C’est sous le titre de « Manifeste. La connaissance libère » qu’une soixantaine de collègues, sociologues, historiens, anthropologues, politistes, ont décidé de crier leur colère, à la fois résolue et joyeuse disent-ils, face à l’état actuel des sciences sociales dans la France contemporaine. Ce court opuscule (63 pages) vient de paraître (mai 2013) aux « Éditions du Croquant/La Dispute », et ne vous coûtera en librairie que 5 euros. Je connais de fait pas mal de monde parmi les signataires, soit parce qu’ils ont été mes propres enseignants fut un temps désormais fort lointain, soit parce qu’ils sont des collègues, des connaissances ou encore des amis, soit parce qu’ils ont été mes étudiants et sont désormais devenus des chercheurs confirmés. (Bon, déjà, tout cela ne me rajeunit pas.)
Le texte se veut un appel à la « contre-attaque » collective contre la situation faite dans le France contemporaine aux sciences sociales. Celles-ci, selon les auteurs du Manifeste, ne sont plus soutenues ni prises en compte par les pouvoirs publics, leurs résultats ne sont plus diffusées par les éditeurs ni repris dans les médias, et elles ne peuvent donc plus jouer leur rôle libérateur auprès des « dominés » qui devrait être le leur. En effet, le credo partagé par les auteurs de ce Manifeste est que les sciences sociales, en déconstruisant les raisons objectives et subjectives de la domination de certains êtres humains sur d’autres, permettent aux dominés d’engager le travail politique qui leur permettra de se dégager à terme de la dite domination. De fait, les auteurs ont beau jeu de rappeler qu’effectivement les pouvoirs établis, les groupes dominants dans la société, n’ont guère envie de voir diffuser par le biais d’une institution comme l’école ou l’Université des savoirs qui pourraient rappeler que leur domination ne va pas de soi, qu’elle n’est ni « naturelle » ni « immuable ». Ils citent par exemple (p.42) le long combat du patronat français pour avoir de l’influence sur les programmes de sciences économiques et sociales dans les lycées, et la réaction des professeurs de sciences économiques et sociales pour conserver (si possible) un enseignement équilibré et objectif. Ainsi, il existe une croyance partagée à la fois de la part des auteurs du Manifeste et de leurs « ennemis de classe » (si j’ose dire) que ce que l’on enseigne à la jeunesse importe, et, plus généralement, que ce qui se dit dans l’espace public déterminera à terme le sort, encore incertain à ce stade, de la « lutte des classes ». Idem pour l’enseignement du « genre » (p. 42). C’est très gramscien au total: camarades, il faut conquérir l’hégémonie avant toute chose. Cependant. Loin de moi l’idée de nier que cela importe : le MEDEF, Patrick Buisson, les évêques de France et autres suppôts de la Réaction, et les auteurs du Manifeste ne peuvent pas se tromper ensemble au même moment! Les auteurs sous-estiment pourtant la capacité des dominés à se faire une opinion sur leur propre situation, alors même qu’ils indiquent par ailleurs dans leur propre texte que la parole de ces derniers constitue l’appui nécessaire de leurs recherches (p.53). En effet, même en imaginant que l’ensemble des discours publiquement disponibles dans un pays comme la France deviennent entièrement congruents avec les intérêts des dominants de l’heure (pour résumer que seuls Alain Minc, Patrick Buisson et Mgr Barbarin aient le droit de parler au peuple de France de la société française – un parfait cauchemar! ), je doute que tous les divers dominés soient alors entièrement dupes. Dans les régimes autoritaires ou dictatoriaux où le pouvoir n’autorise la diffusion que d’un seul message, le sien, il se trouve qu’une bonne part de la population (qui ne soutient pas le régime) n’en pense pas moins. L’Iran contemporain me parait un bel exemple contemporain de cette situation. L’Union soviétique ou la RDA peuvent l’être pour le passé proche.
De mon point de vue de politiste, je ne crois aucunement à la force pour ainsi autonome et en soi libératrice qu’attribuent les auteurs de ce Manifeste à la connaissance des ressorts de la domination par les dominés. L’héritage intellectuel de Pierre Bourdieu est manifeste (si j’ose dire) en ce sens que tous les auteurs ici réunis croient à cette force libératrice de la révélation aux dominés des ressorts exacts de leur domination, d’où évidemment le titre de leur ouvrage. Mon expérience personnelle d’enseignant du secondaire dans un lycée populaire de banlieue parisienne me ferait plutôt penser le contraire. Je me rappelle avoir fait en 1996-1997 un cours en seconde sur la mobilité sociale à la fin duquel une lycéenne m’a dit : « Monsieur, vous nous tuez l’espoir! » J’en étais un peu piteux, j’en reste fort piteux des années après en me reprochant toujours ma cruauté involontaire à leur égard, et j’ai fait ensuite un laïus sur le fait que « du moment que l’on connait les pesanteurs sociales, on peut s’en extraire plus facilement. « Cette expérience m’a fait m’interroger sur le fait que, peut-être, pour les individus dans une situation objective défavorable, il faut au départ avoir une vision erronée de ses chances pour réussir à surmonter les obstacles. Un peu comme les médecins qui peuvent s’autoriser à mentir pour encourager leurs patients à surmonter leur maladie. Plus généralement, dans la France contemporaine, ce n’est pas la prise de conscience par les dominés de leur état de dominés et des raisons de leur domination qui manque à ceux qui se vivent le plus souvent à juste titre comme étant les sacrifiés de la société, mais ce sont les capacités pratiques à établir un rapport de force avec les dominants de l’heure. Les auteurs soulignent, non sans raison sans doute, que les sciences sociales font partie des acquis des luttes populaires du XIX/XXe siècles, tout comme l’Etat-Providence (voir plus loin cependant). Ils oublient cependant que ces acquis résultèrent de rapports de force bien concrets qui vont au delà des idées qu’ont pu avoir les dominés sur leur sort et l’injustice qui leur était faite. Pour être bien clair, il me semble qu’une bonne partie des esclaves savent qu’ils sont esclaves et que leur sort n’est pas une condition humainement souhaitable quoique leur serinent par ailleurs les porte-parole des dominants, mais ils ont bien du mal à trouver les moyens concrets, matériels, efficaces, de la révolte réussie contre leurs maîtres, qui disposent eux le plus souvent de la bonne vieille force physique à l’appui de leurs prétentions à rester les dominants (rappelons que, sauf exceptions, du genre Haïti, les révoltes d’esclaves finirent par une sévère répression qui éduque les survivants à obéir). De fait, comme le montrent les historiens, les révoltes populaires existent depuis des temps qui précèdent de très loin l’invention des sciences sociales contemporaines (cela existe déjà dans l’Antiquité romaine ou chinoise); les dominés ont trouvé des ressources intellectuelles pour justifier leur combat avant que les sciences sociales n’existent; simplement, il se trouve que la plupart de ces révoltes (au moins pour ce que j’en sais) ont échoué à terme face à la force armée répressive au service du maintien de l’ordre social inégalitaire précédent. J’invite fortement les auteurs du Manifeste à lire l’ouvrage de Georges Bishoff, La guerre des paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh 1493-1525 (Strasbourg : La Nuée bleue, 2010) pour avoir un exemple de ce que j’essaye (peut-être maladroitement) d’expliquer ici.
Dans la France contemporaine, ce n’est sans doute pas que la plupart des dominé(e)s ne savent pas qu’ils/elles le sont et comment ils/elles le sont, mais ils/elles n’ont le plus souvent pas trouvé les moyens concrets d’établir un rapport de force durable en leur faveur. Pour prendre un exemple directement dans le monde universitaire qui préoccupe à très juste titre les auteurs du Manifeste, probablement l’immense majorité des « précaires » de l’enseignement et de la recherche (en tout cas tous ceux/celles que je peux connaître) sait qu’ils/elles se font exploiter, et que cette exploitation ne tombe pas du ciel, résulte en fait de politiques de restriction budgétaire et d’organisation du travail d’enseignement et de recherche bien précises, mais comment peuvent-ils/elles changer le rapport de force en leur faveur, cela, ils/elles l’ignorent. La plupart des groupes sociaux qui se sentent dominés aujourd’hui sont ainsi moins confrontés à un problème de prise de conscience de leur sort et des raisons objectives de ce dernier, qu’à un problème d’efficacité des moyens à utiliser pour le changer en mieux. Les salariés qui se font licencier par des groupes internationalisés qui restructurent leurs activités n’ignorent sans doute pas grand chose des logiques financières et économiques à l’œuvre dans le capitalisme contemporain (il suffit d’ouvrir la presse pour le savoir), mais ils n’ont pas trouvé pour l’instant les moyens de s’y opposer efficacement. Pour prendre un autre exemple, les auteurs du Manifeste incriminent l’évolution actuelle défavorable à leur combat au poids du néo-libéralisme comme idéologie des dominants (p. 28-31). J’aurais vraiment du mal à leur donner tort, mais je leur ferais remarquer qu’il existe déjà, pour le coup, un immense déploiement dans l’espace public international de critiques du néo-libéralisme, avec par exemple les prédications d’un J. Stiglitz ou d’un P. Krugman pour ne citer que ces deux économistes américains bien connus. Il n’empêche que cela ne semble pas changer grand chose; en tout cas, en ce qui concerne, l’évolution de la politique économique européenne qui a fait le choix de l’austérité et du chômage de masse à titre éducatif (« dévaluation interne »), ils ont beau s’époumoner, cela ne semble pas avoir beaucoup d’effet, parce que, pour l’heure, les rapports de force n’évoluent guère.
Après cette première critique, qui sans doute me disqualifiera aux yeux des auteurs du Manifeste, qui ont déjà prévenu que toute critique envers leur texte sera jugée comme faisant le jeu de la réaction (cf. p. 60), je voudrais souligner quelques points encore.
Points positifs d’abord. En quelques pages, les auteurs du Manifeste expédient ad patres la notion de « neutralité axiologique » (p. 50-55). Sur ce point, je partage entièrement leur prise de position : à mon sens, en sciences sociales, toutes les recherches importantes qui ont marqué leur époque sont inscrites dans la biographie d’un chercheur qui avait effectivement une idée politique, morale, théologique, métaphysique, pour l’inspirer. Un bémol cependant. Les auteurs du Manifeste citent Max Weber à l’appui de leur propos. Comme chacun devrait le savoir, en son temps, ce dernier n’était pas sans être un nationaliste allemand, une partie de son inspiration comme chercheur vient aussi de là. Plus généralement, les auteurs du Manifeste semblent laisser penser que les (bons) chercheurs en sciences sociales et les (braves) dominé(e)s se trouvent toujours du même côté de la barrière. Historiquement, c’est faux : en tout cas, en ce qui concerne la science politique, toute une partie des inventeurs de la discipline sont en leur temps de fieffés réactionnaires qui parlent aux réactionnaires (V. Pareto, G. Mosca, C. Schmidt) ou le sont devenus au fil de leurs recherches (R. Michels). De même les auteurs indiquent à juste titre que la science politique a découvert depuis longtemps que la compétence politique des individus ne correspond en rien au modèle de l’individu citoyen des manuels d’instruction civique (p. 23-28). Ce constat, effectivement bien établi depuis au moins un demi-siècle dans tous les pays où existe une science politique, peut être lu en fait de deux façons : comme une invitation à trouver les moyens d’augmenter la compétence des citoyens ordinaires (ce qui est sans doute l’option des auteurs du Manifeste) pour que leur voix porte mieux, ou comme une heureuse conjoncture qui permet de se rassurer en constatant que les « couillons » ne participent pas fort heureusement au processus politique avec leurs demandes irrationnelles (vision réactionnaire s’il en est, mais qui n’est pas si rare chez certains économistes ou politistes néo-libéraux).
Sur un plan plus pratique, les auteurs du Manifeste dénoncent la diminution des moyens et la bureaucratisation de la recherche (p. 34-40). Ils ont entièrement raison. En même temps, pour faire un peu d’humour, je ferais remarquer qu’au moins à la base, tous ces postes de bureaucrates, mal payés, qu’on crée dans l’Université française (y compris là où je travaille) sont le plus souvent occupés par des femmes et qu’en tant que féministes, les auteurs du Manifeste devraient se féliciter du rythme de création d’emploi féminin dans le tertiaire public ainsi maintenu… Plutôt que d’ouvrir des postes de chercheurs et d’enseignants-chercheurs dans une logique de parité hommes/femmes, on crée sans s’en rendre compte des postes de bureaucrates essentiellement féminines.
Points négatifs. Tout au long de leur Manifeste, les auteurs se livrent à une attaque en règle contre les sondages d’opinion comme moyen de recherche empirique. On reconnait ici les idées en la matière de Daniel Gaxie et d’Alain Garrigou. Je suis loin d’être un partisan inconditionnel des sondages comme moyen d’enquête (mon voisin de bureau en sait quelque chose), mais les critiques faites dans le présent opuscule sont à mon sens rapides et injustes, et ne valent que pour la part la plus commerciale des sondages. Les grands dispositifs de sondages à fin scientifique (genre EVS, ISSP, ou même Eurobaromètres) sont bien plus porteurs de connaissance que les auteurs du Manifeste ne le prétendent, y compris d’ailleurs sur les sujets qui les préoccupent (perception de l’inégalité par exemple). Plus généralement, on comprend que les auteurs du Manifeste veulent surtout amener leur lecteur dans le monde académique à faire des recherches de type ethnographique ou sociologique en lien toujours dialectique avec des groupes sociaux mobilisés ou à mobiliser (p. 55-58). Il y a là un éloge du « basisme » au total un peu gênant. C’est un peu dire, « Camarades, il faut retourner à l’école des masses ». Je ne doute pas qu’il soit important de comprendre le vécu des groupes sociaux dominés et que les militants de ces groupes puissent apporter beaucoup aux chercheurs (l’exemple des féministes est en effet pertinent, on pourrait penser aussi aux porteurs du VIH). Par contre, la recherche « critique » ne doit pas s’enfermer dans une telle direction, bien au contraire. D’une part, il faut profiter de tous les moyens permettant de saisir la globalité d’une situation : d’énormes progrès scientifiques sont possibles grâce aux études de données, à la cartographie, aux études de réseaux, etc. D’autre part, il est peut-être beaucoup plus critique en fait d’aller mettre au jour (si possible) les pratiques des dominants. Ainsi, quand la presse irlandaise donne accès ces derniers jours aux enregistrements des conversations des banquiers pendant la crise financière, elle fait à mon sens un travail mille fois plus critique que la millième description de la condition féminine, immigrée, jeune, salariale, etc. Bien sûr, ce chemin-là est plus difficile, moins familier dans l’histoire des sciences sociales qui, indéniablement, aiment bien se mêler aux sans voix, mais il devrait être privilégié à ce stade (d’ailleurs des travaux existent dans cette direction). Enfin et surtout, le « basisme » et l’appel à l’empirisme évacuent la nécessité d’un renouvellement théorique. C’est un peu paradoxal en effet que des chercheurs qui s’inspirent de Pierre Bourdieu, grand théoricien s’il en fut, ne mettent pas l’accent sur ce point. Il faut sans doute rétablir le lien avec une « philosophie sociale », une vision large du monde. C’est bien beau de dire que notre monde social n’est pas naturel, qu’il est arbitraire, encore faudrait-il proposer une vision autre, cohérente, voire attirante, des autres possibilités. Il est vrai que les études de genre ne sont pas loin de ce genre d’approche globale, mais, de fait, cela reste là aussi partiel et mal intégré au reste des problèmes. Il est aussi possible qu’il n’existe pas de solution élégante à certaines situations : les auteurs font remarquer que le problème de la délinquance des jeunes est avant tout un problème d’absence de travail des jeunes non qualifiés (p. 13-17). Pas faux. Mais comment penser la place dans une société fondée sur la complexité comme la nôtre d’une part de gens qui n’ont que leur force physique et leur habilité manuelle à apporter au pot commun? Personne n’a en fait la réponse. Ou peut-être se trouve-t-elle simplement dans le retour au plein emploi de la main d’œuvre qualifiée dans des tâches qualifiées…
Encore un point de critique mineure, les auteurs du Manifeste se plaignent de la timidité intellectuelle des éditeurs commerciaux… C’est un peu se plaindre de ne pas trouver sa place dans les pages de VSD ou de Paris-Match, c’est faire là erreur complète sur la personne. C’est aussi un peu paradoxal de se plaindre de l’incapacité à publier alors même que les Éditions du Croquant par exemple ont fait un travail remarquable depuis quelques années. Il existe tout de même en France des éditeurs qui veulent défendre la liberté de penser autrement. Il faut simplement s’adresser à eux, et faire effectivement son deuil des vieilles maisons d’éditions. Celles-ci sont effectivement désormais pour la plupart aux mains d’intérêts plus financiers qu’éditoriaux. En plus, cette plainte semble d’autant plus paradoxale que les participants au Manifeste ont tous (pour le moins pour ceux que je connais) de nombreuses publications à faire valoir. Ce n’est pas les publications qui manquent, camarades, c’est que simplement vos publications ne correspondent pas à la demande d’un mouvement social. En effet, là encore, les auteurs du Manifeste semblent croire qu’ils peuvent impulser quelque chose dans la société française, alors qu’à mon sens, c’est parce qu’il y aurait quelque chose qui fermenterait dans cette dernière qu’on pourrait avoir besoin de leurs écrits. Il est vrai qu’actuellement les éditeurs vendent surtout du Loran Deutsch… que le peuple français semble bien réclamer dans ses sombres tréfonds.
En tout cas, ce Manifeste est un signe heureux qu’une part des Universitaires semblent enfin décidés à réagir à leur condition. C’est déjà une bonne chose. Ouf!
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