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Yanis Varoufakis, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent?

img20160505_09434804.jpgLes affres financières de la Grèce sont en train de revenir par petites touches au premier plan de l’actualité. Le dernier livre en date de l’ancien Ministre de l’Économie du premier gouvernement Tsipras, l’économiste Yanis Vafoufakis, vient d’être traduit en français, et porte un titre plutôt énigmatique à première vue, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent? Comment l’Europe de l’austérité menace la stabilité du monde (Paris : Les liens qui libèrent, 2016, 437 p.). Il permet de les resituer dans un plus vaste horizon, et de comprendre comment on en est arrivé là.

J’avais lu le précédent ouvrage du même Y. Varoufakis traduit en français, Le Minotaure planétaire. L’ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial ( Paris : Éditions du cercle, 2015). La thématique des deux ouvrages se ressemble en fait très fortement. Dans les deux cas, il s’agit pour Y. Varoufakis d’expliquer que les maux contemporains de l’économie mondiale en général, et européenne en particulier, dépendent d’une maladie commencée dès le milieu des années 1960 lorsque les États-Unis ne furent plus capables de soutenir de leur puissance industrielle et commerciale le système de Bretton Woods. Pour le remplacer les dirigeants américains inventent, faute de mieux, entre 1971 (fin de la convertibilité-or du dollar) et 1979-1982 (hausse drastique du taux d’intérêt aux États-Unis) en passant par les deux  chocs pétroliers successifs (1974 et 1979) ce que Y. Varoufakis appelle le « Minotaure », soit un mécanisme de recyclage des excédents qui  permet aux États-Unis de maintenir leur suprématie politique sur le monde occidental en dépit même de leur affaiblissement industriel et commercial. En synthèse, les États-Unis continuent à accepter que leur marché intérieur reste grand ouvert aux  pays exportateurs d’Europe (l’Allemagne par exemple ) et d’Asie (le Japon et la Corée du sud, puis la Chine, par exemple), et donc d’avoir  en conséquence un fort déficit commercial avec ces derniers qu’ils payent en dollars, mais ils proposent en même temps, grâce à des taux d’intérêts élevés et grâce à leur marché financier immensément développé,  à tous ceux qui génèrent ainsi des excédents en dollars de les placer aux États-Unis, en particulier en titres du Trésor américain, en pratique la réserve ultime de valeur à l’échelle mondiale, ce qui permet  du coup à l’État américain d’avoir de manière presque permanente un déficit budgétaire conséquent. On retrouve le thème bien connu des « déficits jumeaux » de l’Amérique.  Les autorités américaines l’ont voulu pour protéger un temps encore leur hégémonie sur le monde occidental. De fait, ce recyclage des excédents, via un secteur  financier qui se développe aux États-Unis à due proportion, permettra d’assurer bon an mal an la croissance de l’économie mondiale jusqu’à la crise dite des « subprimes » en 2007-08. Les États-Unis jouent jusqu’à ce moment-là à la fois le rôle pour le monde de consommateur en dernier ressort et de placement en dernier ressort. Depuis lors, la situation est devenue fort incertaine : le « Minotaure » est mourant, mais rien ne semble vraiment le  remplacer comme moteur de l’économie mondiale.

Pour ce qui est du côté européen de ce vaste tableau de l’économie mondiale que dresse ainsi l’auteur, Y. Varoufakis montre à quel point les Européens, depuis les années 1960, furent en fait incapables d’adopter des solutions cohérentes à ce problème du recyclage des excédents. Sur la foi de travaux historiques, il rappelle ainsi que l’abandon du système de Bretton Woods par le Président Nixon le 15 août 1971 a dépendu largement de la mauvaise volonté préalable des Européens (dont le Général De Gaulle) à soutenir le cours du dollar en onces d’or. Une fois confrontés au nouveau régime de changes flottants décidé à Washington, ces mêmes Européens n’ont cessé de chercher une solution leur permettant de maintenir une parité fixe entre leurs monnaies. Malheureusement pour eux, ils ont toujours choisi des solutions qui se sont révélés irréalistes à terme, parce qu’ils n’ont jamais voulu créer un système de recyclage politique des excédents. En effet, dans la mesure où il existe des pays à la fois plus forts industriellement  et moins inflationnistes que les autres (en particulier, l’Allemagne à cause de la fixation anti-inflationniste de la Bundesbank et du compromis social-démocrate en vigueur outre-Rhin) et d’autre plus faibles industriellement et plus inflationnistes (en gros la France, l’Italie et le Royaume-Uni) un système de changes fixes se trouve pris entre deux maux, soit son éclatement à intervalles réguliers, soit une crise dépressive telle que la connaît la zone Euro depuis 2010. Des déficits commerciaux se creusent en effet inévitablement au profit du grand pays industriel peu inflationniste. Les pays déficitaires, dont la France, ont alors le choix entre dévaluer leur monnaie ou ne pas dévaluer. Si le pays concerné dévalue sa monnaie (au grand dam de ses politiciens et de ses classes supérieures), il regagne des parts de marché, mais il risque de connaître encore plus d’inflation. Pour ne pas dévaluer, la seule solution est de ralentir son économie, en augmentant ses taux d’intérêt et en adoptant des politiques d’austérité. C’est cette seconde solution qui l’a emportée au fil des années 1980-90, non sans crises d’ailleurs (comme celle de 1992), dans ce qui est devenu ensuite la zone Euro. Or l’existence de cette dernière, avec des parités irrévocables en son sein, provoque, d’une part, la possibilité pour la puissance industrielle centrale de conquérir désormais des parts de marché dans la périphérie sans risque de subite dévaluation et, d’autre part, l’apparition de ce fait de forts excédents d’épargne au sein du centre industriel. Ces excédents d’épargne, lié au fait qu’au centre on produit plus de valeur qu’on n’en consomme, sont recyclés par les banques du centre en placements, à la fois outre-Atlantique dans le « Minotaure » nord-américain et dans la périphérie de la zone Euro. Ces deux destinations des excédents d’épargne offrent l’avantage d’offrir avant 2007-08 des rendements très attractifs. Y. Varoufakis appelle ce mécanisme mis en oeuvre par les banques le « recyclage par beau temps ». Les épargnants (ménages et entreprises) du centre se laissent persuader par leurs banquiers  de placer leur argent dans des lieux qui paraissent à la fois sans risque et rémunérateurs. Les placements en périphérie de la zone Euro se révèlent en effet particulièrement intéressants avant 2008 parce que la BCE fixe un taux d’intérêt unique lié plutôt à l’état des économies du centre de l’Eurozone, alors qu’en périphérie l’inflation reste plus élevée qu’au centre. Il est donc intéressant d’emprunter à ce taux unique, relativement faible, pour profiter de l’inflation de la périphérie, et d’obtenir ainsi un taux d’intérêt réel faible sur son emprunt. Ce dernier mécanisme fonctionne plutôt bien et accélère la croissance par le crédit à bas coût dans la périphérie de la zone Euro au début des années 2000 (en donnant lieu cependant à des bulles immobilières en Espagne ou en Irlande par exemple).

Malheureusement, tout ce bel échafaudage s’écroule entre 2008 et 2010, parce que les investisseurs comprennent d’un coup la nature de l’illusion de croissance qu’ils avaient eux-mêmes créée par leurs prêts. Et, en racontant les différents soubresauts de la crise européennes, Y. Varoufakis souligne toute la faiblesse de la zone Euro . En effet, une fois que le « recyclage par beau temps » s’est arrêté subitement, cette dernière a été incapable d’inventer un « recyclage politique » pour pallier les effets de cet arrêt. Au contraire, on en est revenu pour rééquilibrer les flux commerciaux à la solution classique pour éviter une dévaluation  en régime de changes fixes, à savoir une austérité drastique dans les pays déficitaires de la périphérie (ce qu’on a appelé d’ailleurs la « dévaluation interne »), ce qui y a provoqué de profondes récessions et hausses du chômage. Surtout, les pays de la périphérie ont été forcés d’assumer seul la garantie des mauvais investissements faits chez eux par les banques du centre. Y. Varoufakis interprète ainsi le plan d’aide à la Grèce de mai 2010 comme un plan destiné à permettre aux banques français et allemandes de sortir sans trop de dommages de la nasse de leurs prêts hasardeux aux secteurs privé et public grecs, tout en faisant passer tout le fardeau aux contribuables grecs. Il se trouve que, comme le rapporte le journaliste de la Tribune Romaric Godin,  un journal allemand, le Handelsblatt, vient de rendre compte d’une étude universitaire allemande qui dit exactement la même chose. R. Godin fait d’ailleurs remarquer que le fait même que cela soit dit dans un journal allemand lié au patronat est en soi une nouvelle – puisqu’en fait, par ailleurs, le reste du monde financier l’a fort bien su dès le début. Le tour de passe-passe de 2010 qui a constitué à charger les Grecs de tous les maux pour dissimuler les fautes des grandes banques du centre de l’Eurozone (françaises et allemandes surtout) commence donc, comme toute vérité historique dérangeante, à ressortir en pleine lumière, y compris dans le pays où le mensonge a été le plus fortement proclamé par les autorités et reprise par les médias. Le drame pour l’Union européenne est qu’un tel mensonge – avec les conséquences dramatiques qui s’en suivies pour des millions d’Européens (les Grecs et quelques autres) – met en cause toute sa légitimité. A ce train-là, il nous faudra bientôt une commission « Vérité et réconciliation » pour sauver l’Europe. Nous en sommes cependant fort loin, puisque les principaux responsables de ce mensonge sont encore au pouvoir en Allemagne et puisqu’ils continuent à insister pour « la Grèce paye ».

De fait, c’est sur la description des affaires européennes que la tonalité des deux livres diffère. Le second livre prend en effet une tonalité plus tragique, plus littéraire, parce que Y. Varoufakis en devenant Ministre de l’économie a vécu directement les apories de la zone Euro qu’il avait repérées auparavant dans les travaux historiques et par ses propres réflexions sur la crise de zone Euro.  Du coup, la lecture de Et les faibles subissent ce qu’ils doivent? m’a fait penser au récit d’un maître zen qui aurait reçu pour la perfection de son éducation quelques bons coups de bâtons bien assénés par un autre maitre plus avancé sur le chemin de la sagesse, et qui aurait ainsi approfondi son état de clairvoyance.

L’absence de mécanisme européen de « recyclage politique des excédents » correspond ainsi à la prévalence des intérêts nationaux des pays dominants du centre de l’Eurozone, les fameux « pays créditeurs ». Le titre de l’ouvrage correspond à ce constat selon lequel que, derrière les institutions européennes qui officialisent l’égalité des États, tout le déroulement de la crise européenne depuis 2010 montre que la bonne vieille politique de puissance demeure intacte. Reprenant un passage de l’historien antique Thucydide, il souligne qu’un vainqueur peut imposer au vaincu des conditions de reddition honorables ou excessives. Or imposer une paix carthaginoise comme on dit mène en général à des suites fort désagréables au sein de l’État ainsi humilié, et finit en plus par relancer le conflit. Or, pour Y. Varoufakis, c’est tout à fait ce qu’ont fait les dirigeants européens depuis 2010 à l’encontre de son propre pays et des autres pays périphériques de l’Eurozone. Leur faire porter la responsabilité pleine et entière de la crise en lui donnant le nom fallacieux de « crise des dettes souveraines » sans jamais admettre les erreurs de jugement de leurs propres banques commerciales,  moins encore celles de la BCE et encore moins les défauts évidents de construction de la zone Euro envisagé sous cet angle du recyclage des excédents.

Le propos  de Y. Varoufakis souligne ainsi à longueur de pages l’ampleur des égoïsmes nationaux tout au long de la crise européenne et l’incapacité des dirigeants européens à comprendre la nécessité d’un mécanisme de recyclage politique des excédents pour pérenniser la zone Euro – alors même que les dirigeants américains essayent de leur signaler le problème. Même s’il précise explicitement que ce livre ne constitue pas un compte-rendu de son action comme Ministre de l’économie, il reste que Y. Varoufakis fournit au fil des chapitres de nombreux éléments tirés se son expérience ministérielle. Il souligne ainsi qu’il n’a jamais constaté de volonté de dialogue réel de la part des représentants des États créditeurs, du FMI ou de la BCE avec le premier gouvernement Tsipras. Il indique aussi que ce gouvernement n’a jamais été réellement aidé par celui de F. Hollande. Il a d’ailleurs  la dent particulièrement dure tout au long de l’ouvrage à l’encontre des politiciens français. Ces derniers ont en effet dès le milieu des années 1960 vu l’établissement d’une monnaie unique européenne comme le moyen de s’emparer du pouvoir monétaire allemand. Or, à ce jeu-là, ils ont surtout réussi à être prisonnier d’une zone Euro où ils ne décident pas grand chose tant cette dernière obéit dans sa construction même aux desiderata des autorités allemandes, et où, en plus, l’Allemagne industrielle ne cesse de l’emporter sur la France en voie de désindustrialisation. Les autorités allemandes ne sont pas épargnées non plus. Décrivant le déroulement de la crise européenne, Y. Varoufakis rappelle par exemple comment le Premier Ministre italien,  Mario Monti, a proposé en 2012 « l’Union bancaire » pour faire en sorte de séparer les comptes des États de ceux des banques situées sur leur territoire, et  comment les autorités allemandes qui l’avaient accepté se sont efforcés ensuite de vider la proposition de sa substance et donc de son efficacité (p. 249-254). En fait, à suivre Y. Varoufakis, il n’y a vraiment rien à sauver dans l’attitude des responsables des pays créditeurs face à la crise.

Or ce constat l’amène – quelque peu paradoxalement à mon sens – à soutenir une réforme de l’Union européenne afin d’y faire émerger un intérêt général européen d’essence démocratique. Le livre comprend ainsi le « Manifeste pour démocratiser l’Europe » (p. 369-382), qui se trouve à la base du mouvement Diem25, qu’il a fondé cette année. Une de ses conclusions se trouve en effet être que cette politique de puissance et d’intérêts nationaux plus ou moins avouables, qui opère en particulier dans le cénacle restreint de l’Eurogroupe, n’aurait pas été possible si une discussion démocratique ouverte à tous les citoyens européens concernés avait eu lieu à l’occasion de la crise, si les décisions au sein de l’Eurogroupe et du Conseil européen avaient été prises publiquement. Il n’aurait pas été possible en particulier dans une discussion ouverte aux citoyens de faire payer aux habitants les plus désavantagés des pays en crise le sauvetage des banques du centre de l’Eurozone. En effet, on ne s’étonnera pas qu’en tant que citoyen grec, l’économiste Y. Varoufakis soit particulièrement choqué, pour ne pas dire plus, par le choix d’une austérité drastique qui a surtout frappé les classes populaires et les classes moyennes de son pays. Il l’est cependant tout autant pour les Irlandais, les Espagnols, etc. Il souligne à juste titre que le fonctionnement actuel de l’Union européenne revient à traiter très différemment les gens selon leur État d’appartenance. Une démocratie européenne au sens fort du terme n’aurait pas accepté de tels écarts de traitement. Y. Varoufakis s’illusionne peut-être sur la capacité des démocraties nationales ou des fédérations démocratiques à répartir équitablement les charges et les avantages, mais il reste que l’Union européenne a fait à peu prés tout ce qu’il fallait pour démontrer son iniquité sur ce point tout en se prévalant de sa « solidarité ».

Le raisonnement de Y. Varoufakis me parait cependant terriblement contradictoire – ou utopique si l’on veut. En effet, dans tout l’ouvrage, il ne cesse de montrer que, depuis le milieu des années 1960, le cours des événements ne dépend que de la poursuite d’intérêts nationaux où le fort écrase le faible, où le rusé berne le moins rusé, que certains intérêts, obsessions ou faiblesses s’avèrent à y regarder de prés bien plus permanents qu’on ne pourrait le penser a priori (par exemple si l’on observe le rôle de la Bundesbank au fil des décennies d’après-guerre) et qu’ils savent se dissimuler derrière l’idée européenne, que la bureaucratie de l’UE n’a aucune autre ambition que de développer son pouvoir.  Or, en même temps qu’il établit ce florilège de bassesses, trahisons entre amis, vilénies et autres coups pendables entre alliés occidentaux, il prétend pouvoir rompre avec tout cela d’ici 2025. C’est en effet le sens de son mouvement Diem25.

Cette contradiction est particulièrement visible sur l’Euro. Il rend en effet hommage à Margaret Thatcher pour avoir vu dès le départ qu’il existait une incompatibilité entre la création de la zone Euro et le libre exercice de la démocratie nationale en son sein, il semble approuver les dirigeants britanniques qui ont réussi ensuite à ne pas tomber dans ce piège, et, en même temps, il ne propose pas de dissoudre cette même monnaie dont pourtant il passe tout un chapitre de son ouvrage à expliquer que son existence même éloigne au total les Européens les uns des autres (chapitre 6, Alchimistes à l’envers, p. 211-280). En fait, comme il l’a dit à plusieurs reprises dans la presse, Y. Varoufakis semble fermement convaincu que la dissolution de l’Euro aboutirait à une catastrophe économique d’une ampleur inimaginable et qu’il n’y a donc d’autre choix que de l’éviter. En conséquence, il ne reste qu’à bâtir d’urgence une démocratie européenne qui permettrait de supprimer les perversités actuelles que permet à certains puissants cette monnaie.

Comme politiste, je ne suis pas convaincu du tout  qu’on puisse sortir de la « dépendance au sentier » qui marque l’Union européenne et la zone Euro. Tout cela ne s’est pas (mal) construit ainsi par hasard.  Le fonctionnement de ces dernières correspondent à la fois à l’inexistence ou du moins à la faiblesse d’acteurs économiques ayant une base continentale (le « Grand capital » européen n’existe pas…contrairement au « Grand capital » allemand, français, grec, etc.) et à l’inexistence d’un électorat européen unifié. De fait, puisque toutes les élites nationales ne pensent qu’à leurs intérêts nationaux, qu’ils soient économiques ou électoraux,  la lecture de Y. Varoufakis inciterait plutôt à plaider pour qu’on arrête là les frais. Il faudrait d’ailleurs ajouter aux propos de Y. Varoufakis que l’actuelle politique d’argent gratuit menée par la BCE et l’énervement qu’elle provoque désormais chez certaines autorités allemandes confirment que l’absence presque totale de vision un peu européenne chez certains acteurs clé.

Quoi qu’il en soit, le livre de Y. Varoufakis mérite vraiment d’être lu par la profondeur historique qu’il propose au lecteur. Quoi qu’il advienne ensuite à l’Union européenne et à la zone Euro, il restera comme un témoignage sur la manière dont un internationaliste a essayé de sauver l’idée européenne.

L’Union européenne, cette copropriété en difficulté…

La lettre signés vendredi soir 20 février 2015 entre le gouvernement grec d’Alexis Tsipras et les autres pays de la zone Euro rend encore plus évident, s’il en était encore besoin, les apories auxquelles la « construction européenne » se heurte de plus en plus.

Le gouvernement grec a accepté de continuer à respecter le cadre général de la tutelle que le pays subit depuis 2010 en contrepartie de l’aide que les autres pays de l’Eurozone, le FMI et la BCE lui allouent. Il doit proposer lundi 22 février une liste de « réformes structurelles » que ses créanciers doivent agréer ensuite, afin que le pays et ses banques aient accès à des liquidités suffisantes pour ne pas faire faillite et pour refinancer les dettes de la Grèce.  En vertu de cet accord qui prolonge de fait le plan de sauvetage de 2012, un délais de quatre mois (et non de six) a été négocié pour que le gouvernement grec propose autre chose que la politique économique choisie jusqu’ici, mais, d’ici là, il doit respecter comme avant les consignes agréées par ses partenaires. En échange, il reçoit le droit de faire un tout petit plus de dépenses publiques en 2015 que prévu initialement (et encore à condition que les impôts et taxes rentrent comme prévu), ce qui devrait lui permettre de répondre aux urgences sociales les plus pressantes.

L’interprétation de ce résultat diffère selon les commentateurs. Certains libéraux, comme Eric Le Boucher, y voient, avec un plaisir non dissimulé, la défaite sans appel du populisme de Syriza. L‘économiste Jacques Sapir – pour une fois optimiste! – y voit plutôt un bon début de partie pour le Ministre grec de l’économie, Yanis Varoufakis, sans que rien ne soit acquis. Le journaliste de la Tribune, Romaric Godin, pense qu’il s’agit d’un match nul, ou d’une courte défaite pour le côté grec, ce qui vu les circonstances (les humiliations subies depuis 2010) constitue une victoire morale pour la partie grecque. La détermination du vainqueur de la confrontation fait pleinement partie du jeu : vendredi soir, lors de sa conférence de presse, pour signifier sa victoire, le Ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, a déclaré que l’accord serait « difficile à vendre à l’électorat grec » – autant dire que le Ministre allemand aimerait bien que l’accord échoue et qu’il provoque la chute du gouvernement Syriza-ANEL. La réaction de ce jour du vieux résistant grec, Manolis Glezos, devenu eurodéputé Syriza, parlant de trahison par les négociateurs grecs des demandes populaires exprimées par l’élection du 25 janvier 2015, va largement dans le sens de ce qu’anticipait avec délectation le très conservateur W. Schäuble. Il est possible cependant que le fait même que le dit Ministre allemand souhaite un tel développement contribue à l’arrêter, et atteste de la victoire grecque. Plus généralement, dans toute l’Union européenne, il y a ceux qui espèrent dans le succès du gouvernement Tsipras et ceux qui en font des cauchemars. Dans une perspective plus pessimiste (ou simplement plus financière), on peut aussi interpréter ce qui est en train de se passer comme un vaste jeu de « blame avoidance » : la sortie de la Grèce de la zone Euro se trouve en fait inévitable (ce que pense un J. Sapir par ailleurs), mais ni le gouvernement grec ni ses partenaires ne veulent endosser la responsabilité ultime de cet événement (« Grexit »), l’accord servirait du coup simplement à en repousser le moment, et surtout à essayer des deux côtés à rejeter le moment venu la faute sur l’autre.

Au delà de ces considérations immédiates, l’accord du vendredi 20 février, à la fois dans sa négociation et son résultat, illustre à mon sens encore une fois cette double aporie de la zone Euro : la sortie pour un pays est impossible; la solidarité entre habitants des différents pays y est inexistante.

Premier point. Comme l’ont fait remarquer rapidement les commentateurs, la faiblesse de la partie grecque dans les négociations tient au fait que le gouvernement Tsipras n’a pas été élu pour faire sortir le pays de la zone Euro. De ce fait, il ne peut menacer ses partenaires de faire faillite sur l’ensemble de sa dette, et il ne peut utiliser la Banque centrale de Grèce pour se financer (au moins temporairement). Cette absence de volonté de quitter la zone Euro correspond avant tout à une crainte dûment exprimée comme telle par une majorité d’électeurs grecs. Les votants du 25 janvier auraient pu s’exprimer en faveur des partis qui proposaient ce choix de l’exit, ils ne l’ont pas fait. Du coup, le gouvernement grec est mandaté pour rester dans la zone Euro, et c’est d’ailleurs ce qu’a annoncé avant la négociation le nouveau Ministre grec de l’économie. Il a même tissé des louanges au projet européen, et il a dit lui-même qu’il ne savait pas ce qui se passerait en cas de « Grexit » – manière élégante de dire qu’il voyait se profiler l’apocalypse à cette occasion.

Faute de cette solution du « Grexit », refusée par la population grecque (pour des raisons à expliquer par ailleurs), les nouveaux gouvernants grecs comme les anciens et sans doute les suivants sont contraints de passer par les fourches caudines de leurs partenaires pour boucler leurs fins de mois. L’accord signé vendredi soir réitère ainsi que la Grèce doit payer tout ce qu’elle doit à ses partenaires européens, à la BCE et au FMI. C’est selon l’avis de la plupart des économistes impossible – sauf miracle économique jamais vu pour un tel pays -, mais il faut faire continuer à faire semblant que cela l’est, pour avoir droit à une aide supplémentaire. Il faut du coup continuer à dégager un excédent primaire du budget pour pouvoir rembourser. Cette condition s’avère d’ailleurs d’une logique imparable : vous ne pouvez prêter une somme à quelqu’un, si vous admettez par ailleurs dans le même temps qu’elle ne vous remboursera jamais ce qu’elle vous doit déjà. Ce financement à la Grèce indispensable à son maintien dans l’Euro se trouve de plus d’autant plus difficile à accorder que certains pays de l’Eurozone sont officiellement moins riches que la Grèce, qu’ils ont eu eux-mêmes à faire face à un plan similaire d’ajustement structurel, ou que leurs contribuables ne veulent pas payer pour les Grecs.

La seconde leçon de toute cette triste histoire de l’Euro, c’est en effet qu’il n’existe en réalité aucune « solidarité » entre européens. D’abord, d’un point de vue technique, tout ce dont on discute à longueur d’années désormais lors des Eurogroupes (qui me font penser aux « marathons agricoles » des années 1970 en pire), ce sont des prêts sous conditions. (Ils ne sont sans doute pas remboursables d’un strict point de vue économique, mais, légalement, ce sont vraiment des prêts, et pas des dons.) Et il suffit de regarder les pages de Bild, le grand journal populaire allemand, ces derniers temps pour comprendre que ces prêts ne sont vraiment pas accordés de gaité de cœur par une bonne partie de la population du pays qui se trouve être le principal créditeur. Du côté grec, ils n’ont pas été reçus non plus avec gratitude (et, pour cause, vu ce que cela a signifié en pratique pour la plupart des gens). Chaque gouvernant européen n’est donc comptable des deniers publics que devant ses électeurs, et, globalement, des nettes majorités d’électeurs quelque que soit le pays européen concerné ne veulent payer d’impôts que pour eux-mêmes et pour leurs semblables – et un Grec n’est en général pas un semblable pour un électeur européen d’un autre pays. C’est du coup la folie institutionnalisée par ces « mécanismes de solidarité », constituant un contournement de la clause de no bail-out du Traité de Maastricht, qui devrait frapper : l’accord de vendredi, s’il est finalisé, devra ensuite être avalisé par les parlements des pays européens qui fournissent un financement à la Grèce pour bien montrer encore une fois qui paye. L’inexistence d’un budget européen suffisant pour aider une partie en difficulté financière aboutit en effet à cette situation qui revient à souligner à chaque fois à quel point chacun n’a nullement envie de payer pour le voisin (comme dûment prévu dans le Traité de Maastricht) – même si, certes, il finit par payer tout en disant d’ailleurs prêter, mais de très mauvaise grâce et sous conditions. Appeler cela de la « solidarité » revient à tordre le sens du mot.

On ne s’attarde pas non plus assez sur l’absurdité de cette situation dans le cas grec du point de vue du réalisme géopolitique. Si l’on regarde une carte du monde, la Grèce constitue l’une des pointes avancées (avec Chypre) de l’Union européenne vers une région du monde dont l’instabilité politique se trouve actuellement à son comble. On pourrait imaginer que la Grèce du coup soit soutenue par le centre européen comme on traitait jadis les postes avancés d’un Empire, par des aides fiscales ou autres sans contrepartie compensant le danger même de sa situation. En pratique, aujourd’hui, il existe une armée grecque, un pays (relativement) calme qui peut servir de base arrière aux Occidentaux à des opérations au Moyen-Orient ou en Afrique. Cette stabilité coûte au contribuable grec. Après tout, les Grecs pourraient aussi bien supprimer leur armée pour faire des économies, et décider même de vivre sans État. Les autres États occidentaux seraient bien marris d’une telle situation d’anarchie, et iraient occuper, sans doute à grands frais, cette zone dégarnie de leur défense. On pourrait donc imaginer aussi que la Grèce soit payée pour assurer la garde sur le flanc sud-est de l’Union européenne. Il n’en est rien. Au contraire, certains européens ne se privent pas de les accuser de dépenser trop pour leurs forces armées, et ne voient dans leur effort militaire disproportionné à la taille du pays que le seul effet de leur rivalité avec la Turquie (cela compte certes). Dans le fond, la Grèce comme périphérie sous-développée de l’Union européenne se trouve dans une situation de dépendance économique similaire à celle de l’île de la Réunion dans la République française, mais, en plus, elle ne peut même pas compter sur l’existence d’une armée européenne pour la décharger des coûts de sa défense. Dans un ensemble étatique, qu’il soit centralisé ou fédéral, une entité locale pauvre qui fait du déficit se trouve certes le plus souvent obligée de remettre ses comptes en ordre, mais, au moins, elle dispose d’un État central qui assure quelques (gros) frais pour elle. C’est dire en d’autres termes que la zone Euro n’est vraiment pas à ce stade une fédération en devenir, ni même un Empire un peu soucieux de ses « marches », mais qu’elle ressemble plutôt à une copropriété litigieuse où les charges communes seraient réparties sans même tenir compte des sujétions particulières de certains.

Cela pourra sembler fort terre à terre, mais ces négociations au sein de la zone Euro me font en effet de plus en plus penser par analogie à une réunion de copropriétaires. On est forcé de s’entendre par le fait même d’être propriétaire dans le même immeuble, mais on ne s’aime pas du tout, et sans doute de moins en moins à mesure que les litiges s’accumulent au fil des années. L’aporie de la zone Euro est alors qu’elle ne cesse de miner la possibilité même de ce qu’elle était censée construire à terme, une fédération européenne. Une copropriété aussi litigieuse ne prend guère le chemin d’une communauté de destin, et l’on voir rarement des copropriétaires faire de grandes choses ensemble.

Y’a Bon l’austérité! Y’a Bon la crise!

Toutes mes excuses à mes lecteurs pour le titre un peu vulgaire de ce post, mais j’ai  vraiment de plus en plus de mal à contenir mon exaspération face aux errements de la Présidence de François Hollande. En ce début d’automne 2014, nous semblons en effet nous acheminer vers une phase ultérieure de la longue crise européenne commencée en 2008, celle où la France va occuper le centre de la scène. Les indicateurs économiques sont médiocres en France pour 2014, et les prévisions de croissance de l’INSEE pour 2015 sont désormais inquiétantes. Se situant à bien moins de 1,5% de croissance, elles signifient à coup sûr l’augmentation du chômage.

De fait, il est clair que le piège européen se trouve en train de se refermer sur la France. Le budget 2015, proposé par le gouvernement de Manuel Valls, essaye de combiner une acceptation de la logique de l’ajustement structurel (le « consensus de Bruxelles »), typique des règles européennes, avec une prise en compte de la détérioration de la conjoncture macroéconomique en France et en Europe. On ferait donc comme prévu en janvier 2014 des économies à hauteur de 21 milliards d’euros l’an prochain, mais pas plus que prévu, pour ne pas que le « multiplicateur » ne joue trop négativement sur la conjoncture. On repousserait le retour au 3% (en part de PIB) de déficit budgétaire de deux ans encore à 2017, alors qu’on avait déjà négocié un report à 2015.  Or des bruits courent déjà dans les médias que ce budget 2015 sera refusé par la Commission européenne. Il ne correspondrait pas à ce à quoi la France s’est engagé, en particulier dans le plus récent traité (TSCG) ratifié sous la Présidence de F. Hollande.  L’accueil plutôt désagréable fait par les Eurodéputés de droite lors de son audition à Pierre Moscovici, candidat au poste de Commissaire européen aux Affaires économiques, témoigne s’il en était encore besoin de l’écart des visions présentes en Europe sur les moyens de sortir de la crise économique : Moscovici, pourtant vu  par une bonne partie de la gauche française comme un néo-libéral sans nuances, a été en somme accusé de ne pas avoir su imposer de « la vrai austérité qui saigne » en France quand il était Ministre de l’économie, comment saurait-il alors garantir que les règles imposant l’austérité à tous les pays soient respectées, en particulier par la France? Moscovici semble avoir été déçu de tant d’ingratitude…

Bref, malgré les preuves empiriques accumulées depuis 2010 que réduire les budgets publics ou augmenter les impôts en période de récession nuit à la croissance économique, la majorité relative de droite en Europe et la majorité de son aile française tiennent exactement pour le contraire : l’austérité ne peut pas nuire à la croissance, tout au moins à terme. Une bonne saignée rétablit le malade. Il est, par ailleurs, à ce stade de la crise (nous sommes en 2014, pas en 2010) probable que les « austéritaires » savent en fait parfaitement que l’austérité nuit fortement à la croissance et à l’emploi, mais que leurs objectifs se trouvent ailleurs que dans la croissance et l’emploi. On peut faire l’hypothèse qu’il s’agit en fait d’en finir à l’occasion de cette crise avec les formes de démarchandisation de la vie qu’instituait l’État social : la France « socialiste » constitue du coup une cible d’autant plus importante dans la mesure où beaucoup croient en Europe que nous aurions encore en 2014 un État social particulièrement généreux et un marché du travail particulièrement rigide et protecteur.  Un stage de terrain auprès des bénéficiaires du RSA-socle ou du Minimum-vieillesse, ou bien dans une agence d’Intérim, d’un certain nombre de commentateurs européens, en particulier de l’Europe du nord, changerait peut-être ces fausses perceptions, mais il faut tenir compte de ces croyances en une « douce France » où, sans être un rentier ou un gagnant à l’Euromillion, l’on pourrait vivre comme un nabab sans travailler.

Plus généralement, nous en restons toujours au dilemme apparu dès les années 1970 (sic) : doit-on et peut-on gérer l’économie européenne comme un tout où l’on pourrait penser à faire une politique macroéconomique pour l’ensemble européen, ou doit-on se contenter simplement de rendre compatible les politiques macroéconomiques nationales avec l’existence d’une intégration économique et monétaire poussée?  De fait, la situation n’est pas si différente avec ces années-là, certes fort lointaines, où les partenaires de l’Europe des 9, puis des 12, n’arrivaient à coordonner leurs efforts de relance économique, et où ils ont fini avec le Traité de Maastricht pour opter pour la non-relance partagée, associée à la création d’une monnaie unique. C’est toujours en somme la question du partage des coûts et des bénéfices d’une relance économique qui fait achopper l’Europe depuis plus de 40 ans. Nous ne sommes décidément pas aux États-Unis, où c’est le budget fédéral, fondé sur une taxation directe des individus et des entreprises, qui peut relancer l’économie au cas où sans qu’il y ait au départ une discussion entre Etats fédérés sur qui finance la relance et sur qui en bénéficiera vraiment. Quoiqu’il en soit de ces considérations institutionnelles,  F. Hollande va du coup peut-être être amené à aller où il ne voulait pas du tout aller.

En effet, si la Commission européenne rejette effectivement le budget 2015 de la France, il faudra en effet choisir : soit le gouvernement de Manuel Valls modifie son budget pour s’ajuster aux règles européennes, donc augmente les impôts et/ou diminue les dépenses encore plus par rapport à la première version, et, là, il sera clair aux yeux de tous les citoyens un peu informés que la France a vraiment perdu sa souveraineté budgétaire sous la Présidence Hollande, il sera clair aussi pour beaucoup que la France s’engagera alors dans une spirale dépressive pour quelques années. Nous allons tous visiter la Grèce, voire la Lettonie, sans bouger de notre place. Soit le gouvernement de Manuel Valls refuse de revoir son budget, et, là, il faudra assumer un conflit avec les partenaires européens sur le sens même de la politique économique européenne.  Paradoxalement, le très prudent et pusillanime François Hollande a déjà un allié dans ce combat éventuel : l’actuel Président du Conseil italien, Matteo Renzi. Ce dernier a en effet récemment déclaré que personne en Europe ne devait être traité comme un élève par un instituteur. En effet, vu l’état de l’économie italienne (en récession depuis 2011), M. Renzi se rend bien compte que la dernière chose dont l’Italie aurait besoin, c’est d’une France qui se mettrait à ressembler à la Grèce et qui, en voulant rétablir ses comptes publics, emporterait toute l’économie européenne vers le fond, l’Italie la première.

Au vu de ses choix depuis son arrivée au pouvoir en 2012, il est fort probable que F. Hollande accepte un compromis, il lui en coûtera encore quelques points de popularité, et l’on pourra prendre les paris sur le jour où le chiffre de sa popularité sera égal à celui du taux de chômage en France. Je me demande par contre comment les députés socialistes « frondeurs » et assimilés vont pouvoir accepter l’éventuelle seconde version du budget 2015, revue et approuvée par la Commission européenne. Je suivrais avec joie les contorsions d’un Pierre-Alain Muet, ci-devant (macro)économiste, allant répéter partout ces temps-ci que le choix de l’austérité à marche forcée n’est pas le bon: jusqu’où ira sa loyauté partisane? Right or wrong, my party! La nemesis socialiste approche de plus en plus, et je ne m’en réjouis guère.

Lire, puis voter (ou pas) aux Européennes.

Comme à chaque fois, les élections européennes sont l’occasion en France d’une vaste révision d’instruction civique sur l’Union européenne. On semble vraiment la découvrir à cette occasion. A la veille de l’élection, de bons auteurs proposent du coup leur interprétation du cours actuel de l’Union européenne, mais, en général, ils ne concluent pas en indiquant qu’elle serait le vote à exprimer à ces Européennes en fonction de ce qui a été exprimé par eux dans l’ouvrage. Je me suis amusé en reprenant mes lectures (qui ont parfois été l’occasion d’un post sur le présent blog) à aller un pas plus loin qu’eux. Cela ne correspond pas toujours à ce que l’auteur ferait lui-même dans la mesure où, comme tout le monde, ils ne sont pas parfois capables (ou désireux) de tirer les conclusions de leur propre vision (ou science?) de la réalité.

#Laurent Wauquiez, Europe : il faut tout changer (Paris, Odile Jacob, 2014). A ma connaissance, L. Wauquiez, membre de l’UMP, demande toujours à ce jour de voter le dimanche 25 mai 2014 pour son propre parti. Cependant, il faut bien dire que, si le lecteur le suit dans son propos, il devrait plutôt voter pour Debout La République (DLR) pour le côté « souverainiste-ronchon-de-droite-mais-pas-facho-tout-de-même », ou bien pour le côté « UDI-Modem-revenons-aux-bases-fédéralistes-du-projet-de-départ-et-repartons-sur-des-bases-saines », ce qui veut dire en faisant la moyenne des deux positions… voter UMP?  Il est cependant possible que certains lecteurs (de droite) en concluent que le FN a eu raison avant tout le monde, et que le petit Wauquiez commence seulement à comprendre.

#Frédéric Lordon, La malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique (Paris, LLL Les liens qui libèrent, 2014) : de cette exécution publique des potentialités progressistes de l’Union européenne actuelle, et de l’Euro en particulier, il ressort surtout qu’il ne faut surtout pas voter, si on s’identifie à la gauche, pour la « droite complexée », c’est-à-dire le PS, et qu’il faut éventuellement voter bien plus à gauche aux européennes. Surtout, il faut faire vivre et respecter la réalité de la démocratie nationale qui constitue le seul espoir possible et réaliste d’émancipation pour les temps qui nous restent à vivre. Donc vote possible pour le Front de gauche, Nouvelle Donne, LO, NPA (pour leurs aspects nationaux), ou abstention .

#Franck Dedieu, Benjamin Masse-Stamberger, Beatrice Mathieu, Laura Raim, Casser l’€uro pour sauver l’Europe (Paris, LLL Les liens qui libèrent, 2014). Cette équipe de journalistes de la grande presse bourgeoise (comme disait jadis) soulignent que l’Euro n’est pas une réussite économique (euphémisme!?!) et qu’il faudrait en sortir si possible en douceur en créant une « monnaie commune » (sur un modèle inspiré très visiblement par F. Lordon ou J. Sapir). Pas très crédible à mon sens : ce sera l’Euro perinde ac cadaver, ou bien le retour aux monnaies nationales, tertium non datur. Normalement, cette lecture doit cependant échauffer le sang du lecteur (qui suit l’analyse) et, selon son inclination politique, devrait l’inciter à voter, ou FN, DLR, ou bien FG, NPA, LO, ou encore éventuellement UPR.

#Coralie Delaume, Europe. Les Etats désunis (Paris, Michalon, 2014). Présentation fort pédagogique des tenants et aboutissants de l’impasse européenne actuelle, en particulier de la désunion, économique, sociale, politique, que provoque en pratique la monnaie unique à l’insu du plein gré de ses instigateurs. Cet ouvrage ne donnera pas vraiment de piste à son lecteur pour voter, puisqu’il se situe plutôt dans une vision de moyen terme des problèmes européens actuels. Quoiqu’il en soit, il incite plutôt à sanctionner ceux qui ont gouverné à l’échelle européenne et nationale ce désastre, soit pour la France, ce qu’on peut appeler la « Triplice » UMP-PPE, PS-PSE, UDI-Modem-ALDE-PDE. Dans la mesure où elle considère tout réel saut fédéral comme une chimère  (cf. Conclusion, p. 214), cela interdit à son lecteur de voter sereinement même pour le Front de gauche, et ne lui laisse guère que le choix de l’abstention (prônée d’ailleurs par le MRC de J. P. Chévènement),  le vote « indépendantiste » pour l’UPR, ou, si on fait partie de la droite décomplexée, FN, DLR.

#François Rufin, Faut-il faire sauter Bruxelles? Un touriste enquête (Amiens, Fakir Editions, 2014). Cette petite brochure présente, en partant d’un point de vue de gauche de la gauche (plus rouge que rouge tu meurs camarade!), les institutions européennes/bruxelloises comme entièrement aux mains des lobbys affairistes (et sans pudeur en plus). Cela n’incite pas à mon avis à aller voter, même pour le Front de gauche (selon lui, des mous européistes comme les ultra-vendus au grand capital transnational de sociaux-traitres du PS et les lavettes de la Confédération européenne des syndicats). Il invite à tenir la position, guère représentée dans l’espace politique français, de l’indépendantisme de gauche. A la limite, si vous tenez à aller voter, il vous faudra voter LO, NPA, ou profiter du vote blanc, ou encore  « indépendantiste »,  UPR par exemple. Mais, à mon avis, c’est bien plutôt vers l’abstention que se dirigerait le lecteur cohérent.

#Antoine Vauchez, Démocratiser l’Europe (Paris, Seuil, la République des idées, 2014) : en soulignant que « la vérité est ailleurs » (c’est à dire dans la domination des « indépendantes » – c’est-à-dire de la Commission, de la BCE, et de la Cour de Luxembourg – sur tout le reste du système politique européen), cet auteur souligne l’illusion démocratique que constitue en conséquence le Parlement européen et inciterait plutôt à l’abstention dimanche prochain. Le compte-rendu de cet ouvrage dans le Monde allait d’ailleurs à la même abominable conclusion : voter serait alors inutile, mon Dieu, quelle apostasie!  Cependant, l’importance de la technicité des élus européens pour prendre les « indépendantes » à leur propre jeu de l’intérêt général européen qu’elles sont censées défendre inciterait à voter quand même, non pas pour un parti, non pas pour changer un rapport de force au sein du Parlement, mais pour un éligible qui comprenne et travaille vraiment les affaires européennes. En somme, si vous tenez à aller voter le 25 mai, votez pour un parti qui présente des éligibles qui ont travaillé leurs dossiers ou qui ont une bonne chance de travailler leurs dossiers d’après les informations publiquement disponibles sur cette personne! (Attention, dans ce cas-là, vu les éligibles de la plupart des partis français qui vous pousseront donc vers l’abstention, vous ne pouvez pas choisir de voter en Allemagne, en Grande-Bretagne ou Suède… désolé).

#Bernard Cassen, Hélène Michel, Louis Weber, Le Parlement européen, pour faire quoi? (Bellecombes en Bauges, Editions du Croquant, 2014). Les trois auteurs de ce petit ouvrage, à la fois incisif et rempli de connaissances, sur le Parlement européen soulignent qu’il ne faut pas le rêver pour l’instant comme constituant le lieu d’une vie démocratique parlementaire semblable à celle d’un pays membre – il y a pour l’heure un fort aspect consensuel dans ce Parlement entre les trois partis européens de la « Triplice » PPE-PSE-ALDE -, mais qu’il faut cependant savoir l’utiliser de manière stratégique pour soutenir les luttes (sociales, éthiques, etc.). Il ne faut pas même envisager un ralliement du PSE à une alternance à gauche au sein de ce Parlement, entièrement construit sur l’idée de consensus centriste et dépolitisant entre libéraux des deux rives. Pour les auteurs, le poids et l’activisme des eurodéputés de la gauche de la gauche (Parti de la gauche européenne [PGE]) ou de certains élus de la gauche modérée (y compris donc certains élus écologistes et socialistes) peut déterminer des avancées (ou plutôt des non-reculades sociales) dans l’Union européenne, pour autant qu’il y ait une action combinée entre ces élus qui agissent de l’intérieur et un mouvement social qui les appuie de l’extérieur. En conclusion, il faut aller voter Front de gauche, ou éventuellement EELV, à l’exclusion d’autres forces de gauche de la gauche, parce que ce sont soit des social-traîtres (le PS of course qui a droit à une exécution en règle), soit parce qu’ils (LO, NPA, Nouvelle Donne, Féministes pour l’Europe) ne peuvent avoir raisonnablement des élus vu le mode de scrutin spécial anti-petits partis émergents adopté en 2003 par la droite et pas remis en gauche par le PS depuis 2012 . Ainsi, pour les auteurs, il ne faut pas surtout se laisser prendre aux balivernes du PS sur le tournant que représenterait un socialiste à la tête de la Commission. Les luttes sociales priment en Europe comme ailleurs, mais avoir des élus européens en appui feu peut aider à l’assaut de l’infanterie. Hourra camarades! Vinceremos!

#Aurélien Bernier, La gauche radicale et ses tabous. Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national (Paris, Seuil, 2014). Ce livre n’est pas exclusivement consacré à l’Union européenne, mais il insiste sur le fait que le Front de Gauche a laissé pour l’heure le monopole de la défense de la Nation au Front national. Il s’agit plus d’une analyse de ce qui risque de se produire le 25 mai, à savoir un FN qui représenterait en pourcentage des suffrages le double voire le triple du score du FG. Cela correspond à l’hésitation du FG sur l’Euro : faut-il vouloir en sortir ou pas? ou se contenter d’appeler à une zone Euro revue par la pensée de gauche? Pour la présente élection, je suppose que cela incite tout de même plutôt à aller voter malgré tout Front de gauche.

Globalement, tous ces ouvrages soulignent à quel point la situation actuelle est pleinement insatisfaisante dans l’Union européenne, mais aucun d’entre eux ne remet en cause par contre l’Idée même d’intégration européenne. Ceux qui veulent sortir de l’Euro inventent même la possibilité d’une illusoire « monnaie commune » pour ne pas s’effrayer eux-mêmes devant le désastre moral que cette sortie représenterait pour l’Idée européenne. Personnellement, je ne crois pas du tout au désastre économique que provoquerait une fin sans gloire de l’Euro, mais, par contre, je suis persuadé du désastre moral que cela représenterait pour l’Idée européenne! L’Euro et l’Union européenne vivront ou périront ensemble désormais: les choses sont allées bien au delà du point de non-retour. En revanche, aucun de ces ouvrages ne constitue un plaidoyer pour la ligne suivie par les partis actuellement au pouvoir en Europe, soit ce que j’appelle la « Triplice » PPE-UMP, PSE-PS, ALDE-UDI-Modem, qu’un militant du FN appellerait, plus simplement et moins exactement, l’UMPS, ou « le système ». Le seul grand texte que j’ai vu passer pendant cette campagne qui soit un plaidoyer intelligent pour l’Europe communautaire actuelle n’est autre que la longue tribune de Jean-Louis Bourlanges dans le Monde du mardi 20 mai 2014 (p. 20), « L’imposture euro-présidentielle ». Il y souligne la réalité du fonctionnement nécessairement consensuel de l’UE (comme en fait  le livre Le Parlement européen, pour faire quoi?),  et refuse qu’on vende de l’illusion aux électeurs français avec le choix prétendûment offert aux électeurs entre un président de droite  ou un président de gauche de la Commission. C’est kif-kif.

En résumé, avec tout cela, c’est surtout le PS qui est habillé pour l’hiver.

L’austérité, la nier toujours et encore.

Au risque d’ennuyer mes lecteurs, je ne résiste pas à l’envie de souligner encore une fois à quel point le mot « austérité » se trouve refusé par les gouvernement successifs de ce pays au risque évident de se faire prendre en flagrant délit de mensonge par les citoyens – il ne faudra pas s’étonner ensuite du  manque de confiance de ces derniers envers les politiques en général.

Manuel Valls, en tant que Premier Ministre, vient d’annoncer hier toute une série de mesures qui font partie de l’attirail habituel de toute politique d’austérité qui se respecte (blocage du point d’indice des fonctionnaires, blocage de la revalorisation des retraites, blocage de celle de la plupart des aides sociales, etc.; diminution des dépenses de l’État, des agences publiques, et des collectivités locales, etc.). Certes, jadis, dans les années 1970-80, un plan d’austérité visait aussi à maîtriser le dynamisme de la demande interne et à juguler l’inflation. Pour l’heure, nous sommes au bord de la déflation, et parler de dynamisme excessif de la demande parait désormais du dernier comique. Désormais, l’austérité vise d’une part  à satisfaire (au moins en principe) les attentes des marchés financiers et à préserver ainsi le crédit du pays auprès des investisseurs internationaux (alias le grand, moyen et petit capital), et, d’autre part, à obéir fissa fissa aux obligations européennes à laquelle les gouvernements français successifs ont souscrit.

Il reste que les mesures de politique économiques qui ont été annoncées hier par M. Valls ne peuvent décemment recevoir d’autre nom que celui d’austérité. Certes, en stricte orthodoxie néo-libérale, on pourrait aller plus loin, plus fort, plus vite. Par exemple, on ne fait que continuer à bloquer le point d’indice des fainéants de fonctionnaires, on ne diminue pas d’un coup leurs traitements de nababs surpayés de 5% ou de 20% comme dans d’autres pays européens depuis 2008. Idem pour les retraites de ces inutiles de vieux ou les aides sociales des assistés. Certes, l’austérité pourrait donc être faite à la mode lettone, mais il reste que la politique économique  suivie vise bel et bien à limiter autant que possible toutes les dépenses publiques en s’en prenant directement aux revenus de ceux qui dépendent des budgets publics ou étatisés.  Pourquoi refuser le terme d’austérité alors? Pourquoi continuer à dire que ce n’est pas de l’austérité, au risque d’apparaître comme insincère?

A mon sens, par le même réflexe, qui fit nier l’évidence au moment de la « Guerre d’Algérie », ne parlait-on pas en effet des « événements »? Refuser de dire qu’on se trouve désormais en plein dans l’austérité, c’est refuser d’admettre que F. Hollande a enfermé la France dans le même piège que celui qui s’est refermé sur l’Espagne, le Portugal, la Grèce et l’Italie. Et que de ce piège, dans le cadre actuel de la zone Euro, on ne pourra pas sortir sans une diminution des salaires, des retraites et des droits sociaux d’une ampleur inédite pour la France. Puisqu’on veut jouer au grand jeu européen de la « dévaluation interne », ce qui est bien l’objectif du « pacte de responsabilité », il va falloir s’aligner, remettre au pot.

Paradoxalement, si Manuel Valls refuse le terme d’austérité, il affirme dans le même mouvement que la France a vécu au dessus de ses moyens depuis 30 ans, or c’est là le postulat fondamental de toute politique d’austérité contemporaine : il supposerait que la France se trouve effectivement en déclin productif, et que tout le progrès scientifique, technologique, intellectuel depuis 30 ans est en fait nul et non advenu! Les Français sont selon les statistiques plus éduqués qu’il y a 30 ans, mais ils seraient moins productifs en général et donc vivraient au dessus de leurs (petits) moyens, conclusion logique : soit les statistiques par niveau d’éducation sont fausses, soit l’éducation rend idiot et improductif! (La preuve : je suis éduqué et je critique le gouvernement!)

Maintenant, il ne nous reste qu’à observer, avec sadisme ou commisération au choix, les contorsions de ces pauvres députés de la majorité parlementaire. Pour ceux qui disposent d’un minimum de lucidité, ils ont désormais le choix entre voter une politique d’austérité qui mènera à terme leur propre parti au désastre électoral (et moral) en 2015 et en 2017 sans doute à la manière du PASOK, ou ne pas la voter et provoquer dans la foulée une destruction en vol du PS. Je ne doute pas un instant que les très courageux députés socialistes qui se plaignaient déjà avant les annonces de M. Valls, comme  Laurent Baumel et autres Christian Paul, sauront au moment opportun avaler leurs grosses couleuvres avec la dignité qui convient à des élus de la République « responsables », et se dire pleinement satisfaits des quelques modifications (symboliques) apportés aux propositions de Manuel Valls.

Avec tout cela, il sera fort intéressant de voir quelles seront les catégories d’électeurs qui voteront pour le PS aux européennes, quel sera la nature et l’ampleur du noyau dur des croyants de ce parti, qui domina les institutions de la France en 2012. Les paris sont ouverts.

Ps. Sur cette même idée que l’austérité, c’est maintenant, voir aussi Pascal Riché, « Alors l’austérité, ce serait couper un doigt à chaque Français? », sur Rue 89 (qui oublie toutefois dans sa présentation pédagogique le sens ancien du terme, de ralentissement voulu de la demande pour freiner l’inflation), ou Martine Orange, « Ce que Valls devrait apprendre de l’expérience Zapatero »,  sur Médiapart qui fait le lien avec l’expérience espagnole en la matière.  L’économiste de l’OFCE, Xavier Timbaud, sous le titre, « Hollande fait ce que Sarkozy voulait faire« , mise lui toujours sur le calcul selon lequel F. Hollande voudrait faire croire qu’il fait effectivement de l’austérité selon les souhaits de  la Commission européenne (ce qui nous mènerait droit dans le précipice), mais qu’en réalité,  notre très subtil et machiavélique Président en fait bien moins qu’il ne le prétend publiquement (tout en le niant par ailleurs), et que, de ce fait, cela ira moins mal que s’il faisait vraiment ce qu’il dit faire à la Commission (vous avez compris?).  Quoiqu’il ne soit, il restera à expliquer cette incapacité des dirigeants socialistes à penser autre chose que leurs petits camarades de classe libéraux et conservateurs. Apparemment, selon les Echos, Martin Schulz, le candidat du Parti socialiste européen au poste de Président de la Commission européenne, veut faire campagne sur le thème du refus de l’austérité. « L’austérité de Bruxelles est une erreur. Par un autre vote, imposons une nouvelle croissance. », serait le slogan du PSE.  Cela va tout même faire un drôle d’effet à l’électeur français que de constater ce chiasme parfait entre les politiques suivies, ou au moins annoncées, en France au nom de l’Europe par le PS au pouvoir et les discours tenus à propos de l’Europe par le PSE. C’est peut-être aussi pour cela que M. Valls & Cie s’évertuent à nier faire de l’austérité en France, et nient que cela ait rien à voir avec les obligations européennes de la France. Il aurait peut-être mieux valu être honnête au niveau du PSE, avec un slogan plus honnête du genre : « L’austérité, oui, mais dans la justice sociale », ou « Vers l’abîme économique, oui, mais dans la justice », ou « La croissance, c’est fini pour longtemps, mais la justice sociale c’est maintenant! »

Frédéric Lordon, La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique.

lordonL’économiste (hyper-)critique Frédéric Lordon ne pouvait manquer de s’exprimer encore une fois sur la zone Euro. Son dernier livre, La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté européenne (Paris :  Les liens qui libèrent [LLL], mars 2014, 296 p.) n’y va pas par quatre chemins : c’est clairement à un appel sans concession à en finir tout de suite avec la monnaie unique nommée Euro qu’on assiste.

Le plaidoyer de l’économiste bien connu des lecteurs de son blog au sein du Monde diplomatique, la Pompe à Phynance, s’adresse exclusivement (cf. « Avant-propos. De quoi s’agit-il? », p.7-20, et chap. 8 « Ce que l’extrême droite ne nous prendra pas », p. 227-245) aux lecteurs qui se sentent de gauche, ou plutôt de la vraie gauche, pas de celle qui croit encore que le Parti socialiste serait de gauche. Il traite d’ailleurs ce dernier parti de « Droite complexée » pour l’opposer à la droite décomplexée de l’UMP, et lui réserve ces pires sarcasmes. Or, croyez-moi,  F. Lordon s’y connaît  en la matière, un vrai pamphlétaire à l’ancienne. Il se laisse d’ailleurs souvent emporter par sa verve, et cela lassera sans doute certains lecteurs pressés, cela nuit aussi probablement à la réception de ses idées. Pourtant, au delà de l’emballage un peu années 1880-1930 par moments, les idées exprimées tout au long de l’ouvrage s’avèrent simples et fortes.

Premièrement, l’Euro tel qu’il a été institué et toute la gouvernance économique qui va avec et qui s’est renforcé au cours de la crise économique est ontologiquement « de droite ». Il est bâti, d’une part, pour complaire aux obsessions ordo-libérales de la classe dirigeante allemande, d’autre part, pour rendre impossible toute autre politique économique que celle prônée par cette classe dirigeante allemande, y compris lorsqu’un autre électorat national que celui de l’Allemagne en aurait décidé autrement. En particulier, tout a été fait sciemment dès la conception de la future monnaie unique dans les années 1980-90 pour que ce soient les marchés financiers internationaux qui soient les arbitres des élégances des politiques économiques nationales. Par ailleurs, tous les choix faits pour résoudre la crise de la zone Euro depuis 2010 n’ont fait que renforcer institutionnellement cette tendance de départ. Et il y a en plus fort à parier que toute avancée ultérieure vers le « fédéralisme » (comme les Eurobonds par exemple, cf. p.50-57) ne se fera qu’à la condition expresse que la classe dirigeante allemande soit vraiment certaine que tous les pays continueront de s’aligner sur la one best way ordo-libérale préconisée.

Deuxièmement, selon F. Lordon, les Allemands – je préfèrerais pour ma part utiliser le terme de classes dirigeantes allemandes (au pluriel : économique, politique, académique, syndicale) – voient dans l’ordo-libéralisme et  dans son obsession à l’encontre de l’inflation l’unique voie possible en matière d’organisation de l’économie européenne. Dans le chapitre 3, « De la domination allemande (ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas) », F. Lordon critique l’argument de la germanophobie utilisé à l’encontre de ceux qui, comme lui, pointent cette réalité de l’Allemagne contemporaine : toutes les grandes forces politiques adhérent au « cadre » de l’ordo-libéralisme, et cela ne risque pas de changer de sitôt. C’est une donnée indépassable à moyen terme de l’équation européenne. Une zone Euro qui comprend l’Allemagne comme partenaire principal ne peut donc qu’être ordo-libérale ou ne pas être.

Troisièmement, cet état de fait (un ordre économique européen ordo-libéral institué dans les Traités, et un pays dominant dont les élites croient dur comme fer à cet ordo-libéralisme qui leur convient bien par expérience depuis 1949) ne pourra jamais résoudre la crise économique en cours. Le livre a visiblement été rédigé au cours de l’année 2013 à un moment où aucune reprise économique n’apparaissait, mais avant qu’on commence à parler de déflation. Par ailleurs, F. Lordon souligne dans son chapitre 6, « Excursus. Un peuple européen est-il possible? » (p. 161-184), que tout saut fédéral (sans guillemets) est illusoire vu que personne n’en veut en réalité. Ce chapitre constitue d’ailleurs d’une lecture étrange pour un politiste. En effet, loin de se référer aux travaux de nos collègues sur le sujet, F. Lordon se bricole pour l’occasion une science politique des conditions préalables au fédéralisme à partir de références à son cher … Spinoza. (C’est un peu comme si je mettais à parler de politique industrielle en utilisant les travaux des physiocrates.)

De ces trois points, F. Lordon conclut, fort logiquement, que, pour défendre une vision « de gauche » de l’avenir de la société française, il faut absolument que la France sorte de la zone Euro, qu’il faut arrêter d’avoir peur à gauche d’une solution « nationale » (cf. chapitre 5, « La possibilité du national », p. 133-160). Cette sortie de la zone Euro ne serait pas économiquement la fin du monde, contrairement à ce que prétendent les européistes, mais plutôt la fin d’un certain capitalisme exclusivement financier. Toutefois, et c’est là que l’auteur fait preuve de son originalité, F. Lordon propose que cette sortie se fasse dans le cadre de la création d’une monnaie commune. Cette dernière serait une articulation entre le retour aux monnaies nationales, un système de change semi-fixe entre elles, et une monnaie commune pour assurer les échanges entre les pays membres de la nouvelle zone Euro et le reste du monde. Il expose son projet dans le chapitre 7, « Pour une monnaie commune (sans l’Allemagne – ou bien avec, mais pas à la francfortoise » (p.185-216), et il le précise dans  une Annexe, « Ajustements de changes internes et externes en monnaie commune » (p.219-226). Ce projet voudrait faire en sorte que les taux de change entre monnaies de la nouvelle zone Euro s’ajustent à raison des déficits/excédents commerciaux des uns et des autres, sans laisser le soin de cet ajustement aux marchés des changes pour éviter spéculations et overshooting, en le confiant au bon soin des dirigeants européens eux-mêmes. Il est sans doute loin d’être absurde économiquement, mais je ne saurais dire à quel point je l’ai trouvé absurde politiquement! En effet, F. Lordon flingue lui-même à tout va tout au long de l’ouvrage l’irréalisme (ou le double jeu intéressé) de ceux qui prétendent faire advenir le fédéralisme européen dans les années qui viennent, au sens fort de fédéralisme comme aux États-Unis ou dans l’Union indienne. On peut lui renvoyer la politesse. En effet, dans l’hypothèse où la zone Euro viendrait à éclater, où chaque pays de la zone Euro retournerait à sa monnaie nationale, est-il bien sérieux de considérer l’hypothèse selon laquelle ces mêmes pays ou une partie d’entre eux se mettraient à se concerter gentiment sur les taux de changes entre leurs monnaies? La dissolution de la zone Euro ne pourra se faire que dans l’acrimonie mutuelle, et par des gouvernements qui souligneront que toutes les difficultés rencontrées par les populations viennent de la politique non-coopérative des voisins. De fait, l’Europe a déjà connu des négociations entre pays membres sur les taux de change, au temps déjà lointain certes des « montants compensatoires monétaires ». Pour conserver un marché commun agricole dans les années 1970-80 lors des dévaluations ou des réévaluations de monnaies de ses membres,  la Communauté économique européenne jouait sur un système de taxes pour limiter l’impact de ces mouvements de changes sur ce dernier. Les négociations n’étaient dans mon souvenir pas très faciles. On imagine ce que seraient des négociations dans une Europe post-Zone Euro.

A mon humble avis, après la fin de la zone Euro, cela sera chacun pour soi et Dieu les changes flottants pour tous!  Et cela d’autant plus, que, selon les ambitions « gauchistes » de F. Lordon, certains pays saisiraient le moment pour revenir  sur la financiarisation du capitalisme, pour promouvoir un capitalisme plus centré sur la production nationale de biens et services réels avec un système bancaire (nationalisé) orienté vers l’appui à cette dernière. On aura donc déjà de la chance si, dans cette hypothèse de la fin de la zone Euro, les pays de l’ancienne zone Euro réussissent à maintenir la liberté de leurs échanges commerciaux. (Je suppose que Washington nous fera la leçon à nous Européens pour nous obliger à conserver le libre-échange entre nous, enfants dissipés ayant voulu jouer à créer des Etats-Unis d’Europe sans en avoir les capacités.)

C’est donc peu dire que j’ai été peu convaincu par l’hypothèse de la monnaie commune pour remplacer la monnaie unique. J’y vois surtout une ruse pour faire passer l’amère pilule de la fin de l’aventure européenne qu’incarne l’Euro auprès des socialistes et autres européistes de gauche à convaincre. Il ne faut pas désespérer « Boboland »! Une façon de se différentier aussi des positions du Front national. (La question ne se pose pas en effet pour un lecteur de droite, ce dernier se contentera d’un retour aux monnaies nationales et aux changes flottants.)

Par contre,  je voudrais souligner pour finir cette recension à quel point l’idée reprise par F. Lordon chez K. Polanyi  de la nécessité vitale pour la « société » de se défendre contre sa destruction par le « marché » est devenue aujourd’hui une hypothèse de travail centrale. En effet, telle qu’elle existe la zone Euro interdit de vivre (littéralement, cf. augmentation des taux de mortalité infantile en Grèce par exemple) aux peuples  qui ne se reconnaissent pas dans ses coordonnées ordo-libérales – ou qui n’y arrivent pas tout simplement. F. Lordon a raison de se demander si le contrat social de délégation du pouvoir aux représentants peut survivre à la dévolution de ce même pouvoir aux seuls marchés financiers (« La finance, tiers intrus au contrat social », p.32-35). Pour F. Lordon,  « La construction monétaire européenne est viciée à cœur. Elle est viciée par la neutralisation démocratique, dont elle a fait son principe sous l’ultimatum allemand. Qu’on ne puisse pas demander si la banque centrale doit être indépendante ou pas, si les dettes contractées à la suite des désastres de la finance privée doivent être remboursées ou pas, c’est une monstruosité politique que seul l’européisme élitaire ne pouvait apercevoir – mais qui tourmente tous les corps sociaux européens. Sauf l’Allemagne. Il n’y a qu’à l’Allemagne que ces interdictions n’apparaissent pas comme d’insupportables dénis de démocratie, car, aux choses sanctuarisées, le corps social allemand, pour l’heure, et pour encore un moment, adhère comme à des valeurs supérieures, méta-politiques, c’est à dire au delà de la politique et soustraite à la politique » (l’auteur souligne, p. 213-214).

J’aurais tendance à répondre face à cette hypothèse par une alternative : on peut imaginer que certains pays, peuples, sociétés finissent par connaître des réactions à la Polanyi – c’est peut-être déjà le cas en Hongrie par exemple : V. Orban, réélu hier pour quatre ans, ne prétend-il pas faire justement la politique de la Nation hongroise contre l’Europe et les marchés? -; on peut imaginer que, dans d’autres cas, les sociétés incapables, soit d’assumer l’ordo-libéralisme, soit de le combattre, se dissolvent simplement dans l’insignifiance, l’apathie, la dépression, l’inexistence sociale. Tout le pari de K. Polanyi/F. Lordon est qu’il existe un stade au delà duquel la « société » reprend ses droits sur le « marché ». Les voies concrètes et réalistes de cette réaction ne vont pas de soi, et après tout, les sociétés peuvent aussi mourir! Ou tout au moins une part de la société. Et sur ce point, la perception de F. Lordon du « corps social allemand » est peut-être aveugle et cruelle : l’Allemagne n’est-elle pas justement l’un des pays où les perdants ont perdu jusqu’au droit moral et jusqu’à l’énergie vitale de se plaindre de leur sort?

Ps. Ce matin, jeudi 17 avril 2014, F. Lordon a été invité à s’exprimer dans la « Matinale » de France-Inter. Ses propos m’ont paru plus percutants que dans son ouvrage. J’ai admiré sa façon de s’imposer sur un terrain médiatique qu’il sait particulièrement hostile à ses thèses. C’est en ce sens un modèle d’expression in partibus infedelium.

Par contre, son insistance sur le lien indissoluble entre le concept de souveraineté et celui de démocratie m’a paru à l’écoute excessif. Certes, il ne saurait à ce stade y avoir de démocratie effective sans qu’elle puisse influer sur les choix d’un État souverain, c’est-à-dire un peu maître de son destin interne et externe. Un État fantoche ne saurait être démocratique. Mais on peut très bien imaginer à l’inverse un État souverain sans aucune démocratie à l’intérieur. F. Lordon identifie la souveraineté à la démocratie, qu’il identifie elle-même à la délibération citoyenne. Or il me semble qu’on peut très bien voir la souveraineté comme décision libre de la part d’un « souverain » peu ou pas du tout démocratique. L’exemple typique de ce genre de souveraineté nous est donné dans le monde contemporain par la Russie,  l’Arabie saoudite, la Chine populaire, l’Iran ou la Corée du Nord. F. Lordon reconnait d’ailleurs implicitement lui-même ce fait puisqu’il distingue « souverainisme de droite » (autocratique) et « souverainisme de gauche » (démocratique), mais il voudrait que  la vraie et sainte souveraineté soit uniquement celle de la Nation à la manière de 1789. Elle peut être aussi celle du Sacre de l’Empereur des Français!

Cédric Durand (dir.), En finir avec l’Europe.

durandJ’avais manqué ce printemps le livre dirigé par Cédric Durand, En finir avec l’Europe (Paris : La Fabrique, 2013, 150 p.), largement parce qu’il ne s’est presque pas trouvé dans les librairies lyonnaises où je m’entête à m’approvisionner. Fabien Escalona (un ancien de Science Po Grenoble) en a donné une fort bonne recension pour Non Fiction. Comme il le signale, le livre a donné lieu à une polémique entre Cédric Durand et Jacques Sapir. Ce dernier dans sa recension du livre sur son blog Russeurope reproche en effet à C. Durand dans sa conclusion (« Epilogue: face à la crise, face à l’Europe », p. 133-149) de vouloir se situer dans une approche qui ignorerait tout simplement l’Europe pour aller de l’avant dans les luttes sociales et politiques au niveau national en se donnant des objectifs forts et mobilisateurs (genre plein emploi assuré par l’État comme employeur de dernier ressort). Pour J. Sapir, il n’est pas possible de faire ainsi l’impasse sur la lutte pour la souveraineté nationale, qui ne doit pas être laissé aux forces réactionnaires si j’ose dire et surtout qui « commande » désormais au sens stratégique du terme toute possibilité d’une refonte des équilibres économiques et sociaux en vigueur. Cédric Durand lui a répondu, et J. Sapir a repris cette réponse dans son blog, en y ajoutant évidemment son commentaire.

Dans cette polémique, je pencherais plutôt pour la position de J. Sapir. En effet, toutes les contributions de l’ouvrage dirigé par Cédric Durand tendent à démontrer que l’Union européenne est par sa genèse, par ses institutions, par l’intention de ceux qui la dominent aujourd’hui, un organisme tout entier orienté en faveur des élites économiques, politiques et sociales,  au détriment de toute influence et participation de l’ordinaire des populations qu’elle assujettit. Cédric Durand et Razmig Keucheyan intitulent même leur propre contribution, « Un césarisme bureaucratique » (p. 89-113). Ils s’y inspirent de Gramsci pour affirmer que, dans la crise actuelle, « L’émergence d’un césarisme bureaucratique est la seule stratégie dont disposent les élites du continent  pour maintenir leur domination » (p.99). Comme les élites sont un peu dépassées tout de même par les événements en cours, qu’elles n’arrivent plus à justifier leurs choix face aux populations, et ne sont plus capables de leur apporter le bien-être promis, elles tendent de plus en plus à s’appuyer  sur les seules institutions imperméables aux protestations populaires, en particulier sur la Banque centrale européenne, pour préserver le statu quo, ou éventuellement forcer leur avantage. « Depuis son origine, le projet européen s’inscrit dans ce mouvement de mise à distance des peuples. Mais l’accélération brutale opérée depuis 2009 a radicalisé le processus : l’Union économique et monétaire est devenue un instrument de gestion autoritaire des contradictions économiques et sociales générées par la crise. » (p.111). Les deux auteurs pointent par ailleurs du doigt, non sans se contredire ainsi puisqu’ils soulignent le rôle des « pays créditeurs » (qui sont des démocraties), quelques lignes plus loin, le rôle du nouvel hégémon (national), l’Allemagne, au sein de cette crise. Avec de telles considérations, qui se retrouvent avec certes des variantes dans l’ensemble des contributions de l’ouvrage, on ne peut que s’étonner que le cri de ralliement proposé ne soit pas : « Indépendance, indépendance, liberté, liberté! », puisque c’est là un véritable esclavage bureaucratique qu’on nous décrit. On remarquera en passant que, dans ce même texte, Jurgen Habermas est exécuté (p.105) comme un zélote de l’Europe du grand capital et des puissants, alors même que le concept de « fédéralisme exécutif » que ce dernier a développé (cf. ses derniers textes parus en français) pour décrire l’évolution récente de l’Union européenne vont en substance dans le même sens que ce que dénoncent les deux auteurs, à savoir un éloignement à la faveur de la  crise de la décision européenne  des processus démocratiques ordinaires. (Idée qui est d’ailleurs généralement admise, voire parfois revendiquée par les acteurs concernés au nom de l’urgence à sauver le soldat Euro.)

Bref, on ne voit vraiment pas pourquoi un citoyen français qui lirait ce livre et qui croirait à ses analyses ne devrait pas en conclure que la première urgence  politique est de sortir de cet enfer anti-démocratique au plus vite. Si on m’explique qu’une structure auquel j’appartiens tend à négliger totalement mon avis, j’aurais tendance à vouloir en sortir au plus vite, mais bon… je dois être un peu un mauvais coucheur.

D’un point de vue plus immédiat, la critique de gauche que porte ce livre me semble désormais caduque dans ses perspectives. En effet, pour les prochaines années, dans la mesure où c’est « la Gauche » (tout au moins aux yeux de la majorité de l’opinion) avec le PS et ses alliés qui se trouve au pouvoir en France (depuis mai 2012), toute opposition radicale à l’Union européenne telle qu’elle est (ou plus généralement à la situation courante du pays) ne pourra sans doute avoir du succès (électoral) que sur le flanc droit de l’échiquier politique. Jacques Sapir a entièrement raison de ne pas vouloir laisser le souverainisme à la droite de la droite, mais, malheureusement, avec F. Hollande Président de la République et son plein engagement dans les logiques européennes depuis le lendemain de son élection (non-renégociation du TSCG), la critique ne peut désormais réussir (éventuellement) qu’à droite. Si la situation économique européenne devait finalement aboutir avant 2017 à la fin de la zone Euro, je prends le pari que la France redevenue ainsi « souveraine » se donnera dans la foulée à des forces de droite et d’extrême-droite qui auront su se rassembler autour de la Nation en danger (en faisant oublier tout engagement européiste précédent bien sûr…). Qui se souvient des derniers meetings de la campagne présidentielle de N. Sarkozy en 2012 avec leur mer de drapeaux tricolores peut avoir un avant-goût de ce qui nous attendrait dans cette éventualité : l’union de toutes les droites sur le dos de l’Europe serait du plus bel effet, avec la gauche « apatride » toute entière dans le rôle de bouc-émissaire. J’en ris jaune d’avance.

Pour en revenir à l’ouvrage dirigé par C. Durand, signalons comme F. Escalona, et surtout J. Sapir, qu’il a le mérite de donner accès en français à des analyses critiques de l’Union européenne publiées dans d’autres langues européennes. Les contributions de Stathis Kouvelakis, « La fin de l’européisme » (p. 49-58), et Costas Lapavitsas, « L’euro en crise ou la logique perverse de la monnaie unique » (p. 71-87) reprennent des analyses parues en anglais dans le livre collectif, Costas Lapavitsas et al., Crisis in the Eurozone (Londres : Verso, 2012). On trouvera aussi ici traduit un texte de Wolgang Streeck, « Les marchés et les peuples : capitalisme démocratique et intégration européenne » (p. 59-70), déjà paru lui aussi en anglais. Ce dernier se trouve en train de développer une théorie générale du capitalisme tardif (ou de la phase actuelle du capitalisme), dont il me parait intéressant que le lecteur français prenne connaissance. En effet, ce qui me parait le grand mérite de ce livre en général, en dehors même de son contenu et des ambitions politiques, c’est la volonté qui porte tous ces auteurs à vouloir penser les choses en grand, de se donner une image générale de la situation dans laquelle nous nous trouvons, de ne pas reculer devant l’idée d’une théorisation un peu générale de la situation. En ce sens, il faut grandement féliciter C. Durand, un économiste, de son initiative.

Gaël Giraud, Illusion financière.

giraudL’économiste Gaël Giraud, membre de la Congrégation des Jésuites (sic), a fait reparaître au printemps dernier son ouvrage intitulé Illusion financière (Ivry-sur-Seine : Les Éditions de l’Atelier/Les Éditions Ouvrières, 2013). Comme son titre ne l’indique pas vraiment, le but de l’auteur n’est autre de proposer des pistes pour sortir de la financiarisation actuelle de l’économie: la finance contemporaine constitue en effet selon lui une illusion de création de richesse et d’efficacité  économique dont il faut se déprendre pour pouvoir aller vers une nouvelle croissance adaptée aux enjeux du changement climatique.  Il se targue en effet de proposer un modèle de sortie de crise du capitalisme, dont aucun lecteur ne s’étonnera – vu la qualité de jésuite de l’auteur – qu’il s’apparente à un renouvellement du discours de la « troisième voie » du christianisme social entre le socialisme et le capitalisme, mâtinée désormais d’écologie. L’auteur consacre en effet de longues pages à la définition d’une « économie des biens communs » qui ne serait ni privée ni publique, mais qui se situerait dans « un ailleurs », pourtant fort reconnaissable pour un historien des idées chrétiennes des deux derniers siècles sur l’économie capitaliste (cf. le chapitre 7, « Vers une société de biens communs », p. 107-119). Pour fonder son propos, G. Giraud fait  appel aux travaux désormais connus en France d’Elinor Ostrom sur l’institutionnalisation de la coopération sociale, tout en les mâtinant d’une double référence à la « règle d’or » (de la morale) et à  la morale universaliste d’E. Kant. Il applique ces idées de « bien commun » prioritairement au domaine financier et bancaire, ce qui renouvelle si j’ose dire le produit tout en conservant l’essentiel. Ainsi, pour lui, la monnaie, en particulier comme « liquidité », devrait être pensée et institutionnalisée comme un « bien commun », et il faudrait idéalement obliger les banques à n’user de leur indéniable pouvoir de création monétaire que pour financer les investissements nécessaires dans la transition écologique de nos économies. Tout cela est bien beau, et ferait seulement doucement sourire si, heureusement, l’auteur n’était pas aussi un bon connaisseur des affaires financières contemporaines. Il n’est certes pas toujours d’une clarté à toute épreuve dans cet ouvrage (un peu par abus de métaphores filées et d’allusions trop rapides), mais le lecteur trouvera tout de même dans l’ouvrage une vulgarisation bienvenue des savoirs en la matière qui permettent d’éclairer la crise actuelle.

Premièrement, l’auteur ne cesse de rappeler qu’à la fois en théorie pure et en pratique (vu l’expérience faite depuis une trentaines d’années), les marchés financiers s’avèrent bien incapables d’orienter une économie vers une croissance pérenne (sans bulles spéculatives récurrentes), pour ne pas parler d’aller une croissance écologiquement soutenable. Les marchés financiers fonctionnent en effet, selon G. Giraud reprenant des thèses bien connues, selon le modèle dit des « tâches solaires », c’est à dire sur des pures croyances des opérateurs qui amènent les prix des actifs qu’on y négocie à errer au fil des marottes haussières ou baissières du moment. Pour l’auteur, ce ne peuvent  donc pas être les marchés financiers qui disent vers où doit s’orienter la croissance future; ce sont les entreprises, les Etats, ou bien le débat citoyen, qui définissent – ou devraient définir  – les paramètres du futur économique souhaitable (pour G. Giraud lui-même, un futur où l’on prévient le changement climatique). La remise en cause des marchés financiers comme « boule de cristal collective » qui permettrait de lire le futur par accumulation d’opinions individuelles sur ce dernier s’avère ici radicale. Ces derniers ne sont qu’une illusion de ce point de vue. Gaël Giraud consacre des pages fort bien vues à cet aspect (Chapitre 3, « Un marché financier, c’est  (très in)efficace? », p.46-62). Parallèlement, G. Giraud croit tout de même déceler au fondement de la crise financière actuelle un projet politique, celle de la « société de propriétaires » (cf. chapitre 1, « La ‘société de propriétaires’, un idéal messianique? », p.13-24) En effet, qu’est-ce qui a produit la crise des « subprimes » au déclenchement de tous les désordres financiers et économiques actuels, sinon entre autres la croyance politique que tout le monde aux États-Unis pouvait (ou même devait) devenir propriétaire de son logement? Il rejoint ici les auteurs qui pointent du doigt le risque économique que les bulles immobilières, enclenchés par des financements trop faciles et au fond irresponsables de la part d’un secteur financier aussi créatif qu’euphorique, font courir à l’économie réelle, tout y ajoutant l’aspect politique de ce choix (cf. p.20-23). Bref, l’investissement et l’avenir des sociétés humaines en général sont des choses bien trop sérieuses pour être laissé ainsi aux marchés financiers.

Deuxièmement, l’auteur rappelle au lecteur que c’est bel et bien le secteur financier qui se trouve à la source de la crise économique actuelle et non les Etats (p.37-40), et que c’est ce dernier qu’il est urgent de mieux réguler (cf. chapitre 10, « Les chantiers communs prioritaires », p. 142-164). G. Giraud fait partie de ces économistes qui ne croient pas au « cadrage » de la crise européenne tel qu’il s’est imposé depuis 2010. Il décrit fort bien à quel point Etats, grandes banques et BCE sont désormais solidaires dans le désastre éventuel qui les menace, en raison de la vaste « pyramide de Ponzi » qu’ils ont bâtie ensemble pour se sortir de la crise dite des dettes publiques européennes (p. 40-44). Surtout, il souligne que les banques commerciales ne peuvent pas structurellement dire la vérité sur leur mauvaises affaires éventuelles au risque de périr dans l’instant à la fois par impossibilité d’accéder du coup au marché monétaire et par déclenchement d’un bank run à leurs guichets (p. 87 et suivantes). L’idée de ce « mensonge structurel par omission » qui frappe les grandes banques n’est sans doute pas nouvelle, mais G. Giraud l’étend aux Etats garants en dernier ressort de ces banques et aussi à la Banque centrale européenne. Personne ne peut énoncer la vérité de la situation d’une banque en difficulté, parce que c’est faire advenir le pire sur l’heure. Il faut donc mentir – ou faire semblant de ne pas voir l’évidence -, et profiter du temps gagné pour discrètement résoudre (si possible)  les problèmes rencontrés. (Ce qui bien sûr tend parfois à aggraver les problèmes, comme avec les Caisses d’épargne espagnoles). Ou bien alors, jouer de l’effet de surprise (après avoir menti), c’est à dire dans un même temps, rendre public le problème rencontré et prendre les mesures draconiennes qui s’imposent (cas des banques chypriotes par exemple). Ce que propose G. Giraud, c’est en quelque sorte un raffinement de l’argument désormais bien connu du « too big too fail ». Non seulement les grandes banques universelles qui dominent l’économie européenne contemporaine ne peuvent pas faire faillite et en jouent au détriment des contribuables qui seront chargés de les sauver si nécessaire, mais en plus leurs dirigeants sont condamnés par la structure même de la situation à dire que tout va bien pour eux faute de quoi ils sombrent dans l’instant, et les régulateurs (nationaux  et européens) ont tout intérêt à être le plus prudent possible dans leurs éventuelles remontrances à ces mastodontes et à faire semblant de les croire. En lisant G. Giraud, on se dit que les historiens de cette période auront fort à faire pour découvrir qui savait quoi à quel moment, et on n’est pas trop rassuré pour l’avenir : quels cadavres trainent encore dans les placards des banques? On notera qu’à quelques jours d’intervalle le Monde s’est inquiété en gros titre du sort des banques européennes et que les Echos nous ont rassuré ensuite en première page, bizarre non?

Troisièmement, notre économiste jésuite souligne, logiquement vu ce qui vient d’être dit, que la sortie de crise repose d’abord sur une remise en ordre du secteur financier. D’une part, il faut limiter la source essentielle de la spéculation sur les marchés financiers, à savoir l’appel au crédit bancaire pour la  financer (« effet de levier ») – à en juger des derniers mois, cela paraît bien mal parti… D’autre part, il faut remettre les banques à l’ouvrage dans leur rôle traditionnel de financement des ménages et des entreprises – même remarque… L’auteur se déclare pour une séparation des activités de marché financier des banques et des activités liées au rôle des banques dans  l’économie réelle. La réforme française en la matière lui parait l’une des plus timides du monde occidental (p.153), ce qui correspond tout à fait à la logique d’une capture du régulateur étatique français par la BNP, la SG, le Crédit agricole, etc.

Gaël Giraud s’inscrit donc parmi la (petite) cohorte de ces économistes qui récusent la pleine liberté donnée depuis quelques décennies aux banques et aux marchés financiers. Son ennemi à lui, c’est bel et bien la finance. Il souligne d’ailleurs qu’une partie des dirigeants du monde financier en tient pour un darwinisme social (certes non dit en public), qui ne peut que s’opposer frontalement aux valeurs chrétiennes (cf. p. 60-61, les propos d’un banquier anonyme, pas loin de crier haut et fort, l’éternel « salauds de pauvres! »)

En effet, ce qui distingue l’ouvrage d’autres dans le même genre, c’est que notre jésuite ne met pas son étendard moral dans sa poche, et qu’il ose aussi penser en terme de fins morales des individus. Son dernier chapitre s’intitule « Nous libérer du veau d’or » (chap. 11, p. 165-179), et il y rappelle l’engagement de l’Église catholique contre la finance telle qu’elle est devenue. Le projet qu’il cherche à définir est par ailleurs comme nous l’avons dit clairement écologiste. Il le relie à la source franscicaine de la doctrine de l’Église (p. 174-176), ce qui est évidemment plutôt bien vu… pour un jésuite par les temps qui courent.

La vraie faiblesse de l’ouvrage, comme de la plupart de ceux des économistes critiques qu’il m’a été donné de lire, c’est de proposer des pistes de changement sans (vouloir) se rendre compte des obstacles politiques à ce dernier. G. Giraud ne sous-estime pourtant pas les appuis politiques dont bénéficie le secteur financier, en particulier en France, à la fois par ses menaces, par sa proximité avec les élites administratives et par son lobbying; il ne sous-estime pas non plus le poids de l’idéologie néo-libérale qui pose les marchés financiers comme juge ultime de tout avenir possible. Il appelle dans sa conclusion, en bon chrétien social, à une mobilisation  sur le sujet (p.177-178). Il n’a pas tort bien sûr, mais, en 2013, ne peut-on pas conclure que cette mobilisation n’a pas eu lieu? (et peut-être n’aura pas lieu?).

François Hollande se fait ainsi élire en mai 2012 en déclarant devant le peuple de gauche que « son ennemi, c’est la finance » (discours du Bourget, janvier 2012). Il se fait donc élire sur cette belle promesse, et la majorité de notre brave Président de faire voter en 2013 une loi bancaire qui apparaît à tous les commentateurs (pas seulement à G. Giraud) comme du très honnête et très inutile « pipi de chat » dicté par nos braves banquiers. Qu’en conclure? Peut-être simplement que, pour l’instant, les grandes banques françaises gardent la main, et que leur volonté l’emporte nettement sur toute « volonté citoyenne », du moins telle qu’elle peut être porté par le Parti socialiste au pouvoir. De fait, nous sommes en effet très loin, tout particulièrement en France, d’une indignation populaire à la mesure du coût pour le contribuable des folies de (certains) de nos banquiers. Tout de même, la folie Dexia aurait déjà coûté autour de 6,6 milliards d’euros (selon la Cour des comptes), et l’addition peut encore s’alourdir. Mais il faut bien dire que, dans les médias, de ce cas Dexia, on n’en a pas parlé à la hauteur des sommes englouties, et qu’à ma connaissance, l’opinion publique en est resté sans voix. L’opinion publique française a globalement gobé la fable selon laquelle la crise européenne est due à des méchants Etats dispendieux stipendiant des hordes de fainéants – ou, tout au moins, tout se passe comme si c’était le cas.

Bref, en cet été 2013, la conclusion est facile : les banquiers (qui ont survécu) ont tout gagné, les contribuables ont tout perdu, parce que les uns ont su se mobiliser pour leur peau, et que les autres ont un peu trop dormi (ou été endormis), ou ont confié bien à mal propos la défense de leurs intérêts. Cela peut changer, mais j’ai comme un doute.

Il est certes possible que, au prochain éclatement de bulle spéculative (dont la lecture de G. Giraud nous permet largement  de prédire l’existence en raison de l’abondance des liquidités injectées dans les circuits financiers par les banques centrales, cf. p.95-96, p. 101-102), les banques qui seront prises au piège de leur propre bêtise devront cette fois-ci payer de leur disparition leurs erreurs de gestion. C’est sans doute l’enjeu des réformes autour de l’Union bancaire au niveau européen… mais imagine-t-on vraiment, mettons en 2017 ou 2018, la BNP ou la SG fermée du jour au lendemain pour leurs erreurs de gestion par des « gnomes » européens sous les applaudissements de la foule parisienne enfin réveillée de sa torpeur sans que le pouvoir politique français courre leur aide?  Vedremo.

Michel Aglietta, Thomas Brand, Un New Deal pour l’Europe.

agliettabrandMichel Aglietta s’est associé avec Thomas Brand pour produire un nouveau livre sur la crise européenne (Un New Deal pour l’Europe. Croissance, euro, compétitivité, Paris : Odile Jacob, 2013). Comme son titre l’indique, il s’agit pour les auteurs de présenter (encore une fois) une solution à la crise de la zone Euro. Bien sûr, ce n’est pas celle qui se trouve mise en œuvre actuellement. En effet, les auteurs appellent à une vaste reconversion de toute l’Union européenne vers le high tech, « le durable », « l’environnemental », ce qui représenterait une phase ultérieure de la croissance séculaire de l’Occident (cf. chapitre 6, « Quelle croissance sur l’Europe? », p. 233-289, cf. tableau 6.1, « Innovation séculaire »). A dire vrai, ce blabla mi-écolo/mi-schumpétérien m’a paru d’une insigne banalité. Oui, oui, il faut innover, oui, oui, il faut tenir compte du changement climatique qui vient, oui, oui, il faudrait peut-être penser en terme d’épuisement des ressources naturelles, oui, oui, chers docteurs Pangloss, il faudrait faire mieux qu’actuellement en terme de satisfaction des besoins humains. En effet, le moins que l’on puisse dire, c’est que les conditions politiques (minimales) d’une telle conversion « écolo-scientiste » de tous les pays de l’Union européenne ne semblent pas prêtes d’être réunies. Malgré toutes les dénégations du présent gouvernement, le récent limogeage de Delphine Batho est là pour rappeler à tout le monde que « l’écologie, cela commence (décidément) à bien faire », et qu’il vaudrait mieux revenir aux dures réalités de la compétition internationale comme dirait le nouveau président du MEDEF. Drill, drill, baby, drill! Mais aussi qu’en dehors de l’austérité (qui bien sûr ne concerne toujours pas la France), point de salut pour les braves!

En revanche, le livre est digne d’intérêt en ce qu’il présente un essai d’explication de la crise européenne en insistant fortement sur les interactions entre la sphère réelle et la sphère financière lié à l’existence même de l’Euro.

En effet, pour M. Aglietta et T. Brand, c’est bel et bien l’Euro tel qu’il a été conçu et géré de ses origines jusqu’à nos jours qui se trouve la cause unique (ou presque) de tous nos malheurs actuels – ce qui ne les empêche pas bien sûr de vouloir que l’aventure de l’Euro continue, et donc d’être publié en conséquence chez Odile Jacob.

Premièrement, la dérive des compétitivités entre pays de la zone Euro possède une cause au départ financière (cf. p. 54-59, p. 72-75, p. 83-93). En effet, ce sont les transferts mal avisés de capitaux du centre vers la périphérie (via les banques et les marchés financiers) qui vont y entraîner une explosion de l’endettement des acteurs économiques privés et/ou publics, avec au choix des bulles immobilières et/ou des augmentations de la consommation des ménages ou de l’État. Au lieu de financer  des investissements productifs qui auraient augmenté la productivité du travail dans la périphérie (et donc sa richesse par habitant) (cf. graphique 2.4, p.74), les investisseurs sont en effet allés y placer leur argent dans l’immobilier, ou dans les banques locales qui ont permis l’augmentation du niveau de vie des ménages et de l’État par le biais de l’endettement devenu d’un coup (trop) facile (cf. graphique 2.5, p. 75). De fait, les auteurs font remarquer après bien d’autres qu’un seul taux d’intérêt directeur dans une zone économique qui comprend des pays à inflation différente implique des taux d’intérêts réels différents selon les pays (p. 175) – avec, dans certains cas, une incitation irrésistible à s’endetter. « Le coût du capital a été le plus bas lors des années 1999-2008 dans les pays où l’endettement a été le plus élevé et où la crise financière a été la plus forte » (p. 84-85) Cet afflux d’argent prêté à la périphérie implique par suite des déficits de la balance commerciale de ces pays, une inflation qui s’y accélère, et enfin une augmentation des coûts salariaux. Ces derniers, qui augmentent à la périphérie depuis 2002 alors qu’en Allemagne, Autriche et Finlande ils stagnent, finissent par mettre en danger l’existence même de l’industrie dans les pays périphériques (France, Italie, Espagne, Portugal, Grèce) de la zone Euro. On retrouve là les considérations sur le coût du travail dans la périphérie de la zone Euro (qui y justifient la « dévaluation interne » en cours), mais la raison de cette augmentation du coût du travail à la périphérie est ici explicitée par une mauvaise orientation des flux financiers au départ de la séquence. Bien que les auteurs n’évoquent pas le cas des pays en dehors de la zone Euro, situé dans l’ex-Europe soviétisée, ils pourraient l’ajouter à leur tableau sans changer le sens de leur récit.

Deuxièmement, toute la difficulté à sortir de la crise en Europe tient justement au fait que les dirigeants européens, surtout à partir de 2010, ont défini la crise comme une crise de la dette publique des Etats (en prenant la Grèce comme cas standard), et non comme une crise du système financier européen dans son ensemble. LÉtat follement dépensier a été déclaré coupable, forcément coupable, et l’échec massif de certaines banques à orienter leurs attributions de crédit de façon à générer de la croissance durable a été minimisé, voire oublié. De fait, pour sortir vraiment de la crise, il aurait fallu d’abord apurer les énormes erreurs d’investissement faites par les banques européennes au cours des années 2000 (cf. p.133-152, p.199-216). Le projet d’« Union bancaire » a bien sûr les faveurs des auteurs, justement en ce qu’il permettrait d’apurer vraiment les erreurs du passé et d’éventuellement éviter la répétition du même scénario à l’avenir. Pour les auteurs, il ne fait guère de doute que c’est à la fois le poids politique (ou relationnel) des banquiers privés  et la complexité institutionnelle d’un système bancaire transfrontalier sans superviseur unique et sans mécanismes juridiques unifiés qui ont empêché une salutaire « euthanasie des banquiers » (c’est ma propre expression). A en juger par la nouvelle loi bancaire française, on peut craindre que le poids politique du lobby bancaire reste suffisant pour empêcher des évolutions défavorables aux banques actuelles et à leurs dirigeants. De fait,  puisque nous sommes en 2013 et que tout cela a commencé à être révélé en 2007 (lorsque la BNP déclare que deux de ses filiales aux États-Unis ont des difficultés), il n’est pas très difficile d’affirmer que les pays européens ont quelque peu traîné à faire le ménage  dans leurs banques – même s’il ne faut pas oublier tout de même que quelques banques européennes, particulièrement imprudentes dans leurs choix, ont été restructurées à la hache au début de la crise (ce qui est la solution préconisée par les auteurs au vu de l’expérience de crises bancaires antérieures).

Troisièmement – mais là, il ne s’agit pas principalement d’aspects financiers -, la construction intellectuelle qui fonde la zone Euro ignore superbement les acquis de la « nouvelle géographie économique » (Krugman, début des années 1990) (p. 94-101). Dans un espace monétaire unifié, l’industrie tend à se renforcer et à se concentrer là où elle était déjà la plus forte, et là où les conditions institutionnelles se trouvent réunies pour avoir des rendements croissants et de l’innovation. Pour lutter contre cette polarisation, les auteurs rêvent du coup, comme je l’ai dit d’entrée, d’une Union européenne qui se mettrait à investir partout sur son vaste territoire dans le high tech, la R&D, etc., au nom d’un nouveau capitalisme verdi, en particulier dans sa périphérie.  Cet argument de la polarisation industrielle de longue période sur certaines zones se trouve ici renforcé par l’idée très « régulationniste » d’arrangements « capital/travail  » plus ou moins favorable à l’industrie (en particulier en Allemagne) qui parcourt tout l’ouvrage. Cette façon de raisonner insiste  donc sur la « dépendance au sentier ». Elle devrait plutôt inciter les pays les plus faibles à chercher à dissoudre la zone Euro, puisque, sous de telles conditions où le passé détermine largement l’avenir, ils ne rattraperont probablement pas plus à moyen terme le centre industrialisé de l’Union que l’Italie du sud n’a rattrapé l’Italie du nord en 150 ans. Ou alors, il faudrait un miracle économique et politique… Après tout, on peut certes imaginer que, après avoir assimilé les  « réformes  structurelles » façon « Troïka », la Grèce devienne à grands coups de politique industrielle européenne façon Aglietta/Brand le premier État développé à zéro émission carbone, la « Silicon Valley » du XXIème siècle, le nouveau phare des Nations, mais bon… j’ai le vague sentiment que cela va être compliqué…

Comme on l’aura compris, l’Euro pour les auteurs est une monnaie mal construite (ce n’est pas un scoop!) (cf. chapitre 1, « Les antécédents de l’euro », p. 15-49, chapitre 5, « Quelle union politique pour la zone Euro? », p. 171-232), et, dans le fond, les ingénieurs du Traité de Maastricht ont conçu quelque chose d’encore plus dysfonctionnel que ce que le rapport Werner de 1970 envisageait (p.40-41). En effet, ce dernier avait bien vu qu’il fallait pour assurer durablement la stabilité des changes entre monnaies européennes aligner les politiques budgétaires des Etats, harmoniser la fiscalité du capital  entre ces derniers, ainsi que les coûts et prestations des différents Etats-Providence, bref qu’il fallait beaucoup de transferts de souveraineté dans des domaines essentiels pour réussir le challenge de la stabilité des changes.  Néanmoins, même si décidément, on est parti du mauvais pied (pour des raisons idéologiques selon les auteurs), rassurez-vous, bonnes gens, tout n’est pas perdu, un peu de volonté politique et de technique institutionnelle va nous sauver. Il suffit de créer un « Trésor européen », de coordonner les politiques économiques nationales en sortant de l’austérité budgétaire à marche forcée, de donner tout son rôle à une politique industrielle ragaillardie et verdie, et nous serons sauvés. Amen.

Face à tant de candeur de la part d’économistes distingués, je ne peux qu’exprimer mon désarroi. En effet, les auteurs semblent sincèrement croire que les choix politiques européens et nationaux résultent d’une fonction de « choix social ». Ils parlent pompeusement de  nouveau « contrat social » européen à instaurer (cf. Conclusion, p. 291-294) : « Il ne saurait y avoir d’avancée institutionnelle capable de sauver la zone Euro sans un nouveau contrat social. (…) Il s’agit de refonder un contrat social qui ne peut être le retour à  un contrat de redistribution. C’est un contrat de participation des citoyens à une transformation des modes de vie qui fait reculer l’inégalité en unissant étroitement l’emploi à la conservation de l’environnement dans les territoires » (p. 293). Ils font comme si la situation des années 1945-1975, d’équilibre capital/travail (« compromis fordiste »), si bien décrite par les « régulationnistes », devait se reproduire sous une forme nouvelle et participative à l’échelle continentale. Or, aujourd’hui, il n’existe plus une Union soviétique aux portes de l’Occident pour obliger à des compromis ceux qui mènent actuellement si visiblement le jeu. Pour l’instant, ce qu’on observe à la mi-2013, c’est plutôt un approfondissement des gains des gagnants de la période antérieure: le dernier Traité européen en date, les « réformes structurelles », les « dévaluations internes », le sauvetage des grandes banques systémiques par les Etats, etc., tout s’oriente vers une solution simple et élégante à la crise : les gagnants (Etats créditeurs, banques, consommateurs, épargnants, habitants du centre industriel, etc.) continueront à gagner, les perdants (Etats débiteurs, contribuables, salariés, habitants de la périphérie désindustrialisée) continueront à perdre. Et pour l’heure, les perdants ont la politesse de souffrir le plus souvent en silence, ou de ne pas trouver les moyens d’un renversement politique de la situation. That’s all folks. Circulez il n’y a rien à voir. La victoire probable d’Angela Merkel aux élections allemandes de septembre 2013 devrait constituer comme le dernier sceau de cette simple et élégante solution.

En effet, si l’approche d’Aglietta et Brand est sans doute correcte du point de vue économique, elle me parait particulièrement limitée du point de vue politique. Les auteurs se plaignent par exemple de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande qui a mis de fait dans les mains du Bundestag de nombreuses décisions d’envergure européenne (p. 185-188). Il faut rappeler que la Cour ne fait que défendre dans ses décisions l’idée que le peuple allemand par ses représentants n’a pas signé pour une « union de transferts » (qu’Aglietta et Brand appellent de leurs vœux, cf. p. 173), qu’il reste maître, via ses représentants, de son budget national, et qu’en pratique, la Cour constitutionnelle allemande n’a en fait rien bloqué du tout depuis 2010. (Cela m’étonnerait ainsi qu’elle donne entièrement raison dans son prochain jugement à la Bundesbank contre la BCE, là on rirait cinq minutes, mais bon ce sont des gentils garçons à Karlsruhe.) La Cour n’interdit pas d’aller au delà en terme d’intégration européenne, mais elle souligne qu’il faudra demander l’avis du peuple allemand si l’on veut aller vraiment plus loin. C’est tout. Cela me parait une attitude éminemment respectueuse du « contrat social » allemand, et dans le fond d’un sain réalisme.

Plus généralement, il me semble que le lecteur pourrait se demander quel sens peut avoir un tel livre, tout au moins dans ses propositions, qui cherche à proposer rien moins qu’un « New Deal pour l’Europe« , alors même qu’il n’est visiblement pas le fruit d’une concertation européenne.  Par exemple, vu les difficultés à établir une politique européenne de l’énergie (pourtant déjà prévue dans le Traité de Rome et dans le Traité Euratom), je me demande si partir sur la piste environnementale n’est déjà pas en soi une erreur. L’Allemagne a fait le choix d’abandonner le nucléaire, et son partenaire principal dans l’Eurozone, la France, n’est même pas capable de fermer une vieille centrale nucléaire comme Fessenheim. Si l’on devait se lancer dans une forte politique industrielle européenne d’appui à l’investissement et à l’innovation, il faudrait peut-être déjà choisir de partir dans une ou plusieurs  directions  unanimement partagées.

Jean-Pierre Veseperini, L’Euro.

vesperiniAvec son titre sobre et sa taille réduite à celle d’un bréviaire de l’ancien temps, l’Euro, le livre de Jean-Pierre Vesperini, paru chez Dalloz en ce début d’année 2013, risque bien de passer inaperçu. Ce serait un tort : sous les dehors d’un ouvrage à la pédagogie impeccable, c’est un réquisitoire implacable contre la monnaie unique.

Pour quelqu’un qui n’aurait pas suivi les mésaventures de la monnaie unique depuis 2009, J.-P. Vesperini résume avec brio les épisodes précédents. En 229 pages d’un format de 8 cm sur 11,7 cm, on ne peut évidemment pas tout dire, mais il me semble que l’essentiel s’y trouve pour 3,5o euros. C’est brillant, clair, carré.

L’auteur explique que la crise de l’Euro est fondamentalement une crise des différentiels de compétitivité entre pays européens. D’une part, l’Allemagne est le seul grand pays de la zone Euro qui ait réussi depuis le début des années 2000 à contenir l’évolution de ses coûts salariaux à proportion de la hausse de la productivité du travail – tous les autres, dont la France, ont connu une dérive. Selon les calculs de J. P. Vesperini, le coût salarial unitaire sur la période 1999-2008 augmente de 19,4% en France, de 27,9% en Italie, et de 35,3% en Espagne, mais reste étonnamment stable en Allemagne avec seulement 0,9% de hausse (p. 29). Il ne faut pas s’étonner ensuite des mouvements synchrones et opposés des soldes commerciaux des uns et des autres. D’autre part, seule l’Allemagne profite d’un taux de change dollar/euro élevé pour maintenir ses exportations, alors que le reste de la zone Euro (en fait, France, Italie, Espagne pour l’auteur) aurait besoin d’un taux de change bien plus faible en raison d’une moindre compétitivité hors-prix et d’une organisation différente de leurs cycles productifs (pas d' »économie de bazar » à l’allemande). A cette dérive des compétitivités, il faut ajouter les différentiels de taux d’intérêt réels entre pays de la zone Euro en raison de taux d’inflation différents. Or ces taux d’intérêts réels faibles ou négatifs en Espagne ou en Irlande au milieu de la décennie 2000 ont été, sinon la cause, du moins le carburant des booms immobiliers dans ces deux pays – avec les conséquences qui s’en sont suivies.

Pour Jean-Pierre Vesperini, contrairement à ce qu’attend la doctrine implicite de la Commission européenne et de la BCE, il n’est pas envisageable que les écarts de compétitivité qui se sont créés depuis l’introduction de l’Euro puissent être résorbés par la politique actuelle de dévaluation interne des pays du Sud. L’écart avec l’Allemagne est en effet devenu trop important. Il ne faut pas non plus compter, selon lui, sur une Allemagne qui abandonnerait d’un coup cette politique de lien entre hausse des rémunérations du travail et hausse de la productivité du travail, qui lui a si bien réussi et qu’elle entend en plus proposer aux autres pays de la zone Euro comme modèle à suivre. Il indique aussi – ce que je n’ai pas lu souvent par ailleurs – que, comme les entreprises allemandes ont pu bénéficier de taux de marge importants depuis des années, elles ont donc pu investir et innover, et donc développer (encore) leur compétitivité hors-coût. Cet élément complique sans doute encore l’équation à résoudre, mais les propres données de l’auteur (sur la période avant et après  l’introduction de l’Euro) tendraient plutôt à prouver que les grands mouvements des soldes commerciaux sont essentiellement dus à des éléments basiques de coûts unitaires du travail.

Face à cette situation, qui correspond fondamentalement à la réalité d’économies nationales fonctionnant différemment, Jean-Pierre Vesperini fait le pari qu’à terme l’Euro va exploser en deux morceaux, correspondant à l’Allemagne d’une part, les pays latins d’autre part. Pour lui, il serait préférable que l’Allemagne prenne l’initiative de quitter la zone Euro, au motif qu’elle refusera à terme de continuer la politique de transferts qui est pourtant d’ores et déjà engagé entre pays membres de la zone Euro. Une sortie de l’Allemagne serait moins traumatisante en ce qu’elle permettrait aux membres restants de garder leur dette publique libellée en euros, et de ne pas devoir faire défaut sur cette dernière.

Comme pour tous ces scénarios élaborés par des économistes de « fin de la zone Euro », je reste pourtant extrêmement dubitatif. En effet, bien que J. P. Vesperini le signale à quelques reprises dans son ouvrage, l’existence de la zone Euro est un choix politique plus qu’économique. Or l’investissement politique dans l’Euro de la part des élites politiques européennes (celles au pouvoir et celles dans l’opposition ayant déjà été au pouvoir depuis 1989) est tel que le renoncement à l’Euro constitue une hypothèse qui ne sera explorée qu’au cas où la situation serait devenue intenable, dans le dernier quart d’heure de la dernière heure avant l’explosion finale. Or comme le montrent à l’envi les situations grecque, espagnole, portugaise, etc., ce qui est considéré comme « intenable » recule à chaque pas. Quel est le taux de chômage dans un pays susceptible de renverser la table? Combien d’années de récession, pour ne pas dire de dépression, faut-il? Combien de centaines de milliards de transferts du centre vers la périphérie, faut-il pour désespérer le contribuable du centre? Combien de créanciers et bientôt déposants spoliés de leurs avoirs faut-il pour déstabiliser toute une société? Si j’ose dire, « l’expérience Euro » ira jusqu’à ses plus extrêmes conséquences. Je le crois d’autant plus qu’un certain assouplissement des discours sur l’austérité est en train de se produire ces temps-ci. Les pays périphériques ne devraient pas être condamnés au suicide économique. La vérification de l’inanité d’une politique d’austérité en pleine récession semble désormais (presque) acquise. La situation de stagnation va simplement s’installer durablement…

Il restera alors à prendre en compte tout ce que souligne à juste titre Jean-Pierre Vesperini. Les différentes sociétés européennes incluses dans la zone Euro génèrent clairement des taux d’inflation différents. Il faut du coup mener une réflexion d’une part du côté des entreprises : pourquoi les employeurs des pays « latins » tendent-ils à accorder des hausses de salaires disproportionnées par rapport à la hausse de la productivité du travail? Est-ce la faute des syndicats « irresponsables » ? de l’État ? ou d’un management défaillant qui compense en argent une conduite déplorable au quotidien?  Il faut aussi mener l’enquête du côté des marchés des biens et des services : le coût du logement en Allemagne a été désormais repéré comme l’une des sources de la possibilité pour les salariés allemands de ne pas exiger des hausses salariales (au moment même où, d’ailleurs, les loyers augmentent fortement en Allemagne…), mais il faut aussi regarder du côté du coût de la vie en général. Il suffit d’aller à intervalles réguliers et cependant espacés faire ses courses en Allemagne, pour se rendre compte de la faible augmentation des prix de nombreux produits. Comment font-ils? Comme il se trouve à mon sens fort improbable que les classes politiques aient le courage de mettre fin à l’expérience Euro, plutôt que faire des plans sur la comète,  il faut s’atteler à une réflexion sur les moyens de contenir durablement le coût du travail dans les pays de la « zone Euro » peu compétitifs. Cela ne passe pas seulement par la « modération salariale » – que garantit un taux de chômage durablement élevé! merci! – , mais aussi par une modération du coût de la vie. En effet, pour que cela ne soit pas invivable, il faut trouver des moyens d’alléger les dépenses des consommateurs ordinaires. Il faut bien dire qu’en France, on n’en prend pas vraiment le chemin. Ainsi, apparemment, les prix de l’immobilier et ceux des loyers sont bien loin de s’écrouler (en particulier en région parisienne). Une bonne mesure choc pour commencer à engager le mouvement en ce sens serait de supprimer toute aide au logement… tout au moins pour les nouveaux locataires ou accédants à la propriété.

Quoiqu’il en soit, le livre de J. P. Vesperini reste une utile pièce au dossier déjà chargé de l’Euro, et un bon viatique pour l’honnête homme.