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F. Gemmene, A. Rankovic, Atlas de l’Anthropocène

Les Presses de Science Po ont publié pour fêter dignement cette rentrée, venant après un bel été caniculaire sur la France, un livre qui devrait rester comme le singulier témoignage d’une époque, la nôtre,  où il devint  des plus légitime de clamer dans les salons, sauf si l’on était lobotomisé d’avoir trop suivi les chroniques d’un quelconque Christophe Barbier & Co, que la situation était grave mais pas désespérée.

Ce livre qui prend acte du moment que nous vivons, c’est Atlas de l’anthropocène, dirigé par François Gemmene et Aleksandar Rankovic. Quoi qu’il soit réalisé avec le soutien de l’Atelier de cartographie de Science Po, et qu’il comporte certes de nombreuses cartes, graphiques et autres infographies, c’est un ouvrage qui usurpe le titre d’atlas, dans la mesure où des cartes ne sont pas présentes à toutes les pages et qu’elles ne forment en réalité qu’un des outils de la démonstration. Ce livre de 160 pages aurait tout aussi bien pu s’appeler « Introduction illustrée à l’anthropocène », « L’anthropocène pour les nuls », « L’anthropocène racontée à Christophe Barbier ma petite fille/mon petit fils », « Mes premiers pas dans l’anthropocène », « Petit bréviaire de l’anthropocène », « Anthropocène, qui suis-je vraiment? ». J’ai l’air de me moquer en multipliant ces titres de pacotille, mais il faut vraiment saluer la qualité de la vulgarisation ici proposée. En parcourant cet Atlas qui n’en est pas un, j’ai retrouvé la plupart des connaissances que j’ai pu accumuler sur le sujet depuis quelques années dans une présentation à la fois simple et attrayante (du moins en ai-je eu l’impression). Pour qui n’en aurait pas encore entendu parler (?), l’anthropocène est le nom possible (mais pas encore acté par les géologues) d’une ère géologique nouvelle marquée par l’action des hommes sur la terre elle-même succédant à l’Holocène (à une date à préciser, cf. Anthropocène, année zéro, p.24-25). Comme concept désormais sorti du seul secteur scientifique de la géologie qui l’a vu naître en 2000-02 grâce au Prix Nobel de chimie, Paul Crutzen, l’anthropocène signifie surtout la prise de conscience, à la fois rationnelle et émotionnelle, que la crise environnementale, certes bien perçue dès les années 1970, a muté dans les dernières années en une situation englobante qui change déjà (ou changera) toutes les données acquises de l’expérience humaine. C’est le réveil douloureux où l’on comprend enfin que rien de ce qui est humain ne peut déjà (ou ne pourra) en effet échapper au choc en retour de l’action humaine sur la nature, par exemple, aux conséquences du réchauffement global que la croissance économique carbonée des deux derniers siècles provoque pour ne citer que l’aspect le plus évident de l’anthropocénisation en cours du monde. Au delà du seul réchauffement climatique (Climat, p. 38-61),  d’autres grandes thématiques sont abordées, comme la perte de biodiversité (Biodiversité, p. 62-81), les différentes formes de pollutions (Pollutions, p. 82-103),  les modes de vie consuméristes (Démographie, p. 104-119) et les (absences de) réactions politiques (Politiques de l’Anthropocène, p. 120-135) . Bien sûr, c’est à chaque fois seulement une synthèse sur quelques pages qui est proposée, et les auteurs ne prétendent pas nous proposer ici une encyclopédie. Les textes sont courts, les illustrations finalement pas si nombreuses que cela, mais, à chaque fois, l’essentiel est dit ou illustré. Un index (p. 152-157) permet une lecture transversale. La bibliographie (p. 146-151) permet d’aller plus loin. Il ne manque, du point de vue pédagogique, qu’une webographie, qui listerait les sites des diverses organisations concernées où l’information fiable sur ce sujet est disponible (et peut-être aussi la liste des sites qui désinforment à dessein sur le sujet?).

L’autre aspect – en dehors de cette synthèse attrayante qu’il faut vraiment saluer que tout étudiant un peu intéressé comprendra et qui peut être mise dans les mains de lycéens – est un message politique. Le moment n’est pas au désespoir. Comme le disent les auteurs dans leur préface, « Il ne s’agit pas d’accabler les lecteurs avec la litanie des crises et des catastrophes à venir – même si cet effet n’est pas totalement évitable [ admirez la formule!] -, mais plutôt, autant que faire se peut, de leur montrer tous les chantiers politiques qui s’ouvrent à eux pour répondre à ce défi. L’époque est angoissante, mais pas désespérante.[admirez là encore la formule!] L’Anthropocène fait ressortir notre immense responsabilité, mais il crée aussi l’opportunité de redéfinir notre rapport à la Terre. » (p. 13) Le livre bénéfice dans cette même perspective  d’une Postface de Bruno Latour (p. 143-145), qui commence par ces mots : « D’abord ne pas se désespérer ». Le livre fait d’ailleurs significativement une place au cas de la couche d’ozone (Ozone, p. 28-37) comme exemple plutôt réussi de maîtrise d’une problème environnemental mondial. Bref, le message politique est largement : « mobilisons-nous, luttons, innovons, expérimentons, et cela n’ira pas si mal que cela ». C’est en somme, en partant des mêmes constats appuyés sur l’état des connaissances scientifiques (celles synthétisées par le GIEC en premier), l’envers exact du discours de la collapsologie. Pour ce dernier, tout est déjà perdu, et il faut se préparer à la fin de ce monde. Pour les auteurs de ce livre optimiste, il faut se mobiliser avec force, et il faut tout changer (« redéfinir notre rapport à la Terre » tout de même… vaste programme… ) pour sauver au moins les meubles de l’humanité et les aspects positifs de ce monde-ci. D’ailleurs le cas Greta Thunberg n’est-elle pas l’une des preuves que la mobilisation en ce sens est déjà  en cours?

Bien sûr, d’un point de vue politique (et aussi du point de vue du pédagogue face à la jeunesse), il vaut mieux militer (au sens le plus large du terme), ou pousser à le faire, que se désespérer ou pousser au désespoir. En même temps, un tel Atlas de l’anthropocène – si  esthétique dans sa composition par ailleurs – n’aurait-il pas dû oser présenter une vue encore plus réaliste de la situation pour mieux faire comprendre les enjeux politiques d’un tel militantisme?

D’une part, il manque un état des lieux des institutions, États, entreprises, groupes humains, idéologies, qui constituent les adversaires de ces mobilisations présentes ou à venir. Il y a certes une double page sur La fabrique du doute au service de l’industrie fossile (p. 130-131), avec une infographie sur les principales entreprises du secteur de l’énergie fossile (p.131), mais c’est un peu le seul endroit du livre où des entreprises capitalistes de grande taille sont nommément mises en cause. Or il suffit de voir ces jours-ci la réaction outragée d’Emmanuel Macron et de ses ministres, nos greenwasheurs à nous, aux propos un peu vifs de Greta Thunberg cette semaine à l’ONU pour se rendre compte qu’il existe de très solides intérêts qui bloquent toute avancée sérieuse vers ce à quoi les auteurs de cet Atlas de l’anthropocène aspirent. Aurait-il été de si mauvaise politique que de les nommer et les lister? Un peu de Carl Schmidt et de sa distinction amis/ennemis n’aurait pas fait de mal – d’autant plus que le camp d’en face ne se gêne pas lui pour établir ses listes de gens à abattre (au propre ou au figuré).

D’autre part, pour parachever le (sombre) tableau que dresse cet Atlas de l’anthropocène , il faudrait aussi signaler au (jeune) lecteur que l’on souhaite informer au mieux que tous les grands États – États-Unis, Chine, Inde, Russie, etc. – sont entrés ces dernières années dans une nouvelle course aux armements, et qu’ils recherchent visiblement tous à se donner les moyens de maîtriser les sources de leur croissance matérielle façon XXème siècle (pétrole, gaz, matières premières, débouchés, etc.). Cette frénésie de puissance est-elle liée chez leurs dirigeants à la prise de conscience de l’anthropocène comme situation? Il y a de bonnes chances que cela soit le cas, comme le montre, quoique par inadvertance, la proposition « loufoque » de Donald Trump d’acheter le Groenland au Danemark. Chacun de ces grands acteurs semble se préparer au cas où (fort probable) tout commencerait à devenir très instable sous nos pieds (pour paraphraser Latour). Cela peut de ce fait faire fort mal tourner pour les mobilisations que les auteurs souhaitent. Atteinte à la sécurité nationale…

En résumé, un grand bravo aux auteurs pour l’effort pédagogique, mais encore un petit effort pour présenter les  bien réelles difficultés de la mobilisation salvatrice qu’ils proposent, à laquelle je souscris par ailleurs pleinement comme citoyen, mais dont je m’effraie et me désole des difficultés comme politiste.

 

 

De l’art libéral de nier la crise démocratique.

Parmi les prises de position de collègues politistes à l’occasion de la « crise des Gilets jaunes », l’on retrouve de fort vénérables positions. Notre collègue bordelais, Olivier Costa, a ainsi ressorti du tiroir des idées classiques de la théorie politique l’idée bien connue : la foule n’est pas le peuple.  Son texte sur ce thème a été publié par The Conversation, puis repris par France-Info.  Il y rappelle qu’une minorité mobilisée et usant de surcroit de la violence ne saurait imposer sa volonté à la majorité silencieuse des citoyens – comme le montre la citation de Tocqueville qui conclut son texte.

C’est là l’actualisation d’un très vieux plaidoyer, bien connu en théorie politique, pour le respect des règles de la représentation démocratique par le vote et pour l’adoption de formes de conflits réglés par des institutions (au sens sociologique ou juridique) entre majorité(s) et minorité(s), contre les tentations sans-culottiste de ceux qui prônent, pour aller encore plus loin qu’Olivier Costa dans la délégitimation de tout mouvement populaire un peu trop spontané et acéphale à tous les sens du terme, « tout le pouvoir aux Soviets ».

Malheureusement, notre collègue en vient à sous-estimer du coup la crise démocratique que connaît notre pays.

Premièrement, il reconnait certes qu’Emmanuel Macron n’a pas été élu avec une approbation large:  « Certes, cette majorité est un peu artificielle, et Emmanuel Macron a sans doute perdu de vue qu’il a été élu par de nombreux citoyens qui entendaient, avant tout, s’opposer à Marine Le Pen. »  On pourrait même arguer qu’Emmanuel Macron n’est d’ailleurs pas le seul ces derniers temps à avoir été élu ainsi (Chirac déjà en 2002), et n’en avoir fait qu’à sa tête ensuite. Or ce n’est toutefois pas une raison pour ne pas s’inquiéter: dans un contexte de division de plus en plus forte de l’opinion publique en une multitude de courants (comme dans les autres pays européens d’ailleurs), il n’est peut-être pas très raisonnable – d’un point de vue strictement prudentiel – de s’en tenir à ce genre de constat d’institutions faites pour donner un Président à la France et une majorité parlementaire à ce Président fraîchement élu le rendant apte à gouverner. Que dira demain notre collègue libéral sachant invoquer son Tocqueville lorsqu’une force extrémiste de droite ou de gauche se sera emparé de (presque) tout le pouvoir politique de notre pays à la faveur d’une élection présidentielle? Certes, en théorie, surtout avec un scrutin à deux tours, l’électeur médian n’est pas prêt à donner une majorité électorale à un extrémiste, mais qui sait? La France n’est certes pas le Brésil, mais bon, inutile de chercher à le prouver par l’expérience empirique. Je serai personnellement plus rassuré par un système parlementaire à l’allemande, où, jusqu’à preuve du contraire, pour devenir Chancelier, il faut une majorité parlementaire plus large, et, donc dans les circonstances actuelles, pluraliste.

Deuxièmement, il rappelle à très juste titre que : « En outre, la démocratie ne s’épuise pas dans le vote, et la majorité ne peut pas tout imposer. Les citoyens doivent pouvoir s’exprimer entre deux élections. C’est la raison pour laquelle la démocratie garantit le droit de s’exprimer, de s’engager dans un parti, un syndicat ou une association, de manifester, de faire grève, de signer une pétition. » Il ajoute  quelques paragraphes plus loin: « Ce qui caractérise le mouvement des gilets jaunes depuis le premier jour, c’est la méconnaissance des règles habituelles de la mobilisation, qui doit opérer à travers un ensemble d’outils démocratiques et pacifiques : pétitions, tribunes dans la presse, manifestations (déclarées et encadrées), contacts avec les élus, grèves… » Il m’a semblé en lisant ces quelques lignes que  notre collègue a vraiment manqué un élément important du déroulement sociopolitique qui mène en France à la « crise des Gilets jaunes » et à son soutien, au moins dans un premier temps, dans l’opinion publique mesurée par les sondages.

Il se trouve en effet que ce qu’il appelle les « règles habituelles de la mobilisation » ne fonctionnent plus depuis des années, ou tout au moins qu’elles fonctionnent de moins en moins bien, voire pas du tout sous le présent quinquennat. Il est quand même assez tragique de constater que notre collègue ne prenne pas en compte cet aspect. Il ne comprend pas qu’en plus, l’esprit de LREM, s’il y en a un, se trouve très officiellement tout entier orienté vers la managérialisation de la politique, vers l’efficacité de gens qui incarnent la raison (contre le vieux monde des anciens partis, des syndicats, etc.). Le chef a, ou les chefs, ont toujours raison, puisqu’ils sont la raison, et les plaintes de la base sont toujours sans fondements, puisqu’ils sont la déraison. La médiation politique classique n’y a donc plus aucune place. D’où en réaction l’anomie et la violence dans la mobilisation actuelle .

Pour prendre un seul exemple, sauf erreur de ma part, il me semble que les retraités avaient dûment protesté contre la hausse de la CSG qu’il leur incombait de payer. Ils ont fait tout pour protester dans les règles que rappelle O. Costa, et, en plus, individuellement, ils ont inondé de leur prose les élus de la majorité. Ceux-ci ne s’en sont d’ailleurs pas cachés: selon ces élus LREM/Modem, tout le monde leur en a parlé de cette hausse perçue comme inique de la CSG. Résultat : néant ou presque. Avec toute l’énergie qu’ont mis les Gilets jaunes à ne pas respecter les règles, et à être violents, tout d’un coup le Président et son gouvernement se rappellent subitement du cas de ces mêmes retraités pour calmer le jeu. Entre le tragique et le comique.

Autrement dit, il faudrait déjà avant de juger qu’un mouvement ne respecte pas les règles, de le délégitimer par ce qu’il se laisse aller à la pente dangereuse de la violence, de la contrainte même envers les particuliers,  juger de ce qui s’est passé avant. Si les gouvernements successifs, dont bien sûr le dernier en date, avaient un peu plus respecté les anciennes règles d’écoute de la base, établies au fil de l’histoire sociale de la France, en particulier en ce qui concerne le monde du travail salarié, celui des retraités, de la ruralité, ou le monde du secteur public,  il ne se serait pas trouvé face à des gens ne respectant plus les règles habituelles. Il ne se trouverait pas  devant des gens qui demandent désormais  une refonte du fonctionnement de la démocratie en général (avec par exemple le référendum d’initiative populaire).  Il aurait suffi à ces gouvernants de bien vouloir lire  et méditer tout ce que nos collègues de nombreuses disciplines des sciences sociales ont pu écrire sur les diverses souffrances de nos concitoyens, et d’en tenir vraiment compte, au lieu de s’acharner dans leur surdité face aux plaintes faites dans les formes prescrites.

Bref, notre collègue Olivier Costa reproche à certains de gueuler trop fort,  de monopoliser indument la voix populaire, et de tout casser,  j’aurai préféré qu’en démocrate, il se rappelle d’abord que la surdité des autres est la cause première de tous ces dégâts qu’il déplore. Mais c’est là  aussi un vieux débat… le libéral vs. le démocrate.

 

E. Macron : populiste, mais pas démagogue, et surtout responsable.

Quand j’ai vu circuler sur les réseaux sociaux, la phrase où Emmanuel Macron disait de lui-même qu’il était le « vrai populiste » (sic), j’ai sincèrement cru à une fausse nouvelle diffusée par ses plus vils adversaires, quelques rouges-bruns stipendiés par Moscou via des comptes off-shore aux Iles vierges. Je me suis aperçu ensuite qu’il s’agissait d’une partie d’une tirade, improvisée visiblement, faite devant des maires invités à l’Élysée à l’occasion du Congrès des maires de France. Le fil du discours apparait alors dans toute sa magnifique incohérence: premier temps, E. Macron s’affirme « populiste » au sens qu’il est, comme les maires, à l’écoute du peuple et qu’il fait son bien; second temps, effrayé peut-être par l’énormité de sa provocation, il insiste sur le fait qu’il n’est pas « démagogue », au sens pas du genre à faire des promesses intenables pour séduire ce même peuple, et  pas non plus « nationaliste »; et dans un troisième temps, il finit cette valse des notions, par la notion de responsabilité. Populiste, pas démagogue, pas nationaliste, responsable.

Quand j’ai entendu ces paroles élyséennes, il se trouve que je sortais à peine d’une journée d’étude sur le populisme de droite, organisée vendredi 23 novembre à l’IEP de Grenoble dans le cadre de l’UMR PACTE et de son équipe « Gouvernance ». Les jeunes collègues qui avaient (bien) organisé cette journée avaient pris soin de n’inviter que des éminents collègues fidèles à l’idée, simple somme toute, que, pour parler à bon escient d’un objet du monde social, il vaut déjà mieux se mettre d’accord sur les définitions. Il se trouve que, parmi les intervenants, le consensus prévalait pour accepter comme fondement de la réflexion la définition (paraissant) dominante dans le monde anglo-saxon de la recherche en science politique, celle donnée par Cas Mudde en 2007. Le populisme, c’est ce discours, adaptable à de nombreux contenus idéologiques, qui réduit la vie politique à une opposition entre une ou des mauvaises élites d’un côté et le bon peuple de l’autre, avec bien sûr un appel à se débarrasser des unes pour redonner tout son rôle à ce dernier.  C’est ce que je me suis amusé, en réagissant à un papier d’un collègue néerlandais, à appeler le « M-Populisme », tant cette définition reste tout de même fort spécifique par rapport à  l’univers sémantique charrié par le terme de populisme qui s’avère bien plus large, même en se limitant à la seule science politique.

Notre Président dans ses errements langagiers s’est chargé de me rappeler à quel point ce terme de « populisme » se trouve au cœur du discours politique contemporain. Je doute fort que E. Macron se soit pensé lui-même comme le bon peuple incarné opposé aux élites. Si tel était le cas, s’il se prend pour la nouvelle Jeanne d’Arc ou le nouveau Soldat de l’An II,  il faudrait s’inquiéter de sa santé mentale.  Il a plutôt bien illustré par ce triptyque, étrange a priori, l’impasse que sa politique représente: il se veut populiste en ce sens qu’il se présente, comme tout politicien en démocratie, comme au service des intérêts de la majorité des électeurs, donc des classes moyennes et populaires; il repousse toutefois l’idée de la démagogie, qui se trouve pourtant être un synonyme de populiste, en faisant appel à l’idée de contrainte du réel qu’ignore parfois le bon peuple, et bien sûr il repousse aussi le nationalisme, puisqu’il se veut le héraut du multilatéralisme et de l’intégration européenne; d’où, à la fin, le retour à la responsabilité. Il faut satisfaire le peuple, ne pas lui promettre la lune, tenir compte des contraintes, voilà le discours tenus aux maires. Que c’est classique en fait!

Malheureusement, pour notre  futur jeune ex-Président brillamment non réélu en 2022, il ne fait guère de doute qu’en cet automne 2018, la satisfaction populaire n’est pas du tout au rendez-vous: entre des sondages de plus en plus caricaturalement défavorables  pour ce qui concerne sa popularité au sein des classes moyennes et populaires d’un côté et la mobilisation improbable totalement « hors-orga » des « Gilets jaunes » depuis deux semaines de l’autre, il est difficile de douter encore d’un certain détachement entre le « peuple » (la majorité des classes moyennes et populaires) et le « macronisme » (les politiques publiques poursuivies depuis le début de ce quinquennat). Le bloc bourgeois qu’il représente si bien n’est décidément pas apprécié de la plèbe des Gaulois récalcitrants. A ce stade, j’ai bien peur en plus qu’E. Macron puisse être qualifié de populiste en un autre sens encore, connu de la science politique (et aussi de l’économie) : populiste au sens de dirigeant incapable d’adopter la bonne politique économique et sociale pour son pays, et le projetant à terme vers un désastre. Ce n’est bien sûr pas en ce sens qu’il l’entendait, ne se pense-t-il pas lui-même comme  responsable et destiné par son évident sens des réalités économiques, acquis à l’ENA et à l’Inspection des Finances, à sauver la France de son marasme et la planète d’une fin funeste?

Quoi qu’il en soit, cette utilisation désordonnée du terme populiste par notre propre Président de la République m’amène à une conclusion plus générale sur l’usage du terme populiste par les politistes. Est-ce bien raisonnable de notre part en tant que politistes d’essayer de donner un sens précis  à ce terme alors même qu’il est vraiment employé n’importe comment par tous les autres acteurs de la vie politique, économique et sociale? Ne vaudrait-il pas l’étudier uniquement comme un fait de langage mis en œuvre par les acteurs? On pourrait remplacer de notre côté ce terme de populisme, par anti-élitisme, anti-représentativisme, basisme, démocratisme, ou d’autres termes qu’on voudra inventer, en tout cas pour parler du M-Populisme à la C. Mudde. Et ainsi de suite pour tous les autres acceptions possibles du terme populisme. C’est à vrai dire une vieille question que de se demander si l’on peut donner en sciences sociales un sens précis à un terme vague des acteurs. Il me semble que déjà W. Pareto s’en était inquiété à la fin du XIXème siècle.

Sur le populisme, on devrait à ce niveau de confusion s’abstenir. Mais la raison pour laquelle la plupart des politistes se retiennent de bannir le mot de leur arsenal conceptuel, c’est qu’il permet de jouer le double jeu de l’expert médiatisable (the two-level game of political punditry, as I said it), acceptant le flou du terme et son côté moralisateur de la part des acteurs d’un côté (la « menace populiste »), et s’armant de son sérieux académique en s’appuyant sur une définition fixée du terme dans le cadre de la controverse scientifique d’un autre côté. Comme le monde est désormais plein de gens qui se traitent de populistes à tort et à travers, et en conséquence de journalistes que trop avides d’éclairer ce terme,  il n’est que trop tentant d’en profiter pour intervenir en tant qu’expert ès populisme(s), quitte d’ailleurs à démentir cette prénotion, pour imposer sa propre définition savante du populisme et pour parler de ce qui nous intéresse vraiment. Dont acte dans le présent post : ce qui m’intéresse en traitant le Président de populiste, c’est de souligner l’inanité de sa politique économique et sociale, qui, visiblement, ne règle rien du tout. Bien moins que ses propos de table de plus en plus incohérents, à force d’esprit de finesse de sa part.

Et, pour finir ces trop longues disgressions, qu’il me soit permis d’ajouter, que,  puisqu’un de ces ministres se croit déjà revenu dans les années 1930, je ne crois pas que les leaders anti-fascistes de l’époque se soient eux-mêmes qualifiés de vrais fascistes pour contrer les fascismes.

 

 

 

 

 

 

Loi ORE : Divisions (implicites) entre universitaires.

Il semble donc que le mouvement étudiant contre la loi ORE prenne quelque ampleur. « Vidal t’es foutue, la jeunesse est dans la rue », devrait bientôt être le tube de ce printemps 2018.

Le principal carburant de cette mobilisation semble être du côté de la répression policière du mouvement en cours. A force de taper fort préventivement, cela fait mal, et cela mobilise. Illustration sans originalité aucune de ce que la théorie des mobilisations enseigne. Le cycle mobilisation/répression semble être bien engagé.

Ce développement ne doit cependant pas occulter un autre fait saillant de la situation actuelle : une très forte division entre universitaires eux-mêmes sur le fond de cette réforme de l’accès à l’Université. Si l’on observe les diverses motions (par discipline, UFR, centre de recherche, etc.), sur la liste ANCMSP en particulier, il apparait  que seules quelques disciplines de sciences humaines et sociales sont mobilisées pour faire obstacle à la réforme. La thématique majeure utilisée est celle de la nécessaire et républicaine ouverture à tous de l’enseignement supérieur. La thématique mineure est celle de l’extraordinaire, injuste et couteuse machine à gaz bureaucratique que représente ParcoursSup.

Inversement, il y a tous ceux qui, à la tête des Universités, obéissent le doigt sur la couture du pantalon ou de la jupe aux injonctions ministérielles. Et enfin, surtout, il y tous les enseignants-chercheurs qui sont plutôt contents de cette évolution vers une entrée universellement sélective à l’Université. Je suppose ainsi que ce n’est pas un hasard complet si un quarteron de juristes montpelliérains aient, selon ce qu’on peut apprendre par la presse et qu’accrédite désormais le Ministère de l’enseignement supérieur par sa réaction, un peu exagéré dans le soutien à la réforme en cours. Le Ministère en est donc réduit à devoir contrôler ceux qui aiment tellement sa réforme qu’ils exagèrent leur amour en lui donnant des preuves tangibles de cet amour.

Pour ma part, étant un enseignant-chercheur dans une filière universitaire sélective (un IEP de province, fondé en 1948) et approuvant de fait ce système fondé sur un concours d’entrée en y étant resté depuis des années,  il m’est impossible de ne pas être pour une forme de sélection à l’entrée de toutes les filières de l’enseignement supérieur. Pourquoi priverais-je les collègues qui le voudraient d’un avantage – avoir des étudiants un peu motivés et à peu près bien préparés – dont je bénéficie personnellement? L’ouverture sociale nécessaire me parait une question qui doit être disjointe de la possibilité concrète à un moment t pour un futur étudiant de suivre telle ou telle voie. Pour avoir été aussi au début de ma carrière, dans les lointaines années 1990, enseignant dans la première année du premier cycle à l’Université de Nanterre, je crois savoir aussi d’expérience le désarroi qu’un enseignant peut ressentir face à un public majoritairement inapte à suivre un enseignement universitaire. J’avais ainsi moi-même failli me faire casser la gueule par un étudiant qui n’avait pas compris ce que j’essayais (maladroitement?) de raconter sur Durkheim à partir du document de TD officiel, car, visiblement, bien que français, il ne comprenait pas mon français et il avait cru que j’insultais de quelque façon les étudiants et lui en particulier. (J’ai enseigné ensuite en lycée en banlieue nord et sud de Paris, et je n’ai jamais eu une telle expérience ensuite, même face à des publics réputés difficiles.) Un minimum de réalisme impose d’admettre que, même avec le BAC en poche, certains jeunes ne peuvent suivre en l’état des études supérieures.

Par contre, il m’est difficile de ne pas noter l’immense hypocrisie du Ministère actuel. Toutes les informations que l’on peut avoir sur le fonctionnement de ParcoursSup le fait ressembler à un immense concours sur dossier (apparemment calqué sur le mécanisme déjà existant pour les IUT). C’est bien une sélection généralisée qui se trouve ainsi mise en place, et, à la fin de tout ce processus, les recteurs caseront où l’on pourra les perdants de cette vaste course à l’échalote. Il vaudrait mieux en prendre acte, plutôt que de le nier, de plus en plus mollement il est vrai. Par ailleurs, si c’est bien une sélection (ou même un concours avec classement?),  il parait tout à fait illogique de ne pas avoir permis aux aspirants étudiants de classer leur vœux. Plutôt qu’une lettre de motivation, dont le caractère à la fois discriminant socialement et inexploitable en pratique vu les masses de dossiers à traiter, il aurait mieux valu s’en tenir à l’ordre des préférences proposé par le candidat, puisque cela constitue un bon révélateur des désirs de ce dernier.

Enfin, il faut bien constater que la réforme ORE vient encore charger la barque des tâches diverses et variées que l’on demande aux universitaires d’effectuer. Il aurait été à la fois moins hypocrite et plus économique de s’en tenir simplement à une sélection par les notes et à quelques éléments objectifs attestant d’une motivation ou d’une compétence plutôt que de mobiliser, d’une part, le conseil de classe du côté enseignants de lycée pour des avis « au ressenti », et d’autre part, une lettre de motivation du côté lycéen « à l’esbroufe ». Le gouvernement ferait bien de se méfier de ces universitaires que nous sommes qui vont bien finir par réagir à toutes les avanies que l’on leur fait subir depuis une quinzaine d’années, dont le mécanisme ParcoursSup semble bien l’un des derniers avatars. Je vois du coup passer en effet pas mal de plaintes articulées de collègues, qui dépassent de loin cette seule question de la loi ORE.

Quoi qu’il en soit, si le gouvernement échoue à faire passer cette réforme ou s’il est finalement amené à l’amender pour la rendre encore plus contradictoire et surtout bien plus inégalitaire encore, il aura surtout à s’en prendre à lui-même, à son hypocrisie, à sa volonté de ne pas affronter clairement le problème posé au départ. En somme, une belle illustration du concept de kludgeocracy.

 

Réaction à « Démolition »(J. Siméant)

Ma collègue politiste Johanna Siméant a publié en ligne le 6 janvier 2018 un texte important, intitulé Démolition. Cette collègue y décrit son effarement face à l’évolution de son monde vécu, face à tous les ravages du néo-libéralisme qu’elle y constate et qui n’ont fait que croître et embellir depuis qu’elle est en âge de réfléchir à la société, depuis les désormais lointaines années 1980.  Je dois dire, par proximité générationnelle avec cette collègue,  que je partage sans l’ombre d’un doute son constat pessimiste. Vu le succès d’audience de ce texte, je ne doute pas que je ne suis d’ailleurs pas le seul.

De fait son texte m’a inspiré ces quelques remarques tout aussi désabusées.

En le lisant ce fort texte, je me suis demandé si nommer l’idéologie, dont nous constatons les ravages dans le présent, « néo-libéralisme », n’est pas devenue à ce stade un euphémisme, une édulcoration, une manière de se rassurer encore. Pour ma part, je commence, faute de mieux, à utiliser le terme de « (néo-)darwinisme social » – en effet, ce n’est pas seulement que les plus forts, efficaces, intelligents, entreprenants (alias les « premiers de cordée ») ont droit à plus que les autres comme dans la théorisation néo-libérale standard à la Hayek, mais c’est aussi que la situation présente dérive vers l’idée, encore implicite certes, que les faibles doivent disparaître purement et simplement de la surface de la terre. Ce ne sont encore des « assistés », ou des « expulsés » pour reprendre les termes d’une sociologue comme Saksia Sassen – mais on peut présager qu’ils seront, à un horizon pas si lointain, des « solutionnés ». Il faut n’est-ce pas « une solution finale » au problème des migrants, comme l’a dit malencontreusement un politicien conservateur allemand il y a quelques jours – en faisant certes scandale tant l’allusion à ce à quoi on ne doit pas penser était linguistiquement évidente. En finir avec les étrangers, cela serait effectivement déjà un début… Pour l’instant, aucun auteur, intellectuel,  tout au moins un peu reconnu par l’Université, n’a théorisé à nouveaux frais cette nécessaire élimination des plus faibles, il n’y a pas de nouveau Malthus ou Spencer à l’horizon, et c’est peut-être cela qui est trompeur. Nous appelons les idées hégémoniques « néo-libéralisme », voire « libertarianisme », parce qu’il existe des dizaines d’études sur le mouvement intellectuel transnational qui a présidé, presque partout dans le monde, à l’adoption depuis près de quarante ans aux politiques de retour au marché, de marchandisation, de délégitimation de l’État social, de New Public Management, etc., mais est-ce que, abusés par cette profusion de récits bien étayés, nous ne nous trompons pas sur le fin mot de l’histoire? Sur l’état d’esprit réel d’une part au moins des « premiers de cordée », qui couperaient volontiers la corde pour se débarrasser du poids que nous représentons tous autant que nous sommes? Ceux qui « ne sont rien » sont encore trop pour certains de ceux qui sont! Après tout, le néo-libéralisme – peut-être a contrario même des valeurs de ses thuriféraires les plus convaincus – est-ce que ce n’est pas un faux semblant, pour une pulsion plus fondamentale de domination/destruction de la part de certains êtres humains à l’encontre d’autres êtres humains?

Ensuite, je me suis dit que ce texte, déjà par son sous-titre (« Le vertige du savoir inutile »), témoignait fort bien d’une certaine impasse des sciences sociales contemporaines. L’une des raisons pour laquelle il existe des sciences sociales, c’est d’offrir à la société une  réflexivité rationnelle qui permet, en principe, aux gouvernants de faire prévaloir le « Bien commun », d’aller vers le mieux de la dite société.  Ces sciences sociales et leurs résultats sont pris bien sûr elles-mêmes dans des luttes sur ce qu’est le « Bien commun », et tout le néo-libéralisme n’est lui-même qu’une définition à la fois du « Bien commun » (en l’occurrence, le seul bien des individus) et de la méthode infaillible pour l’obtenir (le libre jeu des marchés appuyé sur un État fort, promoteur et gardien de ces derniers en particulier). Cependant, que deviennent les sciences sociales quand les gouvernants, ou plus généralement les dominants, les élites, etc. n’ont rien à faire de leurs résultats, parce qu’ils ne visent plus du tout le « Bien commun », mais leurs seuls avantages, petits et grands plaisirs, commodités, etc.? Bref, comme dirait Aristote – désolé pour la référence vieillotte! -, qu’ils sont des tyrans et non des monarques? (Même des théoriciens néo-libéraux seraient d’ailleurs en droit de se plaindre de ce point de vue, puisque leur théorisation fait l’éloge de la concurrence libre et égale, alors que les grandes économies ont été en leur nom de plus en plus en proie aux entreprises monopolistiques de toute nature).

Le récent « Sommet de Davos » constitue une illustration parfaite de ce hiatus : il est censé œuvre au « Bien commun » de l’humanité, il donne plus l’impression d’être le bûcher de toutes les vanités et de tous les égoïsmes. Certes, les personnes qui s’y expriment peuvent déplorer la montée des inégalités, bien documentée désormais par les sciences sociales les plus officielles (genre OCDE par exemple), et leurs effets déstabilisants sur les sociétés du monde développé, et, en même temps, elles n’agiront en rien pour lutter en pratique contre ces dernières, bien au contraire. Emmanuel Macron s’y est révélé un grand artiste de ce point de vue : aller raconter à Davos qu’il s’inquiète des inégalités dans le monde, alors même qu’il a fait supprimer en France la part de l’impôt sur le capital frappant les plus riches de nos riches déjà bien riches par ailleurs. Les termes de double langage, de tartufferie, ou d’hypocrisie me paraissent en fait bien faibles, quoi que leur existence même dans notre langue montre bien qu’il ne s’agit guère d’une nouveauté dans les affaires humaines. A l’exception du terme anglais de « greenwashing », nous ne savons cependant pas bien nommer  cette stratégie politique qui s’empare de toutes les critiques reposant sur des valeurs largement partagées pour les admettre hautement en paroles en les niant ardemment dans les actes. Contrairement à ce qu’écrivent les journalistes de Mediapart, qui ont remarqué la réitération de cette stratégie par Emmanuel Macron et par bien d’autres dirigeants du monde,  il ne s’agit pas au sens technique d’une critique interne, parce qu’un tel mouvement de la pensée suppose que le critique soit lui-même de bonne foi dans sa remise en cause de son propre système de pensée. (C’est par exemple le « socialisme à visage humain » de Dubcek à Prague en 1968.) Or, en l’occurrence, il s’agit là d’une simple affichage pour la galerie, d’un pur faux-semblant. Et Davos n’est qu’un exemple d’une attitude plus générale.  Le féminisme du machiste, l’écologisme du pollueur, le sens de la fraternité humaine du raciste, l’internationalisme du xénophobe, le sens du respect de l’homophobe, l’égalitarisme de l’exploiteur, le libéralisme du dictateur, la rationalité du bureaucrate, le communisme des réseaux collaboratifs, etc., voilà ce qui domine le monde occidental, et pas une critique interne!  C’est l’éternel hommage du vice à la vertu. Qui témoigne au moins d’une chose – plutôt positive pour le coup- : il est bien difficile aux salauds de défendre publiquement leurs saloperies. On peut certes revenir en actes au XIXème siècle, mais on ne peut plus parler comme au XIXème siècle. Cela donne du coup de l’Orwell généralisé (« La guerre, c’est la paix », etc.), heureusement pour l’instant sans la contrainte faite à tous d’y croire et de répéter ces inversions de la vérité. Malheureusement, le dit Orwell ne nous a pas légué un concept, un terme, pour nommer ce qu’il décrit si bien dans sa dystopie.

Enfin, en conséquence de ce qui précède, je me suis dit que les pratiquants des sciences sociales ne devaient pas croire à l’impact en soi de leur recherches sur la société – et découvrir ensuite que leur travail ne sert à rien. La phrase toujours cité du bon vieux Durkheim à ce sujet, qui sert souvent à justifier notre travail, est trompeuse. Décrire en long, en large et en travers les effets délétères pour le « Bien Commun » du « néo-libéralisme », ou du « (néo-)darwinisme social » comme je préfèrerais l’appeler, ne fait que renforcer chez les auditeurs des convictions déjà là. Tout ce qu’on pourra écrire ou dire dans le cadre académique ne change pas grand chose en dehors de rapports de force, qui existent ou pas dans la société. La seule question à se poser en tant que spécialiste des sciences sociales, si l’on tient au « Bien commun », est alors de se demander comment aider à créer un rapport de force favorable, mais cela ne passe pas que par la seule publicisation des recherches. Ainsi, depuis combien de temps parle-t-on en France de « souffrance au travail » (pour reprendre les terme de Christophe Desjours)? Plus de vingt ans à mon avis? Et que se passe-t-il? Pas grand chose – sinon qu’en pratique, cela empire. Bref, dénoncer, décrire, déplorer, etc. ne sert à pas grand chose si les rapports de force n’évoluent pas. De ce point de vue, j’aurais tendance à ne pas trop prendre au sérieux l’infatuation gramscienne de certains à gauche. Reprendre la parole dans l’espace visant le grand public, reconquérir à terme l’hégémonie, comporte sans doute des éléments porteurs pour l’avenir, mais il ne faut pas confondre cette prise de parole en elle-même avec toute la constitution des rapports de force. Ce dont tout le mouvement émancipateur souffre – partout dans les pays développés- , c’est bien plutôt par exemple de ne pouvoir rien bloquer d’important pour le fonctionnement au quotidien de la société, contrairement au mouvement ouvrier en son temps. Passerait-on ainsi des décennies à ratiociner sur l’égalité hommes/femmes si les femmes pouvaient littéralement tout bloquer ? si elles s’emparaient du pouvoir électoral que leur donne leur majorité démographique? etc. Du coup, en tant que politiste, je me dis que les chercheurs qui veulent œuvrer pour le ‘Bien Commun » devraient consacrer plus de temps à réfléchir sur ce qui change effectivement les rapports de force dans nos sociétés qu’à continuer à décrire les désormais trop évidents ravages du néo-libéralisme, du capitalisme, du sexisme, du racisme, etc. Bref, réfléchir plus  à être collectivement un peu plus Gandhi, Freud ou Jaurès que Durkheim ou Weber.

Et sur ce, en ce dernier jour de janvier, bonne année 2018!

 

9 novembre 2016

Je ne sais pas ce que le destin trouve de si passionnant aux 9 novembre, mais je soupçonne qu’il commence à se moquer sérieusement de nous. Le 9 novembre 1918, l’Empire allemand s’écroule. Le 9 novembre 1938, c’est la « Nuit de Cristal ». Le 9 novembre 1989 tombe le Mur de Berlin. Et, le 9 novembre 2016, on annonce l’élection à la surprise et stupeur générales comme Président des États-Unis d’un lointain descendant d’immigrant allemand, d’un outsider absolu de la politique. C’est vraiment, semble-t-il, le « Schicksaltag der Deutschen » , le jour du destin des Allemands, et, par là-même, de nous-mêmes.

Comme beaucoup de gens pourtant bien informés a priori, je n’avais pas venu venir cet événement. Ou plutôt ai-je espéré jusqu’au dernier moment que les sondages diffusés par les médias ne se trompent pas. Je trouvais pourtant que le slogan choisi par Donald Trump était excellent : « Make America Great Again », une telle forfanterie de sa part ne pouvait que le porter à la Maison blanche. Ce n’était pourtant là qu’une simple intuition (esthétique?) de ma part.

En effet, l’un des coups de massue de cet événement, c’est bien sûr l’écroulement de la crédibilité de l’instrument sondagier. Les spécialistes du domaine chercheront à se dédouaner en plaidant la marge d’erreur, l’évolution de dernière minute, et surtout l’électeur chafouin refusant obstinément de répondre à quoi que ce soit de ce genre. Il restera tout de même que la plupart des sondages allaient dans le même sens, et ce jusqu’à la fin (même s’ils avaient perçu un frémissement de toute dernière minute pro-Trump). Un seul baromètre sondagier donnait régulièrement Trump en tête. Quel échec! Que penserait-on par exemple d’une méthode chirurgicale en médecine qui ne réussirait qu’une fois sur dix ou bien moins encore?  Quant à l’agrégation de résultats de sondages sur les swing states pour estimer le résultat final en grands électeurs, l’échec s’avère là aussi complet. On ne souligne guère en plus que les sondages n’avaient pas vu venir non plus la vague républicaine au niveau des élections de la Chambre des représentants. Contrairement à ce qui avait été craint à un moment de la campagne par les responsables républicains eux-mêmes, la candidature Trump n’a pas eu un effet repoussoir sur les électeurs qui se serait répercuté sur les chances d’élection ou de réélection des représentants de son propre camp, bien au contraire, il les a menés à la victoire aussi à ce niveau-là. Il est en plus assez cruel pour l’image publique de ma propre discipline qu’à la fin ce soit un article de Michael Moore, le cinéaste d’extrême gauche, paru dans le Huffington Post l’été dernier, qui paraisse à l’applaudimètre le plus prémonitoire de ce qui a fini par arriver. Il est vrai cependant que, comme le souligne François dans Polit’bistro, que, sur les fondamentaux de ce qui ferait l’élection de Trump en novembre 2016, la science politique a bien des choses pertinentes à dire. De fait, les raisons qui expliquent la défaite d’Hillary Clinton sont largement les mêmes que celles qu’évoquait alors M. Moore. La carte régionale des progrès électoraux des Républicains, avec cette immense tâche de progression autour des Grands Lacs, la désormais célèbre Rust Belt, confirme en effet  son analyse selon laquelle les électeurs de ces régions n’en pouvaient plus d’un candidat démocrate leur promettant encore plus de libre-échange. Face à un Donald Trump choisi officiellement par les Républicains (et non pas opérant en tiers parti, comme Ross Perot en 1992), Michael Moore avait aussi bien perçu le problème posé aux Démocrates par la candidature de Madame Clinton, une ploutoucrate moralisante à souhait (on se souviendra longtemps de sa saillie de fin de campagne sur les « déplorables »!). Cette dernière ne pouvait qu’énerver un peu plus encore les blancs peu éduqués des classes moyennes inférieures – tout au moins ceux qui sont allés voter. Surtout elle semble avoir réussi à démobiliser son propre camp, puisque, selon tous les chiffres que j’ai vu passer, c’est surtout le vote démocrate qui s’écroule entre 2008 et 2012, en dépit même des tendances socio-démographiques favorables à ce vote (éducation, poids des minorités). Même si elle devait rester lors du décompte final légèrement majoritaire en suffrages à l’échelle du pays, il n’est pas difficile de voir a posteriori qu’il s’agissait là du pire candidat possible à un moment où les électeurs des États-Unis aspirent à du changement (après tout c’était déjà là l’un des ingrédients de la victoire de B. Obama contre elle lors de la primaire démocrate de 2008…). Or, par définition, elle représentait comme démocrate, le candidat sortant pour la Présidence après les deux mandats démocrates d’Obama. Force est de constater qu’elle a  raté l’opération qui avait si bien réussi chez nous à N. Sarkozy en 2007 où il se présenta comme l’homme de la rupture, alors même que son propre parti (RPR puis UMP) était au pouvoir depuis douze ans. Il faudra se demander d’ailleurs pourquoi lors de la primaire démocrate de 2015-16 seul Bernie Sanders a osé la défier. Les historiens feront sans doute un jour toute la lumière sur les accords pris au sein du Parti démocrate pour ouvrir la voie de la victoire défaite à Madame Clinton. Il restera toujours un doute : que se serait-il passé si les Démocrates avaient choisi un équivalent de Sarkozy? Pas nécessairement Sanders, probablement trop à gauche, mais un Obama bis? Enfin, cette élection tend à prouver que les grands indicateurs économiques habituels donnent désormais une vision erronée de la situation réelle des habitants d’un pays comme les États-Unis et ne définissent plus vraiment l’ambiance y prévalant. On avait déjà vu cela lors du vote britannique sur le Brexit.  La croissance du PIB et les taux de chômage et d’inflation ne veulent donc plus dire grand chose politiquement : il y a désormais des majorités de mécontents  à soulever dans l’électorat des pays développés malgré ces bons indicateurs. Enfin, suite au mouvement « Black live matters », il n’était pas tout de même pas très difficile de se rendre compte qu’il existait plus que jamais un solide fond de sauce raciste et xénophobe dans la population et les institutions américaines. Cependant, cet échec à prévoir, qui ne correspond sans doute pas à toute la science politique mais seulement à sa marge la plus dépendante des sondages pour son appréhension de la réalité,  n’a guère d’importance dans le fond : seule la victoire de Trump importe pour l’histoire à venir. Le meilleur du pire reste à venir.

Et là, je ne serai guère original, bien au contraire: il y a vraiment de quoi s’inquiéter. Sans doute parce que je ne fréquente pas trop les sites d’extrême-droite (c’est un tort je sais), je n’ai pas lu un seul article ou billet de blog depuis l’annonce de la victoire de Trump qui laisse le moindre espoir que cela ne se passe pas très mal au final. There will be much blood.

Sur le plan du personnage que représente Donald Trump, comme je suis spécialiste de la vie politique italienne, il m’est très difficile de ne pas le comparer avec celui de Silvio Berlusconi. Or, en 1994 au moins, le dit Silvio était infiniment plus présentable que le dit Donald. Au contraire, à l’époque, avec son air de gendre parfait et ses costumes et cravates à l’anglaise, Berlusconi représentait le leader modéré qui garantissait qu’il saurait gérer au mieux des intérêts de la bourgeoisie libérale et anti-communiste ses deux alliés remuants d’extrême droite (la Ligue du Nord d’Umberto Bossi et les néofascistes du Mouvement social italien de Gianfranco Fini). Surtout, les biographes de S. Berlusconi, même très critiques à son égard, étaient beaucoup plus positifs sur ses capacités intellectuelles et même sur son sens moral. Par contraste, le contenu de la table-ronde organisée par PoliticoMagazine entre certains des biographes de Trump m’a frappé : au delà de leur carrière immobilière/médiatique, de leur capacité à parler au grand public et à leur charme dans les relations privées qu’ils ont en commun, aucun ne prétend que D. Trump  travaille dur, qu’il est capable de se concentrer (?!?) ou d’un minimum d’altruisme. Au contraire, personne n’a expliqué en 1994 que S. Berlusconi n’avait pas une grande  capacité de travail, un solide sens stratégique, et surtout quelques collaborateurs et amis prêts à tout pour lui qu’il savait fort bien fidéliser – un vrai patron avec des clients en somme. Il faut rappeler ici que le machisme, les blagues racistes et homophobes, la réhabilitation du fascisme, les propos contre la démocratie parlementaire, etc. sont venus ensuite. En 1994, S. Berlusconi, certes bien plus jeune que Trump en 2016, savait se tenir – son priapisme et son goût pour les jeunes filles n’est venu couronner le tout que quelques années plus tard. Je rejoins donc là un commentaire assez général sur le cas Trump : il n’existe sans doute pas dans l’histoire récente d’exemple comparable d’un candidat victorieux à une élection majeure dans une vieille démocratie dont les défauts moraux ont été aussi clairement étalés aux yeux du  grand public par les médias au moment même de son élection. Il ne lui manque que la pédophilie, le cannibalisme et les messes noires, pour être le pire du pire. Cela aussi Michael Moore le pressentait en citant d’autres exemples où les électeurs américains avaient choisi d’élire des unfit for the job pour cette raison même.

Par ailleurs, du point de vue de la politique française, cette victoire outre-atlantique de la droite la plus dure, pour ne pas dire de l’extrême droite, n’annonce vraiment rien de bien sympathique. Avec bien d’autres indices qui s’accumulent depuis au moins dix ans, la victoire de Trump semble pour le coup définir vraiment un sens de l’histoire: une ère du « néo-nationalisme », comme l’a appelée immédiatement un collègue écossais, Mark Blyth. L’effet le plus courant à moyen terme de la crise économique ouverte en 2007/08 semble désormais évident : les droites autoritaires, nationalistes et xénophobes progressent, et les gauches modérées qui ont essayé de jouer le business as usual sombrent les unes après les autres.  Sur un plan très (trop?) général, on dirait bien avec le recul du temps que la Russie des années 1990 fut le véritable laboratoire du futur : choc néo-libéral dans un premier temps qui traumatise les 9/10ème de la population russe, chaos économique et bientôt politique, et enfin choc en retour autoritaire, nationaliste et xénophobe, qui préserve toutefois si j’ose dire les acquis du capitalisme.   Par ailleurs, au delà de ce contexte général, qu’on observe de manière trans-civilisationnelle n’en déplaise à S. Huntington (en Chine, au Japon, en Inde, en Turquie, etc.) à des degrés divers avec la montée en puissance de la formule « nationaliste-autoritaire-machiste-religieuse-capitaliste » un peu partout,  il m’est difficile de ne pas voir comme beaucoup de gens que  les situations de la France et des États-Unis se ressemblent mutadis mutandis par bien des côtés.Deux pays de vieille industrialisation et de vieille démocratie où les classes populaires qui se considèrent elles-mêmes comme « de souche » sont en train de basculer – quand elles votent! – à l’extrême droite ou à la droite de la droite. Comme l’explique bien  le politiste néerlandais Cas Mudde, leur désarroi économique se traduit par une xénophobie qu’exploiteront ceux qui ont investi dedans depuis des décennies. Il est donc illusoire à ce stade de séparer le bon grain de la plainte économique et sociale de l’ivraie du ressentiment xénophobe et des aspirations autoritaires.

Par ailleurs, comme je l’ai rappelé plus haut, la défaite de Madame Clinton rappelle que les indicateurs socio-économiques ordinaires de réussite sont désormais un leurre. Notre gauche de gouvernement sera elle aussi écrasée l’an prochain – malgré ses « bons chiffres ». Eh oui, mon bon François. la courbe du chômage baisse, les comptes de la Sécurité sociale sont presque à l’équilibre, « Cela va mieux »,  tous les espoirs te sont permis : tu peux donc te présenter à la primaire de la « Belle Alliance populaire » pour la perdre probablement, et celui qui t’aura battu (Montebourg? Macron? Valls?) perdra lui-même l’élection présidentielle.

Anticipant sans doute cette issue, une Dominique Méda pousse un cri de colère dans un article du Monde en remontant le fil des erreurs de la gauche jusqu’en 1983, et en allant jusqu’à regretter l’élection de F. Hollande en 2012 qui n’a fait qu’empirer les choses pour la gauche française. De fait, il faut bien  constater en effet qu’il n’est plus temps de renverser la vapeur. En ce début du mois de novembre 2016, le temps manque pour prouver aux électeurs des classes populaires et moyennes que la gauche de gouvernement peut vraiment faire quelque chose pour eux. Ce n’est pas un petit avantage social par là, et une petite baisse d’impôt direct par là, qui changera quelque chose à l’image déplorable de changement qui n’est décidément pas pour maintenant qu’a donné la présidence Hollande depuis 2012. Ce n’est pas après avoir fait voter une « Loi travail » contre la volonté des deux des principaux syndicats de salariés (la CGT et FO) et des centaines de milliers de manifestants que cette gauche de gouvernement-là risque de séduire de nouveau le bon peuple. De même, après huit années de « Yes We Can », une bonne part des classes moyennes inférieures et classes populaires nord-américaines en a conclu qu’il n’y avait rien à attendre de ce côté-là de l’échiquier politique. Ce fut donc l’abstention ou le vote Trump. En France, les électeurs ne croiront jamais non plus qu’un représentant de cette gauche de gouvernement qui les a tant et tant trahis dans leurs espoirs depuis le début des années 1980, et encore plus depuis 2012 va être là pour eux. Certains espéreront certes que Mélenchon, séparé du PS depuis 2008 et clairement à l’extérieur de BAP, ou Montebourg ou Hamon au sein du PS et donc à l’intérieur de la BAP,  relèveront le flambeau de la gauche qui sait parler aux classes populaires. Je n’y crois guère parce qu’aucun d’entre eux ne dispose d’une vraie base locale ou  d’un modèle étranger pour exemplifier et crédibiliser ce qu’ils veulent faire, et qu’ils restent en plus divisés sur le statut de l’Union européenne. Et surtout, à en juger par les dernières élections locales, la gauche est de toute façon devenue très minoritaire dans le pays. Une remontée subite de cette dernière en 2017 défierait vraiment toutes les tendances à l’œuvre depuis 2012. Peut-on être de gauche, donc rationaliste, et croire aux miracles?

Du coup, qu’en sera-il de cette prochaine élection présidentielle? Comment un électeur de gauche va-t-il faire pour choisir au second tour entre la Peste xénophobe d’une Le Pen et le Choléra néo-libéral d’un Juppé, Sarkozy ou Fillon? Les candidats les plus probables de la droite sont en effet à ce stade de la campagne des primaires de la droite presque parfaitement « anti-sociaux » dans leurs propositions économiques. Certes Sarkozy va se précipiter in extremis de la campagne des primaires de la droite pour faire du Trump en prônant le protectionnisme de manière outrancière, mais avec quelle crédibilité auprès des électeurs auquel il a déjà chanté ce refrain entre 2007 et 2012? Il y a une droite républicaine  tenant un tel discours (N. Dupont-Aignan, et H. Guaino), mais justement, elle n’a pas son champion crédible au sein même de la primaire de la droite.  Certes le candidat investi de la droite peut changer de discours pour la campagne présidentielle, mais cela lui sera difficile d’être crédible. Au total, cela veut dire que le candidat de la droite républicaine va être dépourvu face à une candidate FN qui pourra appuyer à l’envie sur cet aspect. J’en ris jaune d’avance. Et là, franchement, je crois que je vais essayer de me préparer moralement au pire.

A. Francois, R. Magni-Berton. Que pensent les penseurs? Les opinions des universitaires et scientifiques français.

(Avertissement préalable au lecteur : l’un des deux auteurs du livre dont il va être ici question n’est autre que mon collègue de bureau à l’IEP de Grenoble.)

img20160214_23165952Les recherches sur le monde universitaire ne sont pas très nombreuses en France, et il faut bien dire que l’accusation de nombrilisme n’est jamais loin lorsque des universitaires se lancent dans une telle aventure.  Abel François, un économiste, et Raul Magni-Berton, un politiste, se sont pourtant  lancés dans l’aventure. Ils ont publié cet automne le résultat de leur investigation commune sous le titre plutôt séduisant, Que pensent les penseurs? Les opinions des universitaires et scientifiques français (Grenoble : PUG, 2015).

Le protocole de recherche suivi pour saisir les convictions des universitaires et chercheurs  français  se veut simple et efficace : un questionnaire proposé au printemps 2011 aux répondants sur Internet, avec une prise de contact via les universités, les établissements de recherche (dont le CNRS), les listes professionnelles et les sections du CNU des différentes disciplines.  L’idée des deux auteurs était d’inciter à participer le plus largement possible. Il est vrai que le questionnaire était plutôt long – pas moins de 71 questions – et pouvait dégoûter les collègues concernés d’aller jusqu’au bout. Finalement, un peu moins de 1500 personnes ont répondu. Les auteurs ont cependant pu vérifier que leurs répondants constituaient un groupe dont la morphologie générale (âge, sexe, statut hiérarchique, discipline) correspondait d’assez près à ce qu’ils pouvaient savoir par ailleurs de la morphologie des universitaires et chercheurs du secteur public. Ils observent toutefois un premier écart : les spécialistes de sciences sociales furent moins enclins à répondre à leur enquête par questionnaire que les spécialistes de sciences dures. Ce premier résultat sera vérifié tout au long de l’enquête : les académiques (pour user leur anglicisme qui réunit les universitaires et les chercheurs) réagissent largement au monde en fonction de leur discipline d’appartenance, or les sondages d’opinion, les enquêtes par questionnaire, n’ont pas vraiment bonne presse auprès d’une partie au moins des pratiquants des sciences sociales ou des disciplines plus littéraires. J’ai moi-même répondu à l’enquête, tout en sachant bien par ailleurs que, pour certains de mes collègues, je participais ainsi à légitimer une pratique de recherche bien peu scientifique. A ce stade (qui correspond au chapitre 2, Présentation de l’enquête, p. 31-48), il faut signaler deux petits étonnements : d’une part, les auteurs précisent qu’ils ont exclu de leur champ d’investigation l’ensemble des « filières médicales (médecine, odontologie et pharmacie), car les chercheurs y ont des spécificités statutaires et organisationnelles telles qu’il était impossible de les intégrer dans le questionnaire commun » (p. 35). Je suis bien peu convaincu de cette exclusion, dans la mesure où ces collègues font eux aussi de la science à haut niveau et l’enseignent. Par ailleurs, il faut bien préciser que les académiques, dont il sera ici question, sont exclusivement ceux qui vivent de fonds publics (qu’ils soient fonctionnaires d’État comme les universitaires ou employés  à statut d’un établissement comme le CNRS). Tous les chercheurs, qui travaillent dans le secteur privé stricto sensu, par exemple pour une firme pharmaceutique ou une firme automobile, sont donc a priori exclu de l’échantillon. Est-ce à dire qu’ils ne pensent pas? Qu’ils ne sont pas des penseurs? C’est là une brèche dans le dispositif d’enquête, dont on verra qu’elle ne sera pas refermée et qui prédétermine largement l’un des principaux résultats obtenus (le philo-étatisme des répondants).

Le protocole d’enquête permet donc d’obtenir des réponses à des questions. Celles-ci sont de trois types : des questions de sociographie classiques, mais adaptées au cas des universitaires, avec par exemple, une question qui permet de bien situer chacun dans la hiérarchie académique officielle; des questions qui permettent de comparer les réponses des académiques avec celles des répondants français en général, parce qu’on dispose déjà des réponses du grand public (en particulier celles posées lors de l’European Value Survey de 2008, p. 35) afin de caractériser ce groupe par écart avec l’opinion commune; enfin des questions très liées au métier même de chercheur ou d’enseignant-chercheur et induites parfois par l’actualité du monde académique (comme celles portant sur les réformes universitaires de l’an de disgrâce 2009 – auquel l’auteur du présent blog eut l’honneur de s’opposer sans succès).

Les différents chapitres reprennent les différents thèmes abordés par le questionnaire : chapitre 3, Les universitaires et la science, chapitre 4, Les universitaires et l’économie de marché, chapitre 5, Les universitaires et la politique , chapitre 6, Les universitaires, la religion et la morale, et chapitre 7, Les universitaires et les réformes du système d’enseignement supérieur et de recherche français. Chaque chapitre, très clair et pédagogique, pourrait être lu indépendamment des autres, et, à chaque fois, les auteurs s’efforcent d’être aussi prudents que possible dans leurs conclusions. Pourtant, pour un esprit un peu tordu comme le mien, chaque chapitre pourrait être résumé par une caricature  :

  • Les universitaires et la science : « Ils y croient les bougres, dur comme fer, à cette Science avec un grand S qui permet d’avoir accès aux vérités universelles, et cela d’autant plus qu’ils pratiquent des sciences dures, et en plus, quand ils ne sont pas spécialiste du domaine concerné, ils croient (bêtement) que la Science y peut tout » (ce que les auteurs appellent le « biais de toute puissance », p. 61-66, et Conclusion, p. 199-204).
  • Les universitaires et l’économie de marché : « Un vil ramassis de stals et de gauchistes, étatistes en diable, infoutus de comprendre la beauté du Profit, de la Concurrence, et du Marché (sauf le petit réduit des économistes! pauvres diables dans un marais d’étatistes primaires prêts à tout nationaliser), des rêveurs qui voudraient que les revenus soient attribués en fonction des résultats aux concours de la fonction publique. Bref, des gens qui ne comprendront jamais Hayek, Nozick et Friedman! »
  • Les universitaires et la politique : « Ouh, là, là, tous de gauche ou presque! Et pourquoi je vous le donne en mille! Parce que ils constituent un cas particulier de fonctionnaires ultra-diplômés, et s’estimant du coup bien mal remerciés de leurs efforts scolaires par leur employeur bien aimé, l’État. Sans compter qu’en plus de croire comme des losers qu’ils sont à la méritocratie, et non pas au Marché,  ils sont progressistes et internationalistes (même la petite minorité d’extrême droite parmi eux se déclare à 95%[sic] pour la libre circulation des personnes, p.144). »
  • Les universitaires, la religion et la morale : « Bon, là c’est sûr, c’est tous des suppôts de Galilée et de G. Bruno, des athées déclarés pour 50% d’entre eux, contre seulement 18% de bons Français! Tout cela principalement, comme le montre l’analyse multivariées, parce que ce sont des gauchistes! des gauchistes, vous dis-je » (p.16-164)  « Et en plus, ces gens ne sont pas cohérents, ils suivent une morale rigoriste comme les Français les plus religieux, et ils semblent bien que cela soit lié à leur haine du marché, allez comprendre! » (p.164-169). « Il est même possible que tricher aux concours ou falsifier des résultats scientifiques soient contre leur morale » – aurais-je eu envie d’ajouter aux réflexions des auteurs sur ce point.
  • Les universitaires et les réformes du système d’enseignement supérieur et de recherche français : « Bon, là pas de surprise, ils sont contre, parce que c’est un brave gouvernement de droite qui a proposé d’introduire des mécanismes de marché dans leur petite vie de fonctionnaires pépères, et surtout de mémères. Ah, là, là, ces femmes dominées qui ne se sentent pas maitres de leur destin, mal payées, mais de quoi elles se plaignent ces grognasses, tudieu! Il n’y a bien que les meilleurs d’entre eux, les plus gradés, qui y comprennent quelque chose, parce que eux ils savent déjà se vendre ». 

Bref, même si nos deux auteurs prennent bien soin de démontrer toutes leurs affirmations (que je me suis amusé à caricaturer sous la forme d’une lecture « républicaine » ou « frontiste » de leur texte) et de bien souligner toutes les différences internes au groupe qu’ils étudient (ce que je n’ai pas précisé), leurs conclusions s’avèrent sans appel : les académiques, tout au moins ceux qui ont répondu à leur sondage, affichent des convictions  qui les éloignent très fortement de celles de la population générale de la France, et ces convictions sont en général bien moins fondées sur leur pratique de la science que sur leur statut socio-professionnel (cf. la Conclusion, p. 199-204). Fonctionnaires ou assimilés, ils ne peuvent majoritairement imaginer d’autre façon d’organiser la société que la méritocratie généralisée, et ils ne comprennent rien au Marché (sauf les économistes parmi eux!). En somme, les auteurs sont déçus: ces penseurs supposés, ce sont des fonctionnaires très ordinaires, et quand ils se détachent du lot, avec leur croyance en la toute puissance de la Science dans les domaines qu’ils ne connaissant pas bien, ils sont sans doute plus dangereux qu’autre chose pour la société. « Leur condition de cadres hautement qualifiés de la fonction publique, insérés dans l’institution universitaire et bénéficiant d’un prestige intellectuel, structure largement leurs opinions politiques, économiques et religieuses » (p. 205). Comme je l’ai dit de vive voix à l’un des auteurs, leurs conclusions sont ici en fait « bourdieusiennes » – au sens où les convictions des universitaires dépendent largement des conditions sociales d’existence des universitaires.

Cependant, le texte même de nos deux auteurs ne manquera pas d’énerver bien des lecteurs du monde académique. En effet, tout leur texte porte la trace d’un biais normatif en faveur de l’économie de marché (et accessoirement de la réforme de 2009). L’économie de marché est présentée (dans le chapitre 4 comme dans le reste de l’ouvrage) comme la norme de la bonne société, et l’étatisme des académiques et leur tendance à apprécier la répartition méritocratique des honneurs et des revenus sont considérés au mieux comme une conséquence de la spécificité de leur propre recrutement. Il est amusant de constater que ce biais normatif se trouve totalement cohérent avec le fait que l’un des auteurs soit lui-même un économiste bon teint, et que, pour lui, il ne saurait donc y avoir d’autre système d’organisation de la vie sociale qui soit juste et efficace  que l’économie de marché. Cela confirme du coup la conclusion générale de l’ouvrage  selon laquelle les universitaires sont des aveugles comme les autres citoyens, qui sont autant éclairés qu’aveuglés par leur pratique professionnelle et les conditions de cette dernière.

Mais, en raison de ce biais pro-marché, il me semble que, du coup, les auteurs ne comprennent pas certaines choses cruciales pour saisir la mentalité académique. En particulier, ils ont du mal à rendre compte du fait que les académiques sont majoritairement les tenants d’une morale intransigeante, alors même qu’il sont majoritairement athées. Ils parlent de « paradoxe moral des universitaires » (p. 164). Ils affirment, suite à une analyse multivariée, que l’hostilité au marché explique largement le choix d’une morale de principe : « l’adhésion à la morale de principe est associée aux attitudes économiques, caractéristiques de cette population » (p. 168). Ils ajoutent quelques lignes plus loin cherchant à inverser sans succès la causalité: (…) « il n’y a pas de raisons conceptuelles de croire que le rigorisme moral mènerait à l’opposition à l’économie de marché », et concluent que (…) « cette association entre l’hostilité à l’économie de marché et une morale fondée sur les principes n’est pas conceptuelle. » (p.169). Il me semble que les auteurs se trompent.

Qu’est-ce en effet que le succès dans une économie de marché? C’est vendre le maximum pour faire le plus grand profit. C’est faire de l’audience par exemple dans l’univers médiatique. Or il est bien évident que ce qui est vendu en soi n’a pas d’importance. Vous pouvez vendre un produit de très mauvaise qualité, comme vous pouvez vendre de la qualité, peu importe pourvu que la vente se fasse et que le profit soit là. L’économie de marché ne connait en effet que le succès ou l’échec des ventes, et le vendeur, comme disait Adam Smith, n’est pas intéressé par le produit lui-même, mais par le profit qu’il en retirera. La science, elle, ne devrait idéalement connaitre que la vérité, c’est-à-dire la qualité du produit, approuvée par les pairs sous des formes réglées institutionnellement pour éviter la triche, la surenchère, le vol de concepts, etc.. Le lien observé entre étatisme, méritocratie (scolaire), et morale rigoriste me parait en réalité trivial : dans son auto-présentation, un académique, c’est une personne qui veut que ses résultats scientifiques (par exemple ses calculs) soient vrais, tout au moins pour ses pair du moment, et pas qu’ils soient populaires. Il veut aussi sans doute que lui-même et ses pairs n’aient pas triché aux concours pour arriver là où ils sont – sinon à quoi bon être là à discuter de ces choses absconses pour le commun des mortels?  En fait, les deux auteurs manquent  complètement d’empathie avec leurs sujets d’analyse (un comble pour des universitaires!), et ils trahissent une certaine méconnaissance de la sociologie historique des sciences, qui, justement, montre à quel point cela n’alla pas du tout de soi de faire science. Le refus de l’économie de marché, le respect pour l’État, qu’ils semblent déplorer si profondément, correspond à la conscience de la plupart des universitaires interrogés que les conditions mêmes de ce qu’on appelle l’activité scientifique n’ont rien à voir avec une validation de marché de cette même activité. En somme, si le marché avait dû décider entre l’astrologie et l’astronomie, il ne fait guère de doute qu’il aurait choisi l’astrologie, qui se vend nettement mieux tout de même encore aujourd’hui auprès du grand public. (Il est vrai que, comme l’enquête a été menée début 2011, les auteurs ne baignaient pas dans le climat actuel qui souligne de plus en plus, y compris dans des médias généralistes, que l’introduction de mécanismes de marché ou la concurrence exacerbée depuis quelques années maintenant sont en train de provoquer une catastrophe sur la qualité même des publications scientifiques – pour ne pas parler de l’impact de tout cette débauche de concurrence sur la  vie des chercheurs.)

Le principal résultat des auteurs était d’ailleurs couru dès lors qu’ils excluaient de leur champ d’analyse tous les chercheurs qui travaillent pour le secteur privé. Il existe effectivement des gens qui sont prêts à vendre de la science, vraie ou fausse, au plus offrant. Mais il se trouve qu’en général, ceux qui ont choisi de rester travailler en étant mal payés dans le secteur public en France, veulent simplement découvrir et rendre publique la vérité telle que l’établit le consensus raisonné des pairs seuls aptes à juger de la pertinence d’une proposition. En ce sens, le texte des deux auteurs néglige totalement ce qu’un Bourdieu aurait pu leur apprendre sur le fait qu’il existe un « champ scientifique », où les relations ne peuvent pas être celles de l’économie de marché. Leur texte mériterait donc d’être révisé pour restituer la symétrie de dignité des modes possibles d’organisation d’une activité sociale. Les résultats ne changeraient guère, mais la lecture en serait moins irritante.

Par ailleurs, il faut noter que l’impossibilité d’avoir dans l’échantillon les disciplines médicales biaise sans doute le résultat en termes politiques. Je ne suis pas sûr en effet que ce monde se situe politiquement aussi à gauche que le reste des universitaires. En tout cas, il me semble qu’il existe pas mal d’entrées en politique de la part de ce monde hospitalo-universitaire qui se font sur la droite de l’échiquier politique. La prise en compte du monde médical aurait sans doute permis de raffiner encore l’analyse, en particulier le rôle de l’économie de marché dans les attitudes des académiques .

Enfin, une dernière remarque sur le titre de l’ouvrage. Les auteurs veulent s’intéresser aux « penseurs », mais ils se limitent au monde académique public, comme le précise d’ailleurs leur propre sous-titre, tout comme leur revue de littérature (chap. 1. De la sociologie des intellectuels à l’étude des opinions des universitaires, p. 13-29). J’aurais tendance à critiquer cette ambiguïté entretenue par le titre. En effet, dans la France contemporaine, si l’on cherche à identifier les personnes qui vont exercer une fonction de magistère intellectuel auprès de la population, je ne suis pas sûr du tout que les chercheurs et enseignants-chercheurs soient les seuls concernés. Un Pierre Rabhi, ou dans un genre proche, un Mathieu Ricard, ne sont-ils pas eux aussi des penseurs? des intellectuels?  et un Zemmour? ou un Finkielkraut? Justement, à mon avis, c’est justement le retrait du magistère intellectuel de l’académique sur la population qui devrait être interrogé, mais il est vrai que c’est là une autre question que celle que posent les auteurs.

Au total, cette enquête par questionnaire auprès des académiques vaut vraiment la peine de s’y intéresser – même si sa lecture par les responsables des Républicains ou du Front national promet après 2017 quelques autres très sombres années aux universitaires et chercheurs, désignés comme globalement comme d’irrécupérables gauchistes. Il ne faudra pas après s’étonner de crier misère… les preuves sont là. Nous sommes le mal.

 

Petite polémique et grande histoire.

Pour animer un peu l’été de notre douce France, deux jeunes gens en colère, Geoffroy de Lagasnerie et Edouard Louis, tous deux intellectuels sartriens en devenir, se sont lancés dans un appel au boycott, publié dans Libération comme il se doit, contre les « Rendez-vous de l’histoire » de Blois d’octobre 2014, au motif que l’historien Marcel Gauchet a été appelé par les organisateurs à prononcer la conférence inaugurale sur le thème des « Rebelles ». Il apparait en effet aux deux leaders de cette indignation que le dit Gauchet se trouve le plus mal placé pour parler de rébellion, étant lui-même de la pire race des réactionnaires, et ayant d’ailleurs récemment dirigé un numéro de la revue le Débat donnant la parole à tous les idéologues du refus des droits aux homosexuels en matière de parentalitéPour bien faire comprendre leur combat, les deux duettistes, accompagnés de quelques autres indignés, insistent sur le fait qu’il ne s’agit pas tant de contrer M. Gauchet que de ne plus accepter  que de tels lieux de débat (comme les « Rendez-vous de l’histoire ») servent à  légitimer la parole réactionnaire d’un Gauchet en lui donnant l’occasion de s’exprimer.  La polémique est plutôt bien résumée par un site lié au monde LGBT, qui, d’ailleurs, note que M. Gauchet a en effet quelques motifs de parler de « rébellion » par sa constance à refuser les évolutions du monde et des mœurs.

C’est la démarche classique des jeunes contre les anciens, classique en tout cas dans le monde artistique. Puisque votre « Salon » est dominé par un académisme que nous refusons, eh bien, nous les jeunes qui sommes l’Art, la Vérité, le Beau et le Bien, n’y participerons même pas. Nous sommes l’Avenir radieux de l’Espèce, vous êtes le néant de la Race, ou le serez bientôt. Bref, c’est classique si on n’y songe un peu. En général, on organise dans la foulée de cet appel son « Salon des indépendants », ou son « Off » pour être plus moderne.

Je suis cependant dubitatif vis-à-vis de la présente démarche: d’une part, c’est là refuser le pluralisme (raisonnable) des idées et des valeurs.  Marcel Gauchet n’est tout de même pas l’Alfred Rosenberg de notre temps. Ce n’est même pas Alain Soral. Et le Débat est comme chacun devrait le savoir gentiment réactionnaire depuis toujours, rappelons son anti-communisme virulent dans ses temps anciens.  Il me semble du coup que des militants de l’émancipation peuvent discuter avec lui, ne serait-ce que pour bien avoir l’occasion de le qualifier de réactionnaire, directement en sa présence, et face au public. D’autre part, c’est là surestimer complètement l’importance d’une réunion comme les « Rendez-vous de l’histoire ». Elle n’est pas conçue comme un grand rendez-vous de la pensée émancipatrice. Cela ronronne par définition, et cela ne changera rien à rien, jeunes gens, que vous soyez là ou pas. L’idée même d’y aller pour émanciper quoi que ce soit me parait en elle-même déplacée.

En outre, dans ce genre de procès contre les réactionnaires de l’heure, c’est surtout la frustration de certains de voir leurs propres arguments avoir si peu de prise sur l’espace public qui se dévoile. Pour ma part, je ne crois pas seulement que c’est parce que des institutions rendent légitimes des paroles réactionnaires qu’elles trouvent un écho dans le grand public. Certes avoir accès à la sphère médiatique garde toute son importance, mais encore faut-il bien comprendre que certains arguments vont porter et pas d’autres, que certaines idées (simples) sont sans doute bien plus faciles à exprimer que d’autres.  L’un des problèmes contemporains de la pensée émancipatrice me semble être son immense difficulté à trouver des façons  compréhensibles par tout un chacun d’exprimer ses demandes, ou de réfuter des arguments (fallacieux) qu’on lui oppose.

Pour prendre un exemple, il est très facile à un homme politique contemporain de broder sur la dette publique qui pèse sur tous les Français, en utilisant en plus la métaphore de la maisonnée bien gérée. « On ne peut pas dépenser plus qu’on ne gagne », etc. Pour expliquer qu’en réalité, un État possède aussi des actifs physiques et incorporels, que ce dernier se trouve aussi riche de la capacité productive de ses habitants développés par l’éducation, les soins de santé, etc., c’est bien plus compliqué, plus long, cela demande plus de « temps de cerveau disponible ». Pour le bouleversement des mœurs que promeuvent les partisans de l’émancipation, c’est largement la même chose. Ce n’est pas seulement une question de légitimité, mais aussi de facilité d’expression des arguments.

Par ailleurs, la montée en puissance en France de pensées réactionnaires ne correspond pas seulement à un phénomène d’offre, mais aussi de demande. En se focalisant sur les intellectuels qui produisent ces discours, on oublie un peu vite que les auditeurs peuvent les reprendre à leur compte ou non. Un Zemmour, ou un Finkelkraut, voire un Soral ou un Dieudonné, connaissent un succès à la mesure de la réponse de l’opinion. Si des gens sont prédisposés à croire que « la terre est plate », si vous venez leur dire avec quelque verve qu’effectivement, elle l’est bien plate, ils vont vous approuver, c’est très déprimant, mais c’est ainsi.

(Enfin, pendant qu’en France, on s’agace sur les « Rendez-vous de l’histoire », c’est la grande Histoire qui semble devoir se réveiller en cet été 2014. Je suis cela avec un certain effarement. Gilles Kepel, répondant à une question d’un auditeur ce matin sur France-Inter, déclarait qu’en 36 ans de carrière, il n’avait jamais eu à commenter une période aussi troublée au Moyen-Orient. Il semblait effrayé lui-même de sa propre réponse. Effectivement, personne ne semble deviner ce qui pourrait stabiliser la situation, en particulier en Irak.

Et s’il n’y avait que cela, la situation ukrainienne, c’est la situation post-yougoslave des années 1990, avec des enjeux bien plus grands, avec notre brave Poutine dans le rôle d’un Milosevic doté d’armements nucléaires. J’ai parfois l’impression que l’Occident et la Russie glissent de semaines en semaines vers une guerre ouverte entre eux que personne n’aura vraiment voulu, surtout pas les opinions publiques en tout cas, au moins du côté occidental, une guerre dont l’enjeu apparaîtra rapidement ridicule au regard des conséquences qu’elle aurait. Va-t-on donc devoir mourir pour Donetsk?)

« Les cons, ça ose tout »…ou V. Poutine?

A quoi diable sert donc la science politique? C’est une question que je me pose parfois. En tout cas, pas à prévoir collectivement l’avenir, même proche, semble-t-il.

En effet, les réponses à un sondage en date des 24/27 février 2014 aux États-Unis auprès de spécialistes universitaires des relations internationales par le projet TRIP  (Teaching, Research & International Policy) de l’Université William & Mary donnent entre autres un résultat collectivement très décevant (pour la science politique) : sur les 908 répondants (sur 3000 personnes sollicitées pour le faire), à la question de savoir si les forces militaires russes allaient intervenir dans la crise ukrainienne, posée donc quelques jours avant l’intervention effective de ces dernières en Crimée, seulement 14% des répondants répondent qu’il y aura une intervention, 57% qu’il n’y en aura pas, et 29% admettent ne pas savoir à quoi s’en tenir sur ce point du questionnaire (voir la question 7). Les résultats ont été diffusés et commentés par le site Foreign Policy, qui fait remarquer l’erreur collective de perception. Par ailleurs, Erik Voeten sur le blog Monkey Cage essaye de comprendre si l’une des approches théoriques dominantes en relations internationales, l’une des spécialisations possibles, l’un des statuts, etc. mène plus qu’une autre à se tromper ou à voir juste.  Il semble que le fait d’être théoriquement un « libéral » ou un « constructiviste » (au sens des RI) ou bien d’occuper un poste dans une institution prestigieuse tend à augmenter l’erreur de perception. Cependant, pour ma part, j’aurais tendance à penser que les différences qu’il repère ne sont pas aussi surprenantes que le fait même que quelque que soit le sous-groupe qu’il constitue, l’erreur de perception reste largement majoritaire.

Pour ma part, je ne suis aucunement spécialiste de la Russie ou des relations internationales, mais je ne me sens aucunement surpris par les choix de Vladimir Poutine. Il suffisait de suivre au jour le jour l’actualité du personnage depuis 1999 pour se rendre compte à qui l’on se trouve avoir affaire.

Qui a en effet succédé à Boris Elstine à la Présidence de la Fédération de Russie dans des circonstances pour le moins troubles, dignes du meilleur scénario complotiste?

Qui a réglé le problème de la Tchétchénie de la façon que l’on sait et en annonçant d’ailleurs avec quelque vulgarité qu’il procéderait ainsi?

Qui a rétabli la « verticale du pouvoir » en Russie?

Qui  a construit une belle « démocratie Potemkine »?

Qui a réussi à contourner l’interdiction constitutionnelle de se maintenir indéfiniment au pouvoir?

Qui a convaincu la communauté sportive internationale d’organiser des Jeux olympiques d’hiver dans un lieu comme Sotchi, cher par ailleurs au camarade S.?

Qui a réprimé l’opposition russe au point de la réduire à l’impuissance?

Qui a truqué les derniers scrutins pour améliorer son score déjà confortable?

Qui a augmenté les dépenses militaires de la Fédération de Russie ces dernières années?

Qui a envahi un petit pays de l’ex-URSS qui avait eu le malheur de lui chercher (un peu) noise pour des provinces séparatistes que ce dernier cherchait à récupérer?

Et surtout, qui soutient depuis 2011 indéfectiblement de son aide militaire un dictateur moyen-oriental et ses partisans  prêts à commettre autant de crimes contre l’humanité que nécessaires pour se maintenir au pouvoir?

On pourrait multiplier les exemples.

A très court terme, l’erreur collective de perception des collègues américains me parait d’autant plus étonnante que la concomitance entre les Jeux olympiques de Sotchi et les protestations en Ukraine ne pouvait qu’être ressentie par V. Poutine comme un affront, ou, sans doute, comme un complot occidental, cela d’autant plus qu’il avait fait preuve de clémence pour les deux « Pussy Riot » libérées peu avant les Jeux et pour son ennemi oligarque, justement pour permettre qu’ils se passent au mieux. Pour qui suivait la situation, même de loin et du coin de l’œil, tout laissait donc présager une réaction  de sa part. Quant à moi, je suis presque étonné de sa retenue, et que ses troupes ne soient pas déjà dans les rues de Kiev pour rétablir la légalité soviétique  ukrainienne.

Ce qui arrive actuellement en Crimée et en Ukraine ne devrait donc une surprise pour personne. Que peut-on attendre d’autre d’un ancien du KGB, voulant rétablir la puissance de la Russie en créant une Union eurasiatique? Évidemment, la Russie a énormément à perdre à s’engager dans un conflit avec le monde occidental (et inversement), mais ce n’est pas une raison pour qu’un leader comme V. Poutine ne le fasse pas. « Les cons, ça ose tout, et c’est à cela qu’on les reconnait. » A mon avis,  il y a dans tout cela un refus de voir que l’irrationnel (pour être plus policé que dans ma citation de Michel Audiard) existe bel et bien en politique, et qu’on se retrouve mutatis mutandis en 2013 avec exactement les mêmes personnages que dans une tragédie shakespearienne ou que dans la première partie du XXème siècle.

J’ai donc peur que nous n’ayons encore rien vu. Il va falloir jouer que les dirigeants occidentaux jouent très, très, très finement s’ils veulent éviter d’avoir une guerre sur les bras.

(Bon, en même temps, une guerre longue avec la Russie permettra de résoudre les problèmes de chômage des jeunes et de sous-emploi de notre appareil productif…  et une guerre courte et joyeuse résoudra tous nos problèmes.  En espérant de tout mon cœur me tromper moi aussi.)

Manifeste. La connaissance libère

manifesteC’est sous le titre de « Manifeste. La connaissance libère » qu’une soixantaine de collègues, sociologues, historiens, anthropologues, politistes, ont décidé de crier leur colère, à la fois résolue et joyeuse disent-ils, face à l’état actuel des sciences sociales dans la France contemporaine. Ce court opuscule (63 pages) vient de paraître (mai 2013) aux « Éditions du Croquant/La Dispute », et ne vous coûtera en librairie que 5 euros. Je connais de fait pas mal de monde parmi les signataires, soit parce qu’ils ont été mes propres enseignants fut un temps désormais fort lointain, soit parce qu’ils sont des collègues, des connaissances ou encore des amis, soit parce qu’ils ont été mes étudiants et sont désormais devenus des chercheurs confirmés.  (Bon, déjà, tout cela ne me rajeunit pas.)

Le texte se veut un appel à la « contre-attaque » collective contre la situation faite dans le France contemporaine aux sciences sociales. Celles-ci, selon les auteurs du Manifeste, ne sont plus soutenues ni prises en compte par les pouvoirs publics, leurs résultats ne sont plus diffusées par les éditeurs ni repris dans les médias, et elles ne peuvent donc plus jouer leur rôle libérateur auprès des « dominés » qui devrait être le leur. En effet, le credo partagé par les auteurs de ce Manifeste est que les sciences sociales, en déconstruisant les raisons objectives et subjectives de la domination de certains êtres humains sur d’autres, permettent aux dominés d’engager le travail politique qui leur permettra de se dégager à terme de la dite domination. De fait, les auteurs ont beau jeu de rappeler qu’effectivement les pouvoirs établis, les groupes dominants dans la société, n’ont guère envie de voir diffuser par le biais d’une  institution comme l’école ou l’Université des savoirs qui pourraient rappeler que leur domination ne va pas de soi, qu’elle n’est ni « naturelle » ni « immuable ». Ils citent par exemple (p.42) le long combat du patronat français pour avoir de l’influence sur les programmes de sciences économiques et sociales dans les lycées, et la réaction des professeurs de sciences économiques et sociales pour conserver (si possible) un enseignement équilibré et objectif. Ainsi, il existe une croyance partagée à la fois de la part des auteurs du Manifeste et de leurs « ennemis de classe » (si j’ose dire) que ce que l’on enseigne à la jeunesse importe, et, plus généralement, que ce qui se dit dans l’espace public déterminera à terme le sort, encore incertain à ce stade, de la « lutte des classes ». Idem pour l’enseignement du « genre » (p. 42). C’est très gramscien au total: camarades, il faut conquérir l’hégémonie avant toute chose. Cependant. Loin de moi l’idée de nier que cela importe : le MEDEF, Patrick Buisson, les évêques de France et autres suppôts de la Réaction, et les auteurs du Manifeste ne peuvent pas se tromper ensemble au même moment! Les auteurs sous-estiment pourtant la capacité des dominés à se faire une opinion sur leur propre situation, alors même qu’ils indiquent par ailleurs dans leur propre texte que  la parole de ces derniers constitue l’appui nécessaire de leurs recherches (p.53). En effet, même en imaginant que l’ensemble des discours publiquement disponibles dans un pays comme la France deviennent entièrement congruents avec les intérêts des dominants de l’heure (pour résumer que seuls Alain Minc, Patrick Buisson et Mgr Barbarin aient le droit de parler au peuple de France de la société française – un parfait cauchemar! ), je doute que tous les divers dominés soient alors entièrement dupes. Dans les régimes autoritaires ou dictatoriaux où le pouvoir n’autorise la diffusion que d’un seul message, le sien, il se trouve qu’une bonne part de la population (qui ne soutient pas le régime) n’en pense pas moins. L’Iran contemporain me parait un bel exemple contemporain de cette situation. L’Union soviétique ou la RDA peuvent l’être pour le passé proche.

De mon point de vue de politiste, je ne crois aucunement à la force pour ainsi autonome et en soi libératrice qu’attribuent les auteurs de ce Manifeste à la connaissance des ressorts de la domination par les dominés. L’héritage intellectuel de Pierre Bourdieu est manifeste (si j’ose dire) en ce sens que tous les auteurs ici réunis croient à cette force libératrice de la révélation aux dominés des ressorts exacts de leur domination, d’où évidemment le titre de leur ouvrage. Mon expérience personnelle d’enseignant du secondaire dans un lycée populaire de banlieue parisienne me ferait plutôt penser le contraire. Je me rappelle avoir fait en 1996-1997 un cours en seconde sur la mobilité sociale à la fin duquel une lycéenne m’a dit : « Monsieur, vous nous tuez l’espoir! » J’en étais un peu piteux, j’en reste fort piteux des années après en me reprochant toujours ma cruauté involontaire à leur égard, et j’ai fait ensuite un laïus sur le fait que « du moment que l’on connait les pesanteurs sociales, on peut s’en extraire plus facilement. «  Cette expérience m’a fait m’interroger sur le fait que, peut-être, pour  les individus dans une situation objective défavorable, il faut au départ avoir une vision  erronée de ses chances pour réussir à surmonter les obstacles. Un peu comme les médecins qui peuvent s’autoriser à mentir pour encourager leurs patients à surmonter leur maladie. Plus généralement, dans la France contemporaine, ce n’est pas la prise de conscience par les dominés de leur état de dominés et des raisons de leur domination qui manque à ceux qui se vivent le plus souvent à juste titre comme étant les sacrifiés de la société, mais ce sont les capacités pratiques à établir un rapport de force avec les dominants de l’heure. Les auteurs soulignent, non sans raison  sans doute, que les sciences sociales font partie des acquis des luttes populaires du XIX/XXe siècles, tout comme l’Etat-Providence (voir plus loin cependant). Ils oublient cependant que ces acquis résultèrent de rapports de force bien concrets qui vont au delà des idées qu’ont pu avoir  les dominés sur leur sort et l’injustice qui leur était faite. Pour être bien clair, il me semble qu’une bonne partie des esclaves savent qu’ils sont esclaves et que leur sort n’est pas une condition humainement souhaitable quoique leur serinent par ailleurs les porte-parole des dominants, mais ils ont bien du mal à trouver les moyens concrets, matériels, efficaces, de la révolte réussie contre leurs maîtres, qui disposent eux le plus souvent de la bonne vieille force physique à l’appui de leurs prétentions à rester les dominants (rappelons que, sauf exceptions, du genre Haïti, les révoltes d’esclaves finirent par une  sévère répression qui éduque les survivants à obéir). De fait, comme le montrent les historiens, les révoltes populaires existent depuis des temps qui précèdent de très loin l’invention des sciences sociales contemporaines (cela existe déjà dans l’Antiquité romaine ou chinoise); les dominés ont  trouvé des ressources intellectuelles pour justifier leur combat avant que les sciences sociales n’existent; simplement, il se trouve que la plupart de ces révoltes (au moins pour ce que j’en sais) ont échoué à terme face à la force armée répressive au service du maintien de l’ordre social inégalitaire précédent. J’invite fortement les auteurs du Manifeste à lire l’ouvrage de Georges Bishoff, La guerre des paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh 1493-1525 (Strasbourg : La Nuée bleue, 2010) pour avoir un exemple de ce que j’essaye (peut-être maladroitement) d’expliquer ici.

Dans la France contemporaine, ce n’est sans doute pas que la plupart des dominé(e)s ne savent pas qu’ils/elles le sont et comment ils/elles le sont, mais ils/elles n’ont le plus souvent pas trouvé les moyens concrets d’établir un rapport de force durable en leur faveur. Pour prendre un exemple directement dans le monde universitaire qui préoccupe à très juste titre les auteurs du Manifeste, probablement l’immense majorité des « précaires » de l’enseignement et de la recherche (en tout cas tous ceux/celles que je peux connaître) sait qu’ils/elles se font exploiter, et que cette exploitation ne tombe pas du ciel, résulte en fait de politiques de restriction budgétaire et d’organisation du travail d’enseignement et de recherche bien précises, mais comment peuvent-ils/elles changer le rapport de force en leur faveur, cela, ils/elles l’ignorent. La plupart des groupes sociaux qui se sentent dominés aujourd’hui sont ainsi moins confrontés à un problème de prise de conscience de leur sort et des raisons objectives de ce dernier, qu’à un problème d’efficacité des moyens à utiliser pour le changer en mieux. Les salariés qui se font licencier par des groupes internationalisés qui restructurent leurs activités n’ignorent sans doute pas grand chose des logiques financières et économiques à l’œuvre dans le capitalisme contemporain (il suffit d’ouvrir la presse pour le savoir), mais ils n’ont pas trouvé pour l’instant les moyens de s’y opposer efficacement. Pour prendre un autre exemple, les auteurs du Manifeste incriminent l’évolution actuelle défavorable à leur combat au poids du néo-libéralisme comme idéologie des dominants (p. 28-31). J’aurais vraiment du mal à leur donner tort, mais je leur ferais remarquer qu’il existe déjà, pour le coup, un immense déploiement dans l’espace public international de critiques du néo-libéralisme, avec par exemple les prédications d’un J. Stiglitz ou d’un P. Krugman pour ne citer que ces deux économistes américains bien connus. Il n’empêche que cela ne semble pas changer grand chose; en tout cas, en ce qui concerne, l’évolution de la politique économique européenne qui a fait le choix de l’austérité et du chômage de masse à titre éducatif (« dévaluation interne »), ils ont beau s’époumoner, cela ne semble pas avoir beaucoup d’effet, parce que, pour l’heure, les rapports de force n’évoluent guère.

Après cette première critique, qui sans doute me disqualifiera aux yeux des auteurs du Manifeste, qui ont déjà prévenu que toute critique envers leur texte sera jugée comme faisant le jeu de la réaction (cf. p. 60),  je voudrais souligner quelques points encore.

Points positifs d’abord. En quelques pages, les auteurs du Manifeste expédient ad patres la notion de « neutralité axiologique » (p. 50-55). Sur ce point, je partage entièrement leur prise de position : à mon sens, en sciences sociales, toutes les recherches importantes qui ont marqué leur époque sont inscrites dans la biographie d’un chercheur qui avait effectivement une idée politique, morale, théologique, métaphysique, pour l’inspirer. Un bémol cependant. Les auteurs du Manifeste citent Max Weber à l’appui de leur propos. Comme chacun devrait le savoir, en son temps, ce dernier n’était pas sans être un nationaliste allemand, une partie de son inspiration comme chercheur vient aussi de là. Plus généralement, les auteurs du Manifeste semblent laisser penser que les (bons) chercheurs en sciences sociales et les (braves) dominé(e)s se trouvent toujours du même côté de la barrière. Historiquement, c’est faux : en tout cas, en ce qui concerne la science politique, toute une partie des inventeurs de la discipline sont en leur temps de fieffés réactionnaires qui parlent aux réactionnaires (V. Pareto, G. Mosca, C. Schmidt) ou le sont devenus au fil de leurs recherches (R. Michels). De même les auteurs indiquent à juste titre que la science politique a découvert depuis longtemps que la compétence politique des individus ne correspond en rien au modèle de l’individu citoyen des manuels d’instruction civique (p. 23-28). Ce constat, effectivement bien établi depuis au moins un demi-siècle dans tous les pays où existe une science politique, peut être lu en fait de deux façons : comme une invitation à trouver les moyens d’augmenter la compétence des citoyens ordinaires (ce qui est sans doute l’option des auteurs du Manifeste) pour que leur voix porte mieux, ou comme une heureuse conjoncture qui permet de se rassurer en constatant que les « couillons » ne participent pas fort heureusement au processus politique avec leurs demandes irrationnelles  (vision réactionnaire s’il en est, mais qui n’est pas si rare chez certains économistes ou politistes  néo-libéraux).

Sur un plan plus pratique, les auteurs du Manifeste dénoncent la diminution des moyens et la bureaucratisation de la recherche (p. 34-40). Ils ont entièrement raison. En même temps, pour faire un peu d’humour, je ferais remarquer qu’au moins à la base, tous ces postes de bureaucrates, mal payés, qu’on crée dans l’Université française (y compris là où je travaille) sont le plus souvent occupés par des femmes et qu’en tant que féministes, les auteurs du Manifeste devraient se féliciter du rythme de création d’emploi féminin dans le tertiaire public ainsi maintenu… Plutôt que d’ouvrir des postes de chercheurs et d’enseignants-chercheurs dans une logique de parité hommes/femmes, on crée sans s’en rendre compte des postes de bureaucrates essentiellement féminines.

Points négatifs. Tout au long de leur Manifeste, les auteurs se livrent à une attaque en règle contre les sondages d’opinion comme moyen de recherche empirique. On reconnait ici les idées en la matière de Daniel Gaxie et d’Alain Garrigou. Je suis loin d’être un partisan inconditionnel des sondages comme moyen d’enquête (mon voisin de bureau en sait quelque chose), mais les critiques faites dans le présent opuscule sont à mon sens rapides et injustes, et ne valent que pour la part la plus commerciale des sondages. Les grands dispositifs de sondages à fin scientifique (genre EVS, ISSP, ou même Eurobaromètres) sont bien plus porteurs de connaissance que les auteurs du Manifeste ne le prétendent, y compris d’ailleurs sur les sujets qui les préoccupent (perception de l’inégalité par exemple). Plus généralement, on comprend que les auteurs du Manifeste veulent surtout amener leur lecteur dans le monde académique à faire des recherches de type ethnographique ou sociologique en lien toujours dialectique avec des groupes sociaux mobilisés ou à mobiliser (p. 55-58). Il y a là un éloge du « basisme » au total un peu gênant. C’est un peu dire, « Camarades, il faut retourner à l’école des masses ». Je ne doute pas qu’il soit important de comprendre le vécu des groupes sociaux dominés et que les militants de ces groupes puissent apporter beaucoup aux chercheurs (l’exemple des féministes est en effet pertinent, on pourrait penser aussi aux porteurs du VIH). Par contre, la recherche « critique » ne doit pas s’enfermer dans une telle direction, bien au contraire. D’une part, il faut profiter de tous les moyens permettant de saisir la globalité d’une situation : d’énormes progrès scientifiques sont possibles grâce aux études de données, à la cartographie, aux études de réseaux, etc.  D’autre part, il est peut-être beaucoup plus critique en fait d’aller mettre au jour (si possible) les pratiques des dominants. Ainsi, quand la presse irlandaise donne  accès ces derniers jours aux enregistrements des conversations des banquiers pendant la crise financière, elle fait  à mon sens un travail mille fois plus critique que la millième description de la condition féminine, immigrée, jeune, salariale, etc. Bien sûr, ce chemin-là est plus difficile, moins familier dans l’histoire des sciences sociales qui, indéniablement, aiment bien se mêler aux sans voix, mais il devrait être privilégié à ce stade (d’ailleurs des travaux existent dans cette direction). Enfin et surtout, le « basisme » et l’appel à l’empirisme évacuent la nécessité d’un renouvellement théorique. C’est un peu paradoxal en effet que des chercheurs qui s’inspirent de Pierre Bourdieu, grand théoricien s’il en fut, ne mettent pas l’accent sur ce point. Il faut sans doute rétablir le lien avec une « philosophie sociale », une vision large du monde. C’est bien beau de dire que notre monde social n’est pas naturel, qu’il est arbitraire, encore faudrait-il proposer une vision autre, cohérente, voire attirante, des autres possibilités. Il est vrai que les études de genre ne sont pas loin de ce genre d’approche globale, mais, de fait, cela reste là aussi partiel et mal intégré au reste des problèmes. Il est aussi possible qu’il n’existe pas de solution élégante à certaines situations : les auteurs font remarquer que le problème de la délinquance des jeunes est avant tout un problème d’absence de travail des jeunes non qualifiés (p. 13-17). Pas faux. Mais comment penser la place dans une société fondée sur la complexité comme la nôtre d’une part de gens qui n’ont que leur force physique et leur habilité manuelle à apporter au pot commun? Personne n’a en fait la réponse. Ou peut-être se trouve-t-elle simplement dans le retour au plein emploi de la main d’œuvre qualifiée dans des tâches qualifiées…

Encore un point de critique mineure,  les auteurs du Manifeste se plaignent de la timidité intellectuelle des éditeurs commerciaux… C’est un peu se plaindre de ne pas trouver sa place dans les pages de VSD ou de Paris-Match, c’est faire là erreur complète sur la personne. C’est aussi un peu paradoxal de se plaindre de l’incapacité à publier alors même que les Éditions du Croquant par exemple ont fait un travail remarquable depuis quelques années. Il existe tout de même en France des éditeurs qui veulent défendre la liberté de penser autrement. Il faut simplement s’adresser à eux, et faire effectivement son deuil des vieilles maisons d’éditions. Celles-ci sont effectivement désormais pour la plupart aux mains d’intérêts plus financiers qu’éditoriaux. En plus, cette plainte semble d’autant plus paradoxale que  les participants au Manifeste ont tous (pour le moins pour ceux que je connais) de nombreuses publications à faire valoir. Ce n’est pas les publications qui manquent, camarades, c’est que simplement vos publications ne correspondent pas à la demande d’un mouvement social. En effet, là encore, les auteurs du Manifeste semblent croire qu’ils peuvent impulser quelque chose dans la société française, alors qu’à mon sens, c’est parce qu’il y aurait quelque chose qui fermenterait dans cette dernière qu’on pourrait avoir besoin de leurs écrits. Il est vrai qu’actuellement les éditeurs vendent surtout du Loran Deutsch… que le peuple français semble bien réclamer dans ses sombres tréfonds.

En tout cas, ce Manifeste est un signe heureux qu’une part des Universitaires semblent enfin décidés à réagir à leur condition. C’est déjà une bonne chose. Ouf!