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F. Gemmene, A. Rankovic, Atlas de l’Anthropocène

Les Presses de Science Po ont publié pour fêter dignement cette rentrée, venant après un bel été caniculaire sur la France, un livre qui devrait rester comme le singulier témoignage d’une époque, la nôtre,  où il devint  des plus légitime de clamer dans les salons, sauf si l’on était lobotomisé d’avoir trop suivi les chroniques d’un quelconque Christophe Barbier & Co, que la situation était grave mais pas désespérée.

Ce livre qui prend acte du moment que nous vivons, c’est Atlas de l’anthropocène, dirigé par François Gemmene et Aleksandar Rankovic. Quoi qu’il soit réalisé avec le soutien de l’Atelier de cartographie de Science Po, et qu’il comporte certes de nombreuses cartes, graphiques et autres infographies, c’est un ouvrage qui usurpe le titre d’atlas, dans la mesure où des cartes ne sont pas présentes à toutes les pages et qu’elles ne forment en réalité qu’un des outils de la démonstration. Ce livre de 160 pages aurait tout aussi bien pu s’appeler « Introduction illustrée à l’anthropocène », « L’anthropocène pour les nuls », « L’anthropocène racontée à Christophe Barbier ma petite fille/mon petit fils », « Mes premiers pas dans l’anthropocène », « Petit bréviaire de l’anthropocène », « Anthropocène, qui suis-je vraiment? ». J’ai l’air de me moquer en multipliant ces titres de pacotille, mais il faut vraiment saluer la qualité de la vulgarisation ici proposée. En parcourant cet Atlas qui n’en est pas un, j’ai retrouvé la plupart des connaissances que j’ai pu accumuler sur le sujet depuis quelques années dans une présentation à la fois simple et attrayante (du moins en ai-je eu l’impression). Pour qui n’en aurait pas encore entendu parler (?), l’anthropocène est le nom possible (mais pas encore acté par les géologues) d’une ère géologique nouvelle marquée par l’action des hommes sur la terre elle-même succédant à l’Holocène (à une date à préciser, cf. Anthropocène, année zéro, p.24-25). Comme concept désormais sorti du seul secteur scientifique de la géologie qui l’a vu naître en 2000-02 grâce au Prix Nobel de chimie, Paul Crutzen, l’anthropocène signifie surtout la prise de conscience, à la fois rationnelle et émotionnelle, que la crise environnementale, certes bien perçue dès les années 1970, a muté dans les dernières années en une situation englobante qui change déjà (ou changera) toutes les données acquises de l’expérience humaine. C’est le réveil douloureux où l’on comprend enfin que rien de ce qui est humain ne peut déjà (ou ne pourra) en effet échapper au choc en retour de l’action humaine sur la nature, par exemple, aux conséquences du réchauffement global que la croissance économique carbonée des deux derniers siècles provoque pour ne citer que l’aspect le plus évident de l’anthropocénisation en cours du monde. Au delà du seul réchauffement climatique (Climat, p. 38-61),  d’autres grandes thématiques sont abordées, comme la perte de biodiversité (Biodiversité, p. 62-81), les différentes formes de pollutions (Pollutions, p. 82-103),  les modes de vie consuméristes (Démographie, p. 104-119) et les (absences de) réactions politiques (Politiques de l’Anthropocène, p. 120-135) . Bien sûr, c’est à chaque fois seulement une synthèse sur quelques pages qui est proposée, et les auteurs ne prétendent pas nous proposer ici une encyclopédie. Les textes sont courts, les illustrations finalement pas si nombreuses que cela, mais, à chaque fois, l’essentiel est dit ou illustré. Un index (p. 152-157) permet une lecture transversale. La bibliographie (p. 146-151) permet d’aller plus loin. Il ne manque, du point de vue pédagogique, qu’une webographie, qui listerait les sites des diverses organisations concernées où l’information fiable sur ce sujet est disponible (et peut-être aussi la liste des sites qui désinforment à dessein sur le sujet?).

L’autre aspect – en dehors de cette synthèse attrayante qu’il faut vraiment saluer que tout étudiant un peu intéressé comprendra et qui peut être mise dans les mains de lycéens – est un message politique. Le moment n’est pas au désespoir. Comme le disent les auteurs dans leur préface, « Il ne s’agit pas d’accabler les lecteurs avec la litanie des crises et des catastrophes à venir – même si cet effet n’est pas totalement évitable [ admirez la formule!] -, mais plutôt, autant que faire se peut, de leur montrer tous les chantiers politiques qui s’ouvrent à eux pour répondre à ce défi. L’époque est angoissante, mais pas désespérante.[admirez là encore la formule!] L’Anthropocène fait ressortir notre immense responsabilité, mais il crée aussi l’opportunité de redéfinir notre rapport à la Terre. » (p. 13) Le livre bénéfice dans cette même perspective  d’une Postface de Bruno Latour (p. 143-145), qui commence par ces mots : « D’abord ne pas se désespérer ». Le livre fait d’ailleurs significativement une place au cas de la couche d’ozone (Ozone, p. 28-37) comme exemple plutôt réussi de maîtrise d’une problème environnemental mondial. Bref, le message politique est largement : « mobilisons-nous, luttons, innovons, expérimentons, et cela n’ira pas si mal que cela ». C’est en somme, en partant des mêmes constats appuyés sur l’état des connaissances scientifiques (celles synthétisées par le GIEC en premier), l’envers exact du discours de la collapsologie. Pour ce dernier, tout est déjà perdu, et il faut se préparer à la fin de ce monde. Pour les auteurs de ce livre optimiste, il faut se mobiliser avec force, et il faut tout changer (« redéfinir notre rapport à la Terre » tout de même… vaste programme… ) pour sauver au moins les meubles de l’humanité et les aspects positifs de ce monde-ci. D’ailleurs le cas Greta Thunberg n’est-elle pas l’une des preuves que la mobilisation en ce sens est déjà  en cours?

Bien sûr, d’un point de vue politique (et aussi du point de vue du pédagogue face à la jeunesse), il vaut mieux militer (au sens le plus large du terme), ou pousser à le faire, que se désespérer ou pousser au désespoir. En même temps, un tel Atlas de l’anthropocène – si  esthétique dans sa composition par ailleurs – n’aurait-il pas dû oser présenter une vue encore plus réaliste de la situation pour mieux faire comprendre les enjeux politiques d’un tel militantisme?

D’une part, il manque un état des lieux des institutions, États, entreprises, groupes humains, idéologies, qui constituent les adversaires de ces mobilisations présentes ou à venir. Il y a certes une double page sur La fabrique du doute au service de l’industrie fossile (p. 130-131), avec une infographie sur les principales entreprises du secteur de l’énergie fossile (p.131), mais c’est un peu le seul endroit du livre où des entreprises capitalistes de grande taille sont nommément mises en cause. Or il suffit de voir ces jours-ci la réaction outragée d’Emmanuel Macron et de ses ministres, nos greenwasheurs à nous, aux propos un peu vifs de Greta Thunberg cette semaine à l’ONU pour se rendre compte qu’il existe de très solides intérêts qui bloquent toute avancée sérieuse vers ce à quoi les auteurs de cet Atlas de l’anthropocène aspirent. Aurait-il été de si mauvaise politique que de les nommer et les lister? Un peu de Carl Schmidt et de sa distinction amis/ennemis n’aurait pas fait de mal – d’autant plus que le camp d’en face ne se gêne pas lui pour établir ses listes de gens à abattre (au propre ou au figuré).

D’autre part, pour parachever le (sombre) tableau que dresse cet Atlas de l’anthropocène , il faudrait aussi signaler au (jeune) lecteur que l’on souhaite informer au mieux que tous les grands États – États-Unis, Chine, Inde, Russie, etc. – sont entrés ces dernières années dans une nouvelle course aux armements, et qu’ils recherchent visiblement tous à se donner les moyens de maîtriser les sources de leur croissance matérielle façon XXème siècle (pétrole, gaz, matières premières, débouchés, etc.). Cette frénésie de puissance est-elle liée chez leurs dirigeants à la prise de conscience de l’anthropocène comme situation? Il y a de bonnes chances que cela soit le cas, comme le montre, quoique par inadvertance, la proposition « loufoque » de Donald Trump d’acheter le Groenland au Danemark. Chacun de ces grands acteurs semble se préparer au cas où (fort probable) tout commencerait à devenir très instable sous nos pieds (pour paraphraser Latour). Cela peut de ce fait faire fort mal tourner pour les mobilisations que les auteurs souhaitent. Atteinte à la sécurité nationale…

En résumé, un grand bravo aux auteurs pour l’effort pédagogique, mais encore un petit effort pour présenter les  bien réelles difficultés de la mobilisation salvatrice qu’ils proposent, à laquelle je souscris par ailleurs pleinement comme citoyen, mais dont je m’effraie et me désole des difficultés comme politiste.

 

 

Bruno Latour ce pirate qui nous veut du bien?

On ne pourra pas dire que Bruno Latour manque de panache. Sa dernière tribune en date dans le Monde pour défendre l’œuvre de Richard Descoings à la tête de SciencesPo Paris, et celle de son désormais ex-successeur pressenti, Hervé Crès, revendique tout. On dirait du Piaf… « non, je ne regrette rien, ni le bien, ni le mal, tout cela m’est bien égal… » . Comme dirait mon vieux père quand il est très en colère, « je vous pisse à la raie ». Un vrai teigneux ce Latour.

On peut donc féliciter Bruno Latour de sa franchise. On adorera le détester. Il est tout ce qu’on peut exécrer chez certains intellectuels en vogue. Il reconnait dans ce texte que R. Descoings s’était affranchi des règles en vigueur pour faire avancer la machine universitaire toute entière à sa suite (pas seulement SciencePo Paris) vers le mieux (dont il cite de nombreux exemples dans son article). Comme il l’écrit lui-même, R. Descoings avait adopté une « gestion de corsaire » pour arriver à ses fins, le « drapeau noir »(sic) (des pirates je suppose, et non pas de l’anarchie ou de l’islam radical) était hissé sur l’institution de la Rue Saint-Guillaume, et, de fait, Hervé Crès était chargé de faire perdurer cela dans des formes plus acceptables.

Certes. Ce plaidoyer pro domo, aussi bien tourné soit-il, ne peut masquer la contradiction suivante. Jusqu’à preuve du contraire, SciencePo Paris reste une institution essentiellement dépendante de l’État pour son financement. Google ou Apple ne l’ont pas rachetée pour un euro symbolique. La référence à Emile Boutmy, qui avait fondé l’école sous un statut privé au XIXème siècle, n’est ici nullement anodine. Une école entièrement privée de formation des élites aurait eu le droit de faire tout ce qu’elle souhaitait – en respectant toutefois les critères généraux applicables à tous sur le territoire français comme, par exemple, le droit du travail. Une école, encore essentiellement financée sur fonds publics, de surcroît lieu de formation privilégié d’étudiants se destinant pour une bonne partie d’entre eux  à la haute fonction publique de ce pays, se devait de respecter les règles en vigueur lorsqu’on utilise l’argent du contribuable.

Pour ne prendre qu’un exemple, sur le statut des enseignants-chercheurs, il ressort selon le rapport de la Cour des comptes que certains de nos collègues en poste à SciencePo Paris auraient bénéficié de très larges décharges de services. La Cour des comptes s’en est émue. B. Latour revendique implicitement ce fait en le justifiant au nom de la possibilité ainsi donnée aux enseignants d’être de vrais chercheurs (ce qui ne manquera pas d’énerver tous les collègues qui font leurs 192 heures équivalent TD par ailleurs, voire plus, et de la recherche). A tout prendre, R. Descoings aurait mieux fait, plutôt que de faire de la « gestion de corsaire », de demander à sa tutelle un statut clairement dérogatoire pour les enseignants-chercheurs en poste dans son établissement. Bien sûr, dans ce cas, il aurait fallu un débat public, un texte publié, une jurisprudence, etc.  De fait, il existe déjà en dehors du statut ordinaire d’enseignant-chercheur (MCF et PR d’Université) toute une série de cas particuliers (par exemple à l’EHESS ou au Collège de France). Pourquoi le grand Richard, avec tout son entregent, n’a-t-il pas demandé cela? Peut-être parce que ce n’était pas le moment d’officialiser que certains étaient beaucoup plus égaux que d’autres? Comme le montre le récent texte de Marc Sympa, pour certains enseignants-chercheurs dans les Universités, c’est désormais la mouise la plus absolue dans ces mêmes belles années de super-Richard. Belle façon tout de même de nier le débat démocratique qui devrait présider aux décisions en matière de répartition des fonds publics. Il est vrai que B. Latour dans son texte n’est pas loin de se réclamer du principe du chef visionnaire…

Au total, mon argument est simple : soit il existe des règles communes auxquelles on se trouve soumis et on les respecte – surtout si on les enseigne par ailleurs ;  soit on pense nécessaire, à tort ou à raison, un statut exceptionnel, dérogatoire, on l’obtient de la tutelle, on le définit précisément, et on le respecte. On ne peut jouer au « corsaire » quand justement il n’existe pas de « lettre patente » qui définit précisément au préalable ce statut de corsaire.

Bruno Latour, métaphysicien ou pataphysicien, that is the question…

Il me revient ici d’exposer devant mes lecteurs une petite énigme, qui a occupé mon samedi après-midi.

Vendredi 21 septembre 2012, dans le supplément « Le Monde des livres » du journal Le Monde, est parue une double page consacrée au dernier ouvrage en date de Bruno Latour (Enquêtes sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, La Découverte, 504p., 26 euros), avec deux grands articles, l’un sous la plume de Patrice Maniglier, philosophe de son état, intitulé « Qui a peur de Bruno Latour? », et l’autre, sous celle de Luc Boltanski, sociologue comme chacun devrait le savoir, intitulé « Après le déluge ».

La lecture du texte de Patrice Maniglier (texte en ligne réservé aux abonnés du Monde.fr) m’a laissé dans le doute le plus absolu. En effet, dans ce texte, on peut lire vers la fin du texte : « Latour donne avec ce livre toute sa dimension.(…) Latour est le Hegel de notre temps  (sic)à cela près qu’il est tellement plus lisible! (sic)(…) Mieux,  voici une métaphysique qui, peut-être pour la première fois dans l’histoire, au lieu de fournir au lecteur un système tout fait, lui propose un protocole d’expérience. » Le début du texte souligne qu’avec ce livre Bruno Latour est désormais sûr de passer à la postérité (re-sic) et la conclusion indique qu’après ce dernier ouvrage, « on ne pourra plus ignorer que Latour est une des plus grandes figures intellectuelles de notre temps ».  Alléluia! Alléluia! Un génie nous est né. L’honneur intellectuel de la France est sauvé.

A dire vrai, je n’avais pas lu dans le Monde (ou ailleurs) de critique aussi outrageusement louangeuse depuis longtemps. Je ne sais même pas si j’ai lu quelque chose de semblable… Pour tout dire, à première vue, si l’on aime pas la pensée de Bruno Latour comme c’est mon cas, cela apparait comme de la plus pure flagornerie. Écrire ainsi qu’il est rien moins que  le Hegel de notre temps  m’a fait sursauter et m’a irrésistiblement fait penser à ces formules du genre : « Himalaya de la pensée » ou « Danube du savoir » que les intellectuels officiels de certains Partis communistes produisaient pour encenser dans des formules admirables de vacuité leurs chers leaders quand ceux-ci se piquaient de faire œuvre intellectuelle. On dirait en somme une louange à Elena Ceaucescu. Mais qu’est-ce qui pourrait pousser un intellectuel d’un pays libre comme le nôtre à écrire de telles choses?

Du coup, cela m’a paru tellement gros, tellement outré dans la louange, que je me suis demandé si Patrice Maniglier sous couvert de dire du bien n’usait pas ici du bon vieux procédé de l’ironie et du double langage. On pourrait alors lire le texte à l’envers, ce qui traduit par moi en tant que (non-?)humain (concept latourien retourné à l’envoyeur) signifierait (conditionnel de rigueur):  avec ce livre, Bruno Latour montre qu’il se croit désormais, en cette fin de carrière (d’où le rappel pesant des ouvrages précédents…), un génie omniscient qui cause de tout et de n’importe quoi sans trop réfléchir (voir l’énumération en début de texte sur les idées de Bruno Latour qu’on trouverait selon P. Maniglier dans le livre du genre « la religion se comprend mieux quand on la compare aux scènes de ménages » [???]), il a même l’outrecuidance désormais de se prendre pour Hegel ou Kant, et de croire proposer à ses lecteurs rien moins qu’une métaphysique, alors qu’il n’a en fait rien d’autre à proposer qu’un vague et banal do it yourself, ce qui signifie  que l’on se passera fort bien en pratique de  sa pataphysique et de son gros pavé écrit par ailleurs  à la va comme je te pousse (ce que je déduis des lourdes louanges sur la qualité littéraire du texte de Bruno Latour). En résumé, ce serait : « Puisque, cher Bruno, vous faites semblant d’écrire un livre sérieux, je fais semblant d’en faire un compte-rendu sérieux ».  Le titre de l’article de P. Maniglier serait (là encore conditionnel) alors aussi à réinterpréter : plus personne n’ose dans ce pays dire clairement que B. Latour peut produire des œuvres sans intérêt, moi-même, je dois recourir à ce procédé ironique et détourné pour faire passer mon assassinat que ne m’auraient pas permis ces pleutres du Monde.

J’aimerais toutefois bien savoir le fin mot de l’histoire : Patrice Maniglier a-t-il inscrit son nom dans l’histoire de la critique comme celui d’un grand flagorneur devant l’Éternel (pour une raison que j’ignore… c’est peut-être tout simplement un fanatique sans aucun recul critique de la pensée de Bruno Latour … et je me fais un film comme on dit…), ou s’est-il joué de l’équipe de l’équipe du supplément littéraire du Monde en faisant passer un texte assassin sous couvert de louanges bien tournées? Y aurait-il des complices?  En tout cas, ma femme, grande consommatrice de critiques littéraires en plusieurs langues, quand je lui ai lu des passages de cette critique-là,  parie pour la blague énorme.

Personnellement, j’espère aussi pour P. Maniglier qu’il s’agit de la seconde solution,  plus amusante à tout prendre – en ce cas, toutes mes félicitations!-, la première ne serait qu’un indice de l’atonie de la pensée critique dans ce pays dans les grands organes de la presse écrite. Après Christine Angot, Bruno Latour…

Un mot sur le second texte, celui de Luc Boltanski. Il est plus filandreux encore, filant une métaphore plutôt ratée à mon sens sur Noé et le Déluge que seuls les plus initiés que moi auront compris.  On dirait que le sociologue retient ses coups avec ses allusions à la « critique » bien mal traitée par B. Latour, mais il conclut lui aussi à l’œuvre majeure.

« Nous ne sommes pas sûrs des lois de la Nature? Eh bien, votons-les! »

Le titre de ce post est un aphorisme attribué au sociologue Bruno Latour, dans le très beau portrait dans Libération du lundi 20 décembre 2010 qu’en donne Eric Aeschimann, sous le titre « Le climat mis au vote ». La présentation,  pour succincte qu’elle soit, et quelque peu vacharde par prétérition, ne semble pas trahir le personnage ainsi décrit.

Comme des lecteurs s’en douteront, je ne goûte guère le relativisme subtil propagé par Bruno Latour, relativisme à la défense élastique qui doit faire tressaillir  de joie le camarade Jdanov dans son tombeau:  nous aussi, nous avons enfin entendu son message, bien  mal compris il faut le dire à l’Ouest en son temps, mais je comprends qu’il soit bien adapté à notre époque. Votons en effet, et nous saurons! ( Il m’est d’avis que, dans quelques décennies, nous rirons moins de ces facéties, qui ménagent fort habilement la chèvre et le chou.) Les propos que prête à Bruno Latour le journaliste sur la France,  par lesquels ce dernier expliquerait (conditionnel de rigueur) l’accueil tardif de son œuvre (sur le modèle classique du génie qui ne saurait être « prophète dans son pays »), France qui serait « le pays de la raison, où l’État éprouve le besoin de prendre appui sur la science présentée comme une autorité sacrée » (citation là encore selon l’article), m’ont bien amusé : comme si depuis fort longtemps, bien des États n’avaient pas cherché à agir pour le mieux en fonction de ce que leurs dirigeants percevaient comme la réalité.  On pourrait facilement là retourner les armes du génie contre son propos. Mais peut-être est-ce une erreur de compréhension du journaliste?

Il se trouve que j’ai lu hier soir par le plus grand des hasards une citation d’un auteur protestant hollandais du XVIème siècle, Coolhaes : « Le nombre ne donne aucune supériorité, car la vérité ne peut être prouvée par le nombre de ses partisans. » (cité par Wilhem Dilthey, Conception du monde et analyse de l’homme depuis la Renaissance et la Réforme, Paris : Cerf, 1999, p. 110) Il s’agissait d’une critique en règle du poids des décisions synodales dans les conflits théologiques de l’époque. Comme quoi les positions structurelles sur l’accès à la vérité demeurent, même si ce qui importe aux hommes comme vérité change avec les époques…

Ps. Faut-il perdre son temps à écrire ce genre de posts, un peu cryptiques, dont un « bourdivin » ferait facilement l’exégèse…; sans doute pas, mais cela va mieux en le disant et comme je n’ai pas de jeu de fléchettes à disposition.

 

 

Le latourisme est-il un humanisme?

Dans le Monde daté de ce jour, 26 février 2009 (pages Débats/Décryptages), Bruno Latour publie un article sur l’autonomie universitaire, intitulé « Autonomie, que de crimes on commet en ton nom! » (p. 19).

Passons sur le titre, dont j’ai voulu proposer un plagiat de biais, par le titre de ce post, qui dit déjà assez ce que j’en pense.

Le sens politique de l’article dans la situation concrète dans laquelle l’Université se trouve aujourd’hui ne peut être qu’un soutien (certes affiché comme critique) à la politique gouvernementale actuelle, et correspond à première vue mutatis mutandis à la rengaine tout à fait classique de la droite la plus libérale sur le « conservatisme » indécrottable de ceux qui refusent toute réforme qu’elle pourra proposer. L’autonomie selon B. Latour permettrait enfin de gérer entre universitaires au niveau local ses propres affaires (comme si ce n’était pas déjà largement le cas…), et que le meilleur gagne enfin! Vae victis, comme disaient les anciens Romains, et longue vie à Herbert Spencer, notre seul et unique  prophète! Selon B. Latour, « On peut trouver tous les défauts à la réforme actuelle, mais elle a l’avantage de donner enfin goût aux universités de se passer de leur ‘tutelle’ (nb. l’Etat, le ministère) et de commencer à régler leurs affaires par elles-mêmes en récupérant des capacités de recherche que l’on avait dû créer en dehors d’elles à cause de leur lourdeur et de leur passivité. (nb. Latour suggère un rapatriement  de toutes les capacités de recherche de la France au sein des Universités, CNRS et centres de recherche des Ministères compris). Il y a des risques de dérive? De localisme? De mandarinat? De pouvoir présidentiel? Oui, bien sûr, mais cela vaut toujours mieux que la dépendance (nb. à l’État) . Les mauvaises universités disparaitront enfin, libérant des ressources (nb. de l’État) pour les autres : ce n’est pas à la gauche de défendre les privilèges de la noblesse d’État. » On notera que B. Latour se situe là sur un plan utilitariste qui privilégie les gains attendus pour les « savoirs les plus avancés » en lien avec « les services rendus à l’ensemble du collectif » (nb. pas à la « société » – notion non latourienne -, mais au « collectif », qui correspond sans doute  dans le texte au « vaste ensemble de pratiques dont ils (nb. les universitaires) reçoivent en échange leur subsistance et qu’ils nourrissent à leur tour » ) par rapport aux éventuels désagréments des universitaires directement concernés par les effets de la réforme.  Puisque implicitement notre héros se réclame de la gauche, c’est sans doute de la très vieille gauche stalinienne (version Staline en personne) dont il se réclame, de celle qui néglige sciemment les coûts de la transition vers le socialisme au nom des vertus de l’après, de ce moment fort radieux au demeurant où universitaires et « pratiques » s’uniront dans un tout réflexif du plus bel effet.  Toutefois, l’on écartera cette hypothèse d’un prurit stalinien  où  les koulaks  (les nobles !) doivent périr pour le bien supérieur du socialisme pour privilégier l’hypothèse d’un simple alignement sur l’idée en vogue de la « réforme » (pragmatique comme il se doit et qui ne va jamais assez loin dans tous les cas). Cependant, comme dirait un auteur ancien sans doute à ne surtout pas mettre aux programmes des concours de la fonction publique, encore un effort Monsieur Latour pour être vraiment réformiste!

B. Latour défend en effet une version de l’autonomie, qui couperait les liens de dépendance entre l’Université (englobant désormais toute la recherche) et l’État. Il affirme : « D’ailleurs, est-on certain d’avoir encore vraiment besoin d’un ministère qui consacre des sommes considérables à surveiller en détail des institutions qui pourraient, si on les laissait enfin libres, très bien se débrouiller – à condition qu’on leur fournisse les moyens financiers? » (sic) A ce stade de ma lecture, je me suis dit que, décidément, la science politique ne servait à rien. Le tiret n’est pas qu’une réserve, il souligne l’absurdité du propos. Dans notre monde, tout organisme qui en finance un autre veut avoir un droit de regard sur le fonctionnement de celui qu’il finance. (Chez les économistes aussi, on en a tiré la théorie principal-agent.)   J’ai participé il y a quelques années à l’élaboration du « contrat » passé entre la Région Rhône-Alpes et mon institution de rattachement; j’ai pu mesurer que nous étions effectivement  tout à fait « libres » de proposer toute action qui rentrait dans les a priori définis par la politique régionale. Notre héros parle d’un « ministère allégé, chargé de l’évaluation et de la stratégie »… en ne remarquant pas que, s’il se charge de l’évaluation (et donc s’il définit les critères de ce qu’il faut évaluer et donc faire) et de la stratégie (c’est à dire des grandes lignes d’action à suivre), et qu’il apporte le financement, on en est revenu en pratique au point de départ.  L’autonomie ainsi conçue  est celle qu’on attribue dans une chaine de magasins au gestionnaire d’un magasin! On observera d’ailleurs que cette proposition est d’une banalité  qui devrait nous faire rire  – c’est là le fonctionnement banal de toute réforme de type « New Public Management » depuis au moins un quart de siècle. (Mais attention, B. Latour n’aime pas les néo-libéraux, il est de gauche, vous a-t-on dit!)

Si l’on évite cette chausse-trappe qui devrait arrêter là la discussion, à quoi nous mènerait le latourisme? Dans la première partie du texte, ce dernier en appelle à une « hétéronomie » de l’Université, qui correspond bien à la théorie latourienne d’une science toute entière encastrée dans le social (je ne sais trop comment le dire pour ne pas trahir sa pensée : dans les « pratiques »).

Admettons, mais nous retrouvons tout le drame d’une définition de nos propres pratiques de recherche et d’enseignement par la « demande sociale »,  par un lien direct avec d’autres pratiques.  Y a-t-il aujourd’hui en France  en 2009 une demande sociale pour le latin et le grec comme disciplines universitaires ? Certes, mais de manière pour le moins résiduelle pour quelques trop rares familles, et aussi quelques théologiens ou simples croyants. Pour les langues – en train de devenir rares – de certains de nos voisins européens (allemand, italien)? Pour les mathématiques les plus fondamentales? (Sans compter la haine de tout savoir désintéressé qui s’exprime dans les réactions aux articles de presse). De fait, B. Latour rejette l’idée que certains domaines de savoir ne soient pas rattachés à une demande sociale, à des « pratiques ». Le financement majoritaire par l’État, qui se fait ici le garant du long terme, des savoirs minoritaires, du sens d’une certaine façon, représente justement la reconnaissance qu’il existe des domaines  du savoir qui ne correspondent à aucune pratique bien identifiable à court terme dont ils consisteraient la réflexivité, qu’ils seraient destinés à enrichir. Pour prendre un exemple qui confine à l’absurde, à quelles pratiques dont elles assureraient la réflexivité correspondent l’archéologie ou l’histoire du Moyen-Age? Il ne s’agit pas là tant de « pratiques » que de « sens ». L’auteur néglige aussi ce que nous rappellent parfois les étudiants, à savoir qu’il ne s’agit parfois pas tant dans ce qu’ils nous demandent d’enseigner de pratiques au sens banal du terme que de compréhension du monde. Il existe en effet chez certains d’entre eux une demande de comprendre tout simplement, qui n’est réductible à rien d’autre.

Plus avant encore, si l’on veut être vraiment réformiste, comme déclare le souhaiter B. Latour, il faut une autonomie des Universités où l’État et les collectivités locales ne financent plus rien des coûts de production et de diffusion du savoir. Qu’il laisse faire cela aux « pratiques », au « collectif », qui rentreraient ainsi en relation directe avec le savoir, et inversement.  Fort bien, mais l’on se trouverait là devant le problème indépassable dans l’état actuel de la société française qui fait que certaines « pratiques » ou certains segments du « collectif » disposent d’argent et pas d’autres – soit à travers des sponsors, soit à travers les gains escomptés par les étudiants dans leur future profession. Tous les secteurs de l’enseignement et de la recherche menant à des professions a priori rémunératrices trouveraient  sans doute des financements privés sans trop de  difficultés. L’État  en tant qu’employeur (n’est-ce pas Xavier D.?) sauverait sans doute les secteurs qui le concernent directement. Mais on se retrouverait rapidement devant une autonomie qui se résumerait à faire ce que les « pratiques » les mieux dotées en capital voudraient que nous fassions. Jusqu’à présent, je ne sache pas que les groupes les moins dotés en revenus ou en patrimoine soient capables de financer durablement quelque recherche que ce soit qui les concerne. Presque toute la recherche en sciences sociales « à visée sociale » est financée en France directement ou indirectement par l’État. Dans le monde enchanté de B. Latour, s’il était cohérent avec lui-même dans son refus de l’étatisme étouffant (nb. je l’ajoute, cet étatisme étouffant, mais cela me semble bien aller dans le tableau, l’étatisme est toujours étouffant!), ces recherches n’existeraient plus, ou alors certains possesseurs de ressources économiques se découvriraient tout à coup des vertus inédites. J’imagine la firme Peugeot finançant les recherches de Michel Pialoux et Stéphane Beaud sur la condition ouvrière, ou la place financière de Londres ou de Paris se mettre à sponsoriser Michel Aglietta sur la régulation de la finance…

D’autres segments de l’article de B. Latour mériteraient sans doute une critique approfondie (comme le joyeux délire qu’on y trouvera sur l’évaluation par les pairs qui se ferait mieux uniquement au niveau local).  Restons-en là. Je vous invite plutôt à aller lire l’analyse de Grégoire Chamayou, sur le site de Contretemps, sur les stratégies et tactiques à employer pour survivre aux nouveaux modes d’évaluation. C’est à la fois une satire et une mine d’information.  Je suggère que tout jeune doctorant apprenne le texte par coeur dans le cadre de chaque Ecole Doctorale. Au moins aura-t-il été prévenu de ce monde  délirant dans lequel il va devoir faire carrière -vivre n’est pas le mot. Ames sensibles et déprimées, évitez toutefois ce texte, je ne voudrais pas être incriminé pour avoir poussé au suicide des âmes bien nées en faisant mention de cet écrit.

A la fin du texte, l’auteur souligne que, pour survivre, il faut être cité, et qu’une bonne façon d’être cité, c’est d’agir comme un « troll », terme issu du jargon des forums de discussion sur Internet, comme quelqu’un qui en fait sait fort bien qu’il déparle, mais qui est ainsi sûr d’avoir de l’écho à ses propos, de parasiter la discussion. Je me suis dit que cette tactique, que je baptiste le trollisme, s’adaptait aussi fort bien au cas actuel de Bruno Latour. Dans le fond, qu’a-t-il à dire en l’occurrence d’autre que sa volonté de faire parler de sa position (absurde parce qu’incohérente comme je crois l’avoir montré)? Avec un tel soutien,  le gouvernement ne doit-il pas  encore plus se méfier encore plus de l’énervement des universitaires? On attend certes toujours le papier définitif de Claude Allègre dans le même genre de chiffon rouge. En même temps, le troll Latour gagne à tous les coups, puisque j’ai eu la faiblesse de m’énerver et de lui répondre. (Y a-t-il un terme qui désigne les gens qui répondent aux trolls? Idiot, dites-vous…)

Ps. A en juger par les réactions sur la liste de l’ANCMSP, je n’ai pas été le seul à apprécier à sa juste valeur la tribune de B. Latour, avec cependant deux tendances opposées, ceux qui suggèrent de traiter par le mépris le troll Latour, et ceux qui considèrent (comme moi) qu’il faut répondre à ce discours. Parmi les réactions publicisées en dehors de la liste elle-même,  j’ai vu une réponse destinée au Monde par Claude Calame et celle de P. Corcuff sur Médiapart. On notera que P. Corcuff  et Claude Calame regrettent (de manière feinte ou réelle je ne sais) le « grand sociologue » ou le « chercheur avisé » B. Latour, ce qui n’est pas mon cas car je prête à B. Latour plus de continuité dans l’erreur qu’eux, mais qu’ils font le même constat selon lequel  le financement étatique de la recherche désintéressée est indispensable pour ne pas livrer tout le monde savant à la seule appréciation de qui possède l’argent. En gros, nous voilà (presque) tous redevenus hégéliens!