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E. Macron: plouto-populisme, stato-populisme, centrisme?

Et voilà, c’est fait : François Bayrou et ce qu’il reste du Modem autour de lui vient de rejoindre la candidature présidentielle d’Emmanuel Macron. Il ne sera pas apparemment le dernier des anciens UDF à le rejoindre, déjà le pourtant très grincheux Jean-Louis Bourlanges vient, semble-t-il, de se rendre malgré ses grommellements euro-républicains dans Slate. Cette alliance au nom du centrisme bon teint est d’autant plus piquante à observer qu’à l’automne dernier encore, le même F. Bayrou prétendait – à en croire quelques tweets que des fâcheux ressortent à propos – se méfier du dit E. Macron et des grands intérêts économiques qui le soutenaient, et il me semble même bien d’ailleurs me souvenir que toujours le même F. Bayrou a tenu des propos peu amènes sur le dit E.  Macron lors d’une Matinale de France-Inter il n’y a pas si longtemps. Souvent centriste varie, bien fol qui s’y fie. Quoi qu’il en soit, ce ralliement, comme les autres soutiens engrangés parmi les élites du « cercle de la raison » (A. Minc & Cie) témoigne de la crédibilité qu’a atteint la candidature d’E. Macron à ce stade de la campagne électorale pour le premier tour de cette présidentielle 2017.

Mon jeune collègue Fabien Escalona a donné pour Médiapart l’analyse la plus acérée à ce jour du phénomène, en rappelant qu’E. Macron et son mouvement En Marche! n’étaient pas sans évoquer des entreprises similaires de conquête de l’électorat dans l’histoire européenne récente. Il rappelle fort à propos que cela a  été théorisé en science politique sous le nom de « business firm party » dès la fin des années 1990 – sans que toutefois l’expression soit beaucoup reprise par la suite. La montée en généralité conceptuelle a été en effet difficile à imposer en raison de la dépendance presque totale de ces « partis-fonctionnant-à-la-manière-d’une-firme-privée » à leur fondateur et leader et au destin de ce dernier dans chaque contexte national particulier. En effet, il s’agit toujours d’une organisation, créée ex nihilo autour d’un leader charismatique auto-proclamé et ayant le plus souvent le mérite de ne pas être un homme politique de longue date. Comme ce parti challenger se veut la voix du peuple tout entier, son leader critique toutes les élites politiques en place, sauf bien sûr celles qui se rallient opportunément à lui. Laissez venir à moi les petits enfants. Son orientation la plus visible prend soin de se couler dans les grands courants de l’opinion tels que les lui dévoilent les sondages d’opinion. Je vous ai compris! Son leader invoque un nécessaire renouveau du pays au delà des clivages habituels et un rassemblement des hommes et femmes de bonne volonté autour de sa personne. La rhétorique du mouvement que ce type de leader entend créer est donc clairement populiste. (Je n’aime certes guère ce terme qui finit par être un obstacle sérieux à l’analyse de la réalité politique à force d’être employé pour des forces politiques aux orientations idéologiques et aux histoires opposées, mais, en l’occurrence, il correspond bien à la rhétorique d’ E. Macron du coup de balai et de la nouveauté qu’il prétend représenter, opposés à tous les autres candidats, rhétorique qu’on appelle de fait dans le langage courant populisme.)   Surtout dans le cas de ces business firm party, contrairement à d’autres partis émergents tenant  au nom du peuple un discours similaire de rupture avec tous les partis déjà là – ce qui ne peut que être le point commun à tout parti nouvellement créé -, aucune base militante du parti ou milieu partisan (pour paraphraser mon collègue F. Sawicki) ne préexiste  au leader qui tient ce discours. La base militante ne provient donc pas d’une mobilisation sociale ou pré-politique préalable d’une partie de la population. Elle est recrutée à la va-vite par ce dernier et ses proches au fil de la campagne électorale comme des supporters d’une équipe qui va nécessairement gagner.

En effet,  l’organisation du mouvement part du sommet. De fait, elle ne peut exister et se déployer rapidement que parce que le leader dispose lui-même de moyens économiques importants – ou bien parce que des personnes qui en disposent lui en procurent. (En l’occurrence, E. Macron bénéficie d’évidence de la manne de dons de personnes pouvant donner dans les limites imposées par la loi française, soit 7500 euros par an, et il peut de ce fait selon ce qui est paru dans la presse salarier actuellement 50 personnes.) Par ailleurs, le programme de ce genre de partis challengers, souvent promus par un milliardaire, comme la Team Stronach en Autriche il y a quelques années ou l’ANO 2011 de Andres Babis en République tchèque au même moment, ou attirant l’argent des groupes les plus aisés de la société comme Scelta Civica de Mario Monti en Italie en 2013 , se trouve être de manière plus ou moins avouée, néo-libéral.(L’orientation vis-à-vis de l’Union européenne varie par contre beaucoup.) Bien que le terme n’existe pas en science politique, il me semble donc qu’on pourrait inscrire E. Macron dans cette famille du « plouto-populisme », soit d’une entreprise de conquête de l’opinion sous des oripeaux populistes qui ne peut toutefois exister que parce qu’elle est portée par des groupes fortunés pour faire une fois au pouvoir ce qu’ils croient être – à tort ou à raison d’ailleurs – leurs intérêts. L’un des premiers exemples de ce genre de stratégie de rupture de l’ordre électoral par le haut remonte en fait à la candidature du milliardaire Ross Perot lors des élections américaines de 1992.

Bien sûr, comme le remarque F. Escalona à juste titre, l’exemple le plus patent d’une telle entreprise de conquête de l’électorat par une puissance économique n’est autre que celle de Silvio Berlusconi en 1993-94 en Italie. Constatant l’écroulement du camp électoral modéré (DC-PSI-PSDI-PRI-PLI) suite aux scandales dits de « Mains propres » (et voulant aussi sauver sa peau d’entrepreneur très lié à une partie de ce même camp électoral qui se trouve en train de s’écrouler), S. Berlusconi, cet ancien client ou allié du Parti socialiste italien (PSI), crée donc un parti ex nihilo, Forza Italia, autour de sa personne. Ce parti n’est au départ littéralement qu’une filiale de son conglomérat économique. Or ce dernier, spécialisé dans les médias télévisuels et la publicité grand public, se trouve alors à la pointe de ce qui se fait de mieux en Italie en matière de marketing et de communication. Comme le montre le reportage de Mediapart sur les dessous organisationnels de la « start-up » Macron, on observe mutatis mutandis la même avance des « macronistes » dans l’usage des instruments de connaissance et de manipulation de l’opinion publique.  Le parallélisme entre  le « berlusconisme » et le « macronisme » me parait d’autant plus troublant qu’il existe aussi une parenté idéologique entre les deux. En effet, comme ce dernier incarne au mieux le devenir néo-libéral d’une bonne partie du PS, le « berlusconisme » s’était constitué en continuité avec l’involution néo-libérale du PSI des années 1980 que S. Berlusconi avait accompagné culturellement à travers le contenu pour le moins débilitant de ses trois chaînes de télévisions depuis les années 1970. C’est donc dans les deux cas le socialisme partidaire qui, à travers sa défense de l’individu et de ses droits, de son émancipation, finit par muter  en défense d’un individualisme acquisitif, soutenu concrètement comme entreprise électorale nouvelle par une ou des grandes entreprises ou les milieux d’affaires. Il faut cependant ajouter que E. Macron réussit pour l’instant un miracle dont S. Berlusconi n’avait eu pas besoin de réaliser : malgré son passé très récent auprès du très impopulaire Président F. Hollande, il réussit en effet à se présenter comme un homme nouveau aux idées neuves. Au moins, quand S. Berlusconi propose son « parti libéral de masse » pour reprendre une expression de l’époque à l’attention des électeurs italiens, il a quelques preuves à faire valoir de ses intentions en ce sens – ne serait-ce que parce qu’il a imposé la présence de ses télévisions privées contre la législation étatique en vigueur. Pour E. Macron, c’est l’illusion parfaite, ou la « lettre volée » comme dans la célèbre nouvelle d’E. A. Poe.

Par ailleurs, à cette proximité entre le « berlusconisme » et le « macronisme », il faut ajouter la même capacité à exister – dans un premier temps tout au moins – uniquement par les sondages. S. Berlusconi avait en effet réussi à faire croire à la poussée de  Forza Italia d’abord grâce au fait que les sondages lui ont été immédiatement favorables (y compris ceux faits par des sondeurs proches de son propre groupe économique), ce qui a incité aux ralliements de certains politiciens modérés et permis la constitution d’une double alliance Nord/Sud de toutes les droites autour de lui. De même, pour l’instant, c’est la croyance collective – y compris la mienne! – dans la validité des sondages qui fait exister le « macronisme » – avant même qu’aucun vote réel n’ait jamais été exprimé pour E. Macron. On notera aussi dans le registre des parallélismes cette récente  promesse d’E. Macron d’exempter la masse du bon peuple de France de la taxe d’habitation. Or il se trouve que S. Berlusconi a fait son miel d’une promesse similaire lors de ses dernières campagnes électorales en date (2006, 2008 et 2013), non sans d’ailleurs s’embrouiller à ce sujet, d’une part, avec les autorités européennes à raison de la perte de revenus que cela représentait pour l’État italien et, d’autre part, avec les collectivités locales italiennes privées de ce revenu essentiel. Cette promesse d’E. Macron semble en tout cas montrer qu’il a compris comme S. Berlusconi qu’il faut prendre l’électorat modéré par les grands sentiments du porte-monnaie.

Au delà de ces parallélismes (et peut-être de l’inspiration que trouve E. Macron dans le cas Berlusconi? ), il ne faut pas toutefois nier les différences. S. Berlusconi, quand il entre en politique en 1993-94, se situe sur une ligne plutôt nationaliste. Il tend à critiquer l’Union européenne. (Il changera ensuite, pour revenir ensuite à ses débuts.) Les élites économiques et universitaires italiennes les plus légitimes sont généralement très réticentes à son égard, et les grands médias (enfin ceux qu’il ne possède pas…) ne le voient guère d’un bon œil. De fait, le modéré S. Berlusconi a surtout réussi à coaliser toutes les droites italiennes autour de lui, jusqu’ici exclues de toutes coalitions possibles avant 1994, en s’alliant avec les régionalistes nordistes de la Ligue du Nord d’U. Bossi au nord du pays et avec les néo-fascistes du Mouvement Social Italien de G. Fini au sud et au centre du pays, tout en se ralliant les démocrates-chrétiens les plus à droite. Le « macronisme » est constitué à ce stade de la campagne comme une entreprise résolument et limitativement centriste. C’est le grand bal mondain de tous les coalisables et coalisés. C’est le retour surprenant de la « Troisième force » d’avant 1958 dans une Vème République guère favorable pourtant à cette formule (malgré les « ouvertures » de 1988 ou de 2007). On verra bien ce qu’il en advient s’il arrive à passer le premier tour. Toutefois, il va de soi que E. Macron ne ralliera pas à son panache blanc ni les droites et extrêmes-droites considérant la colonisation comme un fait positif de l’histoire de France ni les gauches et extrêmes-gauches opposées à son œuvre législative comme Ministre de l’économie de F. Hollande. Il vivra du centre, et il y vaincra ou périra.

Par ailleurs, même si les liens entre E. Macron et certains milieux d’affaire paraissent difficilement niables, son aventure m’évoque aussi la théorie du « parti-cartel » de R. Katz et P. Mair énoncée dès 1995. En effet, cette théorie énonce que, dans les vieilles démocraties, les partis politiques ne portent plus les demandes des populations en direction de l’État, mais qu’ils sont devenus à l’inverse des instruments à travers lesquels les élites qui gèrent les États recrutent des électeurs pour légitimer ce que ces dernières avaient de toute façon l’intention de faire. De ce point de vue, certains ralliements d’économistes néo-libéraux depuis longtemps bien en cour au sommet de l’État au « macronisme » (comme son responsable de son programme, Jean Pisani-Ferry), tout comme la défense de l’ordre européen actuel par E. Macron, me ferait plutôt évoquer à son sujet un « stato-populisme ». Ces élites d’État rêvent, semble-t-il, de toujours plus de réformes structurelles. E. Macron leur promet de faire enfin le nécessaire et d’amener le bon peuple à accepter de bonne grâce la potion proposée – ce qui faut bien le dire tient presque de la magie tant la proximité de ce que notre bon apôtre propose est grande avec ce même « socialisme de l’offre » qui a tout de même réussi à rendre F. Hollande le Président de la République le plus impopulaire de la Vème République au point de le mettre en incapacité de se présenter à sa réélection.

Bien sûr, on dira sans doute que ma distinction « plouto-populisme » ou « stato-populisme » est des plus spécieuse. En effet, ce qui se profile derrière E. Macron, c’est l’intrication entre la très haute fonction publique qui croit dur comme fer au néo-libéralisme et à l’Union européenne, le monde des grandes entreprises du CAC 40, et celui des économistes les plus dominants qui ne savent que penser au fil des décennies l’avenir néo-libéral du pays.Après tout, il ne s’agit dans le fond que de « centrisme » dans toute sa beauté conservatrice de l’ordre économique et social existant. « Tout changer pour que rien ne change », l’habituel transformisme comme le souligne à juste titre F. Escalona..

Il reste toutefois qu’une anomalie demeure. Pourquoi une partie de ces élites centristes sont-elles en train de se rallier à E. Macron au lieu de soutenir béatement le candidat de la droite républicaine dans la recherche d’une tranquille alternance?  Certes, il y a le scandale autour des présumés emplois fictifs de la famille Fillon, mais la candidature d’E. Macron précède de quelques bons mois ce rebondissement. Tout de même,  après tout, F. Fillon a proposé à l’automne 2016 un programme de « réformes structurelles » tout à fait alléchant, validé par des millions de braves électeurs et non simplement par des sondages. Au delà de la personne de F. Fillon et de ses embrouillaminis judiciaires, qu’est-ce qui explique le manque de confiance dans cette droite républicaine? Pourtant, elle a donné des gages à travers les projets qu’elle a voté au Sénat depuis qu’elle en a repris le contrôle.

Ma première hypothèse pour expliquer ce doublon Macron/Fillon pourrait bien être l’absence de confiance dans la loyauté européenne de F. Fillon. Après tout, ce dernier a été un proche de P. Séguin, il pourrait donc  bien se souvenir en cas de difficultés de cette proximité, et privilégier les intérêts de ses électeurs à ceux de l’Union européenne. Il a aussi, semble-t-il, tissé des liens personnels avec V. Poutine. De ce point de vue, E. Macron parait un élément bien plus sûr.

Ma seconde hypothèse pour expliquer ce doublon serait le fait que justement le « macronisme » n’étant pas du tout à ce stade tout au moins  un parti au sens ordinaire du terme ne pourrait pas une fois arrivé au pouvoir être redevable de quoi ce soit à une base électorale organisée. La droite républicaine au contraire doit quand même se préoccuper au choix du sort des médecins, notaires, Écoles libres, cathos, familles, agriculteurs, PME, personnes âgées, et autres corporations dont il est bien évident pour un économiste néo-libéral bon teint qu’il faut en faire tabula rasa au plus vite. La droite républicaine est aussi par ailleurs un réseau d’élus locaux, présents partout, même dans la France supposée inutile des campagnes et des petites villes, qui ne sont pas prêts à tous les sacrifices au nom de l’Union européenne et de la nécessaire compétitivité. Que G. Collomb, le grand féodal lyonnais « social-barriste », soit le premier soutien d’E. Macron correspond bien à cet égoïsme territorial des métropoles qui se débarrasseraient bien du fardeau de la France profonde.

Ma troisième hypothèse serait enfin que la droite républicaine apparaitrait trop proche des thèses du FN en matière de traitement des minorités visibles, et que cela finirait par nuire aux affaires. Il est vrai que pour l’Islam de France pour lequel plaide l’Institut Montaigne, avec un F. Fillon à la Présidence de la République (malgré son évidente proximité avec un responsable de ce même institut), cela parait mal parti.

Ce ne sont là que des hypothèses. Et après tout tout le monde sait bien que tout ce beau monde se rassemblera au second tour contre la candidate du FN pour que tout continue comme avant dans le meilleur des mondes possibles. Le reste n’est dans le fond  que détail. Et vive le populisme centriste ou le centrisme populiste du cercle de la raison!

PS. Je précise qu’en écrivant ces quelques lignes, j’ai conscience: a) de bien sûr « faire le jeu du FN » – puisque la continuité de fond du « macronisme » fera éventuellement sens à la veille du second tour –; b) d’être manipulé à l’insu de mon plein gré par les services de désinformation soviétique russe; c) d’être aigri de ne pas avoir été recruté pour conseiller louanger le grand leader – ceci d’ailleurs comme tous les journalistes ou universitaires  qui tentent de garder leur sang-froid face au « macronisme ». Tous des idiots utiles, des traitres ou des aigris.

« Les cons, ça ose tout »…ou V. Poutine?

A quoi diable sert donc la science politique? C’est une question que je me pose parfois. En tout cas, pas à prévoir collectivement l’avenir, même proche, semble-t-il.

En effet, les réponses à un sondage en date des 24/27 février 2014 aux États-Unis auprès de spécialistes universitaires des relations internationales par le projet TRIP  (Teaching, Research & International Policy) de l’Université William & Mary donnent entre autres un résultat collectivement très décevant (pour la science politique) : sur les 908 répondants (sur 3000 personnes sollicitées pour le faire), à la question de savoir si les forces militaires russes allaient intervenir dans la crise ukrainienne, posée donc quelques jours avant l’intervention effective de ces dernières en Crimée, seulement 14% des répondants répondent qu’il y aura une intervention, 57% qu’il n’y en aura pas, et 29% admettent ne pas savoir à quoi s’en tenir sur ce point du questionnaire (voir la question 7). Les résultats ont été diffusés et commentés par le site Foreign Policy, qui fait remarquer l’erreur collective de perception. Par ailleurs, Erik Voeten sur le blog Monkey Cage essaye de comprendre si l’une des approches théoriques dominantes en relations internationales, l’une des spécialisations possibles, l’un des statuts, etc. mène plus qu’une autre à se tromper ou à voir juste.  Il semble que le fait d’être théoriquement un « libéral » ou un « constructiviste » (au sens des RI) ou bien d’occuper un poste dans une institution prestigieuse tend à augmenter l’erreur de perception. Cependant, pour ma part, j’aurais tendance à penser que les différences qu’il repère ne sont pas aussi surprenantes que le fait même que quelque que soit le sous-groupe qu’il constitue, l’erreur de perception reste largement majoritaire.

Pour ma part, je ne suis aucunement spécialiste de la Russie ou des relations internationales, mais je ne me sens aucunement surpris par les choix de Vladimir Poutine. Il suffisait de suivre au jour le jour l’actualité du personnage depuis 1999 pour se rendre compte à qui l’on se trouve avoir affaire.

Qui a en effet succédé à Boris Elstine à la Présidence de la Fédération de Russie dans des circonstances pour le moins troubles, dignes du meilleur scénario complotiste?

Qui a réglé le problème de la Tchétchénie de la façon que l’on sait et en annonçant d’ailleurs avec quelque vulgarité qu’il procéderait ainsi?

Qui a rétabli la « verticale du pouvoir » en Russie?

Qui  a construit une belle « démocratie Potemkine »?

Qui a réussi à contourner l’interdiction constitutionnelle de se maintenir indéfiniment au pouvoir?

Qui a convaincu la communauté sportive internationale d’organiser des Jeux olympiques d’hiver dans un lieu comme Sotchi, cher par ailleurs au camarade S.?

Qui a réprimé l’opposition russe au point de la réduire à l’impuissance?

Qui a truqué les derniers scrutins pour améliorer son score déjà confortable?

Qui a augmenté les dépenses militaires de la Fédération de Russie ces dernières années?

Qui a envahi un petit pays de l’ex-URSS qui avait eu le malheur de lui chercher (un peu) noise pour des provinces séparatistes que ce dernier cherchait à récupérer?

Et surtout, qui soutient depuis 2011 indéfectiblement de son aide militaire un dictateur moyen-oriental et ses partisans  prêts à commettre autant de crimes contre l’humanité que nécessaires pour se maintenir au pouvoir?

On pourrait multiplier les exemples.

A très court terme, l’erreur collective de perception des collègues américains me parait d’autant plus étonnante que la concomitance entre les Jeux olympiques de Sotchi et les protestations en Ukraine ne pouvait qu’être ressentie par V. Poutine comme un affront, ou, sans doute, comme un complot occidental, cela d’autant plus qu’il avait fait preuve de clémence pour les deux « Pussy Riot » libérées peu avant les Jeux et pour son ennemi oligarque, justement pour permettre qu’ils se passent au mieux. Pour qui suivait la situation, même de loin et du coin de l’œil, tout laissait donc présager une réaction  de sa part. Quant à moi, je suis presque étonné de sa retenue, et que ses troupes ne soient pas déjà dans les rues de Kiev pour rétablir la légalité soviétique  ukrainienne.

Ce qui arrive actuellement en Crimée et en Ukraine ne devrait donc une surprise pour personne. Que peut-on attendre d’autre d’un ancien du KGB, voulant rétablir la puissance de la Russie en créant une Union eurasiatique? Évidemment, la Russie a énormément à perdre à s’engager dans un conflit avec le monde occidental (et inversement), mais ce n’est pas une raison pour qu’un leader comme V. Poutine ne le fasse pas. « Les cons, ça ose tout, et c’est à cela qu’on les reconnait. » A mon avis,  il y a dans tout cela un refus de voir que l’irrationnel (pour être plus policé que dans ma citation de Michel Audiard) existe bel et bien en politique, et qu’on se retrouve mutatis mutandis en 2013 avec exactement les mêmes personnages que dans une tragédie shakespearienne ou que dans la première partie du XXème siècle.

J’ai donc peur que nous n’ayons encore rien vu. Il va falloir jouer que les dirigeants occidentaux jouent très, très, très finement s’ils veulent éviter d’avoir une guerre sur les bras.

(Bon, en même temps, une guerre longue avec la Russie permettra de résoudre les problèmes de chômage des jeunes et de sous-emploi de notre appareil productif…  et une guerre courte et joyeuse résoudra tous nos problèmes.  En espérant de tout mon cœur me tromper moi aussi.)

Guillaume Gourgues, Les politiques de démocratie participative.

gourguesAu printemps 2013, Guillaume Gourgues, l’un de mes anciens étudiants de Master à l’IEP de Grenoble, depuis peu Maitre de conférences en science politique à l’Université de Franche-Comté, a livré au jugement des lecteurs  Les politiques de démocratie participative (Grenoble : PUG, Coll. Libres cours, 2013, 148 p.). J’ai reçu un exemplaire envoyé par l’éditeur à sa parution, mais je n’ai eu le loisir de le lire qu’au cours de l’automne, et je ne  trouve enfin le temps d’en dire quelques mots sur mon blog que maintenant. C’est là un manquement à tous mes devoirs de critique dont je ne peux que m’excuser platement auprès de l’auteur s’il vient à me lire. Cela d’autant plus cet ouvrage était en droit de m’intéresser tout particulièrement vu le sujet dont il traite. En effet,  la « démocratie participative » fut l’objet de quelques discussions animées entre Guillaume et moi lorsqu’il débutait dans le métier de chercheur, et j’ai le sentiment de faire partie des gens auxquels il a pensé comme lecteur éventuel lorsqu’il a écrit cet ouvrage (cf. l’introduction, « Pourquoi s’intéresser (encore) à la démocratie participative? », p.5-11).

En effet, je représente (certes sans doute pas seul) l’un des pôles possibles de réception de l’ouvrage, à savoir les gens qui pensent que la « démocratie participative » n’est rien moins qu’une escroquerie intellectuelle et un miroir aux alouettes. La raison principale de ce refus chez certains dont je suis de prendre au sérieux la « démocratie participative » (par exemple les « budgets participatifs », les « jurys citoyens », etc. ) tient au fait que, dans la vie politique des nations démocratiques, seules comptent au final les institutions, légales ou conventionnelles, qui impliquent directement une décision effective et importante pour la collectivité concernée. En effet, ce qui est actuellement désigné sous le terme, fort englobant au demeurant comme le souligne d’ailleurs dès les premières pages de son ouvrage G. Gourgues, de « démocratie participative » consiste, soit en diverses formes de consultation ordonnée des citoyens concernés sans obligation ni sanction pour les gouvernants de l’heure,  soit à l’attribution de la prise de décision effective au grand public, mais pour des choses de peu d’intérêt, ce que j’appelle – un peu trop cyniquement sans doute – « avoir le droit de choisir la couleur des rideaux des cabines de troisième classe du Titanic pendant qu’il se dirige droit sur l’iceberg ».  Toutes les prétentions des multiples formes de « démocratie participative » à influer le cours des événements me paraissent en effet assez risibles d’un  point de vue historique au moment où la crise économique des années 2008-2013 a montré l’importance des instances les plus classiques de la décision collective contemporaine, à savoir les exécutifs nationaux, les banques centrales et les institutions économiques internationales. Comment ne pas voir que la période que nous venons de vivre depuis 2007 a confirmé  les intuitions (certes lugubres) de tous ceux qui voyaient  à l’œuvre dès la fin des années 1990 une évolution « post-démocratique » de nos régimes politiques?  N’est-on pas allé d’ailleurs dans les faits bien au delà des dites intuitions? Ne vivons-nous pas en pratique déjà dans une dystopie? En effet, les solutions trouvées jusqu’ici à la crise économique et sociale sont garanties « à 0% de contenu participatif », si, par participatif, on entend prises de parole  et discussions informées et encadrées des citoyens ordinaires pour influer sur les politiques publiques à mettre en œuvre. A-t-on en effet lu ou entendu quelque part que Jean-Claude Trichet, Mario Draghi & Cie aient consulté de quelque manière que ce soit le bon peuple grec, irlandais, espagnol, etc. avant de décider de son sort? Il faudrait être bien enfermé dans sa tour d’ivoire pour ne pas constater que ces années représentent le triomphe du gouvernement du monde occidental par des élites pour le moins restreintes, et, selon beaucoup, sous influence.

L’autre pôle de réception (sans doute bien plus nombreux et plus structuré) de l’ouvrage est évidemment constitué par l’ensemble des personnes dans le monde académique qui croient que la « démocratie participative » de quelque manière qu’on l’entende représente une avancée importante à la fois dans la pratique politique contemporaine et dans la théorie – ou qui sont simplement agnostiques en la matière et veulent faire le point sur le sujet. Du coup, le pari de l’ouvrage de G. Gourgues est de se maintenir sur la ligne de crête entre les quelques incroyants dans mon genre qu’il faut ramener au bercail de la vraie foi science politique, les agnostiques en la matière qu’il faut informer des tenants et aboutissants de l’affaire, et surtout les nombreux croyants en la démocratie participative dont il faut à la fois reconnaître les apports et les mérites et dont il faut modérer les enthousiasmes (comme ils le font d’ailleurs souvent eux-mêmes).

(Je me suis permis d’annoncer d’emblée et quelque peu lourdement mes a-priori de lecture, pour permettre à chacun de décrypter mes propos avec le biais qui y est nécessairement inclus.)

Pour ce qui concerne les incroyants, ces hommes de peu de foi science, G. Gourgues a sans doute raison de leur faire remarquer qu’ils vont bien trop vite en besogne, et qu’il ne saurait être question de juger d’une part du réel sans y être allé voir de plus près, sans avoir suspendu le jugement et sans avoir fait jouer le travail empirique. Dont acte. Le livre de G. Gourgues entend en effet proposer une synthèse des connaissances issues de la recherche empirique (dont sa propre thèse de doctorat) sur le sujet. Autant que je puisse en juger, par  la clarté du propos, rarement prise en défaut, et l’ampleur des références utilisées à l’appui des propos tenus, c’est très réussi.  Je dois faire amende honorable en admettant que cela vaut la peine d’étudier ce sujet – mais en tant qu’incroyant, j’y verrais plutôt (voir plus loin) des raisons supplémentaires (pas nécessairement cités par G. Gourgues) d’envoyer les croyants au bourreau à fin d’éducation définitive. (Mais ils en ont sans doute autant à mon égard. Je reste leur serviteur. Heureusement que les mœurs se sont policées dans l’Université européenne depuis le temps de Jan Hus.)

Le livre est divisé en trois chapitres : chapitre 1, « De la démocratie participative à la participation publique » (p. 13-35), chapitre 2, « Le gouvernement de la participation publique » (p. 37-86), chapitre 3, « Les dispositifs participatifs: qui, comment, pour quoi faire? » (p. 87-126). L’enchaînement des chapitres correspond en gros à un approfondissement de la saisie empirique de ce que les chercheurs étudient sous ce terme. On part en effet de diverses prophéties, venues d’horizons idéologiques très différents – de la « démocratie radicale » au néo-libéralisme à visage humain -, qui annoncent sous ce terme de « démocratie participative » un renouvellement ou un approfondissement de la démocratie représentative (p. 14-21) pour aller vers la mise en œuvre effective de ce que G. Gourgues nomme des « dispositifs participatifs » (p. 21-28)Pour lui, un tel terme désigne deux tensions fondamentales à l’œuvre dans les cas empiriques de participation du public dont il va rendre compte : d’une part, une tension entre le caractère large et inclusif de la participation et la possibilité d’avoir un débat rationnel entre participants. « Il existe une incompatibilité potentielle du nombre et de la qualité procédurale : la recherche d’une bonne qualité délibérative peut justifier la fermeture du cercle des délibérants, et, inversement, le fait d’étendre la participation menace la qualité de la délibération ». (p. 23). Il insistera assez peu dans l’ouvrage sur cet aspect. D’autre part, une tension entre le fait que ce sont toujours les gouvernants qui proposent telle ou telle forme de participation, mais que ce sont toujours les gouvernés qui font usage ou non de ces dispositifs et qui conservent toujours des marges de subversion par rapport à ce qui était attendu d’eux. Cet aspect retiendra particulièrement son attention. « L’idée centrale que nous [G.G.] retenons est la suivante : la mise en œuvre d’un dispositif ne se résume pas à la rationalité de ses commanditaires, pas plus qu’aux objectifs officiellement attachés à sa mise en place.(…) Les dispositifs ne peuvent jamais se réduire à un seul acte de gouvernement (les dispositifs neutralisent les protestations) ou d’émancipation (les participants sont dotés d’un pouvoir de décision) ». (p. 25) En particulier, à travers cette seconde tension, G. Gourgues entend réinscrire les divers « dispositifs participatifs » dont il peut avoir connaissance par ses travaux ou par ceux d’autrui dans une histoire plus large des rapports entre gouvernants et gouvernés. En effet, pour lui, ces derniers ne sont jamais définitivement stabilisés, et dans le fond, pour lui, la démocratie participative d’aujourd’hui ressort d’une démarche similaire à celle que les socio-historiens du politique ont fait subir à l’acte de voter (p.27). « Parler de dispositif, c’est imbriquer en permanence l’étude de la production d’une offre de participation publique et les reconfigurations que cette offre est susceptible de provoquer dans la production de l’ordre et des désordres démocratiques. » (p. 28) En effet, comment ne pas s’étonner que ce terme de « démocratie participative » émeuve à la fois les partisans de donner enfin tout le pouvoir au peuple et les plus illustres représentants de la technocratie internationale (par exemple la Banque mondiale, p. 25-26)? En même temps, faut-il s’étonner vraiment ? L’un des régimes totalitaires les plus réussis du XXème siècle n’a-t-il pas fait son miel du slogan « Tout le pouvoir aux soviets »? La ficelle est connue, et j’ai bien peur qu’il y ait déjà quelques siècles que les gouvernants prétendent laisser le pouvoir aux gouvernés tout en l’assumant pleinement eux-mêmes sans guère de remords particuliers.

Quoi qu’il en soit, tout le génie de l’ouvrage est en effet de décentrer le regard de la question des effets directs et tangibles sur la décision publique de la « démocratie participative » – qui obsède à tort selon lui des gens dans mon genre – vers les raisons, multiples et variées, qui amènent des acteurs politiques, bureaucratiques, associatifs, entrepreneuriaux, etc. à mettre en place des « dispositifs participatifs ». C’est à dire du point de vue de la méthode de supposer que, si toute une série d’acteurs en France et ailleurs dans le vaste univers (y compris dans la République de Chine populaire comme je l’ai appris, p.119-120) se mettent à faire du participatif, ce n’est pas sans qu’il existe des raisons fort profondes à cette épidémie.  En admettant même que cela ne serve à rien au sens des vieux bougons dont je suis, pourquoi tous ces gens se sont-ils impliqués dans la mise en place de tels dispositifs participatifs? On notera en passant qu’une petite élite technocratique, publique ou privée, de spécialistes, amateurs ou professionnels, nationaux ou internationalisés, de la mise en participation des politiques publiques s’est mise en place (p. 28-34), et vit désormais de tout cela, mais ce n’est sans doute pas la raison de l’existence d’une telle industrie de la participation pour inventer ici une expression polémique dont G. Gourgues se garde bien de faire usage.

Tout le second chapitre est consacré à la constitution d’un « modèle » d’émergence d’une offre de participation publique, essentiellement sur le cas français (p. 65-86). Celle-ci résulte de la conjonction entre ce qui se passe au niveau du « champ politique » (institutionnel), de l’existence d’une « coalition de cause » en faveur d’une telle innovation, et enfin des jeux d’acteur au sein des politiques publiques concernées (ce que G. Gourgues nomme « l’action publique »). J’aurais tendance à discuter de l’usage du terme de « modèle » (p.81), il s’agit plutôt à mon sens, comme le dit  d’ailleurs l’auteur quelques lignes plus loin, d’un « cadre général d’analyse, applicable à tout dispositif participatif produit par une autorité publique » (p.81), c’est-à-dire d’un vademecum permettant face à un nouveau terrain de recherche de poser les questions pertinentes pour ne rien oublier de la complexité de la situation. Le livre en ce sens sera fort utile aux jeunes doctorants se lançant sur un tel sujet, mais il ne s’agit pas d’un modèle, ou d’une théorisation, au sens fort, dans la mesure où G. Gourgues n’entend pas proposer une hiérarchisation des facteurs dont il souligne ici l’importance et encore moins la mise au jour d’un facteur particulier qui devrait toujours être présent pour qu’il y ait dispositif participatif. G. Gourgues illustre ainsi son modèle en montrant comment un dispositif participatif est apparu dans la gestion des lycées par la région Bourgogne (encadré 9, p. 83-85). Toutefois ce « modèle » constitue pas vraiment la base d’une étiologie des dispositifs participatifs. En effet, pour aller vers l’explication au sens fort du terme, il faudrait comparer avec tous les cas semblables dans lequel un tel dispositif n’est pas apparu. Plus généralement, il manque ici une macro-étude  qui comparerait systématiquement les domaines de l’action publique où apparaissent de tels dispositifs participatifs et ceux où ils n’apparaissent pas.  En suivant les informations disponibles dans l’ouvrage et d’après ce que nous avons pu lire par ailleurs, on se rendrait sans doute compte que tout ce qui ressort de l’économie en tant que fondement de la puissance de l’État et tout ce qui ressort du régalien au sens fort du terme (armée, police politique, espionnage, haute justice) n’est jamais mis en débat dans un dispositif participatif.  Enfin, peut-on se laisser aller à rêver : un dispositif participatif appliqué à la réforme de la DGSE, au financement de Dassault Aviation, ou de la « force de frappe nucléaire »,  voilà qui serait digne d’intérêt pour le chercheur.

Le troisième et dernier chapitre prône l’approche inverse du second, en se mettant plutôt du côté de ceux qui reçoivent le dispositif participatif plutôt que du côté de ceux qui l’émettent. Il s’agit de se demander:  Qui participe? Comment participe-t-on? Et à quoi cela peut mener? Là encore, il s’agit plutôt de la proposition d’un vademecum pour le chercheur -ou l’évaluateur (comme l’annonce le quatrième de couverture) -, qui se fonde sur l’ensemble des travaux antérieurs, que de la présentation d’une théorie achevée des dispositifs participatifs pris du point de vue de leurs ressortissants. G. Gourgues insiste cependant beaucoup dans ce chapitre sur les effets imprévus et inattendus de ces dispositifs, sur les changements subreptices dans les rapports de pouvoir qu’ils peuvent introduire à l’insu du plein gré de leurs initiateurs. L’ensemble de l’ouvrage (voir la conclusion en particulier, « La participation publique, entre police et politique », p. 217-131) se trouve en effet irrigué par une anthropologie optimiste de la vie sociale, inspirée par le philosophe Jacques Rancière. Pour G. Gourgues, il existe un réel désir de maîtrise de leur propre vie par les individus qui passerait à travers l’action collective, à travers « la politique » au sens de J. Rancière (p. 127-128). L’offre de participation des gouvernants peut alors être saisi par les gouvernés comme une opportunité  de faire valoir leurs désirs de décision collective. « Inversement, la participation peut être pensée comme un espace politique, potentiellement mobilisable comme un levier de subjectivation. (…) la participation publique ne peut jamais être considérée comme totalement verrouillée, contrôlée, administrée. » (p. 129) Sur le point de savoir si les individus peuvent trouver un levier de « subjectivation » dans de tels dispositifs, je ne doute pas que cela puisse exister, mais j’ai bien peur que ce soit là, pris comme une généralité possible, une croyance collectiviste, pré-moderne. Il me semble en effet que la réalisation de soi à travers la participation à l’élaboration et à la mise en œuvre d’une décision collective n’est sans doute pas l’alpha et l’oméga de l’individu contemporain. Je ne suis pas très sûr que les individus aient envie tellement de participer, mais bien plutôt que les choses qui les concernent directement marchent! Ce qui n’est pas vraiment la même chose.

En effet, je suis frappé par le hiatus entre tous ces propos sur l’accueil par la population de dispositifs participatifs et une vie économique contemporaine où l’un des motifs principaux d’achat d’un produit ou d’un service se trouve être au contraire : « achetez, vous ne vous occuperez de rien, et cela marchera! » Et où les entreprises qui ont du succès du point de vue économique sont justement celles qui tiennent, sans faire exploser leurs coûts, cette simple promesse. Ceux qui étudient la démocratie participative constatent pourtant tous que, dans la plupart des cas disponibles, cette offre de participation ne mobilise finalement guère à proportion des personnes concernées. Ils ne manquent pas de constater les déterminants sociaux et politiques de la participation des uns et de l’absentéisme des autres. Cependant peu de chercheurs seraient prêts à en conclure que, si peu de personnes participent, c’est parce que la plupart d’entre elles ont mieux à faire de leur temps libre, et qu’elles ont peut-être par ailleurs déjà voté et payé pour avoir le service que les gouvernants ne leur rendent pas. De fait, la récurrence du thème de la participation et l’échec systématique à terme de toute procédure en ce sens (comme le montre, sans le vouloir sans doute, G. Gourgues en faisant une archéologie des expériences de participation dans les années 1970 – dans le cas de Lip par exemple, p. 45-46) devraient interroger les chercheurs dans le domaine sur leurs a priori anthropologique. Ne voient-ils pas les individus bien plus intéressés à la vie collective qu’ils ne le sont en réalité? Ne pourrait pas trouver dans la vie sociale des exemples de lieu de participation qui ennuient profondément les gens? L’assemblée générale de copropriété – qui constitue d’ailleurs un topos négatif contemporain – ne serait-elle pas l’exemple même du dispositif participatif (pourtant décisionnel) dont chacun se passerait fort bien? Ou l’on pense sans cesse à la phrase, « l’enfer, c’est les autres ».

Par ailleurs, G. Gourgues, en montrant bien l’omniprésence contemporaine de ces dispositifs participatifs, montre incidemment, là encore sans qu’il le souligne, que le citoyen paye ainsi deux fois pour le même service rendu: d’une part, il entretient des élites politiques et techniques pour gérer la chose publique, et, en plus, ces mêmes élites voudraient lui faire faire le boulot pour lesquelles elles sont censément payées. Tout cela m’a fait penser à toutes ces sociétés, comme les compagnies d’aviation, qui vous font remplir des formulaires sur Internet pour vous faciliter soit disant la tâche, mais essentiellement pour faire elles des économies de main d’œuvre. La couleur des rideaux du Titanic importe peu aux gouvernants, ils peuvent vous laisser choisir, mais ils étaient quand même payés pour trouver la couleur qui apaise vos inquiétudes.  De fait, heureusement pour être cynique, comme le montre aussi en creux l’ouvrage par l’ensemble des exemples cités de dispositifs participatifs, tous plus anodins les uns que les autres selon moi (je pourrais justifier exemple par exemple si nécessaire, mais cela serait un peu long), les gouvernants gardent pour eux-mêmes les décisions les plus importantes à leurs propres yeux.

De manière plus grave, ce livre tendrait à montrer – si on le regarde de mon côté de la crête –  la distance, pour le coup très contemporaine, entre gouvernants et gouvernés. G. Gourgues n’entre nullement dans de telles considérations pour le moins sulfureuses, mais qui correspondent bien à ce que les enquêtes d’opinion révèlent sur la perception par le grand public des gouvernants. La majorité des répondants affirment en effet depuis quelques années, en France et ailleurs en Occident, croire que « les hommes politiques ne se soucient pas des gens comme eux ». Du coup, on serait tenté en effet d’en conclure, après la lecture de l’ouvrage, que la multiplication de ces dispositifs participatifs témoigne avant tout de l’abime qui s’est créé depuis un demi-siècle entre les gouvernants et les gouvernés. Toute cette floraison témoignerait alors  de cet écart croissant, sociologique, économique, éthique, politique, entre gouvernants et gouvernés. Sans que je puisse justifier pleinement mon intuition, en lisant G. Gourgues, j’ai parfois eu l’impression de lire un livre d’histoire de l’Ancien Régime ou du Moyen Age. Gouvernants et gouvernés constituent alors deux mondes presque absolument séparés, et les gouvernants pour les détails ne concernant que la vie quotidienne des gouvernés leur concèdent volontiers l’auto-gouvernement, tout en affirmant par ailleurs sur tous les tons qu’ils sont toujours au service du bon peuple chrétien. Dans tous ces dispositifs participatifs, je vois ainsi à l’œuvre une nécessité croissante de faire encore (ou de nouveau?) comme si les gouvernés avaient quelque chose à dire sur leur sort.  On ferait alors d’autant plus appel à ces dispositifs que la démocratie au sens que lui ont donné les vieux partis de masse des années 1880-1950 – qui représentaient des demandes populaires bien réelles – se viderait de tout contenu.  Dans le cas français, si les gouvernants avaient eu la moindre intention de rendre ces dispositifs  participatifs vraiment opérants du point de vue décisionnel sur des affaires d’importance, il leur suffirait de renforcer les bonnes vieilles institutions de la démocratie directe, à savoir par exemple le référendum, ou de mettre en place des possibilités de votes de destitution à l’américaine (« recall »). Il est ainsi assez risible de voir que les mêmes élites politiques françaises se rengorgent de dispositifs participatifs, en veux-tu en voilà, et, dans le même temps, approuvent dans une belle unanimité une réforme constitutionnelle qui institue un  « référendum d’initiative populaire », tout en le rendant aussi impossible en pratique que bien peu décisionnel.(Mon voisin de bureau, spécialiste de ces question, en rit encore.) Si l’on prend du coup une vision d’ensemble, les dispositifs participatifs semblent surtout des leurres, au sens militaire du terme, de plus en plus nécessaires, destinés à attirer les citoyens qui croient encore qu’ils ont le droit de décider quoi ce soit. Chers veaux, vous aurez le droit de décider de la largeur du trottoir devant chez vous – c’est cela la démocratie! réjouissez-vous! -, mais nous nous réservons de décider du sort de vos enfants et petits-enfants… qui sera fort triste il faut bien le dire…

A ce stade, se pose le problème de la responsabilité professionnelle du politiste. En effet, est-il acceptable de participer de près ou de loin à cette vaste entreprise d’enfumage? Certes, comme je l’ai dit, les chercheurs qui ont étudié le sujet comme G. Gourgues et bien d’autres ont bien le droit d’en décrire la réalité empirique, c’est le travail de la science, mais, justement, au vu de cette réalité empirique assez bien établie semble-t-il désormais, ne serait-il pas temps de condamner, au moins moralement, tous ceux qui, usant de la science politique, prétendent encore que la « démocratie participative » constitue l’avenir de la démocratie? Au mieux, ces dispositifs participatifs permettront à certains individus de se rendre compte qu’en réalité la décision est ailleurs, et, du coup, ils se mobiliseront peut-être ensuite de manière plus efficace, mais, au pire, cette avalanche de dispositifs participatifs laisse surtout penser que les gouvernants y trouvent leur compte à détourner ainsi l’attention de la réalité de leur pouvoir, et que ce n’est pas le rôle d’un politiste indépendant de les aider à le faire.

Bref, comme on l’aura compris, ce n’est donc pas la lecture de cet excellent livre qui m’aura fait changer d’opinion sur la question de la « démocratie participative ». J’y ai trouvé au contraire une myriade d’exemples concrets, qui me renforcent dans mon impression qu’il s’agit là au total d’une pratique d’enfumage. Je l’ajouterais donc volontiers au rayon des symptômes de cette phase sombre de l’évolution de nos démocraties. J’espère que l’auteur ne m’en voudra pas de ranger son ouvrage dans ce rayon, mais je sais que, me connaissant, il reconnaîtra mes obsessions.

Manifeste. La connaissance libère

manifesteC’est sous le titre de « Manifeste. La connaissance libère » qu’une soixantaine de collègues, sociologues, historiens, anthropologues, politistes, ont décidé de crier leur colère, à la fois résolue et joyeuse disent-ils, face à l’état actuel des sciences sociales dans la France contemporaine. Ce court opuscule (63 pages) vient de paraître (mai 2013) aux « Éditions du Croquant/La Dispute », et ne vous coûtera en librairie que 5 euros. Je connais de fait pas mal de monde parmi les signataires, soit parce qu’ils ont été mes propres enseignants fut un temps désormais fort lointain, soit parce qu’ils sont des collègues, des connaissances ou encore des amis, soit parce qu’ils ont été mes étudiants et sont désormais devenus des chercheurs confirmés.  (Bon, déjà, tout cela ne me rajeunit pas.)

Le texte se veut un appel à la « contre-attaque » collective contre la situation faite dans le France contemporaine aux sciences sociales. Celles-ci, selon les auteurs du Manifeste, ne sont plus soutenues ni prises en compte par les pouvoirs publics, leurs résultats ne sont plus diffusées par les éditeurs ni repris dans les médias, et elles ne peuvent donc plus jouer leur rôle libérateur auprès des « dominés » qui devrait être le leur. En effet, le credo partagé par les auteurs de ce Manifeste est que les sciences sociales, en déconstruisant les raisons objectives et subjectives de la domination de certains êtres humains sur d’autres, permettent aux dominés d’engager le travail politique qui leur permettra de se dégager à terme de la dite domination. De fait, les auteurs ont beau jeu de rappeler qu’effectivement les pouvoirs établis, les groupes dominants dans la société, n’ont guère envie de voir diffuser par le biais d’une  institution comme l’école ou l’Université des savoirs qui pourraient rappeler que leur domination ne va pas de soi, qu’elle n’est ni « naturelle » ni « immuable ». Ils citent par exemple (p.42) le long combat du patronat français pour avoir de l’influence sur les programmes de sciences économiques et sociales dans les lycées, et la réaction des professeurs de sciences économiques et sociales pour conserver (si possible) un enseignement équilibré et objectif. Ainsi, il existe une croyance partagée à la fois de la part des auteurs du Manifeste et de leurs « ennemis de classe » (si j’ose dire) que ce que l’on enseigne à la jeunesse importe, et, plus généralement, que ce qui se dit dans l’espace public déterminera à terme le sort, encore incertain à ce stade, de la « lutte des classes ». Idem pour l’enseignement du « genre » (p. 42). C’est très gramscien au total: camarades, il faut conquérir l’hégémonie avant toute chose. Cependant. Loin de moi l’idée de nier que cela importe : le MEDEF, Patrick Buisson, les évêques de France et autres suppôts de la Réaction, et les auteurs du Manifeste ne peuvent pas se tromper ensemble au même moment! Les auteurs sous-estiment pourtant la capacité des dominés à se faire une opinion sur leur propre situation, alors même qu’ils indiquent par ailleurs dans leur propre texte que  la parole de ces derniers constitue l’appui nécessaire de leurs recherches (p.53). En effet, même en imaginant que l’ensemble des discours publiquement disponibles dans un pays comme la France deviennent entièrement congruents avec les intérêts des dominants de l’heure (pour résumer que seuls Alain Minc, Patrick Buisson et Mgr Barbarin aient le droit de parler au peuple de France de la société française – un parfait cauchemar! ), je doute que tous les divers dominés soient alors entièrement dupes. Dans les régimes autoritaires ou dictatoriaux où le pouvoir n’autorise la diffusion que d’un seul message, le sien, il se trouve qu’une bonne part de la population (qui ne soutient pas le régime) n’en pense pas moins. L’Iran contemporain me parait un bel exemple contemporain de cette situation. L’Union soviétique ou la RDA peuvent l’être pour le passé proche.

De mon point de vue de politiste, je ne crois aucunement à la force pour ainsi autonome et en soi libératrice qu’attribuent les auteurs de ce Manifeste à la connaissance des ressorts de la domination par les dominés. L’héritage intellectuel de Pierre Bourdieu est manifeste (si j’ose dire) en ce sens que tous les auteurs ici réunis croient à cette force libératrice de la révélation aux dominés des ressorts exacts de leur domination, d’où évidemment le titre de leur ouvrage. Mon expérience personnelle d’enseignant du secondaire dans un lycée populaire de banlieue parisienne me ferait plutôt penser le contraire. Je me rappelle avoir fait en 1996-1997 un cours en seconde sur la mobilité sociale à la fin duquel une lycéenne m’a dit : « Monsieur, vous nous tuez l’espoir! » J’en étais un peu piteux, j’en reste fort piteux des années après en me reprochant toujours ma cruauté involontaire à leur égard, et j’ai fait ensuite un laïus sur le fait que « du moment que l’on connait les pesanteurs sociales, on peut s’en extraire plus facilement. «  Cette expérience m’a fait m’interroger sur le fait que, peut-être, pour  les individus dans une situation objective défavorable, il faut au départ avoir une vision  erronée de ses chances pour réussir à surmonter les obstacles. Un peu comme les médecins qui peuvent s’autoriser à mentir pour encourager leurs patients à surmonter leur maladie. Plus généralement, dans la France contemporaine, ce n’est pas la prise de conscience par les dominés de leur état de dominés et des raisons de leur domination qui manque à ceux qui se vivent le plus souvent à juste titre comme étant les sacrifiés de la société, mais ce sont les capacités pratiques à établir un rapport de force avec les dominants de l’heure. Les auteurs soulignent, non sans raison  sans doute, que les sciences sociales font partie des acquis des luttes populaires du XIX/XXe siècles, tout comme l’Etat-Providence (voir plus loin cependant). Ils oublient cependant que ces acquis résultèrent de rapports de force bien concrets qui vont au delà des idées qu’ont pu avoir  les dominés sur leur sort et l’injustice qui leur était faite. Pour être bien clair, il me semble qu’une bonne partie des esclaves savent qu’ils sont esclaves et que leur sort n’est pas une condition humainement souhaitable quoique leur serinent par ailleurs les porte-parole des dominants, mais ils ont bien du mal à trouver les moyens concrets, matériels, efficaces, de la révolte réussie contre leurs maîtres, qui disposent eux le plus souvent de la bonne vieille force physique à l’appui de leurs prétentions à rester les dominants (rappelons que, sauf exceptions, du genre Haïti, les révoltes d’esclaves finirent par une  sévère répression qui éduque les survivants à obéir). De fait, comme le montrent les historiens, les révoltes populaires existent depuis des temps qui précèdent de très loin l’invention des sciences sociales contemporaines (cela existe déjà dans l’Antiquité romaine ou chinoise); les dominés ont  trouvé des ressources intellectuelles pour justifier leur combat avant que les sciences sociales n’existent; simplement, il se trouve que la plupart de ces révoltes (au moins pour ce que j’en sais) ont échoué à terme face à la force armée répressive au service du maintien de l’ordre social inégalitaire précédent. J’invite fortement les auteurs du Manifeste à lire l’ouvrage de Georges Bishoff, La guerre des paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh 1493-1525 (Strasbourg : La Nuée bleue, 2010) pour avoir un exemple de ce que j’essaye (peut-être maladroitement) d’expliquer ici.

Dans la France contemporaine, ce n’est sans doute pas que la plupart des dominé(e)s ne savent pas qu’ils/elles le sont et comment ils/elles le sont, mais ils/elles n’ont le plus souvent pas trouvé les moyens concrets d’établir un rapport de force durable en leur faveur. Pour prendre un exemple directement dans le monde universitaire qui préoccupe à très juste titre les auteurs du Manifeste, probablement l’immense majorité des « précaires » de l’enseignement et de la recherche (en tout cas tous ceux/celles que je peux connaître) sait qu’ils/elles se font exploiter, et que cette exploitation ne tombe pas du ciel, résulte en fait de politiques de restriction budgétaire et d’organisation du travail d’enseignement et de recherche bien précises, mais comment peuvent-ils/elles changer le rapport de force en leur faveur, cela, ils/elles l’ignorent. La plupart des groupes sociaux qui se sentent dominés aujourd’hui sont ainsi moins confrontés à un problème de prise de conscience de leur sort et des raisons objectives de ce dernier, qu’à un problème d’efficacité des moyens à utiliser pour le changer en mieux. Les salariés qui se font licencier par des groupes internationalisés qui restructurent leurs activités n’ignorent sans doute pas grand chose des logiques financières et économiques à l’œuvre dans le capitalisme contemporain (il suffit d’ouvrir la presse pour le savoir), mais ils n’ont pas trouvé pour l’instant les moyens de s’y opposer efficacement. Pour prendre un autre exemple, les auteurs du Manifeste incriminent l’évolution actuelle défavorable à leur combat au poids du néo-libéralisme comme idéologie des dominants (p. 28-31). J’aurais vraiment du mal à leur donner tort, mais je leur ferais remarquer qu’il existe déjà, pour le coup, un immense déploiement dans l’espace public international de critiques du néo-libéralisme, avec par exemple les prédications d’un J. Stiglitz ou d’un P. Krugman pour ne citer que ces deux économistes américains bien connus. Il n’empêche que cela ne semble pas changer grand chose; en tout cas, en ce qui concerne, l’évolution de la politique économique européenne qui a fait le choix de l’austérité et du chômage de masse à titre éducatif (« dévaluation interne »), ils ont beau s’époumoner, cela ne semble pas avoir beaucoup d’effet, parce que, pour l’heure, les rapports de force n’évoluent guère.

Après cette première critique, qui sans doute me disqualifiera aux yeux des auteurs du Manifeste, qui ont déjà prévenu que toute critique envers leur texte sera jugée comme faisant le jeu de la réaction (cf. p. 60),  je voudrais souligner quelques points encore.

Points positifs d’abord. En quelques pages, les auteurs du Manifeste expédient ad patres la notion de « neutralité axiologique » (p. 50-55). Sur ce point, je partage entièrement leur prise de position : à mon sens, en sciences sociales, toutes les recherches importantes qui ont marqué leur époque sont inscrites dans la biographie d’un chercheur qui avait effectivement une idée politique, morale, théologique, métaphysique, pour l’inspirer. Un bémol cependant. Les auteurs du Manifeste citent Max Weber à l’appui de leur propos. Comme chacun devrait le savoir, en son temps, ce dernier n’était pas sans être un nationaliste allemand, une partie de son inspiration comme chercheur vient aussi de là. Plus généralement, les auteurs du Manifeste semblent laisser penser que les (bons) chercheurs en sciences sociales et les (braves) dominé(e)s se trouvent toujours du même côté de la barrière. Historiquement, c’est faux : en tout cas, en ce qui concerne la science politique, toute une partie des inventeurs de la discipline sont en leur temps de fieffés réactionnaires qui parlent aux réactionnaires (V. Pareto, G. Mosca, C. Schmidt) ou le sont devenus au fil de leurs recherches (R. Michels). De même les auteurs indiquent à juste titre que la science politique a découvert depuis longtemps que la compétence politique des individus ne correspond en rien au modèle de l’individu citoyen des manuels d’instruction civique (p. 23-28). Ce constat, effectivement bien établi depuis au moins un demi-siècle dans tous les pays où existe une science politique, peut être lu en fait de deux façons : comme une invitation à trouver les moyens d’augmenter la compétence des citoyens ordinaires (ce qui est sans doute l’option des auteurs du Manifeste) pour que leur voix porte mieux, ou comme une heureuse conjoncture qui permet de se rassurer en constatant que les « couillons » ne participent pas fort heureusement au processus politique avec leurs demandes irrationnelles  (vision réactionnaire s’il en est, mais qui n’est pas si rare chez certains économistes ou politistes  néo-libéraux).

Sur un plan plus pratique, les auteurs du Manifeste dénoncent la diminution des moyens et la bureaucratisation de la recherche (p. 34-40). Ils ont entièrement raison. En même temps, pour faire un peu d’humour, je ferais remarquer qu’au moins à la base, tous ces postes de bureaucrates, mal payés, qu’on crée dans l’Université française (y compris là où je travaille) sont le plus souvent occupés par des femmes et qu’en tant que féministes, les auteurs du Manifeste devraient se féliciter du rythme de création d’emploi féminin dans le tertiaire public ainsi maintenu… Plutôt que d’ouvrir des postes de chercheurs et d’enseignants-chercheurs dans une logique de parité hommes/femmes, on crée sans s’en rendre compte des postes de bureaucrates essentiellement féminines.

Points négatifs. Tout au long de leur Manifeste, les auteurs se livrent à une attaque en règle contre les sondages d’opinion comme moyen de recherche empirique. On reconnait ici les idées en la matière de Daniel Gaxie et d’Alain Garrigou. Je suis loin d’être un partisan inconditionnel des sondages comme moyen d’enquête (mon voisin de bureau en sait quelque chose), mais les critiques faites dans le présent opuscule sont à mon sens rapides et injustes, et ne valent que pour la part la plus commerciale des sondages. Les grands dispositifs de sondages à fin scientifique (genre EVS, ISSP, ou même Eurobaromètres) sont bien plus porteurs de connaissance que les auteurs du Manifeste ne le prétendent, y compris d’ailleurs sur les sujets qui les préoccupent (perception de l’inégalité par exemple). Plus généralement, on comprend que les auteurs du Manifeste veulent surtout amener leur lecteur dans le monde académique à faire des recherches de type ethnographique ou sociologique en lien toujours dialectique avec des groupes sociaux mobilisés ou à mobiliser (p. 55-58). Il y a là un éloge du « basisme » au total un peu gênant. C’est un peu dire, « Camarades, il faut retourner à l’école des masses ». Je ne doute pas qu’il soit important de comprendre le vécu des groupes sociaux dominés et que les militants de ces groupes puissent apporter beaucoup aux chercheurs (l’exemple des féministes est en effet pertinent, on pourrait penser aussi aux porteurs du VIH). Par contre, la recherche « critique » ne doit pas s’enfermer dans une telle direction, bien au contraire. D’une part, il faut profiter de tous les moyens permettant de saisir la globalité d’une situation : d’énormes progrès scientifiques sont possibles grâce aux études de données, à la cartographie, aux études de réseaux, etc.  D’autre part, il est peut-être beaucoup plus critique en fait d’aller mettre au jour (si possible) les pratiques des dominants. Ainsi, quand la presse irlandaise donne  accès ces derniers jours aux enregistrements des conversations des banquiers pendant la crise financière, elle fait  à mon sens un travail mille fois plus critique que la millième description de la condition féminine, immigrée, jeune, salariale, etc. Bien sûr, ce chemin-là est plus difficile, moins familier dans l’histoire des sciences sociales qui, indéniablement, aiment bien se mêler aux sans voix, mais il devrait être privilégié à ce stade (d’ailleurs des travaux existent dans cette direction). Enfin et surtout, le « basisme » et l’appel à l’empirisme évacuent la nécessité d’un renouvellement théorique. C’est un peu paradoxal en effet que des chercheurs qui s’inspirent de Pierre Bourdieu, grand théoricien s’il en fut, ne mettent pas l’accent sur ce point. Il faut sans doute rétablir le lien avec une « philosophie sociale », une vision large du monde. C’est bien beau de dire que notre monde social n’est pas naturel, qu’il est arbitraire, encore faudrait-il proposer une vision autre, cohérente, voire attirante, des autres possibilités. Il est vrai que les études de genre ne sont pas loin de ce genre d’approche globale, mais, de fait, cela reste là aussi partiel et mal intégré au reste des problèmes. Il est aussi possible qu’il n’existe pas de solution élégante à certaines situations : les auteurs font remarquer que le problème de la délinquance des jeunes est avant tout un problème d’absence de travail des jeunes non qualifiés (p. 13-17). Pas faux. Mais comment penser la place dans une société fondée sur la complexité comme la nôtre d’une part de gens qui n’ont que leur force physique et leur habilité manuelle à apporter au pot commun? Personne n’a en fait la réponse. Ou peut-être se trouve-t-elle simplement dans le retour au plein emploi de la main d’œuvre qualifiée dans des tâches qualifiées…

Encore un point de critique mineure,  les auteurs du Manifeste se plaignent de la timidité intellectuelle des éditeurs commerciaux… C’est un peu se plaindre de ne pas trouver sa place dans les pages de VSD ou de Paris-Match, c’est faire là erreur complète sur la personne. C’est aussi un peu paradoxal de se plaindre de l’incapacité à publier alors même que les Éditions du Croquant par exemple ont fait un travail remarquable depuis quelques années. Il existe tout de même en France des éditeurs qui veulent défendre la liberté de penser autrement. Il faut simplement s’adresser à eux, et faire effectivement son deuil des vieilles maisons d’éditions. Celles-ci sont effectivement désormais pour la plupart aux mains d’intérêts plus financiers qu’éditoriaux. En plus, cette plainte semble d’autant plus paradoxale que  les participants au Manifeste ont tous (pour le moins pour ceux que je connais) de nombreuses publications à faire valoir. Ce n’est pas les publications qui manquent, camarades, c’est que simplement vos publications ne correspondent pas à la demande d’un mouvement social. En effet, là encore, les auteurs du Manifeste semblent croire qu’ils peuvent impulser quelque chose dans la société française, alors qu’à mon sens, c’est parce qu’il y aurait quelque chose qui fermenterait dans cette dernière qu’on pourrait avoir besoin de leurs écrits. Il est vrai qu’actuellement les éditeurs vendent surtout du Loran Deutsch… que le peuple français semble bien réclamer dans ses sombres tréfonds.

En tout cas, ce Manifeste est un signe heureux qu’une part des Universitaires semblent enfin décidés à réagir à leur condition. C’est déjà une bonne chose. Ouf!

Raul Magni Berton, Démocraties libérales. Le pouvoir des citoyens dans les pays européens.

Raul Magni-Berton, mon collègue de bureau à l’IEP de Grenoble, vient de faire paraître un livre ambitieux, Démocraties libérales. Le pouvoir des citoyens dans les pays européens (Paris, Economica, 2012).  Contrairement à la plupart des publications récentes de jeunes auteurs français en science politique, R. Magni-Berton se risque à faire ce qu’on pourrait appeler de la « macro-théorie ». Probablement, parce qu’il n’a pas été socialisé aux normes de la jeune science politique française (les « moins de 50 ans »), il ne sait pas que ce genre de choses (la « grande théorie ») n’est plus pour nous. Nos ancêtres intellectuels de quelque obédience qu’ils soient (M. Duverger, R. Aron, P. Bourdieu, M. Foucault, etc.) le faisaient avec gourmandise et succès, mais nous sommes désormais des gens sérieux et ennuyeux. Normalement, nous ne sommes en effet censés étudier que de petits objets empiriques (du genre pour prendre un exemple parmi cent… les emplois du temps des hommes politiques…) auxquels par un brillant tour de passe passe conceptuel nous donnerons une dignité théorique. En plus, nous sommes censés pratiquer une peu économe division du travail scientifique. Cette dernière devrait nous permettre à terme d’établir la carte du monde à l’échelle 1  – ceci à la mémoire du grand Borgès. Cette aimable écologie du travail scientifique, où chacun aura à terme  son « micro-objet » bien à lui, possède en plus le mérite d’éviter toute grande controverse intellectuelle. Celle-ci pourrait en effet attiser les conflits. Bien sûr, j’exagère largement, il y a des exceptions (par exemple, Andy Smith dans les études européennes qui a construit, tout seul comme un grand, sa théorie), et quelques uns d’entre nous s’autorisent à de fortes pensées de temps à autre, mais le mieux reste tout de même de penser petitement pour progresser raisonnablement dans la carrière.

Mon collègue Raul, lui, va à l’encontre de cette tendance. Il pense en grand. Il veut reposer à nouveaux frais rien moins que la question classique du « pouvoir des citoyens » dans les démocraties européennes contemporaines. C’était déjà la question que se posait de manière comparative sur les démocraties d’alors un penseur de la première science politique d’avant 1945 comme James Bryce, et, d’ailleurs, la réponse de Raul Magni-Berton n’est en substance guère différente de celle donnée par ce dernier en… 1921. Il le fait en plus sur des fondements peu pratiqués en France par les politistes, à savoir la tradition du « rational choice ». (Il est aussi l’un des traducteurs en français du manuel de D. Mueller, Choix publics. Analyse économique des décisions publiques, Bruxelles : De Boeck, 2010.)

La position de mon collègue est de souligner le caractère fondamentalement non-représentatif de la démocratie représentative, tout en expliquant cependant que cette dernière ne laisse pas les citoyens sans pouvoir. Contrairement aux mythes qu’on apprend encore parfois aux enfants des écoles, les hommes politiques et les partis politiques ne représentent directement en aucune manière les citoyens qui votent pour eux, au sens où les politiciens et les partis seraient dans leur action le reflet des volontés citoyennes. Fondamentalement, les politiciens et les partis poursuivent des objectifs, des buts, qui leur sont propres et sont détachés de toute forme de « volonté générale ». Si des élections n’étaient pas organisées, n’importe quel politicien ou parti choisirait de transformer la société à sa guise en fonction de ses seules idées sur ce qu’est une bonne société. Or il se trouve que des élections existent dans nos pays.  Les politiciens et les partis doivent de ce fait tenir compte d’une double contrainte dans la réalisation de leurs buts: d’une part, une fois le mandat électoral acquis, il leur faut gouverner avec l’appui de l’opinion publique; d’autre part, s’ils veulent continuer à transformer la société, à être au pouvoir, il leur faut être réélu. De fait, pour Raul Magni-Berton, l’élection ne sert pas à représenter l’opinion, elle sert à contrôler les politiciens. Il parle à ce propos de « pouvoir des citoyens ». Le mot se trouve peut-être mal choisi dans la mesure où toute l’initiative politique repose chez les seuls politiciens et partis, et où le seul rôle des citoyens est d’empêcher ces derniers de mener à bien les politiques publiques préférées par ces mêmes politiciens et partis si elles leur déplaisent trop. En somme, les hommes politiques proposent, les électeurs disposent. C’est à dire vrai la même conclusion que celle de James Bryce en 1921, un autre penseur libéral, quand il souligne que l’avantage de la démocratie – par rapport à un simple régime oligarchique sans élections populaires –  est de permettre aux électeurs de rejeter une politique venue de l’oligarchie dont ils ne voudraient vraiment pas. En résumé, « Dans l’ensemble, les démocraties libérales offrent la possibilité d’une réélection, et l’incitation liée à cette réélection constitue le mécanisme par lequel les citoyens influencent les politiques publiques. » (p. 11), ou encore « ce qui est important ce n’est pas ce que les citoyens veulent, mais l’acceptation ou le refus par les citoyens des offres [de politiques publiques] qui leur sont faites » (p. 53).

Sur cette base conceptuelle, presque philosophique, qui rappelle que nos régimes sont d’abord oligarchiques avant toute chose – ce dont je suis entièrement d’accord!-, Raul Magni Berton présente tous les acquis de la science politique si l’on réfléchit en ces termes, acquis essentiellement publiés en langue anglaise à dire vrai par des collègues peu hexagonaux. Le livre étant fort riche, j’en retiendrais seulement deux formulations théoriques qui m’ont paru particulièrement intéressantes.

Premièrement, R. Magni-Berton montre qu’un gouvernement est particulièrement sensible aux revendications des groupes d’intérêt quand il se trouve peu populaire, ou qu’il voit s’approcher une élection serrée mais gagnable (cf. chapitre 4, « Citoyens organisés et citoyens non organisés », p. 89-110). Il est alors fort dépensier pour se gagner des soutiens. Inversement, un gouvernement à la forte popularité aura tendance à mener sa politique préférée sans trop se soucier des revendications des groupes d’intérêt.

Deuxièmement, il propose une explication intéressante à la stabilité (relative) des grandes politiques publiques dans les démocraties contemporaines. Comme l’opinion publique y est polarisée, les  gouvernements sont en général peu populaires,  et ne suivent pas du coup leur politique préférée qui serait refusée nettement par une majorité, ils conservent donc le statu quo, recherchent l’appui des groupes d’intérêt et dépensent trop (chap. 7, « Divergences idéologiques, convergences politiques », p. 149-172). Il discerne dans les données disponibles sur les pays européens « un effet non représentatif, selon lequel les divergences dans l’opinion peuvent mener à une convergence  des politiques menés par les partis de droite et  les partis de gauche » (p. 171-172). On pourrait tout aussi bien dire qu’il s’agit d’un effet représentatif, puisque le statu quo correspond à l’absence d’un accord largement partagé pour un changement radical dans un sens ou un autre. C’est d’ailleurs ce que R. Magni-Berton précise en conclusion (p. 199) : « Cet effet peut être également interprété positivement : s’il y a trop de désaccords au sein de la population, de grands changements  politiques sont plus improbables. De ce point de vue, l’élection peut avoir un effet stabilisateur du système ». Du point de vue comparatif, on aurait dans les pays européens considérés le même effet de deadlock qu’aux États-Unis en dépit d’institutions dissemblables, effet lié à une divergence majeure dans l’opinion publique sur la voie acceptable à suivre.

Ces deux propositions me posent toutefois problème : en effet, elles font intervenir la notion de « popularité du gouvernement » qui semble être la clé pour comprendre la latitude d’action des gouvernements et leur sensibilité à l’action de persuasion à leur égard des groupes d’intérêt. Le livre ne comprend pas d’explication bien concluante des raisons qui rendent un gouvernement populaire ou pas, en dehors de la situation économique et du fait que les électeurs déjà partisans des partis qui le composent le jugent plus favorablement que les autres. On a parfois l’impression à la lecture de l’ouvrage que la popularité du gouvernement lui tombe du ciel, ou, plus exactement, se trouve le résultat d’une action de séduction de l’opinion un peu aléatoire dont la théorie ici présentée n’a pas à rendre compte. Cet aspect m’a paru d’autant plus intriguant que les données empiriques à disposition de Raul Magni-Berton montreraient plutôt une hausse de la popularité moyenne des exécutifs européens sur les dernières décennies – qui n’empêche pas par ailleurs dans le même temps une baisse de confiance marquée dans les partis politiques, dans les autres institutions que l’exécutif, et même dans l’efficacité et la justice de la démocratie.

Cette question des causes de  la popularité de l’exécutif est traitée incidemment dans un chapitre sur le semi-présidentialisme (chap. 5, « Les citoyens comme arbitre des conflits institutionnels », p. 111-129). La conclusion de ce chapitre est qu’un vrai semi-présidentialisme correspond à un Président de la République, élu directement par les citoyens, qui contrôle la politique étrangère du pays. Ce point serait important, car, selon R. Magni-Berton, contrôler la politique étrangère, c’est pour la partie de l’exécutif qui est en charge de cet aspect, contrôler une source essentielle de popularité. En effet, la politique étrangère d’un pays est en général, selon lui, consensuelle, surtout en cas de crise internationale (« rally around the flag effect »), et donc permet au politicien élu qui la contrôle d’accumuler à bon compte de la popularité. Comme je l’ai dit à Raul de vive voix, je suis extrêmement dubitatif de cet effet. D’une part, les citoyens ne se préoccupent guère de politique étrangère en temps normal, ils peuvent même accuser celui qui est en charge de cette dernière de « toujours voyager », de « ne pas s’occuper d’eux » – cela peut aussi être une source d’impopularité. D’autre part, la politique étrangère, quand elle est perçue par les citoyens, n’est pas nécessairement consensuelle (comme par exemple en matière d’affaires européennes actuellement).

Plus généralement, Raul Magni-Berton n’explique pas pourquoi un gouvernement semble avoir peur de l’impopularité, y compris au début de son mandat électif. Après tout, si l’on pose que les hommes politiques et les partis aimeraient transformer la société à leur idée, pourquoi ne le font-ils pas tout de suite une fois élus, même s’ils sont très vite très  impopulaires?  C’est là une question simple : ce qu’on mesure comme « im/popularité du gouvernement », ce ne sont que des déclarations des citoyens (sondés), pourquoi les gouvernements en tiennent-ils compte? Est-ce parce qu’ils supposent une continuité entre ces déclarations et des actes qui pourraient suivre… mais,  après tout, cela ne va de soi, les citoyens peuvent aussi être passifs, ils ne vont pas faire tout de suite la révolution… Ou alors est-ce à dire que, tout particulièrement dans les sociétés complexes, les citoyens possèdent une capacité de nuisance à l’égard des politiciens au pouvoir bien plus importante qu’on ne suppose en s’en tenant, comme le fait Raul Magni-Berton, aux seuls mécanismes institutionnels?

Quoiqu’il en soit de cette critique qui vise un peu au cœur de la théorie proposée au lecteur dans l’ouvrage (y a-t-il un facteur « popularité des gouvernants » indépendant de toute autre considération? une sorte de « charisme » du gouvernant? pourquoi est-ce si important du point de la sociologie politique la plus fine?), il est à souhaiter que plus de livres de ce style paraissent. En effet, un tel livre ouvre la controverse. C’est heureux. Par exemple, le chapitre consacré aux formes de démocratie directe (chap. 8, « Quand les citoyens s’opposent aux règles du jeu », p. 173-196) aurait tendance à ne voir comme significatif que les diverses formes de référendum qui lient les mains des politiques : autrement dit, tous nos collègues qui emploient leur temps de recherche à étudier des formes de consultation des citoyens s’égarent si l’on raisonne en terme de point de veto populaire  comme ici.

De même, j’attaquerais volontiers l’ouvrage sur son incapacité à prendre en compte le fait que les pays européens sont pris désormais dans un système politique appelé Union européenne. D’une part, selon les critères de démocratie libérale que se donne l’auteur, l’Union n’est pas à ce jour vraiment concernée par le « pouvoir des citoyens ». D’autre part, qu’arrive-t-il au modèle d’ensemble si les principales politiques publiques sont fixées par le centre européen? Si justement les politiciens nationaux sont condamnés de ce fait à plus d’impopularité?

B. Amable, E. Guillaud, S. Palombarini, L’économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie.

Bruno Amable, Elvire Guillaud et Stefano Palombarini ont fait paraître à la fin du printemps un petit ouvrage au fort contenu, L’économie politique du néo-libéralisme. Le cas de la France et de l’Italie (Paris : Éditions Rue d’ULm, collection du Cepremap). [Il est disponible en version électronique gratuite sur le site du CEPREMAP.  On le trouve toutefois aussi en librairie pour la modique somme de sept euros cinquante centimes. Merci d’avance pour les libraires. ]

Dans cet ouvrage, ils présentent leur modèle interprétatif de la vie politique et économique des deux pays latins, France et Italie, sur les vingt dernières années. Pour eux, les deux pays traverseraient de manière à la fois parallèle et dissemblable une phase de recherche d’un nouveau « bloc social dominant ».

Comme le lecteur cultivé s’en doutera sans aucun doute, la notion de « bloc social dominant » prend son inspiration dans les travaux du grand théoricien marxiste des années 1920, Antonio Gramsci. Cependant, les auteurs simplifient et raffinent à la fois l’idée de Gramsci. Du côté raffinement, le « bloc social dominant » correspond à une alliance, durablement majoritaire dans les urnes d’un pays démocratique, entre des groupes socioéconomiques aux intérêts matériels différents mais conciliables, généralement au détriment d’autres groupes socioéconomiques électoralement minoritaires. Cette alliance s’incarne de plus  – et là se trouve le raffinement à mon sens – dans un équilibre institutionnel, en particulier dans les règles qui régissent les marchés (des biens et services, du capital, du travail). Les institutions en quelque sorte scellent l’alliance entre groupes aux intérêts conciliables, la garantissent, la rendent pérenne. Cet équilibre institutionnel, qui régit la vie économique, politique et sociale d’un pays (par exemple la loi électorale, le statut de la fonction publique, le droit du travail, etc.) produisent cependant des conséquences qui peuvent renforcer ou dissoudre à terme l’alliance en question. Chaque groupe d’intérêt tient particulièrement à certaines institutions et moins à d’autres. Ainsi, pour utiliser un exemple donné par les auteurs, les fonctionnaires tiennent particulièrement à leur statut, mais se sentent moins concernés par les règles de concurrence en vigueur sur le marché des biens et services; les entrepreneurs sont particulièrement attachés au droit de propriété, au droit du licenciement, etc.. La simplification par rapport à A. Gramsci, du moins dans le présent texte, tient au fait que les auteurs s’intéressent peu à ce que ce dernier appelait « l’hégémonie », à savoir à la capacité d’un bloc social à définir le sens de l’évolution historique à son profit, à gagner, si j’ose dire, « les esprits et les cœurs » d’une majorité de la société.

Dans ce cadre intellectuel, qu’on pourrait dire « marxiste » à première vue, mais qui peut aussi être décrit  dans des termes « rational choice », la crise politique dans les deux pays depuis vingt ans tient au fait qu’un « bloc social dominant » n’arrive pas à émerger pour soutenir les politiques publiques néo-libérales, que veulent de fait les élites économiques et politiques des deux pays. En particulier, les alternances politiques, qui contrastent avec la période de l’après-guerre où la stabilité des majorités politiques était la règle, tiennent au fait qu’aucune coalition de partis politiques n’a été à même de satisfaire sur la durée les attentes de toute l’alliance socio-économique qu’ils ont dû former pour l’emporter. Tout gouvernement a ainsi été obligé depuis le début des années 1980 de satisfaire les attentes d’une partie seulement de son électorat, il a donc déçu, et se trouve ensuite confronté à une défaite électorale.

Pour prendre le cas de la France, la gauche (le PS en pratique) prétend concilier les intérêts des classes populaires avec ceux des classes moyennes. Pourtant, chacune de ses expériences de gouvernement depuis 1981 l’amène à choisir une voie sociale-libérale, certes acceptable aux classes moyennes (en particulier  celles qui travaillent pour le secteur public), mais indésirable pour les classes populaires, qui dépendent du secteur privé pour leur emploi et qui abandonnent la gauche à l’élection suivante. A droite, il s’agit surtout de concilier la demande très forte de réformes néo-libérales de la part des électeurs liés aux indépendants et au patronat, avec celle du maintien des protections des salariés du privé que les électeurs travaillant dans ce dernier secteur expriment. Cette conciliation jusqu’ici impossible explique bien en effet pourquoi, au pouvoir entre 2002 et 2012, la droite n’engage pas de réformes radicales du marché du travail, en particulier pourquoi elle ne supprime pas les 35 heures alors qu’elle en avait clairement la possibilité légale. Le plus grand obstacle à cette suppression n’est autre en effet que le simple fait que cette réforme de la gauche a profité et profite fortement aux cadres du secteur privé les mieux payés (les  RTT étant devenu des jours de congé supplémentaires), les mêmes qui sont parmi les électeurs les plus susceptibles de soutenir la droite.

En Italie, la situation est semblable et différente. Aux oppositions de classe, de statut privé/public, s’ajoutent des différentiations régionales (nord/sud) et le poids d’une classe de rentiers dépendant du service de la dette publique (les « BOT-people » des années 1990). L’alliance politique centrée autour de S. Berlusconi regroupait les représentants du profit (grandes et petites entreprises,y compris salariés des petites entreprises s’identifiant aux intérêts de leur patron), les bénéficiaires de la rente publique et le vaste monde du précariat méridional. Cette dernière alliance laissait comme perdant les travailleurs syndiqués des grandes entreprises du nord et de la fonction publique. Cependant, cette alliance s’est révélée instable dans la mesure où l’entretien du précariat au sud, essentiellement via la dépense publique clientéliste, suppose d’augmenter la dette publique, ce qui satisfait les rentiers, mais finit par indisposer les représentants du profit. Par ailleurs,  la gauche italienne, quand elle a réussi à arriver au pouvoir, n’a pas su se concilier durablement le précariat méridional.

Les différences entre les deux pays tiennent donc moins à la visée des élites politiques et économiques qu’à des caractéristiques liés à l’histoire : ainsi en Italie, l’importance numérique des travailleurs indépendants et des PME donne une base démographique non négligeable au néo-libéralisme, de même, le poids des rentiers de la dette publique italienne est central dans les rapports de force électoraux (rappelons que la dette publique italienne est surtout détenue par des résidents italiens).

Le modèle général des auteurs correspond donc à des élites politiques qui cherchent dans les deux pays, non sans difficulté, des majorités électorales, « démocratiques », pour soutenir, « légitimer », le néo-libéralisme qui, de toute façon, semble représenter leur visée profonde. Il s’agit de trouver une formule politique permettant de recruter une majorité d’électeurs à cette fin. De fait, ce que les auteurs décrivent, c’est la recherche de ce qu’ils appellent un « bloc bourgeois », c’est-à-dire d’un bloc social dominant prêt à soutenir des réformes institutionnelles néo-libérales. « Les évolutions françaises et italiennes font apparaître des similitudes dans les tentatives pour fédérer un bloc social dominant excluant les classes populaires et soutenant un programme de réformes d’inspiration partiellement néo-libérales. » (p. 106) L’insertion des deux pays dans l’Union européenne ne fait que renforcer cette visée, en ajoutant une contrainte extérieure bienvenue pour les tenants de l’émergence de ce « bloc bourgeois ». Ainsi, pour les trois auteurs, le gouvernement Monti n’est pas le résultat d’un complot européen contre S. Berlusconi (même s’ils citent la lettre comminatoire de la part de la BCE à ce dernier d’août 2011 lui ordonnant de faire des réformes structurelles, p. 84), mais le résultat de cette dynamique interne qui pointe vers l’émergence d’une nouvelle coalition « bourgeoise » des centres au nom de l’Europe (p. 106-111). Il faut bien dire que les rumeurs d’une grande coalition, après les prochaines élections italiennes, entre les partis (PD, PDL, UDC) soutenant actuellement le gouvernement Monti corroborent assez bien leur sentiment. Pour les auteurs, le gouvernement Monti, sous des dehors techniques, ne fait alors que mettre en œuvre les réformes néo-libérales (sur les retraites, le marché du travail, etc.) que S. Berlusconi n’a pas osé faire complètement de peur de s’aliéner l’électorat populaire. Son côté « populiste » bien connu… Quant à la France, leur modèle laisse mal augurer de la trajectoire de l’actuelle législature dominée par le PS.

Jusque là, le discours aura pu paraître un peu abstrait et plaqué sur la réalité. Il se trouve que les auteurs en s’aidant des données de sondage des élections de 2008 en Italie et de 2007 en France essayent de classifier les électeurs dans différents groupes d’intérêts et de quantifier ainsi les rapports de force dans chaque société. Ils opèrent une analyse en classes latentes (p. 132-155), dont je dois dire qu’elle m’a paru affreusement mal présentée du point de la compréhension du lecteur moyen. Sans pouvoir entrer dans les détails, faute de comprendre totalement moi-même les subtilités techniques de la méthode suivie, il m’a semblé cependant un peu étrange que cette dernière amène à distinguer 12 classes latentes en France et 7 en Italie. La description des classes latentes italiennes m’a paru plus cohérente avec ce que je peux savoir par ailleurs des divisions sociopolitiques italiennes que ce que je peux savoir du cas français. Quoi qu’il en soit,  l’idée m’a paru très intéressante d’essayer de réintégrer directement des données individuelles de sondages avec une analyse par groupes d’intérêts socioéconomiques. Cela paraitra sans doute simpliste et arbitraire à de nombreux collègues politistes, mais les auteurs me paraissent avoir le mérite immense de se poser la question des intérêts matériels de chacun tels qu’ils transparaissent dans les attachements exprimés envers telle ou telle institution ou idée. Celle parait basique et suppose un motif égoïste à la base de tout comportement politique, mais le droit de licencier librement intéressera évidemment plus celui qui est susceptible de licencier que celui qui est susceptible de l’être. Étrange, non?

Parmi les faiblesses manifestes de l’ouvrage, j’en pointerais deux.

D’une part, sur le cas français, leur méthode tend à négliger complètement ou presque l’importance du Front national. La plupart des études sur l’électorat français montrent que l’enjeu de l’immigration est indissociable de l’émergence de ce parti. Les auteurs évoquent pourtant l’idée d’un « bloc nationaliste » et essayent de quantifier l’importance possible de ce regroupement (p. 114), mais, comme leur prisme d’analyse est exclusivement socioéconomique et fondé sur les institutions qui encadrent les marchés, elle semble avoir du mal à cerner l’importance  du FN dans la vie politique française des trente dernières années.

D’autre part, les auteurs ne donnent pas d’explication, tout au moins d’explication développée, au choix par les élites politiques, de gauche, de droite ou du centre, de la voie néo-libérale. On hésite un peu à la lecture entre deux éventualités : les élites politiques se sont, de toute façon, convaincues que c’est la voie à suivre, there are no alternative, only democratic delays ; les élites politiques se rendent empiriquement compte que les classes populaires n’ont plus ou pas le poids électoral suffisant pour soutenir un autre bloc social dominant qui ne mettrait pas la néo-libéralisation des institutions à l’agenda.

Quoi qu’il en soit de ces deux critiques, les auteurs me paraissent ouvrir une voie non sans intérêt pour la compréhension de la politique contemporaine. Une affaire à suivre donc.

Présidentielle 2012 : les politistes en ordre de bataille.

Nous voilà à moins d’une vingtaine de jours de la fin de la campagne électorale du premier tour de l’élection présidentielle 2012. Tout cela n’a pas été très passionnant jusque là. A moins que les sondages (fort critiqués par certains blogueurs pour leur absence de rigueur scientifique) se soient trompés complètement dans leurs estimations des votes futurs des électeurs se rendant aux urnes le 22 avril, et que, du coup, le dépouillement amène à un résultat totalement imprévu (du genre un second tour Bayrou/Le Pen), tout cela sera resté fort classique.

En tout cas, les politistes sont en ordre de bataille pour expliquer ce qui se passe et va se passer. J’ai essayé de lister ce qui était d’ores et déjà disponible sur Internet:

a) les approches tout à fait classiques du « canal historique » et du « canal habituel » de la tradition, issue de la partie dominante de la science politique, qui pense que les sondages d’opinion (pourvu qu’ils soient rigoureusement faits) constituent une source de connaissances décisives sur l’opinion publique et sa formation.

On trouvera sur le site du Cevipof en particulier les résultats de leur panel. Un panel, rappelons-le, consiste à réinterroger les mêmes personnes plusieurs fois, ce qui permet de suivre leurs éventuels changements d’opinion. Il suppose un large échantillon au départ pour compenser les pertes de répondants entre deux vagues successives. Ce dernier, géré par IPSOS et financé de manière pluraliste par la Fondapol, la Fondation Jean Jaurès et le journal le Monde,  est fondé sur la très contestée ailleurs qu’en France « méthode des quotas ». Il fonctionne sur Internet depuis novembre 2011, et, comme il fallait s’y attendre, les résultats obtenus ne bougent pas énormément d’une enquête à une autre. C’est bien sûr le déroulé de l’ensemble qui sera intéressant au final. On trouvera aussi sur le site du Cevipof toute une série d’études sur des segments particuliers de l’électorat, ainsi que sur les enjeux de l’élection  et des réactions de collègues étrangers.

Dans ce champ des croyants dans le sondage, on trouve la concurrence (ou plutôt la complémentarité?) du groupe Trielec. Il s’agit d’une triple alliance entre le CEE (Science-Po Paris), le Centre Emile Durkheim (Science-Po Bordeaux), et enfin le laboratoire PACTE (Science-Po Grenoble), dont je suis par ailleurs membre sans participer à la dite enquête.  Là aussi, on s’appuie principalement sur des vagues de sondages successifs, réalisés dans ce cas par TNS Sofres. Il ne s’agit pas par contre d’un panel  (même s’il existe dans le dispositif très diversifié proposé un panel qualitatif en ligne). Les grincheux souligneront là aussi qu’il s’agit de sondages à la française, c’est-à-dire d’échantillons de 1000 personnes avec la méthode des quotas. Malgré tout, cette approche permet de s’apercevoir dès début mars 2012, que la campagne en cours ne ravit pas les électeurs (note de Bernard Denni en date du 6 mars 2012, « La pré-campagne déçoit les électeurs »). L’originalité de « Trielec » est par ailleurs d’étudier aussi le côté émission de messages politiques en même temps que les effets (supposés) de leur réception (via les sondages), et de ne pas négliger les nouveaux médias (genre Twitter).

b) Du côté de ceux qui ne croient guère (euphémisme) aux sondages comme instruments de connaissance des choix politiques des groupes sociaux, on peut d’abord signaler le collectif SPEL (Sociologie politique des élections) hébergé par le journal en ligne Médiapart. Les articles publiés sont sans surprise dans la veine de la sociologie politique « critique », issue de manière désormais lointaine des travaux de Pierre Bourdieu. Il s’agit souvent de déconstruire des évidences du discours médiatique sur la campagne en cours, et/ou de rappeler la profondeur historique des situations du point d’un groupe social ou d’une politique publique. Comme j’ai moi-même été formé dans ce cadre théorique là, je ne me sens pas dépaysé.

Dans une veine bien plus obsédée par les sondages, on signalera  le blog « Régime d’opinion »,  dont le titre illustre assez le propos, hébergé par le Monde diplomatique, blog de notre collègue Alain  Garrigou, et, lié au même collègue, le site Observatoire des sondages. Fondamentalement, pour ce dernier et son équipe (même s’ils ne ne nient pas vu leurs  critiques méthodologiques  qu’on pourrait faire du sondage scientifiquement pertinent),  les sondages d’opinion en France ne sont rien d’autre qu’un moyen de manipulation du bon peuple.

c) Une nouveauté de cette année 2012 est constituée enfin parce que j’appellerais les expérimentateurs : j’ai repéré d’une part, le site La boussole présidentielle, qui est géré à encore par le Cevipof et quelques médias (20 minutes, Ouest France) à forte audience populaire. Il représente une adaptation à la situation française d’un modèle néerlandais de la société Kieskompas, elle-même lié à un collègue néerlandais bien connu (A. Krouwer). Il s’agit de proposer un site où les électeurs peuvent en répondant à une trentaine de questions portant sur les propositions des candidats se positionner eux-mêmes dans l’espace politique, et donc estimer le candidat ou les candidats les plus proches de leurs préférences. C’est donc un instrument qui permet à l’électeur de voter « sur enjeux » – en supposant donc par hypothèse qu’il  n’a pas de préférence partisane préalable qui oriente son vote. Le site permet même de pondérer entre les différents domaines de préférence ce qui compte le plus pour l’électeur qui s’interroge. A l’usage, c’est ludique à souhait. Surtout, cela permet de bien montrer (par exemple à des étudiants) que l’élection se joue dans un espace à deux dimensions où les candidats se positionnent logiquement : l’opposition entre les conservateurs (droite) et les progressistes (gauche) économiques et celle entre les conservateurs et les progressistes moraux. (J’ai eu cependant l’impression que l’enjeu européen, si on ne retient que lui pour critère de choix, pouvait perturber entièrement ce bel ordonnancement.)

D’autre part, j’ai repéré le site de collègues canadiens qui veulent profiter de l’élection présidentielle 2012 pour faire tester à l’électeur français des méthodes de vote alternative à notre bon vieux scrutin majoritaire à deux tours. On se trouve dans ce cas à la limite entre l’expérimentation et la proposition d’une méthode pour améliorer la démocratie. Je suis nettement moins séduit, ne serait-ce que parce qu’il faudrait des événements extraordinaires pour qu’on change en France ce mode de scrutin-là.

Dans le présent post, je ne suis sans doute pas exhaustif, mais, en tout cas, l’élection présidentielle 2012 confirme aussi la structuration pérenne de notre discipline en des pôles peu compatibles par leurs approches, ainsi que les effets d’homologie structurale entre les choix méthodologiques des uns et des autres et les médias qui donnent la parole à tel ou tel groupe de collègues.

R. Nadeau, E. Bélanger, M. S. Lewick-Beck, B. Cautrès, M. Foucault, Le vote des Français de Mitterrand à Sarkozy

La science politique apparait souvent comme une science au caractère cumulatif incertain. L’ouvrage de Richard Nadeau, Eric Bélanger, Michael S. Lewis-Beck, Bruno Cautrès et Martial Foucault, Le vote des Français de Mitterrand à Sarkozy 1988-1995-2002-2007 (Paris : Presses de Science Po, 2012) représente sans doute un contre-exemple. Voilà un ouvrage qui, en osant être classique, en  s’appuyant sur ce que les autres chercheurs ont pu faire auparavant, en devient innovant.

Cette équipe tri-nationale (France, États-Unis, Canada) remet pour ce faire sur le métier les données des sondages effectués sur de larges échantillons immédiatement  après les quatre dernières élections présidentielles françaises. Il s’agit essentiellement des sondages produits en leur temps par le Cevipof.  L’objectif affiché, rien de moins, est d’élaborer une théorie du comportement électoral des Français à cette occasion, alors même qu’on aurait plutôt tendance à voir chaque élection présidentielle comme un cas unique, incomparable. Pour aboutir à ce résultat, l’équipe se dote de deux outils : d’une part, une solide culture statistique autour de « modèles de régression logistique »; d’autre part, une relecture du « modèle de Michigan ». Ce modèle, originaire de la science politique américaine, indique qu’une des variables-clé pour comprendre le comportement électoral des Américains n’est autre que l’identification partisane déclarée par les individus. Pour voter Républicain ou Démocrate, il faut d’abord se penser et se déclarer à l’enquêteur comme Républicain ou Démocrate. Par ailleurs, dans cette tradition, il faut articuler les facteurs de long terme et les facteurs de court terme pour comprendre le choix électoral, on parle ainsi de manière assez peu élégante mais parlante de « modèle de l’entonnoir ». En clair, un Républicain convaincu (facteur de long terme) ne votera pour un candidat démocrate à la Présidence qu’en raison de circonstances exceptionnelles (facteur de court terme) qui l’auront convaincu de faire une entorse à sa foi, et, réciproquement, pour un croyant démocrate.

Les auteurs appliquent de manière militaire au fil des chapitres cette vision,  en passant en revue les influences (statistiquement repérables) qui jouent sur le vote individuel déclaré à la sortie des urnes aux deux tours de scrutin.

En résumé, pour eux, le vote d’un individu est la conséquence de :

A. facteurs de long terme:

a) son âge, son genre, son niveau d’éducation, sa religion – soit des variables socio-démographiques (chapitre 1);

b) sa position de classe objective – évaluée à travers ses déclarations sur son appartenance  à une catégorie socio-professionnelle (cadre, employé, ouvrier), son statut privé/public, sur son niveau de revenu, et enfin sur les types de patrimoine, détenus ou pas, risqués  ou non-risqués (en clair actions vs.  immobilier) (chapitre 2);

c) son positionnement sur l’axe gauche/droite (chapitre 3);

B. facteurs de court terme :

d) son positionnement sur trois enjeux : état de l’économie, rapport à l’immigration, rapport à l’Union européenne (chapitre 4);

e) l’image « présidentielle »  qu’il se fait des candidat/e/s (chapitre 5);

f) le suivi de la campagne électorale qu’il effectue ou non (chapitre 6).

Bref, les auteurs ambitionnent d’aboutir à une théorie qui couvre tous les aspects déjà étudiés auparavant par la science politique lorsqu’elle a travaillé sur de telles données de sondages. (Je ne suis pas arrivé en tout cas à trouver un aspect qu’ils auraient oublié, sinon peut-être les aspects de personnalité proprement dit.) Heureusement, cette ambition n’aboutit pas à un simple inventaire à la Prévert. Grâce à la méthode de régression logistique (présentée en détail dans leurs Annexes, p. 269-301) qui structure la succession des chapitres, ils arrivent à estimer l’importance de chaque variable « toutes choses égales par ailleurs ». Et, là, surprise, s’ils observent certes bien des modifications entre 1988 et 2007 sur la composition des électorats des différents candidats des mêmes partis, ils retrouvent surtout de la structuration forte de l’électorat. Ils le disent d’emblée : « Les résultats montrent que le vote à cette occasion dépend des circonstances propres à chaque campagne, mais plus encore de l’effet de ‘variables lourdes’, de nature sociologique et idéologique, qui déterminent de façon durable ces choix politiques. » (Remerciements, p.13)

Par exemple, parmi les variables sociodémographiques qu’ils retiennent, ils indiquent ainsi qu’encore en 2007, la relation à la religion catholique reste d’un poids non négligeable pour déterminer un vote en faveur du candidat de l’UMP (p. 58-60). Si la position objective de classe n’a certes plus l’importance qu’elle avait encore en 1988, c’est parce que la candidature socialiste n’arrive plus à percer autant qu’avant dans les classes populaires, que l’électorat socialiste s’est donc « embourgeoisé »  par abandon des ouvriers et employés (p.111-113) – pas au point cependant de faire disparaitre l’impact sur le vote déclaré de la détention d’un patrimoine risqué (actions par exemple) pour orienter un vote vers la droite modérée (p. 99-104, et p. 113-115). Les « possédants », comme dirait un vocabulaire pourtant dépassé, semblent bien choisir la droite comme leur camp naturel, et, en tout cas, les auteurs croient pouvoir affirmer que « la ligne de partage entre les électorats modérés de la gauche et de la droite n’est plus le revenu mais la possession d’actifs risqués » (p.115).

Pour l’électorat de l’extrême droite, ils montrent comme d’autres avant eux à quel point celui-ci devient depuis 1988 interclassiste, masculin, pas particulièrement catholique, guère possesseur de patrimoine risqué, finalement sans autre caractéristique vraiment saillante que son rejet de l’immigration (p.66-68, p.106-110, p. 166-167). Pour les auteurs, si l’extrême droite n’existait pas, on aurait au fond une structuration sociale gauche/droite bien plus classique que celle qu’ils observent:  une sorte de continuum entre l’électeur d’extrême gauche, athée, sans fortune, peu éduqué, exerçant une profession d’exécutant sur l’aile gauche  jusqu’à l’électeur de la droite catholique, fortuné, éduqué, et occupant une fonction dirigeante sur l’aile droite, en passant par les inévitables instituteur et contremaitre occupant des positions modérées et centrales. Ces images d’Épinal, qui gardent un fond de vérité, sont largement mises en cause par l’existence de cet électorat « lepéniste ». C’est certes un électorat de droite, solide comme un roc au second tour des présidentielles pour faire barrage à la gauche si nécessaire, mais qui n’a pas les attributs de la vieille droite, ni d’ailleurs de l’ancienne gauche.

Point-clé de leur raisonnement, leur chapitre sur l’idéologie montre que les électeurs français savent décidément distinguer leur droite de leur gauche (p.119-142).  Du point de vue statistique, c’est le facteur le plus explicatif d’un vote présidentiel. Le poids de cette division en deux camps se trouve en plus particulièrement nette pour analyser les données post-électorales de second tour. Chacun déclare avoir voté pour son candidat « naturel » resté en piste – ce qui correspond aussi à la règle bien connue des commentateurs de l’élimination du candidat resté en piste le plus éloigné de ses propres convictions . « L’identification idéologique reste donc un repère socio-psychologique important qui aide les électeurs français à se positionner au cœur de leur espace politique. » (p. 234) Plus généralement du point de vue statistiquement fondé qui est le leur, le vote est majoritairement déterminé par des facteurs de long terme (p.239-241). Que reste-t-il alors au court terme – qu’ils valorisent pourtant aussi dans leur propre conclusion?

Selon eux, l’enjeu constitué par l’état de l’économie joue toujours le plus souvent au détriment (ou parfois à l’avantage) du candidat perçu comme étant « aux affaires », c’est-à-dire à celui qui, en pratique, contrôle le gouvernement national (p.152-158). On ne sera pas étonné de ce résultat lorsqu’on se souvient que l’un des auteurs se trouve être Michael S. Lewis-Beck, l’un des rares pionniers pour la France de ce genre d’approche qui lie l’orientation du vote à la perception de l’état de l’économie nationale. On parle parfois à ce sujet de « vote du porte-monnaie ». En revanche, l’impact de l’immigration (p.158-164) ou de l’Europe (p.168-175) varie beaucoup selon les quatre élections, et pèse surtout sur les votes de premier tour. On ne sera en fait pas très étonné que, lorsqu’un électeur déclare que l’immigration constitue un enjeu important pour lui, il aura tendance à voter pour le candidat de l’extrême droite.

Parmi les facteurs de court terme, l’image du candidat, estimé dans les régressions par l’approbation qu’il obtient dans les sondages, compte bien sûr fortement pour s’imposer au premier tour ou gagner une élection serrée  – les auteurs  insistent sur cette importance de l’image dans la conclusion du chapitre qu’ils consacrent à cet aspect (p.201-202), tout en n’en faisant pas un point vraiment central de leur conclusion générale (p.229-246). Ce défaut d’articulation nous parait comme l’une des faiblesses de l’ouvrage. Dans leurs modèles de régression, ce facteur « image du candidat » est toujours celui, lorsqu’il est introduit, qui « charge » le plus pour expliquer le vote en faveur d’un candidat. En gros, les gens votent pour un candidat parce qu’ils l’apprécient « toutes choses égales par ailleurs ». Le contraire serait étonnant. Mais pourquoi l’apprécient-ils? Le chapitre 5 tente des explications, mais les auteurs admettent qu’on manque dans les sondages actuels de données. J’ai bien peur que, même si on obtenait plus de déclarations de la part des sondés sur les caractéristiques perçues des candidats, on risquerait de rester dans des banalités, ou de reculer d’un cran la nécessité de l’explication. Pourquoi un candidat vous parait-il sincère, honnête, compétent, motivé? Pourquoi vous parait-il avoir l’étoffe d’un Président? Quelqu’un vous l’a-t-il dit à l’oreille (explication par la maîtrise des médias et/ou par la campagne en ce sens des soutiens du candidat)? Ou alors, faudrait-il poser des questions sur la beauté du candidat, le timbre de sa voix, la couleur de ses yeux, la forme de son visage, etc. (vision qui nous rapprocherait à la limite des neurosciences ou d’un Lavater révisé), ou sur l’événement qui vous a fait juger ainsi (vision historique)?

Enfin, la campagne ne change pas grand chose à l’affaire selon eux. Une détermination très tardive du vote semble par contre aider plus à exprimer des votes pour des petits candidats lors du premier tour (p. 226-228). Selon les auteurs, très cohérents avec leur vision « Michigan », l’hésitation électorale n’est pas un signe de sophistication de l’électeur, mais un indice de perplexité qui se dénoue en faveur d’un  petit candidat  aux extrêmes ou au centre, au détriment des grands favoris.

Bref, la vision qui ressort du livre est celle d’un électorat bien plus structuré par des choses considérées par certains auteurs comme vieillottes comme la religion, la position de classe, l’idéologie (mot qu’ils osent utiliser dans un titre de chapitre!), les basses considérations économiques, que par une  réflexion individualisée sur la capacité d’un tel ou d’un tel à incarner la France (version old style) ou à mettre en place les politiques publiques rationnellement nécessaires (version new style).

Au total, c’est un livre très riche. Je ne saurais en rendre compte dans tous ses raffinements dans la mesure où il comprend en quelque sorte un manuel sur l’élection présidentielle et l’électeur français.  Je lui ferais cependant quelques remarques critiques. Tout d’abord, l’univers ici étudié est celui des électeurs qui ont accepté de répondre à un sondage sur les  élections présidentielles. Il n’est guère étonnant de trouver du coup beaucoup de structuration et de permanence dans tout cela, parce que, justement, il s’agit d’échantillons de la partie de la population qui n’est pas sans doute si éloigné de la politique au point de se désintéresser totalement de l’élection présidentielle. Les sondeurs répondront toujours à ce genre de critiques que le tirage au sort ou les quotas sont là pour éviter ce genre de biais de sélection, mais, comme répondre (sincèrement) à un sondage n’est pas obligatoire (pour l’instant…), certaines personnes peuvent toujours ne pas vouloir répondre, celles peut-être qui sont les plus éloignées de cette vieille structuration de l’espace politique. Il est vrai que leur absence ne change rien à l’affaire de l’élection présidentielle.

Par ailleurs, leur modèle semble indiquer qu’en gros les campagnes électorales ne servent pas à grand chose, sauf pour les électeurs les plus éloignés des grandes forces politiques qui peuvent se décider in extremis sur une image de candidat ou un enjeu saillant. Certes, mais, peut-être, même pour les électeurs solidement ancrés dans un camp dont ils n’en changeront pas et qui suivent régulièrement la campagne, servent-elles pour réactiver leurs dispositions d’électeurs de droite ou de gauche. Les campagnes permettent tout de même d’actualiser les facteurs de long terme et de court termes.  Que se passerait-il si on pouvait, par expérience, organiser une élection présidentielle sans aucune campagne? Comment est-ce que les électeurs de droite et de gauche les plus traditionnels eux-mêmes s’y retrouveraient? Ce rituel de la campagne n’a sans doute pas d’influence bien grand dans les données ex post dont ils disposent, mais cette structuration des données ne serait sans doute pas possible sans ce même rituel, qui rappelle aux électeurs même les plus solides les coordonnées politiques minimales de chacun des candidats et la situation générale qui fait qu’un enjeu fait sens et qu’un candidat dispose d’une image.

La vraie grande interrogation que me pose leur approche – et c’est en cela qu’elle est intéressante parce qu’à la fois classique et novatrice -, c’est celle de la causalité. J’ai déjà dit plus haut que leur explication du vote  par l’image du candidat me paraissait limitée. J’aurais tendance à dire la même chose du positionnement sur l’axe gauche/droite. Que cela ait une influence sur le choix d’un candidat, il est difficile à les croire d’en douter, mais on se trouve du coup devant une autre chose à expliquer : pourquoi  tel ou tel positionnement? C’est bien sûr le ressort d’autres études (par exemple sur l’héritage familial d’un positionnement politique), mais si on veut saisir par ce biais les raisons qui ont poussé un électeur à voter pour un candidat plutôt qu’un autre, comment doit-on considérer ce facteur? Qu’est-ce que cela dit de la subjectivité de l’électeur, de sa cohérence? Dans le fond, avec leur méthode, on peut imaginer un électeur assisté (au sens de L. Wauquiez), athée, jeune, très favorable à l’immigration et à Europe, ayant en plus une très mauvaise image de N. Sarkozy, mais avec un positionnement de droite, qui aurait quand même voté pour ce dernier au premier tour et au second tour de la présidentielle  en 2007. Ce que je veux dire, peut-être maladroitement, c’est qu’il manque à cette méthode le retour par la cohérence des individus réellement existants. Comment les différents facteurs repérés à travers les déclarations des individus dans une situation artificielle de sondage s’articulent-elles dans des existences personnelles? C’est un défaut de toutes ces recherches s’appuyant sur des sondages d’opinion, qui m’ont toujours paru bizarrement holistes,  alors qu’elles sont réputées généralement reposer sur une méthodologie individualiste. Ici, par le côté militaire de la démonstration, le défaut est poussé à l’extrême, mais c’est bien sûr cela qui rend aussi le livre intéressant.

Pour finir sur une note réjouissante pour mes éventuels lecteurs d’obédience écologiste : les auteurs de l’ouvrage négligent totalement les candidatures issus de l’écologie politique et ne font même pas de l’écologie un enjeu à étudier au fil des quatre dernières élections. Il ne leur reste plus à prier pour espérer qu’Eva Joly apparaisse dans la prochaine édition de l’ouvrage, et oblige à une relecture de l’histoire.

Congrès de l’AFSP 2011- impressions éparses.

La semaine dernière avait lieu à l’IEP de Strasbourg le XIème Congrès de l’Association française de science politique (AFSP). Cette réunion, qui a lieu depuis quelques années tous les deux ans, rassemble une bonne part de notre petite (en taille relative bien sûr…) discipline. Comme certains m’ont mis au défi de faire un post sur le Congrès, j’obtempère, non sans avoir conscience de mes biais de perception.

Vu l’ensemble des activités proposées et leur recoupement temporel, il faut  souligner en effet que l’on se trouve dans la situation classique de « Fabrice à Waterloo ». L’image qu’un seul individu, impliqué de plus comme simple participant ayant des tâches à accomplir, peut se faire d’un tel événement, est nécessairement éminemment parcellaire. Par exemple, sur le plan de l’organisation pratique du Congrès, j’ai eu l’impression que tout avait parfaitement fonctionné, et que les organisateurs  ont parfaitement fait leur travail. Le seul bémol que j’ai entendu dans les conversations auxquelles j’ai participé concerne les repas de midi, délégués au CROUS de Strasbourg. Une choucroute, servie jeudi dernier à midi, aurait été selon des collègues de confiance particulièrement digne de rester dans les annales des horreurs gastronomiques. Infime détail en l’occurrence, mais, sans doute, un Congrès se juge aussi à la qualité de la chère que l’on y fait, et il est vrai que les précédents (Toulouse en 2007 et Grenoble en 2009) furent plutôt réussis de ce point de vue.

De fait, donner une idée de l’ensemble d’un événement rassemblant plusieurs centaines de participants, répartis en pas moins de 53 sections, correspondant chaque fois en pratique à un (petit, moyen ou grand) colloque, n’est possible qu’en se référant à la trace écrite – un catalogue ad hoc de 475 pages imprimé sur le papier le plus lourd possible (que j’ai d’ailleurs  eu toutes les peines du monde à traîner avec moi) – ou au site Internet du colloque.

En parcourant le catalogue et le site, je crois pouvoir faire quelques remarques, en me posant la question de ce que nous apprend sur la discipline et le monde un tel événement.

Premièrement, une sorte de diagnostic, éclaté mais partagé, sur l’état des politiques publiques menées dans les dernières années, me semble émerger de ce Congrès. Il ne semble être question dans les résumés des communications (pas d’ailleurs nécessairement faites dans des sections explicitement labellisées politiques publiques) que de changements, de bouleversements, de chambardements. En plus, au final, ces derniers ne profitent qu’à certains acteurs exclusivement et laissent de côté les autres, les plus nombreux, et les ressortissants de ces politiques. A la lecture des résumés de leurs travaux, les spécialistes de politiques publiques tendent, au delà du codage scientifique du propos, à donner une image finalement terrible de ce qui est en train de se passer dans tous les domaines. Cela m’interroge d’ailleurs comme enseignant d’un IEP, parce que, souvent, ces petits jeunes aux dents longues, ces managers,  ces entrepreneurs, ces experts, ces  « acteurs », qui liquident les droits, savoirs, pratiques, espoirs, revenus, etc. de la vile populace des employés et des bénéficiaires, ce sont peut-être pour partie nos propres (anciens) étudiants. Dans le fond, à ce stade, je me demande s’il ne  faudrait pas étudier directement l’économie morale de ces experts, acteurs, entrepreneurs, des politiques publiques, ou en revenir aux  bons vieux concepts de la lutte des classes.

Par contre, ce qui est un peu étonnant (comme me l’a d’ailleurs fait remarquer un doctorant), c’est, dans ce Congrès 2011, une absence de prise en compte directe des effets de la crise économique ouverte en 2008 – ne serait-ce que dans les titres et résumés des communications. Cette absence dans les résumés des communications tient peut-être au fait qu’aux yeux des spécialistes de chaque terrain, l’après-2008 n’a fait qu’accentuer, renforcer, confirmer des tendances déjà à l’œuvre. C’est d’ailleurs peut-être là une des caractéristiques majeures de cette crise. Alors même que de très nombreux esprits critiques dénoncent à longueur d’articles, d’ouvrages, d’interventions dans les médias, le fait que nous (la société occidentale) sommes arrivés au bout de la logique adoptée dans la seconde moitié des années 1970, et bien, pourtant, les décisions prises continuent imperturbablement à faire plus de la même chose – à de rares exceptions prés. Incidemment, un doctorant m’a interrogé sur la raison pour laquelle, selon moi, les partis socialistes et sociaux-démocrates semblaient  incapables de saisir l’occasion pour changer de paradigme, de revenir en gros sur leur conversion au néo-libéralisme. Pour autant que cette immobilité soit réelle (par exemple, en Allemagne, il me semble que le SPD a bougé sur bien des points), j’aurais tendance à y voir un effet de la socialisation des élites actuellement à la tête de ces partis. En tout cas, à en croire ce Congrès, la « réforme » – mot qui finira par rejoindre la signification qu’il a déjà dans le domaine de l’élevage –  a encore un bel avenir.

Deuxièmement, une certaine tendance à l’auto-analyse disciplinaire. D’une part, une section était consacré à l’histoire (ou plutôt la socio-histoire) de la science politique (ST 1 Socio-histoire de la science politique), avec un long papier sur Maurice Duverger qui exécute à coup d’archives le grand-père indigne de la discipline. D’autre part, certains collègues titillent sur ce même terrain historique les voisins juristes (ST 42 Les enjeux politiques et académiques de l’enseignement du droit : perspectives comparées). En outre, une section entière était consacrée aux seules réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche (ST 24 Universités et recherche face à la réforme). Il y a là à la fois une recherche de réflexivité sur une pratique – qui correspond aussi à l’introduction, bienvenue, de cinq « Modules professionnels et pédagogiques » dans l’agenda du Congrès -, mais sans doute aussi à l’effet direct du fait que nous-mêmes nous sommes des ressortissants de politiques publiques qui ne nous plaisent pas particulièrement. Dans un ordre de faits proches à mon avis, j’ai participé comme candidat d’une liste dans le collège A (professeurs et assimilés) à la présentation des listes et programmes des deux collèges (A et B) pour le prochain renouvellement du  CNU (Conseil national des Universités) dans notre quatrième section. Lors de cette présentation organisée par l’AECSP (Association des enseignants et chercheurs en science politique), j’ai été frappé par le consensus, tout au moins dans les déclarations des uns et des autres, pour « neutraliser l’évaluation », c’est à dire pour contrer d’une manière ou d’une autre les effets vus comme délétères de la grande nouveauté introduite par les réformes de 2009, à savoir une évaluation quadriennale individualisée de chaque enseignant-chercheur. Personne ne s’est levé dans la salle ou à la tribune pour affirmer qu’il fallait quantifier les points de performance des uns et des autres sur une grille préétablie, et en tirer ensuite les sévères conséquences, à savoir modulations de service d’enseignement à la hausse pour les losers (fainéants, assistés, cancer de la France) et à la baisse pour les winners (travailleurs, productifs, forces vives de la Nation), modulations qui amélioreraient la productivité de la recherche (et de l’enseignement?). On pourrait y voir bien sûr du corporatisme, du copinage entre pairs, des promesses électorales qui n’engagent que ceux et celles qui les croient, le refus rétrograde et conservateur d’une saine évaluation-sanction destinée à valoriser le mérite, à élever les meilleurs et à punir les pires – ou, même, l’effet de notre trop faible fréquentation des jeux d’élimination proposés par la télé-réalité pour notre édification morale, de notre ringardise collective en somme.  Je préfère y percevoir  la conscience acquise à travers les recherches de terrain sur les autres secteurs de politique publique, ou, à travers la lecture des compte-rendus des recherches des collègues, qu’il n’y a pas meilleur moyen de faire pourrir une situation au profit exclusif de certains. Olivier Nay, président sortant du CNU, pourtant soumis à quelques critiques sur ce point de la part des listes concurrentes de la sienne (dont celle à laquelle je participe), a lui-même indiqué que la manière de procéder de la section du CNU des économistes constituait pour lui un repoussoir. (Il faut dire d’ailleurs que les économistes marginalisés par cette évaluation ont fini par faire dissidence en créant leur propre association académique, et réclament une autre section du CNU.)

Troisièmement, comme aux précédents Congrès, une montée en puissance des outils méthodologiques peut s’observer. Concrètement, l’argent obtenu auprès de l’ANR (Agence nationale de la recherche) semble aider à créer de nouveaux instruments de recherche. C’est un peu épars, puisqu’il n’y a pas de section spécifiquement consacré aux progrès de la méthodologie, mais l’effort pour se rapprocher de standards internationaux en la matière semble bien engagé. Pour ce qui concerne le sujet, qui me tient particulièrement à cœur comme lecteur, à savoir l’innovation en science politique, j’ai du mal à partir de ce Congrès à m’exalter (réaction banale de ma part, n’est-ce pas?). Les deux sections auxquelles j’ai participé (ST 21 et ST 28), fort sérieuses toutes deux et bien préparées par leurs responsables respectifs,  n’ont pas révolutionné ma vision du monde, et mes propres communications n’ont pas dû non plus révolutionner la vision du monde de mes auditeurs dans ces deux sections. Probablement, il s’est dit quelque chose dans une section à laquelle je n’ai pas participé qui sera considéré plus tard comme le début de quelque aventure scientifique importante, mais je n’étais pas là pour en être l’un des témoins. Dommage. J’ai aussi constaté que, comme à chaque Congrès désormais, la discipline est éparpillée façon puzzle – puzzle que personne n’est en mesure de reconstituer d’ailleurs-, et que rares sont les communications qui tentent une recomposition intellectuelle, ne serait-ce que sur un domaine.  Les textes de présentation des sections sont parfois fort riches, et jouent cependant un peu ce rôle en réalité. Il n’y a pas non plus de conflits intellectuels évidents qui ressortent du Congrès – par exemple, les études de genre ont obtenu leur ghetto avec deux sections, ST 52 et ST 53, mais ne viennent pas déranger l’ordonnancement général : probablement, les gens qui sont opposés à cette manière, qui se veut scientifique, collective et professionnelle de faire de la science politique,  ne sont tout simplement pas présents. (L’un des représentants de cette autre science politique m’a d’ailleurs vertement tancé pour ma participation à ce bal-là.)On pourrait ainsi dire que, dans un tel Congrès,  les domaines et approches s’additionnent plutôt qu’ils ne se combattent.  Ou alors qu’un seul « -isme » survit ici, à savoir l’empirisme!

Enfin, pour conclure ces quelques remarques, inspirées de la lecture de l’ensemble des résumés disponibles des communications, et par ma présence sur place dans deux sections et un module pédagogique,  j’ai bien peur d’être pris entre l’admiration pour le travail fourni par les collègues (combien de temps me faudrait-il pour lire toutes les communications? ambition folle de  ma part) et l’image du monde qui ressort de tout cela. On parlait jadis pour l’économie de « science lugubre », au delà des différences entre sous-discipline, terrains, méthodes, etc., le terme pourrait peut- être  être adapté. (Mais je suis pessimiste ! C’est bien connu!)

Quantophrénie généralisée

Trois chercheurs en sciences humaines et sociales, Martin Marchman Andersen, Xavier Landes et Morten Ebbe Juul Nielsen, travaillant à l’université de Copenhague, ont fait paraitre une tribune intitulée « Les chercheurs sont prisonniers d’une course à la publication » dans le Monde.fr. Ils remarquent que les nouvelles normes  d’évaluation de l’excellence supposée des chercheurs en sciences humaines et sociales (comme dans les autres secteurs du monde académique d’ailleurs) résident de plus en plus sur la seule quantification du nombre d’articles publiés dans des revues à comité de lecture, et éventuellement sur tous les raffinements quantitatifs que l’on a pu mettre en place ou que l’on mettra en place pour juger « objectivement » de la pertinence disciplinaire de telle ou telle publication. Ils décrivent fort bien la course aux armements qui s’est engagé entre aspirants à un poste  dans le monde universitaire ou de la recherche : chaque aspirant poursuit rationnellement une stratégie de publication maximale pour sortir du lot. Cette stratégie individuelle de promotion de ses chances de recrutement par l’abondance  des publications est effectivement en train de s’imposer au niveau de nos doctorants. Ceux-ci, de fait, publient, y compris en anglais, bien plus tôt que les aspirants des générations précédentes. Comme les lieux de publication se multiplient (surtout avec la découverte des espaces anglophones de publication par les  mêmes aspirants), nous vivons donc un « âge d’or » des publications. Donc tout va bien, l’Université et la recherche en général remplissent le rôle que leur assigne la société: augmenter jusqu’à l’infini le stock de connaissances disponibles! Et que les esprits chagrins aillent au diable!

Sauf que, comme le disent les trois auteurs, cette tendance porte avec elle quatre défauts : un stress excessif sur les agents concernés; un multiplication de publications médiocres qu’en fait personne ne lit plus; un abandon des tâches d’enseignement par les chercheurs jugés les meilleurs; et enfin un repli sur soi des spécialistes académiques incapables d’intervenir en interaction avec la société faute de temps à consacrer à cette tâche ingrate. Je suis globalement d’accord avec leur diagnostic, mais je souhaite ici le replacer dans une tendance plus générale de nos sociétés post-industrielles et le nuancer.

Ce que nos auteurs décrivent pour les sciences humaines et sociales n’est après tout que la diffraction particulière à un secteur de l’activité sociale de la tendance de nos sociétés à tout quantifier à tort et à travers,  à tout vouloir « gérer » au mieux, et à établir partout des palmarès pour rendre plus performant les individus ou les institutions.  Meilleur roman? Meilleure vente de disques? Meilleure émission de l’année? Meilleur lycée? Meilleur hôpital?  Meilleur homme  ou femme politique? Meilleure SICAV?  Meilleur grand patron?  Meilleur blog? etc. Ce blog lui-même opère sur une plate-forme (WordPress) qui propose toute une série de façons de mesurer l’audience absolue et comparée de ce dernier. Et le monde du blogging s’est rapidement organisé autour de moyens de mesurer l’audience relative de chacun. La mesure de la performance semble devoir être partout, et, même s’il existe des contre-tendances (comme les mouvements issus de « Slow Food » par exemple), ces dernières restent prisonnières de l’idée qu’il faut  tous viser à l’excellence toujours et partout (non plus bêtement quantitative, mais intelligemment qualitative!). Du point de vue du bonheur collectif, avec cette tendance, nous avons sans doute découvert le moyen le plus sûr d’assurer notre malheur! S’il faut tout réussir, du berceau à la tombe, et ce en comparaison avec le voisin qui essaye de vous surclasser, on ne risque pas d’en sortir très heureux – ou, du moins, peu nombreux seront les élus. Bref, ce que décrivent les auteurs ne correspond qu’à une normalisation du monde académique qui se retrouve rattrapé par la « petite vérole » de la quantification de tout et n’importe quoi qui opère dans tous les secteurs de la société! Comme le monde académique ne manque pas d’inventivité (contrairement à ce que certains racontent sans le connaître), et comme cela s’inscrit dans le développement d’instruments nouveaux de circulation du savoir comme Internet, cela a pris en quelques années des formes paroxystiques. Et puisque, probablement, seules les personnalités les plus prêtes à ce genre de compétition resteront à terme dans le monde académique, cela ne va sans doute pas s’améliorer dans les décennies à venir.  Des jeunes chercheurs s’amusent, parait-il selon un collègue parisien, en consultant leurs scores respectifs d’impact sur les plate-forme Internet disponibles à cet effet…  Riront-ils autant des méthodes d’évaluation en vigueur dans vingt ans d’ici? De fait, tout secteur social organisé autour d’une compétition à outrance se trouve en général conçu aussi pour permettre la retraite des compétiteurs devenus moins performants : le sport de haut niveau fonctionne sur ce modèle, l’armée aussi. Si la recherche en sciences sociales et humaines veut suivre ce genre de modèle, il faut alors penser ce genre de performance sur la durée d’une carrière de 40 ans… ou prévoir explicitement un « dégagement des cadres » comme disent les militaires. Et, si on pense sur une telle durée, les choses sont bien moins linéaires qu’on ne le suppose : il me semble en fait très improbable de publier  en sciences humaines et sociales avec une régularité d’horloge sur 40 ans, sauf à se répéter dans la plupart des cas un peu tout de même … De plus, les passages à vide existent, et, inversement, les rebonds. Enfin, certains retournements de situation demeurent possibles sur un tel laps de temps qui ne sont pas dus aux caractéristiques de la personne en cause: prenons un économiste d’inspiration keynésienne par exemple, il est fort probable que ses possibilités de publication se soient réduites au fil des années 1980-2000, mais qu’un certain renouveau éditorial lui soit possible aujourd’hui.  (Pour prendre mon propre exemple, mon faible niveau de publications tient largement au fait que, m’étant spécialisé sur l’Italie lors de ma thèse dans une conjoncture de renouveau politique au début des années 1990,  ce pays me déprime désormais tellement dans sa trajectoire que je préfère ne pas en parler de peur d’en tirer des conclusions à ce point pessimistes qu’elles en paraitront aberrantes et exagérées.) Plus généralement, pour qui s’intéresse à l’histoire des sciences humaines et sociales, de nombreuses publications régulièrement étagées sur une carrière ne constituent pas un indice univoque de contribution décisive pour la discipline. De fait, vu depuis la postérité (ou plutôt les postérités qui changent avec les époques), un texte décisif constitue un plus grand service rendu à la collectivité de la recherche que d’avoir pissé de l’encre inutilement (éventuellement pour décrier le texte décisif…), et ce savoir-là, un peu tragique au fond pour les personnes ordinaires,  se renforce à mesure que l’on enseigne.

De plus, en sciences humaines et sociales, dans les disciplines académiques, s’ajoute la perception que, en matière d’importance des publications, quelque version de  « loi de Pareto » s’applique. Sur l’ensemble des publications, y compris dans les revues à comité de lecture les plus réputées en principe, combien reçoivent une attention un peu universelle dans une discipline donnée? Très peu sont en fait les articles (ou les livres) qui finiront par figurer dans un syllabus destiné à l’enseignement, tout le reste est destiné à être lu et éventuellement cité par quelques rares spécialistes. En dehors du nombre de publications demandées, qui supposent de trouver le temps pour chercher, écrire et publier, il y a aussi sans doute les effets du choc en retour du faible écho des publications pour de nombreux chercheurs, lui-même dû en partie à l’abondance même des publications: pourquoi publier si personne ne lit et si, en plus, peut-être, personne ne lit à raison dans la mesure même où l’on sait dans son for intérieur qu’on a dû publier trop vite quelque chose de finalement juste  – c’est le minimum! – mais banal? Pas étonnant alors qu’on en arrive à une profession plutôt stressée – comme le disent les auteurs sur la foi d’une étude sur les professions en Grande-Bretagne, cela serait même une des plus propices à la dépression. En France, nous n’en sommes pas encore là, tout au moins pour ceux qui ont été recrutés sur des postes permanents.

Troisième point évoqué par les auteurs  : l’abandon des tâches d’enseignement par ceux qui publient beaucoup. C’est effectivement là une subversion des règles du jeu de l’Université. En même temps, les interactions entre les chercheurs avancés et les aspirants chercheurs ne disparaissent pas  en sciences humaines et sociales : si j’en juge sur le cas de la science politique française, ceux qui se trouvent ne pas enseigner à plein temps (par statut ou parce qu’ils sont déchargés temporairement de ces tâches) continuent à participer à la formation des étudiants avancés (doctorants, posts-docs, etc.). Certes, ce n’est pas directement quantifiable (là encore!) en heures d’enseignement, cela ne concerne évidemment pas les mêmes étudiants, mais cela participe aussi à la pédagogie universitaire. Là encore, l’histoire des sciences humaines et sociales montre plutôt que les grands chercheurs se trouvent presque toujours à la recherche de disciples. Je ne vois pas là de grandes modifications en cours.

Quatrième point : l’abus de publications rapidement faites finit par obérer le rapport avec la vie sociale en général, et empêche la recherche en sciences humaines et sociales de jouer son rôle de réflexivité pour la société. Sur ce dernier point, je serais bien moins en accord avec le rôle que font jouer les auteurs à la pression à publier. Celle-ci peut jouer aussi en faveur de sujets à la mode qui, justement, intéresseront plus les lecteurs profanes que  des sujets de fond incompréhensibles pour ces derniers. Les comités de lecture des revues ne sont pas insensibles à l’esprit du temps, et donneront la priorité à un travail en lien avec l’actualité. (Idem pour le sujet d’une thèse, il vaut mieux paraitre d’actualité que de donner l’impression que cela n’est pas vraiment  la question actuellement.) Pour ma part, le faible impact à court terme des idées émises par les sciences humaines et sociales tient surtout à leur faible réception par ceux qui pourraient directement en faire quelque chose – souvent parce que la place  se trouve déjà occupée dans leur esprit par d’autres idées plus anciennes (comme dirait J. M. Keynes) – , ou parce qu’adopter une telle vision des choses ne les arrange pas dans leur propre plan de carrière. Pour prendre un exemple, particulièrement caricatural, ce n’est pas parce que les sciences humaines et sociales n’ont rien dit depuis 30 ans  en France sur l’institution  carcérale que cette dernière continue à y dysfonctionner, mais parce que les politiques qui pourraient adopter une nouvelle vision issue des connaissances partagées par les spécialistes ne pensent pas y avoir intérêt. Idem sur la Tunisie, où les travaux de qualité ne manquaient pas. Dans l' »âge d’or » que nous connaissons, il est facile de se renseigner, un peu moins d’en tirer les conséquences quand elles vous gênent dans vos commodités pratiques.