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Yanis Varoufakis, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent?

img20160505_09434804.jpgLes affres financières de la Grèce sont en train de revenir par petites touches au premier plan de l’actualité. Le dernier livre en date de l’ancien Ministre de l’Économie du premier gouvernement Tsipras, l’économiste Yanis Vafoufakis, vient d’être traduit en français, et porte un titre plutôt énigmatique à première vue, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent? Comment l’Europe de l’austérité menace la stabilité du monde (Paris : Les liens qui libèrent, 2016, 437 p.). Il permet de les resituer dans un plus vaste horizon, et de comprendre comment on en est arrivé là.

J’avais lu le précédent ouvrage du même Y. Varoufakis traduit en français, Le Minotaure planétaire. L’ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial ( Paris : Éditions du cercle, 2015). La thématique des deux ouvrages se ressemble en fait très fortement. Dans les deux cas, il s’agit pour Y. Varoufakis d’expliquer que les maux contemporains de l’économie mondiale en général, et européenne en particulier, dépendent d’une maladie commencée dès le milieu des années 1960 lorsque les États-Unis ne furent plus capables de soutenir de leur puissance industrielle et commerciale le système de Bretton Woods. Pour le remplacer les dirigeants américains inventent, faute de mieux, entre 1971 (fin de la convertibilité-or du dollar) et 1979-1982 (hausse drastique du taux d’intérêt aux États-Unis) en passant par les deux  chocs pétroliers successifs (1974 et 1979) ce que Y. Varoufakis appelle le « Minotaure », soit un mécanisme de recyclage des excédents qui  permet aux États-Unis de maintenir leur suprématie politique sur le monde occidental en dépit même de leur affaiblissement industriel et commercial. En synthèse, les États-Unis continuent à accepter que leur marché intérieur reste grand ouvert aux  pays exportateurs d’Europe (l’Allemagne par exemple ) et d’Asie (le Japon et la Corée du sud, puis la Chine, par exemple), et donc d’avoir  en conséquence un fort déficit commercial avec ces derniers qu’ils payent en dollars, mais ils proposent en même temps, grâce à des taux d’intérêts élevés et grâce à leur marché financier immensément développé,  à tous ceux qui génèrent ainsi des excédents en dollars de les placer aux États-Unis, en particulier en titres du Trésor américain, en pratique la réserve ultime de valeur à l’échelle mondiale, ce qui permet  du coup à l’État américain d’avoir de manière presque permanente un déficit budgétaire conséquent. On retrouve le thème bien connu des « déficits jumeaux » de l’Amérique.  Les autorités américaines l’ont voulu pour protéger un temps encore leur hégémonie sur le monde occidental. De fait, ce recyclage des excédents, via un secteur  financier qui se développe aux États-Unis à due proportion, permettra d’assurer bon an mal an la croissance de l’économie mondiale jusqu’à la crise dite des « subprimes » en 2007-08. Les États-Unis jouent jusqu’à ce moment-là à la fois le rôle pour le monde de consommateur en dernier ressort et de placement en dernier ressort. Depuis lors, la situation est devenue fort incertaine : le « Minotaure » est mourant, mais rien ne semble vraiment le  remplacer comme moteur de l’économie mondiale.

Pour ce qui est du côté européen de ce vaste tableau de l’économie mondiale que dresse ainsi l’auteur, Y. Varoufakis montre à quel point les Européens, depuis les années 1960, furent en fait incapables d’adopter des solutions cohérentes à ce problème du recyclage des excédents. Sur la foi de travaux historiques, il rappelle ainsi que l’abandon du système de Bretton Woods par le Président Nixon le 15 août 1971 a dépendu largement de la mauvaise volonté préalable des Européens (dont le Général De Gaulle) à soutenir le cours du dollar en onces d’or. Une fois confrontés au nouveau régime de changes flottants décidé à Washington, ces mêmes Européens n’ont cessé de chercher une solution leur permettant de maintenir une parité fixe entre leurs monnaies. Malheureusement pour eux, ils ont toujours choisi des solutions qui se sont révélés irréalistes à terme, parce qu’ils n’ont jamais voulu créer un système de recyclage politique des excédents. En effet, dans la mesure où il existe des pays à la fois plus forts industriellement  et moins inflationnistes que les autres (en particulier, l’Allemagne à cause de la fixation anti-inflationniste de la Bundesbank et du compromis social-démocrate en vigueur outre-Rhin) et d’autre plus faibles industriellement et plus inflationnistes (en gros la France, l’Italie et le Royaume-Uni) un système de changes fixes se trouve pris entre deux maux, soit son éclatement à intervalles réguliers, soit une crise dépressive telle que la connaît la zone Euro depuis 2010. Des déficits commerciaux se creusent en effet inévitablement au profit du grand pays industriel peu inflationniste. Les pays déficitaires, dont la France, ont alors le choix entre dévaluer leur monnaie ou ne pas dévaluer. Si le pays concerné dévalue sa monnaie (au grand dam de ses politiciens et de ses classes supérieures), il regagne des parts de marché, mais il risque de connaître encore plus d’inflation. Pour ne pas dévaluer, la seule solution est de ralentir son économie, en augmentant ses taux d’intérêt et en adoptant des politiques d’austérité. C’est cette seconde solution qui l’a emportée au fil des années 1980-90, non sans crises d’ailleurs (comme celle de 1992), dans ce qui est devenu ensuite la zone Euro. Or l’existence de cette dernière, avec des parités irrévocables en son sein, provoque, d’une part, la possibilité pour la puissance industrielle centrale de conquérir désormais des parts de marché dans la périphérie sans risque de subite dévaluation et, d’autre part, l’apparition de ce fait de forts excédents d’épargne au sein du centre industriel. Ces excédents d’épargne, lié au fait qu’au centre on produit plus de valeur qu’on n’en consomme, sont recyclés par les banques du centre en placements, à la fois outre-Atlantique dans le « Minotaure » nord-américain et dans la périphérie de la zone Euro. Ces deux destinations des excédents d’épargne offrent l’avantage d’offrir avant 2007-08 des rendements très attractifs. Y. Varoufakis appelle ce mécanisme mis en oeuvre par les banques le « recyclage par beau temps ». Les épargnants (ménages et entreprises) du centre se laissent persuader par leurs banquiers  de placer leur argent dans des lieux qui paraissent à la fois sans risque et rémunérateurs. Les placements en périphérie de la zone Euro se révèlent en effet particulièrement intéressants avant 2008 parce que la BCE fixe un taux d’intérêt unique lié plutôt à l’état des économies du centre de l’Eurozone, alors qu’en périphérie l’inflation reste plus élevée qu’au centre. Il est donc intéressant d’emprunter à ce taux unique, relativement faible, pour profiter de l’inflation de la périphérie, et d’obtenir ainsi un taux d’intérêt réel faible sur son emprunt. Ce dernier mécanisme fonctionne plutôt bien et accélère la croissance par le crédit à bas coût dans la périphérie de la zone Euro au début des années 2000 (en donnant lieu cependant à des bulles immobilières en Espagne ou en Irlande par exemple).

Malheureusement, tout ce bel échafaudage s’écroule entre 2008 et 2010, parce que les investisseurs comprennent d’un coup la nature de l’illusion de croissance qu’ils avaient eux-mêmes créée par leurs prêts. Et, en racontant les différents soubresauts de la crise européennes, Y. Varoufakis souligne toute la faiblesse de la zone Euro . En effet, une fois que le « recyclage par beau temps » s’est arrêté subitement, cette dernière a été incapable d’inventer un « recyclage politique » pour pallier les effets de cet arrêt. Au contraire, on en est revenu pour rééquilibrer les flux commerciaux à la solution classique pour éviter une dévaluation  en régime de changes fixes, à savoir une austérité drastique dans les pays déficitaires de la périphérie (ce qu’on a appelé d’ailleurs la « dévaluation interne »), ce qui y a provoqué de profondes récessions et hausses du chômage. Surtout, les pays de la périphérie ont été forcés d’assumer seul la garantie des mauvais investissements faits chez eux par les banques du centre. Y. Varoufakis interprète ainsi le plan d’aide à la Grèce de mai 2010 comme un plan destiné à permettre aux banques français et allemandes de sortir sans trop de dommages de la nasse de leurs prêts hasardeux aux secteurs privé et public grecs, tout en faisant passer tout le fardeau aux contribuables grecs. Il se trouve que, comme le rapporte le journaliste de la Tribune Romaric Godin,  un journal allemand, le Handelsblatt, vient de rendre compte d’une étude universitaire allemande qui dit exactement la même chose. R. Godin fait d’ailleurs remarquer que le fait même que cela soit dit dans un journal allemand lié au patronat est en soi une nouvelle – puisqu’en fait, par ailleurs, le reste du monde financier l’a fort bien su dès le début. Le tour de passe-passe de 2010 qui a constitué à charger les Grecs de tous les maux pour dissimuler les fautes des grandes banques du centre de l’Eurozone (françaises et allemandes surtout) commence donc, comme toute vérité historique dérangeante, à ressortir en pleine lumière, y compris dans le pays où le mensonge a été le plus fortement proclamé par les autorités et reprise par les médias. Le drame pour l’Union européenne est qu’un tel mensonge – avec les conséquences dramatiques qui s’en suivies pour des millions d’Européens (les Grecs et quelques autres) – met en cause toute sa légitimité. A ce train-là, il nous faudra bientôt une commission « Vérité et réconciliation » pour sauver l’Europe. Nous en sommes cependant fort loin, puisque les principaux responsables de ce mensonge sont encore au pouvoir en Allemagne et puisqu’ils continuent à insister pour « la Grèce paye ».

De fait, c’est sur la description des affaires européennes que la tonalité des deux livres diffère. Le second livre prend en effet une tonalité plus tragique, plus littéraire, parce que Y. Varoufakis en devenant Ministre de l’économie a vécu directement les apories de la zone Euro qu’il avait repérées auparavant dans les travaux historiques et par ses propres réflexions sur la crise de zone Euro.  Du coup, la lecture de Et les faibles subissent ce qu’ils doivent? m’a fait penser au récit d’un maître zen qui aurait reçu pour la perfection de son éducation quelques bons coups de bâtons bien assénés par un autre maitre plus avancé sur le chemin de la sagesse, et qui aurait ainsi approfondi son état de clairvoyance.

L’absence de mécanisme européen de « recyclage politique des excédents » correspond ainsi à la prévalence des intérêts nationaux des pays dominants du centre de l’Eurozone, les fameux « pays créditeurs ». Le titre de l’ouvrage correspond à ce constat selon lequel que, derrière les institutions européennes qui officialisent l’égalité des États, tout le déroulement de la crise européenne depuis 2010 montre que la bonne vieille politique de puissance demeure intacte. Reprenant un passage de l’historien antique Thucydide, il souligne qu’un vainqueur peut imposer au vaincu des conditions de reddition honorables ou excessives. Or imposer une paix carthaginoise comme on dit mène en général à des suites fort désagréables au sein de l’État ainsi humilié, et finit en plus par relancer le conflit. Or, pour Y. Varoufakis, c’est tout à fait ce qu’ont fait les dirigeants européens depuis 2010 à l’encontre de son propre pays et des autres pays périphériques de l’Eurozone. Leur faire porter la responsabilité pleine et entière de la crise en lui donnant le nom fallacieux de « crise des dettes souveraines » sans jamais admettre les erreurs de jugement de leurs propres banques commerciales,  moins encore celles de la BCE et encore moins les défauts évidents de construction de la zone Euro envisagé sous cet angle du recyclage des excédents.

Le propos  de Y. Varoufakis souligne ainsi à longueur de pages l’ampleur des égoïsmes nationaux tout au long de la crise européenne et l’incapacité des dirigeants européens à comprendre la nécessité d’un mécanisme de recyclage politique des excédents pour pérenniser la zone Euro – alors même que les dirigeants américains essayent de leur signaler le problème. Même s’il précise explicitement que ce livre ne constitue pas un compte-rendu de son action comme Ministre de l’économie, il reste que Y. Varoufakis fournit au fil des chapitres de nombreux éléments tirés se son expérience ministérielle. Il souligne ainsi qu’il n’a jamais constaté de volonté de dialogue réel de la part des représentants des États créditeurs, du FMI ou de la BCE avec le premier gouvernement Tsipras. Il indique aussi que ce gouvernement n’a jamais été réellement aidé par celui de F. Hollande. Il a d’ailleurs  la dent particulièrement dure tout au long de l’ouvrage à l’encontre des politiciens français. Ces derniers ont en effet dès le milieu des années 1960 vu l’établissement d’une monnaie unique européenne comme le moyen de s’emparer du pouvoir monétaire allemand. Or, à ce jeu-là, ils ont surtout réussi à être prisonnier d’une zone Euro où ils ne décident pas grand chose tant cette dernière obéit dans sa construction même aux desiderata des autorités allemandes, et où, en plus, l’Allemagne industrielle ne cesse de l’emporter sur la France en voie de désindustrialisation. Les autorités allemandes ne sont pas épargnées non plus. Décrivant le déroulement de la crise européenne, Y. Varoufakis rappelle par exemple comment le Premier Ministre italien,  Mario Monti, a proposé en 2012 « l’Union bancaire » pour faire en sorte de séparer les comptes des États de ceux des banques situées sur leur territoire, et  comment les autorités allemandes qui l’avaient accepté se sont efforcés ensuite de vider la proposition de sa substance et donc de son efficacité (p. 249-254). En fait, à suivre Y. Varoufakis, il n’y a vraiment rien à sauver dans l’attitude des responsables des pays créditeurs face à la crise.

Or ce constat l’amène – quelque peu paradoxalement à mon sens – à soutenir une réforme de l’Union européenne afin d’y faire émerger un intérêt général européen d’essence démocratique. Le livre comprend ainsi le « Manifeste pour démocratiser l’Europe » (p. 369-382), qui se trouve à la base du mouvement Diem25, qu’il a fondé cette année. Une de ses conclusions se trouve en effet être que cette politique de puissance et d’intérêts nationaux plus ou moins avouables, qui opère en particulier dans le cénacle restreint de l’Eurogroupe, n’aurait pas été possible si une discussion démocratique ouverte à tous les citoyens européens concernés avait eu lieu à l’occasion de la crise, si les décisions au sein de l’Eurogroupe et du Conseil européen avaient été prises publiquement. Il n’aurait pas été possible en particulier dans une discussion ouverte aux citoyens de faire payer aux habitants les plus désavantagés des pays en crise le sauvetage des banques du centre de l’Eurozone. En effet, on ne s’étonnera pas qu’en tant que citoyen grec, l’économiste Y. Varoufakis soit particulièrement choqué, pour ne pas dire plus, par le choix d’une austérité drastique qui a surtout frappé les classes populaires et les classes moyennes de son pays. Il l’est cependant tout autant pour les Irlandais, les Espagnols, etc. Il souligne à juste titre que le fonctionnement actuel de l’Union européenne revient à traiter très différemment les gens selon leur État d’appartenance. Une démocratie européenne au sens fort du terme n’aurait pas accepté de tels écarts de traitement. Y. Varoufakis s’illusionne peut-être sur la capacité des démocraties nationales ou des fédérations démocratiques à répartir équitablement les charges et les avantages, mais il reste que l’Union européenne a fait à peu prés tout ce qu’il fallait pour démontrer son iniquité sur ce point tout en se prévalant de sa « solidarité ».

Le raisonnement de Y. Varoufakis me parait cependant terriblement contradictoire – ou utopique si l’on veut. En effet, dans tout l’ouvrage, il ne cesse de montrer que, depuis le milieu des années 1960, le cours des événements ne dépend que de la poursuite d’intérêts nationaux où le fort écrase le faible, où le rusé berne le moins rusé, que certains intérêts, obsessions ou faiblesses s’avèrent à y regarder de prés bien plus permanents qu’on ne pourrait le penser a priori (par exemple si l’on observe le rôle de la Bundesbank au fil des décennies d’après-guerre) et qu’ils savent se dissimuler derrière l’idée européenne, que la bureaucratie de l’UE n’a aucune autre ambition que de développer son pouvoir.  Or, en même temps qu’il établit ce florilège de bassesses, trahisons entre amis, vilénies et autres coups pendables entre alliés occidentaux, il prétend pouvoir rompre avec tout cela d’ici 2025. C’est en effet le sens de son mouvement Diem25.

Cette contradiction est particulièrement visible sur l’Euro. Il rend en effet hommage à Margaret Thatcher pour avoir vu dès le départ qu’il existait une incompatibilité entre la création de la zone Euro et le libre exercice de la démocratie nationale en son sein, il semble approuver les dirigeants britanniques qui ont réussi ensuite à ne pas tomber dans ce piège, et, en même temps, il ne propose pas de dissoudre cette même monnaie dont pourtant il passe tout un chapitre de son ouvrage à expliquer que son existence même éloigne au total les Européens les uns des autres (chapitre 6, Alchimistes à l’envers, p. 211-280). En fait, comme il l’a dit à plusieurs reprises dans la presse, Y. Varoufakis semble fermement convaincu que la dissolution de l’Euro aboutirait à une catastrophe économique d’une ampleur inimaginable et qu’il n’y a donc d’autre choix que de l’éviter. En conséquence, il ne reste qu’à bâtir d’urgence une démocratie européenne qui permettrait de supprimer les perversités actuelles que permet à certains puissants cette monnaie.

Comme politiste, je ne suis pas convaincu du tout  qu’on puisse sortir de la « dépendance au sentier » qui marque l’Union européenne et la zone Euro. Tout cela ne s’est pas (mal) construit ainsi par hasard.  Le fonctionnement de ces dernières correspondent à la fois à l’inexistence ou du moins à la faiblesse d’acteurs économiques ayant une base continentale (le « Grand capital » européen n’existe pas…contrairement au « Grand capital » allemand, français, grec, etc.) et à l’inexistence d’un électorat européen unifié. De fait, puisque toutes les élites nationales ne pensent qu’à leurs intérêts nationaux, qu’ils soient économiques ou électoraux,  la lecture de Y. Varoufakis inciterait plutôt à plaider pour qu’on arrête là les frais. Il faudrait d’ailleurs ajouter aux propos de Y. Varoufakis que l’actuelle politique d’argent gratuit menée par la BCE et l’énervement qu’elle provoque désormais chez certaines autorités allemandes confirment que l’absence presque totale de vision un peu européenne chez certains acteurs clé.

Quoi qu’il en soit, le livre de Y. Varoufakis mérite vraiment d’être lu par la profondeur historique qu’il propose au lecteur. Quoi qu’il advienne ensuite à l’Union européenne et à la zone Euro, il restera comme un témoignage sur la manière dont un internationaliste a essayé de sauver l’idée européenne.

Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme.

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  J’ai enfin trouvé le temps de lire l’ouvrage de Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles (Marseille: Agone, 2015). Je l’ai vraiment trouvé excellent, et, pour une fois, j’ai découvert quelqu’un que ses recherches rendaient encore plus pessimiste que moi sur l’avenir de l’Union européenne, ou tout du moins sur son avenir de gauche. La dernière phrase de la conclusion (voir plus bas) parait sans appel.

Que dit donc de si effrayant pour une personne de gauche Sylvain Laurens?

A travers une enquête empirique, à la fois historique (sur archives) et sociologique (par entretiens et observations, quantitative et qualitative), il établit clairement les liens structurels qui existent entre la bureaucratie communautaire (essentiellement les services de la Commission européenne) et le monde des entreprises privées. Il le fait en restant au plus prés d’acteurs bien spécifiques présents à Bruxelles : les lobbyistes au service de ces entreprises privées, qu’il appelle les « courtiers du capitalisme ». Ces personnes qui travaillent pour la représentation collective des entreprises au niveau européen (fédérations patronales, sociétés de service en lobbying, think tanks, etc.)  expliquent les règles du jeu communautaire au monde des entreprises et transmettent à la bureaucratie communautaire les attentes de ces dernières en les mettant en forme présentable au niveau communautaire. Contrairement à la vulgate reçue sur le lobbying comme influence unilatérale des entreprises privées sur l’administration communautaire, S. Laurens montre à la fois par un travail d’archives, par ses entretiens et par ses observations,  que la demande de la part de la bureaucratie communautaire d’une représentation européenne des entreprises d’un secteur économique donné se trouve à la source de la création même de l’intérêt patronal européen. Ce dernier n’alla jamais de soi, et il faut sans cesse que les « courtiers » qu’il étudie le créent et l’entretiennent. L’une des raisons de cette particularité tient au fait qu’au delà des différences nationales entre entreprises, patrons et types de représentation patronale concernés, les firmes sont en concurrence les unes avec les autres pour ce nouveau marché européen que la Commission entend créer. S. Laurens rappelle que créer un intérêt patronal commun entre entreprises concurrentes ne va pas de soi, et qu’un travail de courtage doit être effectué pour le faire exister. Au delà du rôle d’agrégateur de préférences que jouent les salariés des fédérations patronales européennes d’un secteur particulier, ces derniers font  valoir auprès des entreprises ainsi représentées un « capital bureaucratique » pour reprendre les termes de l’auteur, correspondant à leur connaissance fine des arcanes de la bureaucratie communautaire. Ce dernier permet in fine de faire passer dans le droit européen ce qui arrange le plus les entreprises tout en restant communautairement correct si j’ose dire. Ce « capital bureaucratique » des courtiers, qui est surtout constitué d’un sens du jeu qui se joue entre bureaucrates au sein même de la bureaucratie communautaire, justifie leur existence auprès des entreprises privées qui les financent, et elle leur permet donc de vivre de cette médiation. Bref, c’est à un démontage en règle de toute illusion d’une séparation réelle entre la bureaucratie européenne et les firmes que se livre S. Laurens.

Par ailleurs, S. Laurens montre bien que les entreprises, en particulier les plus grandes, sont devenues de plus en plus conscientes au fil des décennies que l’activité normative de la Commission peut déterminer leur avenir compétitif sur le marché européen (cf. par exemple le chapitre III, Le lobbying, un levier pour capter des ressources bureaucratiques utiles aux batailles économiques, p. 127-164). Elles investissent donc de plus en plus en lobbying, comme le montrent les chiffres compilés l’auteur, à raison des risques et opportunités que cette activité normative leur fait courir ou leur ouvre. De fait, l’ouvrage aurait pu s’appeler « Big is beautiful » : en effet, une des leçons à retenir de l’ouvrage, c’est moins le poids des entreprises en général ou des représentants du secteur privé en général, que le poids croissant du big business.  Lorsque la bureaucratie européenne demande l’aide des entreprises pour créer une norme européenne, ce sont surtout les grandes entreprises qui répondent présent, très souvent pour la période la plus récente à travers leur poids disproportionné dans les fédérations patronales du secteur concerné. La norme finalement choisie les favorise donc inévitablement. Plus on entre d’ailleurs dans les tréfonds des comités techniques, plus il semble que les grandes entreprises jouent un rôle essentiel (soit en propre, soit sous le déguisement d’une représentation nationale, soit sous celui d’une représentation sectorielle). Par cette action de lobbying, elles peuvent  ensuite mettre hors marché ou racheter leurs plus petits concurrents. Au tour suivant de re-définition de la norme européenne quelques années plus tard, les entreprises qui seront concernées dans un secteur donné se trouvent donc moins nombreuses et plus puissantes, et ainsi de suite, jusqu’à la formation d’oligopoles, comme dans le secteur de la chimie ou de la pharmacie. Ces chimistes et pharmaciens, comme par un heureux hasard, sont parmi les firmes les plus présentes et les plus dépensières à Bruxelles en matière de lobbying. Cet aspect de domination discrète via le processus d’agrégation des préférences et de normalisation communautaire du big business, européen ou intercontinental, contient aussi un aspect Est/Ouest dans la mesure où, non seulement les petites et moyennes entreprises sont victimes de ces mécanismes structurels liées au droit communautaire, mais où les entreprises des nouveaux entrants subissent un sort similaire d’un terrain de compétition que leurs concurrents mieux lotis réussissent à modifier au nom même de l’intérêt général européen, ceci faute de disposer des ressources des grandes firmes capitalistes de l’Ouest du continent ou des États-Unis permettant de mobiliser les courtiers du capitalisme .

S. Laurens note aussi que cette montée en puissance du big business s’accompagne dans les années récentes d’une scientifisation de la discussion autour des normes européennes. Comme cela a déjà été dit maintes fois d’ailleurs, la bureaucratie communautaire manque de ressources scientifiques pour fonder la norme qu’elle veut promouvoir. Elle tend donc à se reposer sur la science que financent les industries concernées.  Le chapitre VII, Une expertise savante au service des affaires : mobilisations patronales face à l’Agence chimique européenne (p. 369-404) constitue ainsi une magnifique illustration de ce rôle croissant d’une science, la toxicologie, financée directement (avec des instituts dédiés) ou indirectement (dans le monde universitaire proprement dit), par les entreprises chimiques concernées, dans la définition des normes européennes. Pour S. Laurens, il ne s’agit pas de corruption au sens journalistique du terme, mais de capture structurelle d’une discipline scientifique par les entreprises et par la bureaucratie communautaire. La description de la procédure d’enregistrement des substances chimiques par l’Agence chimique européenne, prévue par la Directive Reach, montre à quel point il ne peut en réalité rien se passer de désagréable à ce niveau pour les entreprises concernées, pourvu qu’elles respectent formellement les procédures. Au delà de la complexité du parcours d’une norme européenne, souvent remarquée par ailleurs, qui exclut déjà beaucoup d’acteurs sans ressources, cette scientifisation de la discussion autour des normes constitue l’un des éléments contemporains qui hausse démesurément la barre pour toute intervention d’un autre intérêt dans la régulation d’un secteur économique que celui des entreprises concernées: les représentants des consommateurs, les écologistes, etc. se haussent de plus en plus difficilement au niveau faute de ressources à faire valoir. L’application de la directive Reach constitue un exemple d’autant plus tragique que la bataille pour l’obtenir avait été très longue et compliquée, en particulier de la part des élus écologistes du Parlement européen, et de fait, à lire S. Laurens, on comprend qu’elle ne sert à rien pour ce qui concerne son but affiché de protection des populations contre la chimie toxique  – à part éventuellement aux grands acteurs de la chimie à tuer les petits!

En somme, comme le dit l’auteur dans sa phrase conclusive, « Tant que le libéralisme restera soluble dans les valeurs limites d’exposition [aux produits chimiques], les nanotechnologies et les normalisations techniques et tant que les combats sociaux resteront cantonnés aux arènes autorisés mais désertés du dialogue social européen, aucun véritable contre-pouvoir ne pourra enrayer cette clôture silencieuse du champ des possibles » (p. 415) La lecture du livre dans ce qu’elle apporte d’épaisseur concrète à la description des mécanismes structurels à l’œuvre depuis des décennies qui entrelacent une bureaucratie fédéraliste et le monde des (grandes) entreprises ne laisse effectivement entrevoir que cette conclusion. Elle permet aussi de remettre en perspective historique et sociale un scandale comme celui de Volkswagen et de ses tricheries sur les normes d’émission de CO2. Il devient du coup une illustration d’un état des lieux contemporains de l’Europe bien plus large.

On pourra cependant trouver ce livre un peu trop unilatéral. Cela tient sans doute au fait qu’il s’intéresse au cœur de métier historique de l’Union européenne, à savoir la constitution d’un marché commun des marchandises et des services. Il aurait été en somme bien étonnant que les entreprises, sollicitées par la bureaucratie communautaire, oublient qu’un marché ne va pas sans des normes qui le créent et qui donc déterminent largement les résultats à en attendre. Ce livre, appuyé sur la sociologie critique d’origine bourdieusienne et sur les travaux que cette dernière a inspiré sur l’objet européen sur les vingt dernières années, rejoint en fait, sans doute à son corps défendant, une analyse (« public choice ») à la Mancur Olson de l’économie politique européenne. En effet, à travers l’étude de terrain, S. Laurens rend bien compte du fait que l’établissement d’une norme européenne induit des bénéfices et des pertes à venir pour les entreprises concernées. Elles se mobilisent donc. Fort logiquement, dans le cadre d’un calcul olsonien, les plus grandes agissent plus, directement ou indirectement (via les fédérations), puisqu’elles voient mieux le bénéfice attendu. Elles emportent donc le plus souvent la bataille de la norme, et du coup elles deviennent encore plus importantes sur leur secteur. Les intérêts dispersés des petits acteurs économiques et du grand public sont perdants faute d’arriver à se mobiliser. Un critique « public choice » de la situation pointerait du doigt, comme S. Laurens le fait, l’existence d’une bureaucratie qui propose d’avoir une norme pour créer ou réguler le marché. En effet, pour un libéral de cette école, toute norme (de sécurité par exemple) constitue une manipulation étatique/corporative du vrai marché libre, où seule la concurrence décide de ce qui est bien ou mal (un produit toxique sera enlevé du marché après quelques décès de consommateurs, c’est tout!). De ce point de vue, S. Laurens montre donc incidemment que la Communauté économique européenne et ensuite l’Union européenne ne sont pas du tout libérales en ce sens. Elles veulent peut-être l’être, en interdisant les cartels et les ententes, qui constituent la limite à ne pas franchir pour une association patronale européenne (comme S. Laurens le rappelle par des exemples observés sur son terrain), mais, en pratique, elles ont été des machines bureaucratiques à concentrer le capital, à faire advenir au mieux des oligopoles, au pire des cartels. Il me semble qu’à ce point de la réflexion, nous manquons actuellement de vocabulaire. Faut-il créer  une nouvelle expression par exemple comme « Capitalisme monopoliste et scientiste d’Europe »(CMSE), calqué sur le vieux « Capitalisme monopoliste d’État »(CME) des économistes du PCF dans les années 1970? Comment rendre compte du fait que tout cela se produit largement par inadvertance, tout au moins au regard des bureaucrates européens ici interrogés (qui semblent bien se méfier d’être dupes des plus gros acteurs, mais le sont quand même au final), soit en large opposition avec l’idéologie officielle de la « concurrence libre et non faussée »?

Ne faut-il  pas alors dialectiser la situation pour la rendre moins unilatérale – et donc moins désespérante? En effet, une fois qu’une entreprise devient un monopole dans un secteur économique européen, il devient difficile aux bureaucrates européens de ne pas la remarquer, et surtout de ne pas remarquer la contradiction que son importance même implique dans le cadre de l’idéologie officielle de la concurrence. Les récentes procédures ouvertes par la Commission européenne contre Google – certes une firme nord-américaine – correspondent peut-être à cette logique dialectique, qui reproduirait à l’échelle européenne ce qui s’est déjà produit jadis à l’échelle nationale. En effet, que les entreprises se développent en synergie avec les bureaucraties d’État ne me parait guère un scoop pour qui connait un peu l’histoire économique et politique, mais il faut aussi noter qu’à trop grandir, une entreprise peut provoquer de l’hostilité à son égard et peut surtout se retrouver au centre de jeux politiques élargis à l’opinion publique générale (comment expliquer autrement les nationalisations de jadis, sinon justement par cette rupture de l’entre soi?) Peut-on imaginer quelque chose de semblable au niveau européen?  Est-ce si impossible pour une mobilisation trans-européenne de re-politiser le rôle d’une entreprise particulière? Le jour  apparemment pas si lointain où il n’y aura plus qu’une entreprise pharmaceutique en Europe, cela se verra, et ne manquera pas d’être discuté. On pourra lui demander par exemple à elle, et à elle seule, pourquoi si peu de nouveaux médicaments antibiotiques sont développés. Ou faut-il voir justement dans la volonté de créer un marché transatlantique un contre-feux à cette inévitable constat que les oligopoles dominent désormais le marché européen? Une façon de repousser encore plus loin le moment de vérité du capitalisme des trusts, comme on aurait dit jadis.

D’ici là c’est sûr l’Union européenne, c’est vraiment open bar pour le big business. Et le travail de S. Laurens ne saurait être ignoré par qui veut comprendre l’Union européenne.

Ces compromis qui tuent l’Europe (2)

(Version légèrement révisé le 14 juillet en milieu de journée.)

L’accord auxquels sont arrivés les dirigeants européens dans la nuit de dimanche à lundi constitue vraiment un pur chef d’œuvre. Il restera indéniablement dans les annales de l’histoire européenne. François Hollande a eu raison de le qualifier d’historique, il l’est d’évidence, une vraie pierre de Rosette de l’Euro. Tout est clair désormais. Pour sauver l’intégrité de la zone Euro, les dirigeants européens ont en effet choisi de piétiner toute raison économique et politique. Il suffit de lire l’accord dans sa version anglaise (qui, je suppose, est la version sur laquelle nos dirigeants ont négocié et qui m’a paru différer de la version française en quelques points qui peuvent être des erreurs de traduction) pour se rendre compte à quel point il constitue une négation de la démocratie souveraine de la Grèce, à quel point il n’est que diktat, à quel point il n’est que méfiance vis-à-vis des autorités grecques (cf. la première phrase : « The Euro Summit stresses the crucial need to rebuild trust with the Greek authorities as a pre-requisite for a possible future agreement on a new ESM programme. ») La mise sous tutelle de ce pays, tout au moins dans tout ce qui concerne sa vie économique et sociale, est évidente. Il y est écrit explicitement que, s’il n’y a pas de déblocage de fonds à la fin du processus engagé, cela sera entièrement la faute de la partie grecque (cf. le passage suivant : « The above-listed commitments are minimum requirements to start the negotiations with the Greek authorities. However, the Euro Summit made it clear that the start of negotiations does not preclude any final possible agreement on a new ESM programme, which will have to be based on a decision on the whole package (including financing needs, debt sustainability and possible bridge financing). », ce qui veut dire en clair que ce n’est pas parce que vous aurez fait tout cela au préalable que l’on vous donnera nécessairement de l’argent). Il ne manque à ce document que la nomination à Athènes d’un « Haut commissaire plénipotentiaire extraordinaire »  à la place de toutes les autorités légales du pays pour compléter le tableau. Cela reste juste un peu plus discret, « post-moderne » en somme, avec le retour prévu (la « normalisation » de leur situation selon le texte) des hauts fonctionnaires de la « Troïka » (les « Institutions ») dans les ministères grecs pour surveiller ce qui s’y passe (cf. la formule, [la Grèce s’engagera] « to fully normalize working methods with the Institutions, including the necessary work on the ground in Athens, to improve programme implementation and monitoring ») , et avec l’engagement de revoir toute la législation prise depuis le 20 février 2015 quand elle ne correspond pas à ce que les MoU (Memorandum of Understanding) précédents avaient prévu (cf. « With the exception of the humanitarian crisis bill, the Greek government will reexamine with a view to amending legislations that were introduced counter to the February 20 agreement by backtracking on previous programme commitments or identify clear compensatory equivalents for the vested rights that were subsequently created. »)  – clause  vexatoire pour Syriza et son Premier Ministre. En tout cas, il est désormais évident que, dans la zone Euro, certains sont vraiment plus égaux que d’autres. Ce texte ressemble à s’y méprendre à un document de capitulation, avec toute l’acrimonie que peut comporter un tel texte de la part des vainqueurs.

Sur le plan strictement économique, c’est à tout prendre du pur délire. Je n’ai pas lu pour le moment un commentaire à contenu économique qui ne souligne pas ce fait. Les dirigeants européens reprennent dans ce plan du 12 juillet 2015, qui constitue en fait les lignes directrices du troisième Memorandum et qui vise à ouvrir la voie à un prêt du MES (Mécanisme européen de stabilité), tout ce qui n’a pas marché jusque là et qui a mené la Grèce vers l’abîme, et, pour bien faire, ils en rajoutent une bonne pelletée. Tsipras lui-même l’a dit en sortant de la réunion lundi matin 13 juillet : « Cet accord est récessif ». Il espère certes que les fonds européens apportés pour investir en Grèce vont compenser cet effet. C’est illusoire bien sûr, parce que la détérioration de l’économie ira bien plus vite que le déblocage de ces fonds européens. La hausse immédiate de la TVA par exemple va plonger encore plus l’économie dans la récession. (Et va sans doute encourager la fraude fiscale!) Les choix de politique économique imposés à la Grèce restent donc inchangés, comme l’a dit clairement le spécialiste de l’Euro, Paul De Grauwe (dans un entretien donné à la Libre.be) : austérité, privatisations et réformes structurelles, le tout accompagné de prêts conditionnés surtout destinés à rembourser les prêts déjà consentis, et à sauver les banques privées grecques de la faillite (due entre autre au ralentissement économique qui a rendu beaucoup de leurs emprunteurs insolvables). Quant à la cagnotte des privatisations, évaluée à 50 milliards d’euros, c’est là encore une redite des plans précédents, un chiffre fétiche (pourquoi 50 et pas 25,  75 ou 100?). Le  montant a sans doute été choisi pour faire croire que les créanciers n’auraient rien de plus à prêter à la Grèce que ce qu’ils n’ont déjà prêté. Bien sûr, tous ces choix, à tout prendre délirants, dépendent de deux constantes inchangées : le maintien de la Grèce dans la zone Euro et le montant nominal de la dette grecque face à une économie diminuée d’un quart par rapport à 2010. Comme les dirigeants européens se sont mis d’accord pour ne rien changer sur ces deux points (cf. « The Euro Summit stresses that nominal haircuts on the debt cannot be undertaken. » suivi de « The Greek authorities reiterate their unequivocal commitment to honour their financial obligations to all their creditors fully and in a timely manner. ») , il ne reste plus qu’à continuer sur la lancée des plans précédents, qui ont si bien fonctionné. Et bien sûr c’est sûr, cette fois-ci, cela va bien marcher. (En dehors des aspects macroéconomiques, un tel accord va pousser encore plus de jeunes grecs à quitter le pays, ce qui aggravera à terme encore la situation économique et sociale de la Grèce.) Les difficultés  à rester dans les clous du Memorandum précédent sont d’ailleurs attribués explicitement et exclusivement dans le texte au relâchement de l’effort depuis un an, autrement dit au cycle électoral grec, et souligne même que les autres Européens ne sont pour rien dans la situation, bien au contraire, ils ont fait leur devoir et plus encore (cf. « There are serious concerns regarding the sustainability of Greek debt. This is due to the easing of policies during the last twelve months [sic, je souligne], which resulted in the recent deterioration in the domestic macroeconomic and financial environment. The Euro Summit recalls that the euro area Member States have, throughout the last few years, adopted a remarkable set of measures supporting Greece’s debt sustainability, which have smoothed Greece’s debt servicing path and reduced costs significantly. ») Là encore, je me demande encore comment Tsipras a pu donner son accord à un tel document, qui exonère les autres Européens de toute responsabilité dans la situation de la Grèce.

Sur le plan politique, la démonstration est en effet ainsi faite  à travers ce texte : un pays débiteur dans le cadre de la zone Euro n’a plus besoin d’organiser des élections libres et compétitives, et encore moins des référendums. Ces institutions démocratiques à l’occidentale s’avèrent même contre-productives pour le bonheur des populations dans ces pays, qui sont entièrement à la merci du bon-vouloir des pays créditeurs et des institutions européennes (Commission et surtout BCE) que ces derniers dominent, et qui n’ont qu’à attendre que l’austérité fasse son effet positif à moyen terme sans se plaindre. Les populations des pays débiteurs n’ont  d’ailleurs pas lieu de se plaindre vraiment puisqu’on les aide – il est même question d’aide humanitaire -, et, par ailleurs, elles n’ont sans doute que ce qu’elles méritent pour avoir de tout temps bien mal utilisé leur droit de vote, d’abord en élisant des dirigeants corrompus nationalistes, dispendieux et inefficaces jusqu’en janvier 2015, pour ensuite passer le relais à des rêveurs gauchistes, et pour avoir enfin voté courageusement bêtement lorsqu’on leur a demandé leur avis par une démagogie d’un autre temps. A ce compte-là, les Grecs étant au fond de grands enfants, il serait certes plus simple qu’ils ne votent plus, cela ferait des économies, éviterait toutes ces discussions oiseuses et éviterait de faire dérailler les beaux programmes de redressement conçus pour l’économie grecque. De toute façon, les autres pays membres de la zone Euro n’ont à ce stade besoin que d’un prête-nom, d’un fantoche, qui maintient l’illusion de la souveraineté. Quand on demande un pays de voter autant de lois dans les trois jours ou les dix jours (dont un code de procédure civile pour le 22 juillet, « the adoption of the Code of Civil Procedure, which is a major overhaul of procedures and arrangements for the civil justice system and can significantly accelerate the judicial process and reduce costs »), on fait d’évidence bien peu de cas de ses soit-disant législateurs – l’insulte est d’autant plus énorme que jamais cela ne se passerait ainsi au Bundestag ou encore moins au Parlement européen. Ce genre de mise sous le joug d’un pays par un autre s’est vu bien souvent dans l’histoire, et c’est d’ailleurs justement par la dette que certaines colonies françaises ont commencé à exister (comme la Tunisie si mes souvenirs sont exacts). L’Euroland vient donc par la déclaration du Conseil européen daté du 12 juillet 2015 (rendu publique le 13 au matin) de se doter de sa première colonie intérieure. Un Premier Ministre, soit disant d’extrême-gauche (?), vient ainsi de prouver au monde que, sous la ferme pression de ses pairs européens, il peut accepter un programme de la plus stricte orthodoxie néo-libérale. C’est du pur TINA – avec des détails tragi-comiques, comme cette obligation de légiférer  sur l’ouverture des magasins le dimanche. (C’est vrai que dans un pays touristique, le client devrait être roi en toute heure et en tout lieu.) A lire l’accord, on ne peut que penser que le résultat du référendum a vraiment été tenu pour rien, voire moins que rien. (Ou pire qu’il aurait donné l’envie aux autres dirigeants européens d’obliger Tsipras à se renier entièrement, y compris sur des points de détail.) Il a simplement accéléré les choses. De fait, si le gouvernement Tsipras avait signé avant et sans référendum, il aurait de toute façon eu à négocier cet automne un autre mémorandum. Simplement, avec le référendum, les choses sont allées directement à la négociation suivante. Et comme les autres dirigeants européens ne veulent rien changer à leurs recettes de « sauvetage » économique, on aurait de toute façon abouti au même résultat. Il n’y a donc pas grand chose à regretter, et en plus, l’épisode du référendum constitue un acquis pour la connaissance de l’Union européenne en général et de la zone Euro en particulier qui ne sera pas oublié.

Les premières  leçons de tout cela sont terribles.

Du point de vue économique, les gestionnaires actuels de l’Eurozone ne connaissent d’évidence qu’une seule potion pour régler les problèmes d’un pays. Si cette potion d’aventure ne marche pas, c’est la faute des dirigeants  nationaux concernés qui ne se la sont pas assez « appropriés », qui ont relâché l’effort. Elle ne peut que marcher, puisqu’elle a marché en Lettonie, Estonie, etc.  Le principe de « subsidiarité », qui supposerait au minimum une adaptation des politiques économiques européennes aux spécificités de chaque pays membre, est totalement mort et enterré.  Il n’existe qu’une one best way européenne, point barre. Cela ne peut que marcher.

Du point de vue politique, le dénouement de la nuit du 12 au 13 juillet 2015 montre que les dirigeants européens sont prêts à tout sacrifier au maintien de la zone Euro – enfin, à vrai dire, surtout le bonheur des autres – , et qu’ils ne comptent en même temps pour rien la légitimité du projet européen comme lieu de progrès démocratique, économique et social et comme moyen de pacifier les relations entre peuples européens. L’élection comme moyen de signaler un désarroi populaire n’a pas de valeur dans la zone Euro : les rapports de force entre États l’emportent sur toute considération démocratique de légitimité. Le résultat du référendum grec (61% de non à plus d’austérité) aurait dû aboutir au minimum à un début de réflexion sur une autre approche du problème grec, il n’en fut rien. Et je crois qu’il faudra un certain temps pour bien digérer ce fait politique, presque inédit à ma connaissance dans les annales de la vie démocratique des nations, surtout dans l’immédiateté du déni du résultat populaire par les élites concernées (aussi bien d’ailleurs en Grèce qu’ailleurs en Europe). Il n’y a même pas eu de « période de réflexion » comme il y en eut après les référendums français et néerlandais de 2005.

Par ailleurs, comme je l’ai dit plusieurs fois sur le présent blog, les investissements politiques dans l’Euro sont décidément tels qu’il est totalement impossible aux dirigeants européens de s’en passer. Les économistes auront beau montrer qu’il n’est pas rationnel de s’entêter dans cette mauvaise idée, cela ne sert absolument à rien. Dans le cas présent, ce sont d’après ce qu’on a pu savoir surtout les dirigeants français qui ont fait pression pour qu’une solution soit trouvée à tout prix – probablement les États-Unis ont aussi fait leur part plus discrètement pour des raisons géopolitiques et financières. En effet, le présent accord doit aussi être vu du côté des pays « créditeurs ». Les dirigeants allemands étaient sans doute sérieux dans leur menace de provoquer le Grexit. Le témoignage de l’ancien Ministre grec de l’Économie, Yanis Varoufakis, donné à un journal britannique, le NewStateman, va dans ce sens. De fait, il correspond bien à la tonalité du texte adopté par les dirigeants européens. Il apparait sans doute absurde  aux dirigeants allemands et à leurs proches alliés dans cette affaire de financer à fonds perdus un État comme la Grèce, d’où leur demande d’un alignement total de la Grèce sur leur idée de la bonne politique économique, d’où leur volonté de tirer le maximum de ressources de la Grèce elle-même en prévoyant le plus de privatisations possibles, d’où leur refus d’envisager la moindre annulation de dettes. En somme, il ne faut pas sous-estimer le fait que ces États créditeurs se trouvent eux aussi prisonniers de l’impasse que constitue l’Euro, et qu’ils y défendent ce qu’ils croient être leur meilleur intérêt – payer le moins possible.   Cependant, il faut souligner aussi que les derniers jours ont clairement fait apparaître la difficulté des États « créditeurs » à continuer la mascarade de l’Euro comme promesse d’une  Union politique à venir. En effet, ces États « créditeurs », dont bien sûr l’Allemagne, défendent aussi désormais publiquement leur idée d’un Euro sans aucune solidarité entre États. Il y a en somme désormais deux versions d’un « Euro intangible », celle des Français qui y voient encore le projet d’union politique de l’Europe et celle des Allemands et de leurs alliés qui n’y voient que le « super- Deutsche Mark » partagé entre les seuls États « sérieux » du continent européens, mais les deux s’accordent encore (pour l’instant) sur l’idée d’un Euro qui doit perdurer. L’illusion d’une concordance pourrait ne pas durer, sauf si la France se rallie pleinement à la version allemande- le choc risque d’être rude de ce côté-ci du Rhin: « L’Europe sociale n’aura pas lieu », et donc tout le projet socialiste français établi dans les années 1980 est caduc.

Pour les forces qui voudraient s’opposer aux règles et fonctionnements de l’Eurozone actuelle, la leçon grecque est difficile à accepter dans toute son horreur et dans toute son exigence. En pratique, il n’existe donc aucune sorte d’accommodements possibles, tout au moins dans le cadre d’un État « débiteur ». Pour reprendre la terminologie bien connue, « Voice » (la protestation) est inutile, il ne reste que « Loyalty » (la soumission silencieuse) ou « l’Exit » (la sortie). Les électeurs grecs ont tenté la voie de la protestation, et sont allés jusqu’à voter massivement non à un référendum. Cela n’a servi absolument à rien. Les autres électeurs ailleurs en Europe sont prévenus : il ne sert vraiment plus à rien d’aller voter sur ce genre d’enjeux, ou alors il faut voter pour des forces authentiquement décidés à en finir avec l’Euro. De fait, tout ce qui arrive aux Grecs et au parti qu’ils ont choisi pour les représenter en janvier dernier, Syriza, tient à leur illusion qu’il puisse y avoir une autre voie dans l’Euro. Le politiste Cas Mudde a raison de souligner qu’il ne peut pas y avoir d’euroscepticisme conséquent, ou de volonté de créer une « autre Europe », qui ne passe pas  d’abord par une sortie de la zone Euro. Cette dernière est en effet de par sa conception même, sans doute moins néo-libérale qu’ordo-libérale, et par la domination des États « créditeurs » qui s’y exerce incapable – y compris via la BCE – d’accepter d’autres options de politique économique que celles de l’austérité permanente. En fait, depuis l’adoption du TSCG et des autres mesures de contrainte budgétaire (« Six Pack », « Two Pack », etc.), il s’agissait déjà d’une évidence de papier, mais, désormais, la Grèce nous offre à son corps défendant un exercice en vraie grandeur de cette évidence – avec la BCE dans le rôle de l’exécuteur des basses œuvres de l’Eurogroupe, de bras séculier en quelque sorte. Le service de la dette publique et la stabilité de la monnaie comme réserve de valeur l’emportent décidément sur la volonté populaire, comme dirait le sociologue allemand Wolgang Streeck, qui décidément a bien cadré notre époque (cf. Du temps acheté. Paris : Gallimard, 2014).

Cela pose bien sûr un problème de cohérence : pour être sérieux face à l’Euro, il faudra désormais, non pas être gentiment réformiste et « européiste » comme le fut Tsipras (qui, rappelons-le, s’était présenté à la Présidence de la Commission lors des européennes de mai 2014 au nom du « Parti de la gauche européenne » [PGE] et sous le slogan éculé d’une « Autre Europe »), mais méchamment révolutionnaire et  « nationaliste ». Je doute que ce triste constat fasse les affaires de la (vraie) gauche européenne, et encore moins de la (vraie) gauche française.

Le FN, bientôt grand vainqueur des élections grecques?…

Depuis hier soir, les choses commencent de nouveau à se préciser très sérieusement en matière de rapports entre la démocratie et l’Union européenne. Ce lourd dossier risque de s’alourdir encore d’un nouvel épisode. La Banque centrale européenne a décidé de suspendre un de ses moyens de refinancement des banques grecques, puisque le nouveau gouvernement d’Alexis Tsipras n’entend pas poursuivre sur la voie des memoranda signés par ses prédécesseurs. Il y avait déjà eu il y a quelques jours la déclaration fort claire du Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, selon laquelle les règles européennes l’emportaient sur les demandes formulées par un peuple européen à travers sa démocratie nationale. Depuis hier soir, il devient évident qu’au delà des seules déclarations qu’il s’agit de faire pression sur le nouveau gouvernement grec pour qu’il accepte de revenir sur ses promesses de campagne, et pour qu’il continue à appliquer une politique d’austérité, dont même le (très gauchiste) Président des Etats-Unis, Barack Obama, a souligné récemment et publiquement la bêtise du point de vue économique.

Dans le cadre français, on commence donc à bien comprendre pourquoi le FN de Marine Le Pen avait tant apprécié la victoire électorale de l’extrême-gauche grecque. En effet, si la BCE, l’Allemagne de Mme Merkel et ses alliés, et la Commission européenne de J.C. Juncker, arrivent finalement à rendre nulles et sans effets toutes les promesses faites à leurs électeurs par les deux partis composant le nouveau gouvernement grec en menaçant la Grèce d’expulsion de la zone Euro, tous les partis souverainistes, nationalistes, europhobes, du continent tiendront là leur démonstration ultime par a+b qu’il n’y a vraiment rien du tout à attendre d’une Union européenne fâchée avec toute idée de démocratie nationale, du moins de démocratie nationale chez les Etats vassaux d’un centre formé par l’Allemagne et ses alliés. L’humiliation infligée au gouvernement Tsipras (y résisterait-il d’ailleurs?) éduquera certes les électeurs des autres pays tentés de se plaindre, dont bien sûr nos concitoyens. Cela montrera par ailleurs aux militants de l’extrême droite que les gauchistes comme A. Tsipras & Cie ne sont pas comme prévu à la hauteur de la situation, et que seuls des nationalistes (de droite), des « patriotes », sont prêts à aller à l’affrontement avec l’Union européenne au nom de la souveraineté du peuple. Quel magnifique résultat cela va être, vraiment. I’m so happy.

En outre, que le bloc des austéritaires gagne ou doive tout de même admettre  un compromis avec le nouveau gouvernement grec, toute cette affaire grecque continuera à constituer une démonstration sans fin que la « solidarité européenne »  ne reste au mieux (ou au pire?) qu’une réalité financière: chaque dirigeant européen autour de la table du Conseil européen est d’abord et avant tout le représentant de ses électeurs, et il s’avère incapable de prendre en compte les besoins et les souffrances des populations des autres pays de l’Union européenne. La Grèce constitue pourtant un cas d’école en la matière : tous les chiffres disponibles montrent que la situation sanitaire, économique et sociale de la population grecque est alarmante, que les évolutions depuis 2010  en la matière contredisent les promesses de bien-être faite dans les Traités européens aux peuples de l’Union européenne. Cependant, cet aspect de « bonheur national » (qui est d’ailleurs censé guider depuis peu les politiques publiques des pays de l’OCDE) ne joue vraiment aucun rôle dans le grand jeu en cours. Les bases sociopolitiques, émotionnelles, affectives, du « fédéralisme de la zone Euro », que d’aucuns (comme le groupe Eiffel) réclament comme la solution institutionnelle à la crise de l’Euro, semblent se défaire sous nos yeux à mesure que celle-ci avance. Certes, il existe aussi l’affirmation de courants d’opinion transnationaux de solidarité (en l’occurrence de soutien par une partie de la gauche européenne au gouvernement Tsipras et à ce qu’il représente), mais, pour l’heure, ces courants s’avèrent très minoritaires (pour ne pas dire plus) au niveau des gouvernements qui dominent l’Union européenne.

Et, là, je ne parle même pas de la possibilité que tout cela finisse par un « Grexit », une sortie contrainte de la Grèce de la zone Euro. Cela serait la démonstration que l’Euro n’est pas irréversible, juste une question de convenance, vraiment le début de la fin pour l’Euro et l’Union européenne. Vraiment un trop beau cadeau pour le FN et quelques autres.

Antoine Vauchez, Démocratiser l’Europe.

vauchezL’approche des élections européennes incite les auteurs à écrire et les éditeurs à publier des ouvrages d’intervention sur l’Europe. Notre excellent collègue Antoine Vauchez propose ainsi un petit livre incisif, intitulé Démocratiser l’Europe (Paris : Seuil, « La République des idées », février 2014, 98 p.). Ce dernier vise à rendre accessible à un large public ses travaux précédents et à en tirer les conclusions pratiques en terme de démocratisation de l’Union européenne.

A un lecteur pressé, le livre risque toutefois de n’apparaître  que comme une amplification du thème déjà bien connu, et un peu recuit il faut bien le dire, de l’ Union européenne comme « technocratie » – au sens plutôt classique du terme, à savoir comme prise du pouvoir à l’époque contemporaine par les techniciens de la vie collective contre les professionnels de l’élection que sont les hommes et femmes politiques. L’ouvrage souligne en effet que la crise économique en cours est venue couronner une tendance de longue période de la construction européenne : la centralité des trois institutions non élues qui agissent au nom de l’« intérêt général européen », à savoir la Commission européenne, la Banque centrale européenne, et la Cour de justice. En effet, tout le déroulement de la crise, qui a renforcé, d’abord en pratique puis en droit, leurs prérogatives, a illustré que ces dernières sont porteuses d’un projet politique commun de gouvernement par la raison (des élites) au delà des passions (des masses). L’indépendance qui est garantie par les Traités à ceux qui sont nommés pour les diriger et l’impossibilité pour les Etats (sauf impossible ou presque unanimité entre eux) de leur reprendre des prérogatives une fois celles-ci déléguées ou de contester leurs décisions sont les deux clés qui assurent la viabilité du projet. « Supra-électoral et supra-étatique, le mandat qu’évoquent la Cour, la Commission et la BCE s’appuie sur une technologie politique singulière : l’indépendance statutaire, véritable clé de voûte de la forme européenne de la légitimité politique. » (souligné par l’auteur, p.45) Ce mandat dispose par ailleurs de son idéologie propre, qu’il faut prendre au sérieux: « Inscrit dans un temps long qui échappe aux conjonctures électorales, le mandat qu’invoquent les ‘indépendantes’ se fonde sur la réalisation d’un ‘bien commun’ (prospérité, État de droit, etc.) à l’échelle du continent. (…) De même qu’au Moyen Age, juristes et glossateurs avaient progressivement détaché la figure de la ‘Couronne’ pour en faire un bien inaliénable et indisponible, de même l »Europe’ s’est construite hors d’atteinte de la volonté générale des peuples et des Etats, fussent-ils 6, 9, 12, 15 ou 28. »(p. 42) De plus, A. Vauchez fait très justement remarquer  que les institutions qui étaient censées « démocratiser l’Union », à savoir le Parlement européen élu à cette fin au suffrage universel après 1979 et le Conseil européen, créé dès 1974 et finalement inscrit dans le Traité de Lisbonne de 2007, se sont eux-mêmes adaptés à ce projet à la fois dans la forme juridique de leur expression et dans l’appel massif  à l’expertise pour compter dans ce jeu européen dominé par les acteurs présentés comme apolitiques des trois « indépendantes ». Par exemple, le Conseil européen a lui-même développé sa propre administration « indépendante » et « apolitique », le Secrétariat général du Conseil.

Par ailleurs, selon A. Vauchez, les « ‘indépendantes », qui prétendent simplement appliquer des décisions techniques au nom de l’intérêt général de l’Union et de ses populations, prennent des décisions éminemment politiques, puisqu’elles engagent en réalité les sociétés européennes dans des directions qui mériteraient plus ample discussion. Elles sont mues par des hommes, ou plus rarement des femmes, qui ont presque toujours une expérience politique, judiciaire ou administrative, acquise dans leurs nations respectives avant d’être nommé à ces postes prestigieux. On pourrait même dire en forçant le propos de l’auteur que, pour devenir Commissaire européen par exemple, il faut d’abord avoir su louvoyer avec l’irrationalité foncière des masses telle qu’elle s’exprime dans l’élection, et avoir ainsi gagné le droit auprès de ses pairs politiciens, qui vous cooptent, de finalement faire œuvre de raison à l’échelle continentale, tout en gardant un peu à l’esprit par ailleurs les contraintes de la déraison des peuples. Dans son chapitre 3, A. Vauchez explique bien que, pendant longtemps, les « indépendantes », en particulier la Cour de justice, ont pu agir sans que grand monde ne s’en aperçoive, elles opéraient sous une « cape d’invisibilité » (p. 62-63), or, aujourd’hui, avec la crise économique, c’est autre chose : quand la BCE dicte la politique économique souhaitable d’un État comme l’Italie (cf. la célèbre lettre d’août 2011 de la BCE au gouvernement Berlusconi)(p. 72), participe à la « troïka » au côté du FMI et de la Commission pour sauver les âmes perdues et prodigues (p. 74), ou encore quand la Commission possède désormais le droit de censurer toute la politique macroéconomique des Etats membres (avec le « Semestre européen »), il devient difficile d’ignorer le poids de ces décideurs sans mandats électifs (présents). « Au total, l’accroissement continu des compétences de la Banque centrale, tout comme des agences de régulation et de la Cour de justice, a produit un allongement sans précédent de la chaîne de délégation démocratique. En l’absence de toute possibilité de contrecarrer les décisions de ces institutions, la fiction d’une simple ‘délégation’ à des organes techniques, censée maintenir un lien hiérarchique entre le peuple européen souverain et les institutions européennes, n’apparaît plus que dans sa dimension négative de simulacre et de faux-semblant » (p. 74).

On l’aura compris pour A. Vauchez le pouvoir européen existe donc, il est désormais impossible de nier son existence, et il réside  essentiellement dans ce qu’il appelle les « indépendantes ». Bien des lecteurs n’y verront sans doute qu’une amélioration, à la fois sur le plan empirique et  sur la plan conceptuel, du discours anti-technocratique tenu à l’encontre de l’Union européenne depuis bien longtemps.  D’autres, comme moi-même, seront quelque peu étonnés de reconnaître dans les formulations de notre collègue  des thématiques bien connues des eurosceptiques,  britanniques en particulier – le complot des « illuminati » (ou des « jacobins ») contre les peuples libres n’existe certes pas pour A. Vauchez, mais, en tout cas, des gens bien placés semblent par la vertu des institutions présentes de l’Union en mesure d’agir en ce sens! La publication de ce texte dans la collection de la « République des idées », toujours dirigée par Pierre Rosanvallon, souligne en elle-même l’évolution de ce qui devient désormais dicible en France sur l’Union européenne – entre autres, parce que tout un courant de recherche vient à l’appui de ce qu’affirme ici très clairement et très efficacement A. Vauchez (cf. les notes de bas de page de l’ouvrage).

Contrairement à ce qu’on pourrait attendre à partir d’une telle analyse, A. Vauchez n’est toutefois pas un boutefeux proposant aux Français de sortir au plus vite de cet enfer de la (dé-)Raison technocratique. Il n’est pas non plus partisan de la sagesse historique qui tiendrait que,  s’il faut suspendre la vie démocratique des peuples pendant quelques décennies voire siècles pour faire l’Europe, cela en vaut la peine : après tout, si les rois de France avaient demandé avant de les rattacher à la Couronne leur avis à ceux qui devenaient leurs sujets par conquête, mariage et autre événement dynastique de l’époque, où en serions-nous? On ne fait pas l’Europe sans casser des démocraties, comme on ne fit pas la France sans quelques menus abus souvent bien oubliés aujourd’hui. On ironisera toutefois sur ce dernier point de vue en soulignant que même la très « poutinienne » Fédération de Russie fait mine de demander leur avis aux habitants de Crimée quand elle les absorbe à la mère-patrie. A. Vauchez écarte, au moins implicitement, ces deux conclusions possibles de son analyse, et c’est sans doute par là qu’il se détache de la critique « technocratique » habituelle.

Tenant pour acquis que les « indépendantes » gouvernent en fait l’Union européenne, que propose-t-il donc pour « démocratiser l’Europe »? D’abord  abandonner l’idée qu’on pourrait installer un pouvoir parlementaire au cœur du système pour le démocratiser. On a essayé de le faire depuis des décennies, cela n’a guère fonctionné. Il décrit ainsi dans son premier chapitre la « démocratie Potemkine » (p.11-32) auquel on a abouti à force de ne pas vouloir comprendre et reconnaître la place toute particulière des « indépendantes » dans la construction européenne.  Que faire alors? Selon A. Vauchez, il faut rendre possible la discussion publique des « mandats » des « indépendantes », du sens qu’elles donnent à ce dernier, des raisons des décisions prises sur la base de ces mandats. Il faudrait aussi que les parties prenantes de la société civile européenne soient représentées au sein même de ces institutions, par exemple en ayant des juges issus du syndicalisme au sein de la Cour de justice. Il faut enfin que les communautés savantes qui décrivent leur action arrêtent de les traiter avec une révérence ou une connivence parfois intéressée, et les soumettent à la critique (cf. « La fonction ‘eurosceptique’ des communautés savantes », p. 86-90).

Ces solutions paraitront bien timides à beaucoup, mais A. Vauchez souligne que ce sont les seules vraiment réalistes pour l’Union européenne telle qu’elle est. En effet, les 60 années de construction européenne, qui sont allées dans cette direction, ne peuvent pas être effacées d’un trait de plume, et a priori, les souverains officiels (à savoir les Etats membres) n’arriveront jamais à se mettre d’accord pour réviser complétement les Traités pour sortir du sentier institutionnel choisi jusque là – pour autant d’ailleurs que leurs dirigeants veuillent redonner ainsi le spectre au(x) peuple(s) européen(s)!  C’est une autre façon de dire qu’à juger par le passé, il est fort improbable que l’Union européenne actuelle accouche jamais d’une Fédération européenne (avec un gouvernement responsable devant un parlement, une banque centrale tout de même maîtrisable si nécessaire par le pouvoir politique de l’heure, et une justice constitutionnelle soumise en dernier ressort à la volonté souveraine du peuple).

Pour ce qui est de l’importance de la maîtrise au moins partielle des « indépendantes » par la discussion publique de leurs décisions, il me semble que le cours des événements donne partiellement raison à A. Vauchez, au moins pour la BCE. Cette dernière a déjà été obligée de faire preuve d’imagination pour sauver la zone Euro et pour se sauver elle-même (ce qui a été fait à l’été 2012 avec la création de l’OMT). Le procès BCE vs. Bundesbank devant la Cour constitutionnelle allemande peut aussi illustrer cette mise en discussion du mandat de la BCE. Par ailleurs, la polémique actuelle sur les risques de déflation au sein de la zone Euro confirme cette montée en puissance d’une mise en débat de ce que fait ou non la BCE, à la fois par les marchés  financiers et leurs représentants, par les Etats membres et par les sociétés civiles. On peut imaginer que se développe le même type de débat transnational pour les décisions de la Commission européenne et sans doute plus difficilement pour les jugements de la Cour de justice. De fait, la notion même d’« intérêt général européen », en ce qu’elle est abstraite, vide d’un sens précis, pourrait effectivement être remplie d’une autre façon que celle choisie actuellement. On peut douter par exemple que l’augmentation du taux de suicide ou de la mortalité infantile en Grèce fassent partie de l’intérêt général européen, sauf à considérer qu’il faut épurer le territoire de l’Union de ses éléments trop fainéants et improductifs pour avoir le droit de vivre et de se reproduire…

Même si l’on peut être séduit par la voie raisonnable proposée par A. Vauchez, il restera toutefois que, pour un certain nombre de décisions déjà prises par les « indépendantes » au nom de l’intérêt général européen, l’Union européenne n’offre pas de voie de réversibilité. En dehors même de toute considération d’équilibre sur les choix politiques ainsi définitivement institués (plutôt libéraux/libertaires tout de même), cela interroge sur la capacité de l’Union européenne à affronter des événements ou des circonstances totalement imprévues à ce jour. Les systèmes pré-démocratiques, absolutistes, auquel l’Union européenne finit par ressembler étrangement, avaient au moins le mérite de disposer à leur sommet d’un dirigeant autorisé si nécessaire à tout bousculer pour sauver le Royaume ou l’Empire. Avec l’Union européenne, personne n’est habilité à émettre d’oukases, ou d’acte de souveraineté au nom de l’intérêt général européen.  Sauf pour l’instant la BCE en matière monétaire. Peut-être le Conseil européen dans une large mesure comme on l’a vu au fil de la crise économique, a-t-il aussi une telle prérogative de fait. Mais cela peut-il suffire à traiter toutes les urgences? La crise actuelle avec la Russie me parait une belle illustration du problème ainsi posé.

Cédric Durand (dir.), En finir avec l’Europe.

durandJ’avais manqué ce printemps le livre dirigé par Cédric Durand, En finir avec l’Europe (Paris : La Fabrique, 2013, 150 p.), largement parce qu’il ne s’est presque pas trouvé dans les librairies lyonnaises où je m’entête à m’approvisionner. Fabien Escalona (un ancien de Science Po Grenoble) en a donné une fort bonne recension pour Non Fiction. Comme il le signale, le livre a donné lieu à une polémique entre Cédric Durand et Jacques Sapir. Ce dernier dans sa recension du livre sur son blog Russeurope reproche en effet à C. Durand dans sa conclusion (« Epilogue: face à la crise, face à l’Europe », p. 133-149) de vouloir se situer dans une approche qui ignorerait tout simplement l’Europe pour aller de l’avant dans les luttes sociales et politiques au niveau national en se donnant des objectifs forts et mobilisateurs (genre plein emploi assuré par l’État comme employeur de dernier ressort). Pour J. Sapir, il n’est pas possible de faire ainsi l’impasse sur la lutte pour la souveraineté nationale, qui ne doit pas être laissé aux forces réactionnaires si j’ose dire et surtout qui « commande » désormais au sens stratégique du terme toute possibilité d’une refonte des équilibres économiques et sociaux en vigueur. Cédric Durand lui a répondu, et J. Sapir a repris cette réponse dans son blog, en y ajoutant évidemment son commentaire.

Dans cette polémique, je pencherais plutôt pour la position de J. Sapir. En effet, toutes les contributions de l’ouvrage dirigé par Cédric Durand tendent à démontrer que l’Union européenne est par sa genèse, par ses institutions, par l’intention de ceux qui la dominent aujourd’hui, un organisme tout entier orienté en faveur des élites économiques, politiques et sociales,  au détriment de toute influence et participation de l’ordinaire des populations qu’elle assujettit. Cédric Durand et Razmig Keucheyan intitulent même leur propre contribution, « Un césarisme bureaucratique » (p. 89-113). Ils s’y inspirent de Gramsci pour affirmer que, dans la crise actuelle, « L’émergence d’un césarisme bureaucratique est la seule stratégie dont disposent les élites du continent  pour maintenir leur domination » (p.99). Comme les élites sont un peu dépassées tout de même par les événements en cours, qu’elles n’arrivent plus à justifier leurs choix face aux populations, et ne sont plus capables de leur apporter le bien-être promis, elles tendent de plus en plus à s’appuyer  sur les seules institutions imperméables aux protestations populaires, en particulier sur la Banque centrale européenne, pour préserver le statu quo, ou éventuellement forcer leur avantage. « Depuis son origine, le projet européen s’inscrit dans ce mouvement de mise à distance des peuples. Mais l’accélération brutale opérée depuis 2009 a radicalisé le processus : l’Union économique et monétaire est devenue un instrument de gestion autoritaire des contradictions économiques et sociales générées par la crise. » (p.111). Les deux auteurs pointent par ailleurs du doigt, non sans se contredire ainsi puisqu’ils soulignent le rôle des « pays créditeurs » (qui sont des démocraties), quelques lignes plus loin, le rôle du nouvel hégémon (national), l’Allemagne, au sein de cette crise. Avec de telles considérations, qui se retrouvent avec certes des variantes dans l’ensemble des contributions de l’ouvrage, on ne peut que s’étonner que le cri de ralliement proposé ne soit pas : « Indépendance, indépendance, liberté, liberté! », puisque c’est là un véritable esclavage bureaucratique qu’on nous décrit. On remarquera en passant que, dans ce même texte, Jurgen Habermas est exécuté (p.105) comme un zélote de l’Europe du grand capital et des puissants, alors même que le concept de « fédéralisme exécutif » que ce dernier a développé (cf. ses derniers textes parus en français) pour décrire l’évolution récente de l’Union européenne vont en substance dans le même sens que ce que dénoncent les deux auteurs, à savoir un éloignement à la faveur de la  crise de la décision européenne  des processus démocratiques ordinaires. (Idée qui est d’ailleurs généralement admise, voire parfois revendiquée par les acteurs concernés au nom de l’urgence à sauver le soldat Euro.)

Bref, on ne voit vraiment pas pourquoi un citoyen français qui lirait ce livre et qui croirait à ses analyses ne devrait pas en conclure que la première urgence  politique est de sortir de cet enfer anti-démocratique au plus vite. Si on m’explique qu’une structure auquel j’appartiens tend à négliger totalement mon avis, j’aurais tendance à vouloir en sortir au plus vite, mais bon… je dois être un peu un mauvais coucheur.

D’un point de vue plus immédiat, la critique de gauche que porte ce livre me semble désormais caduque dans ses perspectives. En effet, pour les prochaines années, dans la mesure où c’est « la Gauche » (tout au moins aux yeux de la majorité de l’opinion) avec le PS et ses alliés qui se trouve au pouvoir en France (depuis mai 2012), toute opposition radicale à l’Union européenne telle qu’elle est (ou plus généralement à la situation courante du pays) ne pourra sans doute avoir du succès (électoral) que sur le flanc droit de l’échiquier politique. Jacques Sapir a entièrement raison de ne pas vouloir laisser le souverainisme à la droite de la droite, mais, malheureusement, avec F. Hollande Président de la République et son plein engagement dans les logiques européennes depuis le lendemain de son élection (non-renégociation du TSCG), la critique ne peut désormais réussir (éventuellement) qu’à droite. Si la situation économique européenne devait finalement aboutir avant 2017 à la fin de la zone Euro, je prends le pari que la France redevenue ainsi « souveraine » se donnera dans la foulée à des forces de droite et d’extrême-droite qui auront su se rassembler autour de la Nation en danger (en faisant oublier tout engagement européiste précédent bien sûr…). Qui se souvient des derniers meetings de la campagne présidentielle de N. Sarkozy en 2012 avec leur mer de drapeaux tricolores peut avoir un avant-goût de ce qui nous attendrait dans cette éventualité : l’union de toutes les droites sur le dos de l’Europe serait du plus bel effet, avec la gauche « apatride » toute entière dans le rôle de bouc-émissaire. J’en ris jaune d’avance.

Pour en revenir à l’ouvrage dirigé par C. Durand, signalons comme F. Escalona, et surtout J. Sapir, qu’il a le mérite de donner accès en français à des analyses critiques de l’Union européenne publiées dans d’autres langues européennes. Les contributions de Stathis Kouvelakis, « La fin de l’européisme » (p. 49-58), et Costas Lapavitsas, « L’euro en crise ou la logique perverse de la monnaie unique » (p. 71-87) reprennent des analyses parues en anglais dans le livre collectif, Costas Lapavitsas et al., Crisis in the Eurozone (Londres : Verso, 2012). On trouvera aussi ici traduit un texte de Wolgang Streeck, « Les marchés et les peuples : capitalisme démocratique et intégration européenne » (p. 59-70), déjà paru lui aussi en anglais. Ce dernier se trouve en train de développer une théorie générale du capitalisme tardif (ou de la phase actuelle du capitalisme), dont il me parait intéressant que le lecteur français prenne connaissance. En effet, ce qui me parait le grand mérite de ce livre en général, en dehors même de son contenu et des ambitions politiques, c’est la volonté qui porte tous ces auteurs à vouloir penser les choses en grand, de se donner une image générale de la situation dans laquelle nous nous trouvons, de ne pas reculer devant l’idée d’une théorisation un peu générale de la situation. En ce sens, il faut grandement féliciter C. Durand, un économiste, de son initiative.

Chypre ou retour à la case départ…

[Post enrichi le lundi matin, 17 mars 2013]

Chypre, comme prévu depuis des mois et des mois, va donc être « aidé » par ses partenaires européens de la zone Euro par une de ces opérations géniales qui sont censées sauver la zone Euro (cf. le résumé par les Échos) . Je ne doute pas un seul instant de la volonté des Ministres de l’Eurogroupe de vouloir la sauver, mais je commence à trouver qu’ils ont vraiment l’art de prendre les mauvaises décisions. En effet, une des conditions de cette aide à ce petit pays, par ailleurs honorablement connu de la planète entière comme un paradis fiscal ensoleillé à la douceur de vivre enchanteresse, m’a fait blêmir quand j’en ai pris connaissance : en effet, les dépôts dans les banques chypriotes devraient subir si l’accord va à bon port une taxe de pas moins de 6,75% sur les comptes de moins de 100.000 euros, et une taxe de 9,9% sur les montants dépassant ce seuil. Paul Krugman a l’air de ne pas en croire ses yeux. Il y voit une invitation au bank run général en Europe du sud. On peut certes comprendre la logique comptable de cette décision de l’Eurogroupe qui évite de trop devoir prêter d’argent à Chypre et qui rend en principe la dette chypriote lourde mais soutenable, mais, pour ce qui est de l’image de l’Union européenne dans cette crise, c’est encore un désastre de plus… Non ho parole.

Il m’avait en effet semblé que toute une partie de l’action des autorités européennes depuis 2008 avait justement consisté à rassurer les déposants dans les banques européennes, à les assurer  qu’en tout état de cause, leur argent ne serait pas perdu en cas de difficulté économique de leur banque. L’Union européenne s’était même fendue d’une règle nouvelle tendant à homogénéiser le montant garanti par chaque État membre à un niveau de 100.000 euros, justement afin de rassurer les déposants (ordinaires) partout en Europe, afin d’éviter que ces derniers fuient leurs banques nationales considérées comme potentiellement insolvables et profitent de la liberté que leur offre par ailleurs l’Europe d’aller placer leurs dépôts dans les pays les plus sûrs. Comme tout étudiant en économie bancaire l’apprend (en principe), la nécessité d’une garantie étatique des dépôts (ou d’un équivalent privé appuyé sur garantie étatique) est l’une des leçons majeures de ce qui s’était (très mal) passé dans les années 1930, aux États-Unis en particulier. Si cette garantie n’existe pas ou si les déposants ordinaires doutent de cette garantie, c’est en cas de crainte (fondée ou infondée) du public d’un défaut bancaire, le bank run, la faillite par illiquidité assurée pour la plupart des banques, puisque tout le monde va vouloir retirer en même temps ses dépôts à vue.

Et, là, que fait l’Eurogroupe? Il négocie un plan avec les autorités chypriotes, où une taxe de 6,75% (certes remboursée en actions des banques chypriotes, mais accompagnée en plus d’un blocage des intérêts de ces mêmes dépôts) vient amputer les dépôts à vue de moins de 100.000 euros (c’est-à-dire d’un montant situé entre 1 centimes d’euros et 100.000 euros). Certes, on peut dire par légalisme que la garantie  des dépôts de moins de 100.000 euros en cas de faillite des banques n’a pas à jouer, puisque les banques chypriotes ne font pas faillite justement grâce à l’aide de l’Eurozone, et que le gouvernement chypriote « souverain » peut taxer tout ce qu’il veut pourvu que le parlement chypriote l’approuve, mais, du point de vue de n’importe quel déposant ordinaire dans un pays de la zone Euro, cela veut dire que l’Eurogroupe est prêt à accepter cela : une confiscation pure et simple de tout ou partie des avoirs les plus liquides de tout un chacun, y compris des plus pauvres, pourvu qu’il ait un compte dans une banque en difficulté. L’Italie avait recouru à une telle manœuvre en 1992 de taxation des dépôts bancaires, me semble-t-il, et à un niveau très faible (moins de 1%?) – et, seulement, pour des motifs strictement fiscaux. Je me souviens encore du sentiment d’injustice extrême des personnes qui avaient subi ce prélèvement, petit par comparaison à celui qui est proposé aujourd’hui. Une telle confiscation étatique sur la monnaie scripturaire met en doute toutes les certitudes sur la stabilité des règles élémentaires de la vie sociale que l’on peut avoir.  Je peux imaginer ce que cela peut donner à Chypre à un tel taux (6,75%) – surtout qu’en plus, le nouveau gouvernement chypriote leur avait, semble-t-il, promis que cela n’arriverait jamais.

Il parait en plus selon la presse internationale que cette mesure résulterait de la volonté des négociateurs chypriotes d’alléger ainsi la ponction sur les gros comptes (à l’origine plutôt douteuse) afin de préserver l’avenir de Chypre comme place de la finance internationale. Si cette explication se révèle exacte, honte sur les autres Ministres de l’Économie qui ont  accepté un tel calcul des actuelles autorités chypriotes.

D’une part, en avalisant une telle proposition, ils ont mis en danger l’ensemble de la crédibilité de la garantie à 100.000 euros dans l’Eurozone. Comme l’écrit la très conservatrice FAZ ce matin, « Die Garantie der EU für Bankeinlagen bis 100000 Euro ist das Papier nicht wert, auf dem sie steht. » [La garantie européenne des dépôts bancaires jusqu’à 100.000 euros ne vaut même pas le papier sur laquelle est écrite.] (FAZ, Holger Stelzner, analyse du 17/03/13). Les autorités européennes auront beau dire ensuite que Chypre est un « cas particulier » – c’est-à-dire implicitement un immonde repaire de voyous, gangsters et autres délinquants, il restera que des déposants qui ne sont pour rien dans cette situation parce qu’ils ne sont pas des financiers véreux, des voyous internationaux, ou des petits génies de l’évasion fiscale, seront taxés à 6,75%. Et cela va se savoir : Chypre est une ancienne colonie britannique,  la nouvelle va faire donc le tour du monde sans problèmes. Le plus drôle, c’est que les mêmes Ministres de l’économie discutent parallèlement d’Union bancaire après 2014, avec justement l’idée de rassurer tout le monde sur les dépôts. Eh bien, nous voilà rassurés… Il n’y aura donc que les imbéciles pour ne pas placer leur argent en Suisse, en Norvège, au Canada … En plus, pour ce qui est des gros dépôts, logiquement, ce qui restera après la ponction prévue (90%) va sans doute fuir à  grande vitesse électronique ailleurs – ce qui va sans doute contraindre  Chypre à établir une forme de contrôle des changes. L’île va se retrouver en dehors du « marché unique » européen, tout au moins du point de ses relations financières avec le reste de la zone Euro. La Présidente (britannique et libérale) de la Commission économique et monétaire  du Parlement européen, Sharon Bowles, n’y va pas par quatre chemins dans sa déclaration à la presse (extraits):

« This grabbing of ordinary depositors’ money is billed as a tax, so as to try and circumvent the EU’s deposit guarantee laws. It robs smaller investors of the protection they were promised. If this were a bank, they would be in court for mis-selling.

The lesson here is that the EU’s Single Market rules will be flouted when the Eurozone, ECB and IMF says so. At a time when many are greatly concerned that the creation of the ‘Banking Union’, giving the ECB unprecedented power, will demote the priorities of the Single Market, we see it here in action.

Deposit guarantees were brought in at a maximum harmonising level so that citizens across the EU would not have incentive to move funds from country to country. That has been blown apart. »

D’autre part, il m’échappe tout de même un peu que pas un de ces Ministres n’ait soulevé la question de justice évidente que cela pose, à savoir taxer y compris les tous petits dépôts – serait-ce alors que les 16 autres Ministres pensaient vraiment par devers eux que tous les détenteurs de compte courant à Chypre n’ont là que ce qu’ils méritent? Ou encore, « salauds de Chypriotes, vous allez tous en baver? » Et, puis, pas un de ces Ministres ne s’est demandé ce qu’il adviendrait des entreprises chypriotes non-financières (agricoles, artisanes, commerciales, industrielles, etc.) qui perdraient autant d’argent d’un coup? Cela reste mystérieux, pour moi en tout cas.

En outre, si vraiment le but du gouvernement chypriote actuel est de continuer à jouer le rôle de paradis fiscal au sein de la zone Euro, comment se fait-il qu’aucun Ministre de l’économie n’ait osé lui expliquer par a+b que le développement de son pays ne passerait désormais plus par là? Finita la commedia. La taxe sur les bénéfices des entreprises passe certes de 10% à 12,5%… mais, après tout, n’y avait-il pas là l’occasion de tuer un paradis fiscal? Je croyais que l’Union européenne était contre les paradis fiscaux… Un pays peut-il vivre principalement de l’évasion/optimisation fiscale  dans une communauté d’États qui se veulent solidaires?  N’aurait-il pas été alors plus légitime de faire faillite à toutes les banques chypriotes – dont le business model est visiblement dépassé! -, et de ne rembourser les dépôts jusqu’à 100.000 euros que des seuls résidents et sans doute un peu plus pour les entreprises locales non financières? Et exit le paradis fiscal! Cela aurait-il vraiment coûté plus cher aux autres Etats?

Quoiqu’il en soit, on peut encore espérer à cette heure, pour le respect des petits déposants qui n’y sont pour rien, à Chypre et ailleurs ensuite, que le Parlement chypriote rétablisse la protection des dépôts jusqu’à 100.000 euros en augmentant la taxation au dessus de 100.000 euros, mais il restera que l’Eurogroupe aura avalisé une telle décision funeste. C’est, en un sens, incompréhensible – du moins, si l’on suppose que les Européens ont un avenir commun à bâtir… , et pas seulement des comptes à régler.

Sans compter une panique générale possible des déposants dans toute l’Europe du sud…

Ps 1. Éditorial infâme de Bernard Guetta ce matin,  lundi 17 avril 2013, sur France-Inter qui n’insiste que sur le seul aspect des épargnants « russes » qui perdent des plumes dans l’accord… , et oublie totalement et volontairement l’aspect de mise en danger générale de la garantie des dépôts bancaires européens de moins de 100.000 euros.

Ps 2. Voir la synthèse de Jacques Sapir sur le sujet.

Ps 3. A mesure que les commentaires se font plus élaborés au fil des heures, tous les économistes, d’horizons très différents, semblent affligés par une telle décision, surtout sur les petits dépôts bancaires. Cf. Charles Wyplosz dans le genre sérieux et argumenté, et Georges Ugeux dans le genre plus à la Molière, « on nous vole, on nous spolie ». On risque la panique générale, il va suffire d’un rien pour qu’elle se déclenche ou pas. Il n’est pas clair non plus de savoir qui a voulu taxer les petits déposants… voir l’article du WSJ.  Il va y avoir du travail pour les historiens… personne ne voudra reconnaître son rôle dans cette décision grandiose, morale, et bienvenue.

Pacta sunt servanda? Du « Pacte budgétaire ».

Sauf événement totalement imprévu, la France va ratifier en l’état, sans y changer une virgule, le traité signé au printemps 2012 entre 25 Etats de l’Union européenne, le « Pacte budgétaire », alias le « Traité Merkozy » pour ses opposants, alias le TSCG (Traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance) pour lui donner son nom officiel, et, dans la foulée, se doter de sa propre « règle d’or » budgétaire à travers le vote d’une loi organique. Sauf surprise de toute dernière minute, cette fois-ci à l’échelle européenne, ce traité entrera en vigueur dans de brefs délais, car il n’est prévu qu’un nombre réduit d’États (12 au minimum) l’ayant ratifié parmi les signataires pour lui permettre de s’appliquer.

Les « économistes atterrés » ont exprimé leur opposition au traité, dans les termes les plus vifs, ce qui ne saurait étonner personne vu leurs interventions publiques précédentes. Une tribune a été publiée dans le Monde par un groupe d’économistes critiques recoupant largement les précédents. Même un Jean Pisany-Ferry semble exprimer quelques doutes sur la manœuvre économique en cours au niveau de l’Union européenne.

Je ne veux pas entrer ici dans la logique économique de ce Traité, mais dans les conséquences que ce dernier aurait pour le fonctionnement politique des Etats européens l’ayant ratifié. Ce Traité, qui n’a l’air de rien selon le Conseil constitutionnel, si on le prend au sérieux si j’ose dire, change tout de même radicalement la donne en matière de finances publiques agrégées. En effet, il affirme que, si on imagine un univers économique sans aucune perturbation conjoncturelle, l’État au sens large ne devrait faire presque aucun déficit : 0,5% de « déficit structurel » au maximum avec une dette publique de plus de 60% du PIB et 1% au maximum avec une dette publique de moins de 60% du PIB. On ne se trouve certes pas au déficit zéro, mais on s’en rapproche. Surtout, point qui a été beaucoup moins souligné par les médias et par les hommes politiques défendant le Traité, les Etats signataires se font obligation de réduire leur dette publique, si elle est supérieure à 60% du PIB, à marche forcée d’un vingtième  par an de la valeur de l’écart entre 60% et son niveau présent.

Imaginons que ce Traité s’applique vraiment. Comme ses partisans le disent justement, la France connaît de forts déficits publics depuis le début des années 1970 – fin de la période dite des « Trente Glorieuses ». On peut certes se prendre à rêver qu’à coup de réformes de la gouvernance européenne, un « miracle européen » se produise à compter de 2013, et que les pays de l’Union européenne, et tout particulièrement ceux de la zone Euro, connaissent de forts taux de croissance (au delà de 3% par an) à compter de 2014. L’application des termes du Traité sera indolore dans ce cas, il suffira de donner la priorité au désendettement des administrations publiques et de ne pas céder quand apparaîtra une « cagnotte » fiscale vu le boom économique.

On peut aussi se mettre à cauchemarder avec de très nombreux économistes en se disant qu’avec toute cette austérité mise en place en Europe, nous allons droit vers une dépression style années 1930 – si nous n’y sommes pas déjà en fait. Quand je lis par exemple que la Grèce pourrait  encore faire -5% (sic) sur son PIB en 2013 ou que la France entre doucement dans la récession comme en 2009, ce scénario du pire me parait probable. Or, dans ce cas, tout l’appareil de régulation des comptes publics bâtis depuis deux ans à l’échelle européenne (le TSCG, mais aussi le « Six Pack » et bientôt le « Two Pack »), va sans doute se trouver, au moins temporairement, caduc. En effet, il peut arriver un moment où, même les partis actuellement au pouvoir dans les Etats européens finissent par déclarer d’eux-mêmes la situation « exceptionnelle », et donc s’affranchissent de toutes ces règles de contrôle des dépenses publiques qu’ils ont approuvées depuis deux ans au nom de la conjoncture d’exception qu’ils auraient eux-mêmes contribué à créer par leurs choix malavisés. L’appel au secours du Premier Ministre grec actuel, Antonio Samaras, représente peut-être le début d’un retournement dans la perception de la situation. Le recul du gouvernement portugais devant la rue sur une mesure particulièrement impopulaire est peut-être un autre signe en ce sens.

Cependant, ces deux scénarios, le rose (bien improbable) et le noir (moins improbable) peuvent fort bien être remplacés par une sortie de crise toute en mollesse, avec une croissance très basse (entre 0 et 1% par an), mais ni nulle, ni négative – probablement tirée par une reprise économique ailleurs dans le monde. Je suppose que, dans ce cas de la médiocrité durable, le « Pacte budgétaire » s’applique à plein. Et, là, arrivent les difficultés politiques! Si année après année, il faut rembourser la dette publique accumulée depuis le début des années 1970, cela signifie avec une croissance très faible qu’il faudra couper vraiment dans les dépenses publiques et/ou augmenter les impôts, taxes, cotisations. Il y aura bien en effet un moment où les ajustements incrémentaux ne suffiront plus. On en arrivera alors à devoir faire des choix de société et/ou de grande politique. Depuis la période de la reconstruction après la Seconde Guerre Mondiale, les sociétés à l’ouest de l’Europe ont toujours fonctionné pacifiquement et démocratiquement, soit grâce à un partage des « fruits de la croissance », soit grâce à la souplesse que donnait l’augmentation de la dette publique ou de l’inflation quand il n’y avait plus de « fruits » à partager. Que se passe-t-il si le jeu démocratique devient visiblement, sans échappatoire par la dette ou l’inflation, « à somme nulle », voire « à somme négative »? Il n’est pas très difficile de parier que le jeu va se durcir. Il n’est pas très difficile non plus de prévoir que les groupes d’intérêts les plus entreprenants seront mieux servis dans la débandade générale que les citoyens non organisés ou les groupes d’intérêts un peu moins entreprenants. (Petite illustration sur le budget 2013 de la France : on augmente les impôts/cotisations/taxes des retraités, fumeurs, buveurs de bière inorganisés, et on maintient la TVA réduite dans la restauration… et ce n’est que le début…)

Or, en France, tout semble se passer comme si les hommes et femmes politiques qui vont voter le « Pacte budgétaire » n’avaient pas envisagé vraiment cette éventualité moyenne, médiocre, d’une longue stagnation, d’un régime économique quasi-stationnaire avec remboursement de la dette et sous-emploi de masse durablement élevé, pourtant le scénario gris le plus probable vu l’histoire économique récente du pays. Toute une partie du Parti socialiste semble en effet approuver ce texte uniquement pour des raisons de haute politique européenne, tout en pariant que le jeu européen aura changé avant d’avoir à faire les choix drastiques que ce Traité implique (par exemple, la diminution radicale du nombre de communes, de plus 36000 à 5000 tout au plus, la suppression plus généralement d’une bonne part des administrations locales et de leur personnel doublonnant). Idem à droite (par exemple, avec l’abandon de la dissuasion nucléaire, d’évidence trop chère pour un « pays en faillite », ou de la politique familiale universelle, reliquat d’un nationalisme démographique d’un autre âge).

Je soupçonne fort nos politiques de croire s’engager, comme d’habitude, sur un traité dont la France – cette grande Nation – respectera ce qu’elle voudra bien respecter. Ils sous-estiment peut-être que, cette fois-ci, ce sont les conditions générales de la concurrence politique nationale qui sont en train de changer.

Préparer l’avenir avec les recettes d’hier? Sur le « Final Report of the Future of Europe Group »

Le 17 septembre 2012 ont été rendus publics les résultats des réflexions  sur le « Futur de l’Europe » entre Ministres des Affaires de l’Autriche, de la Belgique, du Danemark, de la France, de l’Italie, de l’Allemagne, du Luxembourg, des Pays-Bas, de la Pologne et de l’Espagne. Ils sont présentés, de manière très positive comme il se doit, par Jean Quatremer sur son blog, ou de manière plus neutre par Euractiv. Le texte est disponible en anglais via le Ministère polonais des affaires étrangères ici. Comme on a pu l’apprendre, ce groupe de réflexion, lancé par le Ministre allemand des Affaires étrangères au niveau ministériel, n’a associé le Ministre français concerné que très tardivement dans ses travaux, soit après le changement de majorité en France, et il est fort probable que l’association de notre pays in extremis à ce texte ait surtout visé à ne pas donner le sentiment d’un désaccord franco-allemand sur l’avenir de l’Union européenne.

Comme il était logique, s’agissant d’un texte produit dans de telles circonstances,  économiquement difficiles pour l’Europe, par des Ministres des affaires étrangères, il traite essentiellement des problèmes de la zone Euro et de l’UEM d’une part, et de ceux de la Politique étrangère de l’Union d’autre part. On ne s’étonnera donc pas qu’ils proposent pour l’UEM d’aller dans le sens d’une plus grande intégration des politiques économiques et pour la Politique étrangère de même. Sur le fond, j’ai été frappé par la poursuite dans ce texte de la logique asymptotique qui caractérise l’Union européenne depuis qu’on a cru bon de rouvrir le chantier européen avec l’Acte Unique au milieu des années 1980. Ce que j’appelle logique asymptotique, c’est simplement souligner que l’on ne cesse depuis lors de se rapprocher du point de non-retour que serait le passage pur et simple à la (vraie) fédération européenne, moment de l’union parfaite toujours à venir.  Celle-ci est toujours évoquée en arrière-plan comme l’horizon indépassable de notre temps (pour paraphraser un autre horizon) depuis le projet Spinelli, mais ce rapprochement s’opère toujours à  vitesse fort réduite – à une vitesse finalement si réduite et surtout de manière si compliquée que cela rend l’issue fédérale improbable et qu’on pourrait soupçonner certains de trouver leur avantage dans ce provisoire qui dure.  Même face à la situation de crise économique majeure que nous connaissons, on retrouve cette formulation en conclusion du texte des Ministres:

« Finally, we also need to think (sic) about the long-term governance structures of the EU. At the end of a longer process, we need a streamlined and efficient system for the separation of powers in Europe which has full democratic legitimacy. For some members of the Group, this could include the following elements: a directly elected Commission President who appoints the members of his “European Government” himself, a European Parliament with the powers to initiate legislation and a second chamber for the member states. » (p. 8 du document)

Si on était cruel, on pourrait leur rétorquer qu’il serait bien  temps effectivement d’y penser… Quoi qu’il en soit de cet horizon fédéral innomé, les Ministres sont donc d’accord pour aller vers des modifications des fonctionnements européens dans le cadre des Traités actuels – ou en faisant éventuellement des modifications limitées de ces Traités -, mais en repoussant  de fait à plus tard (possible?) une remise à plat de tout ce système de « gouvernance » (le mot est des plus parlants!) qui permettrait d’établir une « full democratic legitimacy » (légitimité démocratique complète). Comme d’habitude, on continuera donc à attendre Godot-fédération. Ce n’est pas là l’urgence…

De cette prémisse qui mériterait ample discussion, il résulte que les Ministres proposent, soit de continuer sur la lancée des tendances institutionnelles de moyenne période déjà observables, soit de rouvrir des sentiers déjà explorés auparavant. Ils y ajoutent cependant à mon sens une (relative) nouveauté, déjà observable avec le « Pacte budgétaire »/TSCG/ »Traité Merkozy », à savoir une tendance à subvertir l’idée même d’Union européenne comme tout cohérent en remettant en cause la nécessité d’obtenir l’unanimité des Etats pour réviser les Traités.

Les tendances institutionnelles de moyenne période. Les Ministres identifient le renforcement de la légitimité démocratique et de l’accountability avec un accroissement du rôle du Parlement européen et des Parlements nationaux dans la décision européenne. Ils proposent d’ailleurs un renforcement de la coopération interparlementaire entre Parlement européen et Parlements nationaux, en particulier en ce qui concerne la coordination économique au sein de l’UEM, en créant un « comité conjoint permanent » entre les différents Parlements. Or cette tendance à associer les parlementaires à la décision européenne  me semble être à l’œuvre depuis au moins le Traité de Maastricht, et pourtant elle n’a en rien influé sur le sentiment des citoyens européens de ne pas avoir leur mot à dire sur cette même décision européenne. Il faudrait donc avoir le courage d’en conclure que ce n’est pas en « réseautant » encore plus les institutions européennes et nationales qu’on peut espérer que les citoyens se sentiront associés aux décisions européennes qui les concernent de plus en plus directement.

Dans leur domaine de prédilection, la politique étrangère, les Ministres nous proposent tout un plan grandiose et détaillé pour renforcer encore le rôle du Haut Représentant pour la Politique étrangère, en en faisant vraiment la tour de contrôle des rapports entre l’UE et le monde extérieur. Or, depuis que ce rôle institutionnel  a été créée dans les années 1990 avec J. M. Solana comme premier titulaire, on ne cesse de lui attribuer plus de pouvoirs formels et de le doter de services bureaucratiques ad hoc, mais il se trouve, qu’à chaque crise internationale majeure, les pays européens ont gardé  l’art de se diviser.  Plutôt que de « renforcer l’institution », il faudrait déjà oser nommer à ce poste quelqu’un qui ose « casser la baraque » si nécessaire. Les Ministres proposent par ailleurs de passer à long terme au vote à la majorité qualifiée dans le domaine de la politique étrangère de façon à ne pas être bloqué dans une initiative collective par le veto de l’un des pays, mais sont-ils bien conscients qu’en pratique, dans les affaires vraiment stratégiques, aucune « puissance » – puisque telle serait selon eux la vision de l’Union européenne du futur qu’ils promeuvent – ne peut se permettre d’avoir une « cinquième colonne » en son sein, alors qu’elle s’engage dans un rapport de force avec une autre puissance?

Les (presque) vieilles lunes. Constatant comme tout le monde le relatif affaiblissement de la Commission depuis le milieu des années 1990, les Ministres ressortent du placard la vieille idée de réduire la taille de la Commission pour donner à son travail plus d’efficacité, et, puisqu’on est incapable de la réduire (sauf à en discuter à terme…), on imagine un système de « senior Commissioners » et de « junior  Commissioners » sur le modèle du Cabinet britannique. Cela a déjà été évoqué parmi les réformes possibles, et, en pratique, c’est en fait déjà le cas, puisque certains Commissaires européens détiennent des responsabilités sur des secteurs bien plus importants que d’autres. Le problème de l’impuissance de la Commission n’est pas prioritairement dans sa structure décisionnelle ou dans son organisation interne, mais bien plutôt dans le fait que l’intérêt général européen qu’elle est censée incarner n’a pas reçu  de définition bien exaltante depuis quelques longues années. Ainsi il faut bien constater que l’intérêt général européen tel que le définissent les Ministres en matière de politique économique (p.4) reste des plus exaltants :

« But for certain key economic policy issues of particular relevance for sustainable economic growth and employment and the sustainability of the Eurozone we need the right mix of effective and binding coordination at European level and healthy competition of national systems ( je souligne ) and more effective ways of exchanging best practice. This concerns in particular the functioning of labour markets as well as the sustainability of pension systems. » (p. 4) Une saine compétition entre systèmes nationaux qui imitent leur meilleures pratiques, voilà qui est exaltant… Et l’idée d’unir les forces économiques européennes pour bâtir des champions mondiaux, est-ce que cela ne serait pas cela la vraie priorité?

Autre vieille lune : faire des élections européennes le moment de vérité démocratique de l’Union. Les Ministres proposent que chaque grand parti européen propose son candidat à la tête de la Commission à cette occasion. Celui qui arrive en tête devient Président de la Commission, et il s’appuie sur une majorité parlementaire au niveau du Parlement européen.  Fort bien, l’idée date au moins de Jacques Delors au milieu des années 1990.  Il se trouve qu’en 2009, J. M. Barroso était très officiellement le candidat du PPE au poste qu’il occupait depuis 2004. Personne, absolument personne, parmi les électeurs européens, ne semble alors s’en être aperçu, et avoir orienté son vote selon ce critère : pour ou contre le renouvellement de J. M. Barroso. Là encore, on s’étonne : comment peut-on imaginer sérieusement en 2012 que des élections qui ont fonctionné depuis 1979 avec une régularité d’horloge comme des « élections de second-ordre », essentiellement nationales, se transforment tout d’un coup en des-élections-vraiment-européennes? Les Ministres évoquent le fait de tenir les élections européennes le même jour (actuellement ce n’est effectivement pas le cas à cause des coutumes en la matière des uns et des autres) et d’attribuer un contingent de sièges de parlementaires européens sur des listes paneuropéenne (idée déjà approuvée par une motion du Parlement européen si je ne me trompe il y a quelques années). Cela ne saurait suffire. Si l’on veut changer le statut de ces élections aux yeux des électeurs européens, il faut complètement en changer la donne, sinon on sera comme d’habitude depuis 1979 dans le faux semblant.

Enfin, le pire pour la fin : l’intégration qui divise. Les Ministres proposent de faire beaucoup plus appel qu’on ne l’a fait jusqu’ici aux possibilités déjà ouvertes dans les Traités de faire de l’intégration à géométrie variable. La presse, en rendant compte des propositions, a ainsi surtout noté que les Ministres évoquaient une différentiation plus marquée des méthodes de décision lorsque celles-ci concernent la seule zone Euro. Ils évoquent ainsi le fait que seuls les parlementaires des pays de la zone Euro seraient consultés pour ce qui concerne les affaires de cette dernière. La proposition des Ministres en ce qui concerne les Traités  est la suivante :

« In an EU with 28 or more Member States, treaty reform will be more difficult.( Most members of the Group believe that both the adoption and the subsequent entry into force of treaty revisions (with the exception of enlargement) should be implemented by a super-qualified majority of the Member States and their population.)(nb. entre parenthèses, passage non approuvé par tous les Ministres présents). A large majority of member states should not be restrained of further advancing in integration due to either lack of political will or to significant delays in the ratification processes. A minimum threshold – representing a significant majority of European member states and citizens – should be established for the entry into force of amendments to the European treaties. They would be binding for those member states that have ratified them. » (p.8)

A première vue, d’un point de vue fédéraliste, on pourrait se féliciter de cette évolution, qui éviterait de s’engager à nouveau dans les contorsions juridiques que représente le TSCG. Ce dernier n’a pas été signé par les Britanniques et les Tchèques, mais il concerne en pratique tout le monde, et, à cause de deux refus, son contenu n’a pas pu être intégré directement dans les Traités. Cette disposition reviendrait à établir qu’il existe en Europe une volonté majoritaire qui l’emporte sur le droit de veto d’un État ou de plusieurs Etats. Cependant, avec cette possibilité ultérieure de différentiation du droit européen, on risque fort en pratique, soit de rendre encore plus compliquée qu’elle ne l’est déjà la « gouvernance européenne » à mesure que cette Europe à la carte va s’établir, soit d’aboutir à l’exclusion de facto de l’un ou l’autre membre. Il n’est bien sûr pas difficile de penser à la situation britannique. Il y a  quelque humour – si l’on a le sens de l’Histoire – à établir et diffuser en anglais seulement un texte sur l’avenir de l’Europe, texte qui risque fort de conduire  nos amis britanniques sinon vers la sortie, du moins sur le banc de  touche.

Au total, je doute que ce soit avec de telles grosses rustines qu’on maintienne l’espérance européenne à flots.

Le Batave plie, mais ne rompt pas.

Les élections anticipées du 12 septembre 2012 qui ont eu lieu au Pays-Bas ont donné lieu à des commentaires de la première heure soulignant la surprise que représentait la victoire des forces « pro-européennes », soit essentiellement le parti libéral du Premier Ministre sortant, Mark Rutte, le VVD, et le parti travailliste, le PvdA (membre du Parti socialiste européen), dirigé par Diederick Samsom, alors que les médias se seraient plutôt attendu à un succès des forces eurosceptiques (aux extrêmes droite et gauche du spectre politique). (Pour les résultats en français, voir l’excellent site de Laurent de Boissieu. ) Il est vrai que les sondages avaient évolué en ce sens dans les dernières semaines précédant le scrutin et que les médias avaient déjà rendu compte de ce retournement de situation, mais les articles un peu fouillés que les journalistes avaient produit sur la situation batave soulignaient tous que les électeurs néerlandais semblaient franchement exaspérés pour une raison ou pour une autre à l’égard de l’Europe.

Or il me semble que, contrairement à cette impression de surprise attendue puis déniée par les faits, cette élection aux Pays-Bas s’inscrit assez bien dans des logiques habituelles des élections contemporaines en Europe.

Premièrement, on se trouvait devant un cas typique de conflit entre partenaires de gouvernement. Le « Parti de la Liberté » (PVV) de Geert Wilders a retiré son soutien au gouvernement de coalition, dirigé par le libéral Marc Rutte au printemps dernier, à propos du financement d’un nouveau plan d’austérité, – gouvernement qu’il soutenait au Parlement sans y participer. Cette épreuve de force s’est mal terminée pour lui puisqu’il a perdu presque la moitié de ses députés (passant de 24 à 15 sur 150 dans la Chambre basse), en faisant passer son pourcentage d’électeurs de 15,4% à 10,1%. Le parti le plus extrémiste d’une coalition s’expose en effet à subir ce genre de déconvenues lorsqu’il prend l’initiative de rompre l’alliance : en effet, d’une part, ses électeurs les plus extrémistes auront déjà été troublés au moment de la signature de cette dernière de le voir transiger avec le diable, ils auront eu en plus le sentiment au fil des mois que le programme du parti n’était pas  complètement mis en œuvre dans les politiques publiques de la coalition gouvernementale, et, d’autre part, ses électeurs les plus modérés seront ensuite déçus de cette « irresponsabilité » et rejoindront sans doute le parti dominant de la coalition lors de l’élection anticipée. Ce genre d’écroulement du parti extrémiste de droite allié à la droite classique au gouvernement s’est déjà observé en Autriche de manière encore plus nette avec le FPÖ de J. Haider au début des années 2000. G. Wilders a sans doute cru se prémunir contre cet effet en n’entrant pas dans le gouvernement Rutte, mais en le soutenant seulement de l’extérieur (comme l’a fait avec un succès certain le DFP au Danemark avec les gouvernements conservateurs pendant la dernière décennie). Il reste qu’il aurait dû en tant que leader populiste à la base électorale fragile suivre la vieille leçon de Mussolini ou Hitler : la Présidence du gouvernement ou rien! Il serait resté dans l’opposition à la suite des élections de 2010 qui avaient été un triomphe pour lui, il serait sans doute aujourd’hui prêt à prendre le pouvoir… ou, en train d’attendre, que la coalition alternative explose…  Un grand bravo en tout cas à Marc Rutte pour sa tactique!

Deuxièmement, bien que l’Europe semble avoir été au centre des débats, cette élection batave semble témoigner de la capacité d’absorption du clivage européen par le plus classique clivage gauche/droite entre partis traditionnels. La métabolisation des affaires européennes semble avoir été d’autant plus grande que, d’après ce que j’ai pu en lire sous la plume des correspondants étrangers aux Pays-Bas, le chef du gouvernement sortant et son principal opposant travailliste ne se sont pas pour une fois privés de parler d’Europe. Le libéral M. Rutte a tenu une position « tchatchérienne », en soutenant le cours « austéritaire » tout en récusant le saut vers le fédéralisme qui se profile  et surtout des transferts financiers ultérieurs vers les fainéants de Grecs. Le travailliste D. Samsom s’est lui obligé à sauver le soldat hellène, et a appuyé (comme F. Hollande avant mai 2012…) sur la nécessité de la croissance en Europe et pas seulement de l’austérité. Bien que les commentateurs en aient beaucoup moins parlé, cette élection de 2012 voit aussi la suite de l’écroulement électoral du CDA, les chrétiens démocrates néerlandais : le grand parti du centre-droit est en train de devenir au fil des élections un petit parti du centre-droit : avec seulement 8,5% des voix, il passe en dessous du PVV qui, malgré son échec, reste à 10,1% des voix, surtout, c’est de loin le plus mauvais score du CDA.

Troisièmement, quand on conclut de la victoire des libéraux et des sociaux-démocrates, que les électeurs bataves ne sont pas majoritairement eurosceptiques, et qu’ils ont récusé les options extrémistes de Geert Wilders et du parti « socialiste » local (qui n’est pas membre du Parti socialiste européen), dirigé par Emile Roemer (SP), on va un peu vite en besogne. De fait, pratiquement tous les électeurs des Pays-Bas ont voté pour des partis soulignant que telle qu’elle fonctionne ou pourrait évoluer l’Union européenne n’est pas à la hauteur. Les électeurs n’ont sans doute pas voté pour le statu quo, en ce sens qu’ils ont été séduits par des discours eurosceptiques de droite ou de gauche, et, que, de ce fait, leurs choix sont allés dans des directions opposées.

Le vocabulaire en usage est en effet de plus en plus trompeur : si par « eurosceptique », on désigne le programme d’un parti qui veut remettre en cause l’existence même de l’Union européenne ou la présence de son pays au sein de l’Union, on trouvera peu de partis « eurosceptiques » ayant quelque poids électoral en Europe. Même vouloir sortir de la zone Euro ne peut être considéré comme eurosceptique en ce sens, puisqu’il est possible d’être membre de l’Union européenne sans être membre de la zone Euro, et qu’une discussion existe sur les conséquences qu’aurait la sortie d’un pays de la zone Euro pour ce dernier et l’UE et/ou sur celles de la fin de la zone Euro sur l’existence même de l’Union. Si par « eurosceptique », on désigne un parti ayant à son programme et en faisant état devant l’électorat des réticences sur l’orientation générale présente de l’Union européenne, on risque fort de se retrouver avec tous les partis un peu généralistes dans leur discours sur les bras. Dans le cas néerlandais, cela semble patent : la droite néerlandaise (VVD) veut une politique de droite en Europe, la gauche néerlandaise (PvdA) veut une politique de gauche en Europe. Lutter contre l’inflation ou lutter contre le chômage, telle est la (vieille) question opposant la droite et la gauche, n’est-elle pas en train de se transposer au niveau européen? Lutte-t-on contre le chômage en revenant aux saines logiques du marché libre ou bien par une utilisation des découvertes keynésiennes?

Enfin, ce qu’il faut encore souligner, c’est que le gouvernement, probablement dirigé à ce stade par le vainqueur Mark Rutte, qui a promis de ne pas payer un euro de plus pour la Grèce, sera obligé de suivre le mouvement si l’Allemagne et la France décident qu’il est impossible de laisser tomber le soldat hellène. Les Pays-Bas paieront leur écot comme les autres! Idem pour le fédéralisme au sein de la zone Euro si France et Allemagne trouvent un accord sur ce point. Les Pays-Bas y adhéreront volens nolens! Le leader travailliste, s’il participe au gouvernement, devra quant à lui accepter la ligne « austéritaire » en cours, comme notre cher FH le fait. Au total, les électeurs néerlandais auront donc entendu bien des paroles critiques contre le cours actuel de l’Union européenne lors de la campagne électorale, mais ils seront confrontés à un futur gouvernement qui sera bien obligé de suivre le mouvement général européen. Cela aussi n’est pas vraiment nouveau. C’est à la fois une chance et un problème récurrents pour l’intégration européenne : les grands partis historiques qui ont fait l’Europe gardent la main lors des dernières élections, mais ils sont systématiquement obligés de trahir leurs électeurs pour pouvoir continuer de faire fonctionner la machine. Tout cela tiendra tant qu’un électorat national ne basculera pas d’un coup pour un parti eurosceptique, et ne quittera pas sous sa direction le navire européen. A ce stade, c’est bien peu probable. Geert Wilders a peut-être cru que son heure était arrivé en réorientant son parti dans cette direction, mais il n’a pas été de taille à entraîner les Néerlandais vers ce qui apparaît de fait comme une « sécession » avec tous les risques que cela suppose.