix de la technologie comme ultima ratio me semble surtout destinée à éviter au lecteur de s’égarer dans l’attribution du phénomène en cours à un camp politique particulier; il cherche aussi sans doute à dérouter venant de la part d’un auteur considéré comme « liberal » aux Etats-Unis dont on attendrait qu’il accable le camp conservateur pour la catastrophe sociale en cours : un pays de plus en plus riche, mais aux habitants majoritairement accablés par des évolutions défavorables dans leur vie quotidienne.

La partie la plus intéressante de l’ouvrage s’avère être son idée que cette augmentation de la concurrence entre firmes les a conduites collectivement à augmenter leurs interventions dans le processus politique. Les firmes auraient augmenté leurs budgets de lobbying depuis les années 1970 (comme R. Reich le montre), non pas tant pour contrecarrer la pression montante des mouvements sociaux (par exemple celui des consommateurs ou des environnementalistes) – ce qui serait sans doute la version privilégiée des politistes  pensant à un backlash conservateur -, que pour s’assurer un avantage compétitif sur d’autres firmes. La présentation par R. Reich du processus politique nord-américain correspond en fait à celle proposée dès les années 1960 par les tenants du « Public Choice » (M. Olson, G. Tullock, J. Buchanan), à savoir que les entités les plus riches ou les groupes les mieux organisés finissent par dicter entièrement la loi à leur profit sous couvert de défense de l’intérêt général. Le lobbying est à la fois un investissement dont le retour monétaire devient de plus en plus important à la mesure des bouleversements apportés par les technologies et une nécessité défensive contre les concurrents. R. Reich montre en effet que ce dernier ne sert désormais que de paravent à des activités de « rent-seeking » (recherche de rente) comme diraient les tenants du « Public Choice ». Il cite ainsi toute une série de lois américaines adoptées en 2004-06 (p. 148-163) en montrant à chaque fois les coalitions de lobbys en cause et aussi les tactiques de communication utilisées pour donner l’impression au grand public que l’intérêt général était en cause. Pour lui, un lobby formé d’entreprises (comme pour les tenants du Public Choice d’ailleurs) ne saurait par définition défendre l’intérêt général : la défense de celui-ci (dont contrairement à certains tenants du Public Choice il suppose qu’il existe bel et bien) ne peut reposer que sur des organisations civiques de masse (comme le furent jadis par exemple l’American Legion). Sa vision me paraît trés économiciste : on (une entreprise éventuellement bien intentionné par exemple) ne peut pas représenter l’intérêt d’autrui (celui d’une masse de citoyens), mais aussi sans doute trés juste si l’on regarde les choses globalement. En effet, la description de R. Reich dans la mesure où elle remet tous les lobbys civiques et même localistes à la place que leur confère leurs seuls moyens économiques désolerait sans doute bien des politistes qui insisteraient au contraire sur le dynamisme  et la multiplicité de la société civile organisée américaine en dehors des seuls lobbys des entreprises. R. Reich balaye pourtant tous ces groupes d’Act Up au Sierra Club en les ramenant aux seuls chiffres de leur budget. L’argent en effet permet, d’une part, de payer des lobbyistes qui,, de fait sont pour R. Reich efficaces à mesure de l’argent qu’ils recoivent, et, d’autre part, de financer la vie publique américaine, où vaut le principe: qui paye si ce n’est ordonne, au moins dispose. Je me rangerais volontiers dans le camp de R. Reich, même si, au niveau de l’une ou l’autre politique publique, les choses peuvent se compliquer à un moment ou à un autre. Si l’on désire s’élever au niveau philosophique, on pourrait dire qu’une somme importante d’argent permet de fait de (faire) défendre n’importe quel argument, aussi fallacieux soit-il, dans une discussion supposée « habermassienne » (le débat sur les « doutes » sur le changement climatique me paraît une illustration parfaite de ce point). Bref, la vision simpliste de R. Reich me parait globalement pertinente :  l’inégalité de ressources économiques pour intervenir dans le débat public finit par tuer tout espoir de définir un intérêt général « réel » (correspondant au « plus grand bonheur du plus grand nombre ») via le processus politique habituel.

R. Reich tient par ailleurs dans ce livre une ligne étonnante à première vue : il refuse d’incriminer les chefs d’entreprise et leur recherche effrenée du profit, et souligne avec force que cette attitude – qu’il ne nie aucunement – n’est que le résultat de la montée en puissance parallèle du pouvoir des investisseurs d’une part et des consommateurs de l’autre. Si la direction d’une entreprise côtée en bourse ne propose pas des rémunérations (très) attrayantes aux investisseurs, elle est de fait condamnée à terme, et sera remplacée par des nouveaux dirigeants prêts à « faire ce qu’il faut »; si une firme n’offre pas un rapport qualité/prix excellent aux consommateurs, ceux-ci voteront avec leurs pieds en allant se fournir ailleurs. De même, l’explosion des rémunérations des dirigeants des entreprises côtées n’est pour lui en fait que l’exact reflet de l’augmentation concomitante des gains des investisseurs en bourse : les dirigeants reçoivent en fait une part constante (ou presque) d’une plus value boursière qui elle explose, d’où des revenus désormais « indécents » comparés à ceux des simples employés (en 2001, un dirigeant d’une entreprise cotée est payé 350 fois le gain moyen d’un employé). R. Reich incrimine ainsi tout un chacun (« us » dans la version originale) : tout un chacun comme consommateur cherche le meilleur « deal » possible, même chose comme investisseur (via son petit investissement dans un fonds mutualisé quelconque). On remarquera d’ailleurs, en suivant l’auteur, qu’une personne qui ne serait que consommateur et investisseur vivrait le « supercapitalisme » comme un nouvel âge d’or. Par contre, les mécanismes du « supercapitalisme » sont incapables de prendre en compte toutes les nécessités de la vie en société qui dépassent les préoccupations d’un consommateur et d’un investisseur (par exemple pour R. Reich la qualité des programmes de télévision, le changement climatique, l’organisation de l’espace urbain).

De ce fait le livre constitue un appel à la régénération de l’aspect « citoyen » de tout un chacun. Pour R. Reich, il ne faut en effet rien attendre de l’idée de « responsabilité sociale des entreprises » : celles-ci peuvent bien faire illusion par des actions visibles du grand public qui donneront l’impression qu’elles sont « morales », mais rien n’est possible à long terme dans un univers économique où il faut avant tout offrir à la fois le prix le plus bas au consommateur et le rendement le plus élevé aux investisseurs. Il ne faut rien attendre non plus des campagnes « moralisatrices » ciblées sur une firme en particulier : les activisites anti – Wal Mart ou anti – Nike par exemple perdent leur temps et leur énergie à faire modifier la stratégie et les pratiques d’une firme qu’impliquent nécessairement les structures de la compétition. Le seul espoir réside dans une régulation légale des pratiques économiques allant contre ce qui est à définir comme l’intérêt général, imposée par les citoyens.

L’idée de R. Reich est donc que, pour sauver la société américaine des maux que lui inflige le supercapitalisme (en particulier une distribution de plus en plus inégalitaire des revenus et de la richesse), il faut un renouveau du civisme sur des questions d’intérêt général (ce qui n’est pourtant pas ce que la science politique américaine observe, c’est le moins que l’on puisse dire, et R. Reich le sait vu les références qu’il cite). Dans une de ses interviews données à l’occasion de la sortie du livre, R. Reich indique qu’il s’agirait d’un mouvement de fond semblable à celui des droits civiques des années 1960. En effet, seul un tel mouvement – absolument invisible pour l’instant à ma connaissance sauf à s’illusionner sur l’Obamania – pourrait contrecarrer ce qu’il décrit par ailleurs comme le poids déterminant des lobbys des entreprises sur la législation.

En fait, ce livre n’inspire absolument pas l’optimisme : les solutions suggérées par R. Reich ne m’ont pas frappé par leur extraordinaire pertinence. La disparition de la « personnalité morale » des entreprises et même de leur unité fiscale qu’il suggère pour clarifier les responsabilités et les gains en revenant au seul niveau individuel des dirigeants et des investisseurs individuels me paraît aller à contre-courant des acquis de la sociologie des organisations et de la sociologie du « crime en col blanc » (E. Sullivan), qui soulignent qu’une entreprise comme institution qui survit aux individus qui l’animent à un moment donné peut être « criminelle » (ou « déviante ») sur la longue durée de son existence.

Par ailleurs, je suis frappé par l’aspect (presque) marxiste du livre: en effet, d’une part, le premier moteur de tout ce bouleversement se trouve être les « forces productives » – les idées (ici néolibérales) et la moralité (ou non) des acteurs principaux se trouvant reléguées au rang d' »idéologie » au sens marxiste; et d’autre part, comment ne pas voir que l’insistance sur les gains des consommateurs et des investisseurs dans le « supercapitalisme » ne sont qu’une façon – certes encore individualisante – de souligner qu’il y des gagnants et des perdants, des groupes sociaux en jeu plus que des individus. Certes un professeur d’Université peut bien s’auto-dénoncer comme consommateur satisfait et investisseur comblé via son fonds de pension, et sa situation de classe est certes ambigüe. Mais un gardien d’immeuble qui va chercher la bonne affaire chez Wal-Mart n’est-il pas à cent lieux du multi-millionnaire en dollards, investis en equity fort rentable, dont il garde la propriété? Parler comme R. Reich le fait d’une division interne aux individus ordinaires entre leur aspect consommateur, leur aspect investisseur, leur aspect travailleur (peu cité dans le livre), et leur aspect citoyen vaut sans doute pour certains groupes où il existe un équilibre entre ces rôles sociaux, mais pas du tout pour d’autres.

Je suppose que R. Reich, étant déjà considéré comme un abominable « liberal » dans son pays, ne peut aller jusqu’à revendiquer une filiation marxiste à son travail. Elle me semble pourtant évidente, y compris dans la vision qu’il professe de l’entreprise qui n’est là que pour faire du profit et dans sa réflexion sur la moralité. Les structures de la compétition économique capitaliste pour les consommateurs et les investisseurs déterminent les comportements des dirigeants, et non l’inverse: la morale n’est ici qu’un leurre. Les dirigeants ne sont pas tant des êtres immoraux prêts à exploiter leur prochain (et plus encore leur lointain) que des vecteurs de forces collectives et anonymes qui font notre Histoire. On pourrait sans doute rétorquer à R. Reich qu’il existe des conditions sociales de possibilité de l’immoralité ou de l’esprit de lucre. Reich n’est d’ailleurs pas loin d’une telle considération quand il souligne que les prétentions éthiques des entreprises satisfont aussi les cadres dirigeants de ces dernières, qui ont ainsi accès au meilleur des deux mondes : ils sont grassement rémunérés et ils font le bien en même temps. Peu de gens finalement sont sans doute prêts à admettre, y compris vis-à-vis d’eux mêmes, que leur activité est uniquement destinée à augmenter le profit des investisseurs et le sien propre via l’intéressement aux résultats de l’entreprise.

Je signale un dernier aspect qui m’a paru à retenir de l’ouvrage : la corruption de l’académie par les lobbys. R. Reich, parlant d’abord de ses pairs économistes, souligne que, de plus en plus, les lobbys ont été capables de les enrôler dans leur luttes pour des régulations qui leur soient favorables. Plus généralement, les entreprises et les lobbys qui défendent leurs intérêts face aux politiques semblent avoir compris que la parole scientifique ou académique fait partie de l’arsenal nécessaire à toute cause, et, malheureusement, le monde académique se prête à ce jeu fort lucratif pour les personnes ou les institutitions qui s’y prêtent.

Au total, il faut donc lire ce livre si typique d’une époque et de ses apories.

Quelques remarques bibliographiques et webographiques :

A noter, il existe une version française : R. Reich, Supercapitalisme, le choc entre le système économique émergent et la démocratie, Paris : Vuibert, 2008. (Le titre en est plutôt raté d’ailleurs).

Pour une interview de R. Reich dans les Echos, lors du lancement de la traduction française, qui ne trahit pas le contenu de l’ouvrage, http://www.lesechos.fr/info/inter/300235688.htm

Une version moins riche dans Libération, http://www.liberation.fr/actualite/economie_terre/289092.FR.php,

reprise par le site du socialiste Benoît Hamon, http://benoithamon.fr/2007/11/07/interview-de-robert-reich-dans-liberation/

Pour un autre résumé-commentaire de l’ouvrage, par un lecteur enthousiaste, commentaire d’ailleurs repris sans être cité directement par d’autres sites indélicats…

cf. http://tto45.blog.lemonde.fr/category/auteurs/robert-reich/

Le commentaire de Jean-Paul Maréchal, un économiste, « Paul Krugman, Robert Reich et les inégalités aux Etats-Unis », L’Economie politique, n°39, juillet 2008, m’a paru fort pertinent. Il n’est cependant pas directement accessible en ligne, sauf pour ceux pouvant entrer sur le site de l’Economie politique, cf.

http://www.leconomiepolitique.fr/paul-krugman–robert-reich-et-les-inegalites-aux-etats-unis_fr_art_741_38147.html

A lire en anglais le dialogue fort vivant sous forme de lettres entre Robert Kuttner et Robert Reich, deux « liberals » liés par leur participation à la même revue The American Prospect, sur la causalité de la situation actuelle,

http://www.prospect.org/cs/articles?article=whos_to_blame_for_the_brave_new_economy

Deux petites remarques finales : grâce à mon accès professionnel à Factiva, base de presse en ligne, j’ai d’ailleurs constaté que presque aucun compte-rendu en français ou en anglais ne remettait en cause la qualité de l’ouvrage, les auteurs d’articles lui reprochant d’être trop complaisants avec le capitalisme (américain) l’emportant en fait sur ceux l’accusant de catastrophisme; il va de soi que l’écho de l’ouvrage est clairement biaisé vers une audience de centre-gauche.


Patrick Savidan, « Repenser l’égalité des chances ».

Patrick Savidan a publié un livre intitulé Repenser l’inégalité des chances (Grasset, 2007), qui ne semble pas avoir soulevé beaucoup d’attention jusqu’ici. A tort selon moi, en effet, il essaye de souligner un aspect crucial de notre époque, l’affaiblissement de la notion même d’égalité au profit de celle d' »égalité des chances ». Il reconstitue habilement la montée en puissance de cette notion, en montrant qu’elle a permis de casser les hiérarchies héritées institutionnellement de génération en génération. Elle se situe à la source des politiques publiques qui visent à faire que quelque soit le milieu de naissance un individu puisse accéder aux plus hautes charges ou à la plus belle situation. Il montre aussi qu’elle correspond bien à l’idéologie contemporaine fondée sur l’individualisme et l’obligation faite à l’individu de faire des choix dont il récoltera les fruits bons ou mauvais à terme.

Mais ce que montre P. Savidan est qu’une telle option pour l’égalité des chances affronte des limites intrinsèques qui la rendent peu viable à terme.

D’une part, aussi parfaite soit-elle cette « égalité des chances » est en fait toujours biaisée par l’existence même de la famille. Un enfant ne peut se développer sans affection, sans une famille quelque qu’elle soit, et donc aucune égalisation réelle des conditions de départ n’est possible. Il existe toujours un biais de départ. De fait, si la vie sociale est vue comme une compétition, certains sont toujours nécessairement désavantagés à la base même de ce qui constitue leur moi. On pourrait lui rétorquer qu’en fait, les politiques publiques sont conscientes de cet état de fait puisqu’à côté de l’école et de l’instruction publique en général (plutôt aveugles en pratique à l’influence des parents dans la réussite des enfants), il existe des services de protection de l’enfance. Il existe une « police » des conduites parentales qui essaye de faire en sorte que les enfants, même avec des parents irresponsables, aient une chance minimale de réussir dans la vie, ou de ne pas devenir des charges pour la société. Cette « police » est particulièrement forte pour les parents désirant adopter un enfant, dont l’Etat réclame qu’ils présentent a priori les attributs d’un « bon parent ». En fait, cette police de l’adoption revient à un eugénisme social d’Etat, qui reconnait que le sort d’un individu dépend d’un minimum d’attention parentale dans ses premières années. Savidan n’a donc pas vu que cet écueil était déjà perçu par les Etats, et l’on essayait de le résoudre… Of course, comme dans notre littérature, l’enfant de la Dass est le summun du malheur social possible, mon argument ne persuadera guère l’auteur. Plus généralement, pris dans sa description de l’individualisme triomphant, P. Savidan tend à oublier toutes les contraintes ancrées dans des lois et des politiques publiques qui limitent le libre choix de l’individu : pourquoi dans un univers si libéral la drogue, même douce, est-elle plus interdite que jamais? Pourquoi des produits sont de plus en plus qualifiés sous cette catégorie, y compris le tabac et l’alcool? Pourquoi les garde-fous en tous domaines se multiplient-ils? La liberté l’emporte certes, mais pourvu que j’emprunte le bon chemin qui me mène vers le bonheur « bourgeois » ou à la limite « bobo », mais il est dûment interdit de « se faire mal » (sauf « pour de rire », avec quelque maitresse SM bien policée).

D’autre part, cette égalité des chances n’est pas « soutenable » : si j’ai bien compris, l’auteur veut dire par là à la fois qu’on aboutit avec la seule égalité des chances à une société tellement inégale que celle-ci aura du mal à persister à la génération suivante et que les « gagnants » du jeu croient tellement qu’ils ne doivent qu’à eux-mêmes leur réussite qu’ils sont extrêmement hostiles à toute redistribution des gains aux « perdants », ne serai-ce que pour donner une éducation correcte aux enfants des « perdants ».

P. Savidan sur ce dernier point a raison. C’est un constat sociologique que de voir que la plupart des « gagnants » se voient comme les seuls artisans de leur réussite, et que, finalement, l’idéologie de l’égalité des chances les encourage à se voir sous ce jour.

Que propose-t-il alors? D’en revenir à une égalité des chances inspiré de John Rawls, ou plus encore au « solidarisme » de Léon Bourgeois. En fait, il faudrait selon lui que les individus reconnaissent que le jeu social qu’ils jouent et qui suppose de valoriser certains dons innés ou compétences durement acquises et pas d’autres, est en réalité le responsable de leurs gains. En somme, impossible de gagner bien sa vie comme basketteur professionnel (pour reprendre l’exemple bien connu du libertarien Nozick) et de profiter ainsi d’une grande taille et de bons réflexes sans société qui valorise ce loisir au point d’en rémunérer grassement les acteurs. On pourrait réécrire toute l’histoire des dons artistiques ou sportifs sous cet aspect. On pourrait multiplier les exemples, qui prouverait qu’une capacité d’une personne ne vaut qu’en relation avec un univers donné. Du coup, si je suis performant parce que j’ai juste les dons qu’il faut pour ma société, je ne mérite en rien mes gains, qui ne sont qu’un effet d’aubaine. P. Savidan y trouve l’occasion de justifier un niveau de contribution de chaque « gagnant » à l’effort commun, sous forme de fiscalité, sans commune mesure avec ce qui existe aujourd’hui, et aussi de souligner l’absurdité de certains niveaux de rémunération. De plus, du point de vue psychologique, il me semble que les gagnants en seraient plus humbles et les perdants moins humiliés.

Son idée revient largement à celle de Rawls, à savoir que les fruits de la coopération sociale doivent être équitablement répartis, et elle tombe, à mon avis, sous le feu de la critique du libertarien Nozick, qui souligne que l’idée rawlsienne revient à supposer une « manne » dont le partage ne serait pas déjà là dans le seul échange économique qui attribue à chacun son dû.

En politiste, je ne peux que constater que les gagnants ne se sentent pas du tout redevable à un « capital collectif » qui expliquerait leur performance économique ou sociale : P. Savidan cite Warren Buffet et Dale Carnegie comme deux exemples de tycoon américain ayant perçu la nature sociale de leur richesse et ayant décidé de redonner à la société ce qui leur était échu par le hasard des circonstances favorables. Si dans le monde réel, tous les 1% les plus riches agissaient en parfait philanthrope, cela se saurait, et Carnegie et Buffet ne seraient pas en voie d’inscrire leur nom dans l’histoire.

En pratique, les gens croient toujours avoir mérité ce qu’ils ont, même quand ils ont énormément, et tout incite à accepter l’inégalité des résultats, même si la chance joue un rôle : pensons aux publicités pour les jeux de hasard (Loto, Euromillions), pensons au fait que personne ne s’offusque que des gens gagnent tout d’un coup l’accès à la richesse, sans qu’aucun critère de mérite n’intervienne, sinon la chance, qui semble bien être un critère légitime de réussite pour beaucoup de nos contemporains.

Pour qu’un retournement de situation, une perception plus socialisée de la richesse produite, s’opère, il faudrait une révolution dans les esprits qui ne semble guère en cours.

De plus, problème non souligné dans l’ouvrage : la coopération sociale dépasse aujourd’hui de très loin les limites d’un Etat quelconque. Tout consommateur français bénéficie par exemple du fait que les termes de l’échange avec des pays moins avancés lui offrent un revenu courant plus important que celui qui serait le sien sans cet échange. Si on voulait être juste au sens du « solidarisme », il faudrait donc amputer fortement nos gains de l’échange avec les pays pauvres ou en voie de développement. C’est possible, c’est ce que voudrait faire le « commerce équitable », mais, en généralisant la démarche, cela provoquerait une crise politique majeure par diminution drastique des gains de tous.

Par ailleurs, si on néglige l’aspect globalisé de la coopération sociale, l’idée de « capital collectif » – juste en soi – risque de nous entrainer vers une vision nationale de la richesse. Ce « capital collectif » peut être vu comme une accumulation des générations qui nous ont précédé dans cette nation particulière. Du coup, on n’est pas loin de l’idée que cette richesse, et la redistribution qu’elle permet, doit être réservé aux descendants de ceux qui ont sué sang et eau pour faire de la France ce qu’elle est. Le libéral Hayek critiquait déjà par refus du nationalisme l’idée que le fait d’être né dans un pays riche donne le droit à une richesse particulière. Plus concrètement, une des façons de valoriser l’immigration se trouve justement être de souligner l’apport productif des immigrés, justement parce cette idée de « capital collectif » fait partie de l’argumentaire typique des nationalistes.

La perspective ouverte par P. Savidan me parait donc encore imparfaite. L’idée d’une « égalité des chances » qui ne serait que la manière de justifier une hiérarchie sociale de plus en plus étendue vers le haut et vers le bas me semble fondé : la « méritocratie » par définition est une situation où les perdants ne sont pas en droit de se plaindre, puisqu’on y gagne « à la loyale ». On n’est finalement pas très loin du « darwinisme social » – simplement aujourd’hui, l’objectif collectif de la grandeur de la nation ou de la race (britannique, allemande, française, etc.) a disparu au profit du seul bonheur individuel des gagnants. Soit d’individus par essence moins critiquables qu’une nation, puisque chacun voudrait être à leur place.