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P. Blanchard, N. Bancel, D. Thomas (dir.), Vers la guerre des identités?

img20170103_11253622Il est des livres qu’on se passerait volontiers d’avoir lu. L’ouvrage dirigé par Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Dominic Thomas, Vers la guerre des identités? De la fracture coloniale à la révolution ultranationale (Paris : La Découverte, 2016) fait partie de ces égarements du lecteur que je suis. Ce n’est pas que les auteurs ici réunis y tiennent des propos particulièrement indigents – mais simplement que ce genre de propos me paraissent  doublement aporétique, aussi bien sur le plan scientifique que sur le plan politique.

Comme le résument bien le titre et le sous-titre de l’ouvrage, il s’agit pour les différents auteurs ici rassemblés de proposer un état des lieux et une archéologie de ce qu’ils appellent eux-mêmes le « maelström ‘identitaire’ issu du passé impérial, de la mondialisation à marche forcée et des flux migratoires désormais multidirectionnels, que les attentats de novembre 2015 ont révélé en plein jour »(Introduction, p. 16). La thèse générale de l’ouvrage est en effet qu’on ne saurait expliquer et comprendre la montée en puissance d’une politique des identités en France sans faire un retour en arrière historique et sans voir la situation de notre pays comme essentiellement « post-coloniale ». La rapide Postface de l’écrivain Alexis Jenni (C’est français, ça?, p. 259-266) résume toute l’ambiance (sombre) de l’ouvrage, en montrant le parallélisme entre le fonctionnement d’une classe de lycée contemporain et « l’Algérie de papa »  – comme aurait dit le Général De Gaulle – : le seul étranger, en regard duquel se construit l’identité ordinaire de Français de la part d’élèves d’origines très diverses par ailleurs, c’est l’Arabe éternel. De fait l’ouvrage ne nous épargne rien des tourments qui se déploient sans fin autour de la mémoire et de l’histoire de la colonisation, et de ses effets très contemporains sur le débat politique et la société française. C’est sûr qu’avec un Eric Zemmour trônant au milieu de la scène médiatique depuis quelques années et Valeurs actuelles battant les records de vente à chaque une vintage à la Je suis partout, il n’y a guère à se fatiguer pour enfoncer la porte.

Toutefois, le problème scientifique de l’ouvrage saute dès lors aux yeux. En admettant même que l’histoire coloniale française soit derrière la situation contemporaine, en quoi cela explique-t-il vraiment les spécificités françaises?  A ma connaissance, aussi bien la Hongrie que la Pologne , où les droites nationales et identitaires sont au pouvoir et où elles hurlent littéralement depuis plus d’un an contre l’arrivée de réfugiés musulmans sur leur sol sacré, n’ont jamais eu quelques colonies que ce soit outre-mer, et ces pays n’ont accueilli par conséquence aucune immigration venue de leurs ex-colonies inexistantes par définition. Même remarque pour la Suède, qui connait la montée en puissance d’une extrême-droite des plus sympathiques par ses accointances néonazies, ou pour le Danemark, elle aussi dotée d’un beau parti à la droite de la droite bien sympathique, qui, certes, a colonisé le Groenland et quelques autres contrées peu hospitalières, mais bon. En somme, avant de proclamer urbi et orbi que la France souffre d’un problème de « post-colonialisme », encore faudrait-il réfléchir un moment au tableau d’ensemble de la politique en Europe, et plus généralement en Occident. La montée en puissance d’une « question musulmane » – liée à une réorientation de l’extrême droite de l’ennemi sémite juif vers l’ennemi sémite musulman –  transcende d’évidence le seul cas français. J’ai eu le malheur de lire cet ouvrage au moment même où la campagne électorale américaine battait son plein avec son lot de polémiques anti-musulmanes de la part de D. Trump. Cela aura comme on l’imaginera aisément quelque peu impacté ma lecture. De ce point de vue, il aurait été intéressant de se demander ce que notre histoire coloniale apporte de complications supplémentaires à cette question musulmane plus générale. En quoi cela envenime vraiment les choses? Ou, éventuellement, en quoi cela les mitige plus qu’on ne le dit? (Le néerlandais G. Wilders dit tout de même des choses qui sont bien plus radicales au sujet de l’Islam que notre bon vieux FN des familles, mais est-ce dû aux effets à long terme de la colonisation néerlandaise de l’Indonésie? ) Je suis aussi très attentif à cette question comparative, parce que je sais par ailleurs qu’en Italie une bonne part de l’opinion publique fonctionne sur un registre similaire à celui que les auteurs de cet ouvrage observent en France (le succès du livre ‘La Rage et l’orgueil’ d’O. Fallaci dès le début des années 2000 vaut bien celui des Zemmour actuels), alors même que le gros de l’immigration contemporaien n’y a aucun rapport  avec une situation directement « post-coloniale ». (En effet, dans les années 1990, ce ne sont pas les immigrés d’Éthiopie ou d’Érythrée ou leurs descendants directs à la peau noire qui furent les cibles les plus évidentes du racisme italien, mais bien plutôt les « marocchini » [marocains]- arabes en général -, les « vu’cumpra » [litt. ‘vous achetez’] – sénégalais en particulier-, et surtout les  Albanais, Roumains et autres balkaniques, dont bien sûr les Tsiganes de diverses nationalités).  Évidemment, on pourrait rétorquer que tout l’Occident (Hongrie et Pologne compris) souffre d’un syndrome de stress « post-colonial » lié à la décolonisation des années 1950-60, syndrome qui se trouverait encore renforcé par son déclin relatif actuel face aux « puissances émergentes » de l’ex-Tiers Monde, mais du coup, en quoi le cas français demeurerait vraiment spécifique? Quels preuves les auteurs donnent-ils que le débat identitaire est vraiment pire en France qu’ailleurs? Aucune, puisqu’ils ne se posent même pas la question. Ce qui est tout de même gênant dans un monde où un Trump, un Orban, et autre personnages de ce genre, tiennent le haut de l’affiche.

Sur le plan directement politique par ailleurs, le livre ne fait en plus que constater une impasse. Il décrit finement la montée en puissance en France de la question identitaire au fil des années (en s’appuyant en particulier sur des ouvrages précédents de la même équipe d’auteurs). Comme deux des directeurs de l’ouvrage sont des historiens, on voit bien qu’ils se trouvent coincés entre deux options : constater froidement l’impossibilité actuelle en France d’une histoire partagée et surtout objective de la colonisation et de la décolonisation, et l’espérer en même temps, à la fois comme signe que les conflits à ce propos se calmeraient et comme remède à ces derniers. Pour ma part, je ne vois pas en quoi une histoire objective de la colonisation pourrait aider de part et d’autre. Pour avoir lu au fil des années quelques livres d’histoire sur l’Algérie et sa lutte pour l’indépendance (pas ceux écrits par les partisans de l’Algérie française…), je soupçonne fort qu’en tant que brave descendant de Français métropolitain, sans aucune attache avec l’Algérie, j’y ai vu bien autre chose qu’un descendant du même âge que moi de l’immigration algérienne. Mon implication émotionnelle se trouve sans doute moindre. Je ne sens guère en tout cas en quoi mon destin personnel en a été en quoi que ce soit impacté. En tout cas, je ne vois guère comment raconter cette histoire d’une manière qui soit possible et apaisante pour à la fois – mettons les choses au pire – un « Indigène de la République »  d’un côté et un « militant du FN » de l’autre, et cela d’autant plus que les interventions des autorités françaises dans l’histoire de l’Algérie indépendante ne sont pas non plus complètement innocentes et ne ferment pas le dossier en 1962. La colonisation n’a pas aidé, et la décolonisation encore moins.

Au total, ce livre intéressera sans aucun doute le spécialiste des « French studies », qui se délectera des méandres de nos débats hexagonaux et de leur insularité foncière, mais il n’apportera rien à l’habitant un peu informé de ce qui se passe au jour le jour dans ce beau pays de France.

Enfin, sur ces propos négatifs,  il me reste tout de même à vous souhaiter une Bonne année 2017!

Amiens, août 2012, premières émeutes de la législature.

Il fallait que cela arrive.  Août 2012, premières émeutes de la législature, dans les quartiers nord d’Amiens, ville gérée par un maire socialiste en plus. Enchaînement banal d’hostilité entre « forces de l’ordre »  et « jeunes »  à la suite d’un incident a priori mineur qui dégénère en une émeute bien médiatisée/médiatique. Ce n’est pas parce que le gouvernement est depuis peu « de gauche » que les mécanismes  qui mènent à ce genre de situation, fort bien étudiés par les sociologues, doivent se mettre en sommeil. Visite un peu chahutée en plus sur place du « premier flic de France », le très républicain Ministre de l’Intérieur, Manuel Valls.  Du coup, comme la réponse sécuritaire paraît un peu courte tout de même pour un gouvernement « de gauche », l’on reparle de la « politique de la ville ».

Il n’y a sans doute pas une politique publique qui soit plus emblématique de la capacité de l’État français contemporain de persister dans son action, alors même que, jugé à l’aune des objectifs qu’il s’est donnés (le rétablissement d’une égalité républicaine des territoires), il échoue aussi imperturbablement au fil des trois dernières décennies. Tout montre que l’actuel gouvernement va continuer sur le fil des précédents, avec peut-être moins d’enflure rhétorique cependant.

Or la raison essentielle  des difficultés sociales, allant jusqu’à mettre en cause de temps à autre l’ordre public, que rencontrent certains quartiers périphériques des villes réside  prioritairement dans l’état du marché du travail, ou plutôt dans les transformations de ce dernier depuis une trentaine d’années : d’une part, globalement, le marché du travail n’offre pas autant de postes de travail que le désirerait la population en âge de travailler; d’autre part, dans ce cadre général de chômage de masse,  le travail manuel non qualifié se trouve particulièrement peu demandé par les entreprises, et, souvent, les travailleurs les moins qualifiés se trouvent concurrencés pour les rares postes auxquels ils pourraient prétendre par des travailleurs plus qualifiés qu’eux, ou encore bien moins protégés par le droit du travail qu’eux. Force est en tout cas de constater que l’économie française fonctionne bien, voire même très bien si l’on est cynique, depuis les années 1980,  en se passant purement et simplement de toute une partie de la main d’œuvre possible. Or, comme on le sait sans doute, cette main d’œuvre désœuvrée, ce que pourrait appeler le non-prolétariat,  se concentre en particulier dans ces fameux quartiers à récurrence émeutière. Elle existe aussi ailleurs (dans les campagnes par exemple comme l’on montré d’autres sociologues ou géographes), mais elle n’atteint la visibilité que dans ces derniers par un effet de concentration spatiale de personnes en difficulté, souvent issues en plus des vagues récentes d’immigration.

Il ne faut donc pas espérer résoudre le « problème des quartiers » ciblés par la politique de la ville, avant d’avoir atteint le plein emploi de la main d’œuvre. A bientôt 10% de taux de chômage officiel et avec un belle récession qui se profile, on s’en trouve fort loin. On remarquera d’ailleurs, que, même lors des épisodes d’embellies relatives du marché du travail qui ont eu lieu depuis 1980, les difficultés sociales n’ont pas complètement disparu de ces quartiers, loin de là.  Je parle  donc ici d’un vrai plein emploi de la main d’œuvre (1 ou 2% de chômage), qu’on n’a plus connu en France depuis le début des années 1970, de quelque chose à ce stade de l’évolution économique totalement utopique. J’ai honte de me montrer ici si peu réaliste…

Quelque politique publique que l’on mène dans ces quartiers – plus ou moins avisée dans ses modalités, plus ou moins bien financée -, on retombera finalement sur cette impasse, ce fait structurel lié au fonctionnement de l’économie contemporaine. Parmi les articles convenus qui ont été publiés à la suite de l’émeute d’Amiens, j’ai ainsi beaucoup apprécié celui de Philippe Labbé  dans le Monde  du 17 août 2012. Même si le titrage de la rédaction du Monde lui fait insister sur l’importance du »travail social », il parle lui aussi de l’importance centrale du travail : « En effet, le non-droit est le statut permanent de ces quartiers… à commencer par l’exclusion du travail, donc de la consommation, donc de la vie sociale. » CQFD. Sa conclusion m’a semblé d’autant plus forte qu’elle repose sur un récent travail d’enquête dans ces mêmes quartiers d’Amiens qui ont été le lieu des troubles. Cela ne constitue sans doute pas une grande découverte scientifique, mais il semble se confirmer que, de l’avis des habitants eux-mêmes, cela irait mieux si les gens avaient du travail… Quelle grande et belle surprise!

Comme bien sûr, la mise au travail de toute la population en âge de travailler n’est pas envisageable dans le cadre économique actuel  – quoi qu’elle fasse partie des objectifs officiels de la politique économique avec l’augmentation du taux d’emploi de la population depuis l’adoption de la stratégie de Lisbonne en 1999… -, on n’a pas fini d’entendre parler de quartiers, de jeunes, d’émeutes, de mesures d’urgence pour les quartiers, etc. …  Cela aura au moins le mérite de créer de l’emploi pour ceux qui s’occupent de la mise en œuvre  de ces politiques publiques… des jeunes et moins jeunes diplômés de Science-Po par exemple.

Et si le changement c’était… pour beaucoup plus tard.

Nuit du 5 au 6 mai 2012.

Selon toutes les indications à ma disposition (sondages d’opinion rendus publics jusqu’à ce vendredi 4 mai, résultats du premier tour, scores des élections intermédiaires précédentes, ralliements des différents concurrents – y compris celle de F. Bayrou – ou de leurs soutiens du premier tour à l’un ou l’autre des deux finalistes, etc.), Nicolas Sarkozy devrait être battu demain, et François Hollande devenir le prochain Président de la République. Et pourtant, j’ai un doute, je suis d’un naturel pessimiste, et, là, je suis en plein pessimisme. Ce n’est en rien rationnel, cela doit être ce temps pourri sur Lyon, mais j’ai un doute. l’excellent Eric Dupin, lui, n’a aucun doute, il promet même dans un tweet de ce soir d’arrêter de faire des analyses politiques si Nicolas Sarkozy gagne. Il ne serait d’ailleurs pas le seul à devoir arrêter.

En tout cas, si N. Sarkozy l’emportait demain contre toute attente, cela obligerait à quelques révisions déchirantes. Déjà, les sondages en prendraient un sale coup. Les spécialistes auraient beau expliquer que ces derniers ne sont pas des instruments de prédiction, il resterait que, pour les perdants, toute la campagne aurait été faussée par leur présence obsédante, il resterait au minimum qu’ils donneraient en fait  une information bien peu pertinente pour comprendre la dynamique de l’opinion.

Au delà de cette querelle des sondages qui ne manquerait pas d’apparaître, vu la teneur résolument à droite (pour ne pas dire à l’extrême droite…) de la campagne de second tour de Nicolas Sarkozy sur l’immigration et l’Europe (les « frontières »), il serait difficile de nier qu’il aurait su regrouper derrière lui –  le fils d’immigré hongrois, marié à une (ex-)italienne – tout un vaste électorat définitivement hostile au « Monde entier ». On ne pourrait que dire, bravo l’artiste! Car faire oublier en pleine crise économique quelques promesses non tenues, une crise économique, et cinq années de gouvernement, plutôt médiocres et brouillonnes, en transformant la campagne présidentielle en référendum de la France contre le Monde – et, surtout, en filigrane (voir son clip de second tour) contre les immigrés (islamistes) qui viennent nous  imposer leur loi, cela serait très, très fort. Cela en dirait aussi très long sur l’état de la Nation, et sur le basculement des enjeux électoraux de l’économique et du social vers l’identitaire et le culturel.  « La France a (très, très, très) peur ».

On pourrait certes se raccrocher aux branches face à cette évidence gênante  en prétendant que François Hollande était finalement un mauvais candidat ou a fait une mauvaise campagne. Cela permettrait  de faire à gauche la blague (facile je le reconnais) : « en 2007, on a perdu de beaucoup avec la mère, en 2012, de peu avec le père, en 2017, on devrait gagner avec leur progéniture. » Cette explication-là par la personnalité de F. Hollande ne me convaincrait guère. En l’état du PS et des cursus honorum nécessaire pour être présidentiable, il était le meilleur candidat que celui-ci avait à offrir, et il avait le meilleur programme possible de la part de ce parti. Sa défaite serait pour le coup un choix clair de l’électorat pour une société fermée. Et allez faire l’Europe là dessus…

Enfin, espérons que mon pessimisme et l’heure tardive m’égarent.

… Ils n’auront pas nos piscines et nos cantines…

Comme c’était déjà prévisible au vu de la tournure prise au fil des semaines de sa campagne du premier tour qui s’éloignait de plus en plus des thèmes économiques (par exemple de la « TVA sociale » ou « anti-délocalisation », devenue quasiment de l’histoire ancienne… alors même qu’elle n’est même pas en vigueur), N. Sarkozy a décidément décidé pour ce second tour de continuer dans ce qu’il est convenu d’appeler la « stratégie Buisson » du nom de son conseiller. Barre à droite toute, machines au maximum, jetez à la mer centristes et autres humanistes, feu à volonté sur les fellaghas, communistes, et autres suppôts de l’étranger.  Le discours du président-candidat au lendemain du premier tour, lors de son premier meeting de la campagne du second tour, faisait directement écho à celui de Jean-Marie Le Pen, lors de sa campagne de second tour en 2002. C’est quasiment du plagiat, avec la réapparition des « sans-grade ». Un beau mot de la langue française, peu usité en général. Et, à chaque intervention publique de N. Sarkozy, il en rajoute dans ce registre …

Et, puis, quelle belle idée de vouloir rassembler le 1er mai dans une manifestation autour du « Vrai Travail »  … contre les syndicats de salariés… contre les assistés… C’est là encore la famille Le Pen qui peut l’attaquer pour plagiat éhonté de son propre 1er Mai à la gloire de Jeanne d’Arc. J’attends cependant avec impatience de voir, par médias interposés, à quoi ressemblent ces « vrais travailleurs »… Je n’en serais pas, je ne travaille pas vraiment. De plus, quelle meilleure manière de motiver syndicalistes, d’une part, et frontistes, d’autre part, à aller manifester ce jour-là dans les rues de Paris.  Il se peut que la bataille du nombre finisse par être perdue sur les deux flancs.

En plus, avec cette nouvelle notion de « vrai travail », notre candidat-président a découvert quelque chose : en effet, déjà en France, il y a quelques millions de chômeurs, d’assistés et autres fainéants qui vivent aux crochets de la solidarité nationale, voilà qu’il vient de se rendre compte que, parmi les gens qui officiellement sont employés, ont un travail, une bonne part n’en rame pas une, pour le dire vulgairement, certes essentiellement les syndicalistes, ce qui n’est pas une nouveauté. A ce compte-là, la productivité des « vrais travailleurs » de France est gigantesque, inouïe,  merveilleuse, puisque, malgré cet océan de fainéants, de bons à rien, et de tire-au-flan,  la France reste quand même à ce jour la cinquième puissance économique de la planète. Dire que tout cela repose sur une petite majorité (?) de vrais bosseurs…  En fait, c’est le scoop absolu! Avec quelques « vrais travailleurs » seulement, nous ne sommes pas encore dans la mouise! Qu’est-ce que cela serait si tous les gars de France et de Navarre bossaient tous! Ensemble, tout serait possible, et la France serait  forte.

J’attends pourtant encore à cette heure une déclaration vraiment forte sur l’immigration, l’Islam, l’insécurité, ou le FN. Je me suis un peu mithridatisé à force, et il faut que je me méfie de mes propres emportements. Pour l’instant, les représentants de la majorité actuelle se contentent de dénoncer l’intention du candidat socialiste – s’il est élu – d’introduire le droit de vote des étrangers extra-européens aux élections locales. A en juger par les appels du public  sur ce point lors du passage de Ségolène Royal à France-Inter ce matin, c’est effectivement une proposition qui froisse une partie de l’électorat. En même temps, sur le moyen terme, notre collègue Vincent Tiberj croyait pouvoir montrer en décembre 2011 que les individus s’expriment de plus en plus clairement dans les sondages en faveur d’un tel vote étendu aux étrangers non-européens, et cela en raison de tendances sociologiques de fond (essentiellement, l’élévation du niveau d’éducation des cohortes entrant dans le corps électoral  au fil des décennies) qui favorisent le « libéralisme culturel ». De plus, l’effet sur une élection présidentielle de ce sujet qui n’est pas une préoccupation centrale déclarée des Français (contrairement au chômage et au pouvoir d’achat) reste douteux : il peut en effet y avoir une différence entre une déclaration majoritaire dans un sondage et le résultat d’un vote … surtout avec des niveaux de mobilisations différentes par classes d’âge.

Notre collègue, Laurent Bouvet, dans une opinion publiée par le Monde (du 24 avril 2012) souligne par ailleurs la réalité de cette « insécurité culturelle » que ressent une bonne partie de la population, et qui représente une des sources du vote extrémiste de droite. Il invite la gauche, surtout si elle est victorieuse le 6 mai, à ne pas abandonner le terrain à la droite et à l’extrême droite, et à ne pas se contenter en quelque sorte de donner à manger, de vêtir,  et de loger. (Il me semble que son propos a eu un effet direct sur les déclarations de S. Royal que j’évoquais plus haut, elle a utilisé le terme d’insécurité culturelle.) Je suis assez d’accord avec son analyse, mais moins sur les effets du remède républicain proposé.  J’ai en effet beaucoup de mal à visualiser ce qu’en pratique, cela pourrait vouloir dire.

De fait, comme le montre l’évolution de la géographie du vote frontiste (qui se péri-urbanise, avec même un minimum, semble-t-il, à Paris intra-muros), les personnes qui se sentent menacés de perdre leur « sécurité culturelle » ont déjà voté massivement avec leur voiture en s’éloignant de leurs craintes (c’est-à-dire « jeunes à la casquette à l’envers », « femmes voilées », « salafistes », etc.).  Ils se sont éloignés des lieux où ils avaient le sentiment de ne plus être chez eux. Que peut faire la gauche pour eux? On peut certes rêver d’un État qui fonctionnerait de façon parfaitement égalitaire sur tout le territoire national, et, en plus, dans une parfaite laïcité. Par exemple, cela voudrait dire une égalité des chances scolaires partout,  des soins de qualité y compris dans les lointaines campagnes, ou encore une police de proximité efficace partout. Cependant, même dans cette éventualité presque utopique à ce stade, pour que le remède républicain fonctionne, il faut malheureusement aussi que les citoyens y mettent du leur. Dans un régime libéral, les gens peuvent en effet aussi exprimer par leurs comportements ou leurs propos qu’ils n’aiment pas, et n’aimeront jamais, tel ou tel autre groupe de la population. Le simple fait de savoir que l’autre existe, de le voir être ce qu’il ne peut pas ne pas être, est pénible pour certains. Il me semble que ce n’est pas une politique républicaine, même excellente, qui peut résoudre cette contradiction d’une société divisée, aussi par le choix des individus. Par contre, il est certain qu’à force de faire du « Buisson » matin, midi et soir, cela n’améliore pas la situation.

Ps. En plus, pour ne rien améliorer N. Sarkozy a démenti avoir parlé de « vrai travail », puis il a été démenti par une image de lui le montrant en train de prononcer cette formule…., et il a fini par être confronté à cette double séquence lors d’une émission télévisée de grande écoute, où il a dû tenter de s’expliquer. Là, je me demande si cette campagne n’est pas en train de marquer un changement dans la façon de faire de la politique : le mensonge, la demi-vérité, ou l’approximation, sont désormais immédiatement dévoilés. Cela a toujours existé que menteurs et assimilés  se fassent prendre en défaut, mais j’ai l’impression que le délais entre le mensonge et la preuve du mensonge raccourcit à vue d’œil.  « Français, vous avez la mémoire courte! », mais pas si courte de ne pas pouvoir se rendre compte désormais que certains mentent, approximent, déparlent, se déjugent. Si d’aventure N. Sarkozy sombre au second tour de cette Présidentielle, cela sera l’indice que nous commençons vraiment à entrer dans un nouveau monde, où la mémoire numérique de tout ce que nous aurons dit ou fait nous poursuivra éternellement. (Ce qui n’est pas sans ressembler au vieux jugement dernier des Chrétiens.)

Rally around the flag effect? Ou simple réactivation des positions politiques déjà là?

Au delà de leur caractère d’évidence infiniment tragique pour les victimes et leurs proches, les événements de la semaine dernière, à Montauban et Toulouse, constituent pour le moins un test des théories disponibles sur le choix électoral.

Première hypothèse. Nicolas Sarkozy arrive largement en tête au premier tour le 22 avril et gagne (même de très peu) l’élection le 6 mai 2012.  Au vu de son bilan économique et social plutôt médiocre (avec un niveau de chômage record par exemple), au vu surtout des sondages de popularité encore plus médiocres qui l’auront accompagné pendant presque tout son mandat, et au vu enfin des défaites successives de son camp lors des élections intermédiaires, il sera très difficile de ne pas attribuer cette victoire, au moins en partie, à ces événements de Montauban et Toulouse. En effet, aussi bien par la personnalité du tueur que par la nature de ses victimes, c’est l’illustration parfaite des raisons qui justifient dans nos sociétés pour ceux qui y sont favorables des politiques toujours renforcées de law & order. Or, sur cet enjeu de la sécurité, la droite a, depuis les années 1970, la prééminence. Peut-être, la situation pourrait se retourner contre la majorité en place, si démonstration était faite clairement des carences de l’action policière en matière de prévention de ce crime.  En tout cas, dans cette première hypothèse d’une victoire de N. Sarkozy, les chercheurs discuteront obligatoirement de l’impact de cet événement. S’il se trouve que les équilibres de l’opinion en auront été totalement bouleversés, avec par exemple une très nette avance inattendue de N. Sarkozy au premier tour par exemple sur son concurrent socialiste et un résultat médiocre de la candidate du FN, il faudra bien se rendre à l’évidence qu’il y aura eu comme un « rally around the flag effect ». Comme au début d’une guerre, le pouvoir en place aura bénéficié d’un large appui de l’opinion publique.  En revanche, si, finalement, le résultat du premier tour n’a pas bougé pas tellement par rapport à ses équilibres antérieurs (mal?) mesurés par les sondages, on supposera plutôt que cet événement n’aura fait que réactiver des positions politiques déjà présentes chez les électeurs. Il comprend en lui-même en effet tout pour réveiller les convictions des uns et des autres. Le criminel dont je ne citerais pas le nom ici pour éviter de participer à sa gloire posthume nullement méritée représente sans doute la quintessence de ce que peut craindre un électeur de droite ou du centre-droit! – et, encore plus,d’extrême-droite! Or, rappelons-le, les intentions de vote pour les candidats des partis de gauche et d’extrême gauche (PS, EE- les Verts, Front de gauche, NPA, LO)  au premier tour sont minoritaires. Il suffirait donc à N. Sarkozy de rassembler tout le reste (y compris en particulier les électeurs du Modem) pour gagner, en transformant l’élection en un référendum sur la loi et l’ordre, et, implicitement, sur l’immigration et l’Islam. Au second tour, une majorité d’électeurs décideraient non pas d’éliminer N. Sarkozy comme les sondages le prédisaient avec constance depuis des mois, mais d’éliminer le candidat d’en face supposé être trop tendre, angélique, laxiste avec la menace terroriste, migratoire, islamiste.

Deuxième hypothèse. Nicolas Sarkozy fait un score médiocre au premier tour pour un Président sortant qui reste le seul représentant de la droite, et se fait battre par François Hollande au second tour. Dans cette configuration, plus conforme à tous les sondages antérieurs, les événements de Montauban et de Toulouse seront ramenés à un événement qui, finalement, n’aura pas changé grand chose : les électeurs ont une mémoire un peu plus grande que celle des « poissons rouges » (pour reprendre l’expression d’un collègue), et, de fait, les explications à la défaite de N.Sarkozy ne manqueront pas!

Hallal-follies!

Quand, lors de la revue de presse hebdomadaire de mes étudiants de 3ième année à l’IEP ce mardi, ces derniers ont rappelé à l’auditoire que N. Sarkozy avait déclaré en gros que le problème du caractère hallal ou non de la viande était le problème qui préoccupait le plus les Français, je n’y ai pas cru. Je me suis dit que mes étudiants se trompaient, mais il m’a été facile de vérifier (par exemple, ici ou ) qu’ils avaient bien fait le travail que je leur avais demandé.

Effectivement, le Président de la République française a déclaré lundi lors d’une visite à Saint-Quentin à des journalistes : «Le premier sujet de préoccupation, de discussion des Français – je parle sous votre contrôle -, c’est cette question de la viande halal.» (sic, selon le Figaro, qu’on ne peut soupçonner de  bidonner les propos présidentiels!) . Deux journalistes du Monde, Arnaud Leparmentier et Vanessa Schneider, proposent une belle reconstitution à chaud de ce revirement, qui tient, semble-t-il, à une lecture de sondages indiquant que le cœur de cible électoral de N. Sarkozy discutait effectivement de la question.  François Fillon a rajouté son grain de sel sur l’abattage rituel juif et musulman qui doit se mettre au goût du jour, et, voilà, effectivement, une belle polémique bien lancée.

Sur le fond, ce n’est pas la première fois qu’un leader de la « droite républicaine » en période d’élection présidentielle se lance dans un propos clairement destiné à attirer (ou retenir) la partie la plus xénophobe de son électorat potentiel. Aurait-on oublié la bonne vieille diatribe de Jacques Chirac sur le « bruit et l’odeur »?

Ces déclarations sur le hallal s’inscrivent donc dans une tradition de mobilisation de l’électorat conservateur : en effet, il est absolument certain que la viande hallal n’est pas la première préoccupation des électeurs français en général (d’ailleurs les sondages disponibles ne testent même pas ce supposé problème); par contre, il est tout aussi certain qu’une partie des électeurs, ceux qui se sentent  proches des positions du  Front National, se déclarent prioritairement préoccupés par l’immigration.

Autrement dit, je n’aurais pas dû m’étonner tant que cela.

Encore que je ne voie pas l’intérêt qu’il y a à donner de fait raison si vite  à Marine Le Pen (après lui avoir donné tort dans un premier temps en plus), qui a évoqué la première le supposé problème il y a moins de trois semaines , ce qui va lui permettre ensuite de plastronner en soulignant qu’elle a eu raison de parler la première de « cette première préoccupation des Français ».

Encore que je ne voie pas l’intérêt de mettre en porte-à-faux une Rachida Dati que le camp présidentiel venait juste de mobiliser au service de la campagne présidentielle. Considère-t-on au château que tout l’électorat issu de la « diversité » (pour utiliser l’affreux jargon en usage) est de toute façon perdu, ou négligeable dans la recherche d’une majorité au second tour?

Encore que je ne voie pas l’intérêt de semer le désordre dans sa propre majorité (voir les déclarations des uns et des autres, y compris d’un Jean-Claude Gaudin), et de donner à tous ses opposants (en dehors du FN) le beau rôle de défenseurs des traditions républicaines de tolérance (et, accessoirement, des intérêts géopolitiques de la France).

Encore que je ne voie pas l’intérêt d’inquiéter la communauté juive par la même occasion, ou encore de mettre en cause la filière viande de l’agro-alimentaire qui a déjà connu quelques crises de confiance de la part du consommateur depuis 20 ans.

Bref, c’est bien beau de monter en gamme dans la provocation pour occuper le devant de la scène – cela peut certes marcher, comme l’a démontré un Berrlusconi pendant des années -, mais il faudrait tout de même penser à ne pas sombrer dans le ridicule!

Ps. Dans le même ordre d’idée, la déclaration de l’actuelle Madame Sarkozy, « Nous sommes des gens modestes. » Il ne manque plus qu’une déclaration du genre « Les Allemands, cela commence à bien faire… »

Si « elle » n’a pas ses signatures…

Comme à chaque élection présidentielle, les responsables du Front National indiquent qu’ils ont bien du mal à avoir pour leur candidat(e)  les fameux cinq cent parrainages d’élus permettant de se présenter à l’élection présidentielle. Il semble, d’après ce qui sort dans la presse, que, cette fois-ci, le FN rencontre vraiment plus de problèmes que les fois précédentes. L’hypothèse d’une absence de candidat pour ce parti à l’élection présidentielle devient donc moins hypothétique qu’auparavant. On peut s’en féliciter du point de vue politique, on peut réfléchir au vice ou à la vertu démocratique d’une telle exclusion (15/20% des électeurs privés de leur choix préféré?), mais ce n’est pas ma préoccupation.

A mon sens, une telle absence serait avant tout significative de la situation réelle du FN dans l’espace politique français – un(e) « tigre(sse) de papier » si j’ose dire. En effet, si le FN peine à recueillir ces fameuses signatures d’élus, c’est avant toute chose parce qu’il n’a pas… d’élus. Élémentaire, mon cher Watson. Et pourquoi n’a-t-il pas d’élus, en particulier pas de maires ou de conseillers généraux? Tout simplement parce qu’il se trouve exclu de manière permanente et durable des coalitions entre partis qui élisent les maires ou les conseillers généraux au fil des deux tours de scrutin. Bien qu’ayant parfois près de 50% des électeurs prêts à le soutenir au second tour, il se trouve toujours incapable de gagner seul des mairies ou des conseillers généraux en nombre significatif. Marine Le Pen n’est pas le maire d’Hénin-Beaumont. On vérifie ainsi empiriquement sur le cas du FN que le scrutin à deux tours, qui se pratique pour l’élection des maires, des conseillers généraux, des députés, et… du Président de la République, interdit à un parti d’avoir quelque importance que ce soit dans la plupart des organes élus de la France (à l’exception des conseils régionaux et surtout de la députation française au Parlement européen) sans avoir auparavant trouvé des partis,  selon la vision qu’on a de ce genre de choses, avec qui s’allier ou se compromettre. Si l’on compare le sort institutionnel des « Verts » et du FN depuis les années 1980, il est facile de constater que les « Verts » ont fini – après quelques tribulations certes –  par accepter de rentrer de manière stable dans la coalition des gauches et qu’ils y ont été acceptés (même si des élus communistes ou socialistes ne les supportent pas au niveau local, cf. situation à Villeurbanne par exemple); à l’inverse, surtout depuis les régionales de 1998 qui ont vu la droite républicaine faire le ménage dans ses rangs (exit Millon & Cie), le FN n’a plus aucune capacité à se coaliser avec qui que ce soit à sa gauche. Il est à la fois pur et isolé. Les « Verts » au contraire tirent les fruits de cette stratégie de coalition avec le reste de la gauche lors des élections sénatoriales de l’automne 2011, où ils commencent à être significativement représentés au Sénat via leur présence accrue dans les conseils municipaux  – inversement, le FN est bien incapable de se doter du moindre sénateur à cette occasion : pourquoi devrait-il prétendre à la Présidence de la République?  On notera qu’aussi bien les Verts que le FN ont des électorats de taille moyenne qui fluctuent largement selon les élections, mais chacun a pu faire des usages très différenciés des alliances. Les « Verts » risquent certes de voir leur candidate se prendre une gamelle à la Présidentielle, mais, en cas de victoire de F. Hollande, ils auront dans la foulée des députés – qui, ironie de l’histoire, pourront se taxer eux-mêmes (à la manière des députés du vieux PCF d’antan) pour rembourser les dettes du parti si Eva Joly n’atteint pas les 5% requis pour se faire payer ses frais de campagne par la République.

Par ailleurs, à cette incapacité du FN à se coaliser, correspond le fait que le FN a été « diabolisé » – et s’est lui-même « diabolisé » pour se faire entendre. Il est censé faire peur. C’est le Raminagrobis de la politique française. Jacques Le Bohec a décrit il y a quelques années déjà tout ce mécanisme (cf. Sociologie du phénomène Le Pen, Paris : La Découverte, 2005) dont le monde des médias a été le co-producteur. De ce fait, apporter son parrainage à Marine Le Pen devient un acte de la part d’un maire qui mérite une médiatisation particulière. Certains maires sont sans doute effrayés par cette situation – plus que par des menaces liées à leur appartenance à une intercommunalité dominée par les membres du PS et/ou de l’UMP. Il est du coup plus facile de donner son parrainage « républicain » au candidat d’une  force politique de moindre importance que le FN, éventuellement encore plus extrémiste ou à tout prendre fantaisiste. Il serait ainsi amusant de voir quelques micro-entreprises politiques totalement marginales en terme de voix, de militants, pour ne pas parler d’élus, avoir leur candidat à la Présidentielle. On parle beaucoup d’une éventuelle nouvelle tentative de Jacques Cheminade en 2012, qui prétend avoir ses 500 signatures. (A vérifier par le Conseil constitutionnel…) Or, qui a vraiment peur de ce personnage? Personne! De fait, si Marine Le Pen n’a pas ses signatures, cela sera aussi un échec complet de sa stratégie (prétendue) de « dé-diabolisation ». Les cantonales de 2011 avaient déjà montré que cela ne marchait pas (cf. travaux de Pierre Martin sur ce point). Cet échec à se présenter en 2012 ne ferait que vérifier l’existence de cette impasse. Je ne donne pas alors très cher ensuite du FN comme parti – sauf si l’UMP faisait bêtement l’inverse de ce qu’il devrait faire aux élections législatives à venir, c’est-à-dire s’il revenait sur sa ligne de fermeture à toute alliance avec le FN.

Que se passerait-il en cas de non-candidature de Marine Le Pen? D’abord beaucoup de bruit pour rien dans les médias autour de ce sujet, et un débat inutile à ce stade sur les parrainages et la démocratie. Ensuite, comme le montre déjà un sondage pour le JDD, les électeurs se reclasseraient logiquement. Le candidat Sarkozy en profiterait sans doute, mais cela ne bouleverserait pas le paysage. En effet, aucun candidat en lice ne peut recueillir tous les électeurs en déshérence du FN.   Par contre, il est possible que cela amène N. Sarkozy à se droitiser trop, que cela pousse les électeurs modérés dans les bras de F. Bayrou d’autant plus que le risque d’un « 21 avril à l’envers » aura disparu, et que donc voter Bayrou sera une façon de voter à droite sans risque aucun de ne pas avoir de candidat de droite au second tour de la Présidentielle pour qui voter.

Enfin – remarque égoïste de la part du politiste – sans M. Le Pen à cette élection, que de comparaisons entre résultats de sondages faits sur les différentes élections présidentielles qui se perdront…

Défense des frontières

Étant à Berlin pour des vacances (bien ou mal méritées? agréables en tout cas), j’ai suivi de loin les événements de ces derniers jours.  Heureusement, au retour, Nicolas Sarkozy m’a réveillé de ma torpeur. En effet, dans le cadre de l’annonce qu’il allait demander conjointement avec l’Italie à la Commission européenne  d’étudier une réforme de l’espace Schengen, suite à l’afflux d’immigrés clandestins tunisiens sur le territoire européen, ce dernier a fait usage d’une forte expression pour qualifier le sens de son action « la défense des frontières ».

Venant d’Allemagne en étant passé par Strasbourg pour une rapide halte, j’ai subi du coup comme un court circuit neuronal : diable, nous en étions déjà là, j’avais manqué des épisodes comme ces touristes de la plage d’Ostende de l’été 1914 que décrit Stefan Zweig dans le Monde d’hier ayant juste eu le temps de plier bagage par le dernier train avant l’invasion, l’Ennemi se pressait donc aux portes, et il fallait défendre les frontières… comme à Wissembourg en 1870,  comme sur la Meuse  en 1940…  ILS ARRIVENT! SIE KOMMEN! Aux armes, citoyens ! No Pasaran!  Ô Sainte Geneviève, protégez-nous de vos exhortations et de vos prières de ces nouveaux païens! On excusera ce pataquès symbolique, mais ce « défense des frontières » pour quelqu’un qui revenait de chez l’ennemi héréditaire, cela m’a fait tout drôle. Du coup, comme citoyen lyonnais, je voulais m’engager de suite dans l’armée Bourbaki, et aller secourir de mon courage les Belfortains  assiégés par le  Prussien, mais vu mon âge…

Eh oui, dans la rhétorique populiste, il faut augmenter les doses pour être efficace, et, là, cela m’a vraiment fait comme un shoot, nous ne sommes pas loin des hordes teutonnes déferlant sur la vertueuse Patrie du droit et de l’humanité.

Mais, par le Dieu des batailles,  notre Empereur saura écraser de ses légions ramenées en hâte de lointaines et vaines campagnes contre les Parthes ces Childéric, Attila et autres fourbes aux yeux vitreux de haine et de convoitise. Rome sera sauvée!

Philippe Askenazy, Les décennies aveugles. Emploi et croissance 1970-2010.

Le débat de l’élection présidentielle 2012 se profile décidément à l’horizon. Le livre de l’économiste Philippe Askenazy, Les décennies aveugles. Emploi et croissance 1970-2010 (Paris : Le Seuil, 2011), contribue avec quelques autres à ouvrir le bal  des contributions à un « nécessaire renouveau ». L’auteur a décidé d’y aller fort et, comme on dirait au tennis, avec un puissant jeu de fond de cour qui laisse peu de chances à l’adversaire. A l’en croire, pratiquement toutes les politiques économiques menées en France depuis 1970, par la droite ou par la gauche indifféremment, ont complétement échoué, manqué le coche de l’histoire, et, surtout, elles ont empiré les problèmes rencontrés plutôt qu’autre chose faute d’avoir bien compris ce qui se passait, ou pire encore, faute de tenir compte des évaluations disponibles des politiques déjà menées.

Pour établir ce point, P. Askenazy se livre à une relecture – qui constitue une utile présentation, ou révision, selon les lecteurs – des politiques de l’emploi depuis la fin des années 1960. Si je schématise sa pensée, les dirigeants, mal conseillés par des experts aussi peu finauds que pérennes dans leurs belles carrières, ont commis une double erreur :

– d’une part, une trop grande fixation sur les aspects macroéconomiques, autrement dit sur les « grands équilibres » – même si, au fil du temps, l’auteur montre aussi qu’entre le « barrisme », réellement rigoureux de la seconde moitié des années 1970, et les déficits qui se creusent des années 2000, alors que « la France est en faillite », si le discours reste le même, les réalités différent du tout au tout;

– d’autre part, et c’est là sa véritable obsession tout au long de l’ouvrage, une fixation, délétère au final, sur le fonctionnement microéconomique du marché du travail. A travers les gouvernements de couleur variée depuis 1970, on retrouverait au fond toujours les même diagnostics : 1) les jeunes sont massivement au chômage parce que, par nature (indolence et rêverie), peu productifs – donc il faut trouver un « truc » (alias un « plan », un « dispositif », un « contrat », etc.) pour que leur embauche coûte le moins possible aux entreprises qui se donnent le tracas de les embaucher, « trucs » successifs qui commencent avec le « barrisme » dans les années 1970 et qui ne cessent de revenir sous des formulations diverses – la prophétie d’une nature improductive de la jeunesse finissant par segmenter définitivement le marché du travail à son détriment; 2) idem mutatis mutandis pour  les plus de 50 ans avec des résultats similaires ;  3) le coût pour les entreprises du travail non qualifié est trop élevé au regard de la productivité d’une bonne part de la main d’œuvre – il faut donc alléger les « charges » de ces dernières pour l’emploi des moins qualifiés – et sur ce point, droite et gauche se situent sur la même ligne, comme l’auteur le montre en détail pour  l’adoption des « 35 heures » (p. 169-173); 4) le marché du travail souffre de rigidités et de difficultés d’« appariements » entre offre et demande de travail – sorte de mythe d’un trésor caché d’emplois qu’il suffirait de découvrir au coin de le rue.  Pour l’auteur, en 40 ans de politique économique, la France est désormais allée au bout de ces logiques de flexibilité/segmentation du marché du travail, mais, au total, tout cela n’a réussi qu’à développer effet pervers sur effet pervers (particulièrement en matière de statut de la jeunesse, de rapport hommes/femmes sur le marché du travail, ou de difficultés des seniors à rester dans l’emploi), tout en détériorant de plus en plus au fil des décennies les finances publiques.

Que fallait-il faire alors? L’auteur admet, et souligne même, qu’il n’était pas facile de comprendre en 1970 ce qui allait se passer, à savoir une nouvelle « Révolution industrielle » (cf. chap. 1, « Une nouvelle révolution industrielle américaine », p. 17-54). En fait, bien qu’il n’utilise pas le terme, les pays occidentaux, et en premier les Etats-Unis, sont entrés dès le milieu des années 1960 dans une phase de « destruction créatrice » liée à l’invention des technologies de l’information, puis, à leur diffusion à l’ensemble des activités économiques.  Les Etats-Unis, pays leader sur ce point, auraient imposé au reste du monde, dans la mesure même où ce sont eux qui ont défini les paramètres de l’usage de ces technologies nouvelles,  un certain style d’organisation du travail, le « productivisme réactif », selon le vocabulaire de l’auteur. Ce dernier impose une  réinvention permanente des postes de travail et repose sur une forte qualification initiale de la main d’œuvre disponible qui permet ces mutations incessantes.

Du coup, les dirigeants français ont fait une double erreur : ne pas comprendre dans un premier temps jusqu’au milieu des années 1980 qu’une Révolution industrielle était en cours (malgré des signaux faibles dès la fin des années 1960 de la part de certains experts), et quand ils l’ont compris (pour une partie d’entre eux), ne pas voir appuyé à fond et avec constance sur les deux grands leviers disponibles : l’éducation et la R&D, ou de l’avoir fait de bien mauvaise manière. De ce point de vue, l’auteur distingue bien une opposition droite/gauche : le PS et ses alliés quand ils ont été au pouvoir ont eu tendance à  en faire plus pour l’éducation que la droite – ainsi, vu les alternances depuis 1986, cela signifie que la politique éducative n’a pas été poursuivie avec la constance nécessaire, puisqu’elle n’a jamais bénéficié d’un consensus droite/gauche – contrairement à la réduction des charges sur les bas salaires… De ce dernier point de vue, on imagine aisément (p. 226-227) ce que pense P. Askenazy de la politique, menée depuis 2007, de suppressions de postes dans la fonction publique, qui revient entre autres à diminuer le nombre d’enseignants. (J’entendais ce matin que même la très gentillette PEEP avait fini par se réveiller… le mouvement populaire s’élargit chaque jour… après les magistrats, les mères de famille… ) Sur la R&D, l’opposition semble moins tranchée : ici, ce que P. Askenazy constate, c’est la passion pour les réformes institutionnelles de la recherche publique qui semble habiter les responsables successifs : Claude Allègre, Valérie Pécresse, même combat! Plus inquiétant encore me semble être sa description/dénonciation (p. 240-244) de l’actuel « Crédit impôt recherche ». A le suivre, loin d’aider à augmenter vraiment l’effort de R&D du secteur privé français, le gouvernement aurait construit (par mégarde? par refus d’écouter les économistes?) une magnifique « béquille du capital » (comme on disait dans les années 1970). Celle-ci aurait permis aux plus grands groupes français de maintenir en 2009 leur profitabilité au plus fort de la crise mondiale…

Le moins que l’on puisse dire, c’est que P. Askenazy dresse un sombre tableau, et il me semble  que l’UMP devrait lancer une fatwa à son encontre à la lecture des deux derniers chapitres (chap. 6 « 2002-2007 : la décomposition », p. 189-212, et chap. 7, « 2007-2010 : l’avalanche », p. 213-244), tant la politique économique suivie depuis 2007 apparait dans ces pages comme une suite désespérante d’échecs (défiscalisation des heures supplémentaires ou TVA réduite dans la restauration par exemple), ou, au mieux, de demi-mesures (fusion mal financée et organisée ANPE/ASSEDIC, ou réforme de la représentativité syndicale).

Comme P. Askenazy ne parait pas viser pas le suicide en masse de ses lecteurs, ou leur émigration pour d’autres cieux, que propose-t-il?

Premier point, peu original mais crucial : un grand bond en avant de l’éducation à tous les niveaux de la maternelle à l’enseignement supérieur, afin d’adapter la population active aux nécessités de la révolution industrielle en cours. Il insiste d’ailleurs sur la nécessité de viser le plus haut possible, et, par exemple, d’abandonner la priorité (relative) aux formations qualifiantes courtes  (bac+2) dans le supérieur, au profit du master et du doctorat. A court terme, ce grand bond en avant profiterait aux jeunes enseignants à embaucher de la maternelle au supérieur, aux mères/pères de famille trouvant plus facilement un mode de garde, et permettrait d’attirer en France des dizaines de milliers d’étudiants étrangers grâce à un rapport qualité/prix favorable de nos formations.

Deuxième point, toujours peu original à mon sens : de la R&D, de la R&D, toujours et encore de la R&D. Et surtout de la recherche fondamentale guidée par le flair des chercheurs et pas seulement de la recherche appliquée guidée par les nécessités supposées des groupes industriels déjà présents sur le territoire. Évidemment, ce genre de propositions va exactement à l’encontre des esprits animaux des administrateurs de la recherche, qui veulent savoir exactement, bientôt à la minute près, ce que font ces satanés de (fainéants de) chercheurs et aussi quand cela va enfin rapporter! (On voit le brillant résultat d’une telle recherche guidée par les impératifs financiers dans l’univers de la pharmacie, où l’on n’a pas fait de percée majeure en matière de médicaments depuis des décennies. Et je ne parle pas du Mediator! )

Troisième point, qui, à mon avis, ne va pas que lui attirer des amitiés dans l’univers des experts économistes : arrêter de bricoler le marché du travail, et abandonner la théologie de l’incitation fiscale (alias « dépenses fiscales » qui, après évaluations, s’écroulent en général dans l’insignifiance ou dans l’effet d’aubaine) pour revenir à des interventions directes de l’État dans les domaines clés pour le bonheur public par des créationsHorresco referens! Ouvrez-vous bien grandes, ô portes de l’Enfer,  pour ce suppôt attardé du « socialisme qui ne marche pas », de la « gréviculture », de la « planification » et du « fonctionnariat »de postes de fonctionnaires.  P. Askenazy fait en effet remarquer que, vu le coût pour les finances publiques de certaines mesures destinées à créer de l’emploi (comme la TVA réduite dans la restauration), il serait peut-être à tout prendre moins cher et plus avisé de créer des emplois publics.  Ceux-ci, en plus, répondraient à des besoins sociaux (éducation, sécurité, santé, dépendance, etc.) – et auraient de surcroît l’avantage de permettre à une partie des jeunes de trouver des emplois stables. Par contrecoup, ces recrutements publics  remettraient un peu de rapport de force du côté de l’ensemble des jeunes  sur le marché du travail.

(Incidemment sur ce point, j’ai cru comprendre en écoutant France-Inter que l’économiste Thomas Piketty, qui lui propose une grande réforme fiscale, écartait totalement l’idée que l’on puisse rayer d’un trait de plume les allégements pour les entreprises sur les bas salaires… sans citer P. Askenazy d’ailleurs, mais la flèche du Parthe semble avoir été lancée. A suivre.)

Quatrième point, où là P. Askenazy fait preuve d’imagination et d’audace. Les autorités françaises doivent comprendre que, pour profiter de la révolution industrielle en cours, il faut choisir des créneaux porteurs. Pour sa part, il propose l’éducation supérieure et surtout la santé (p. 292-303). Il propose de fait un renversement complet de logique de la discussion publique  : tout le débat visible sur la santé porte en effet en France sur son coût exorbitant (le « trou de la Sécurité sociale », le « déficit de l’hôpital public », etc.) ; même les 35 heures ont été introduites à l’hôpital dans ce registre, en refusant par principe toute création correspondante d’emplois statutaires générant un chaos du plus bel effet (qui n’a pas été sans effets sur l’échec de Lionel Jospin en 2002). P. Askenazy propose d’aller en sens inverse : la performance en matière de santé , déjà comparativement bonne en France selon les comparaisons internationales, deviendrait d’une part une source de longévité en bonne santé. Celle-ci procurerait à l’avenir des masses de travailleurs productifs, d’autant plus longtemps que leur formation initiale a été longue. La santé  (publique) offrirait d’autre part un service à vendre à nos voisins européens qui suivraient la pente inverse. La France deviendrait « l’hôpital du continent » (p. 303) – formule malheureuse dont un militant UMP devrait immédiatement s’emparer pour se gausser à bon compte.

Quels sont les perspectives politiques du « programme Askenazy »? Plutôt faibles, en raison même de ce qu’il explique dans son ouvrage. Il y dénonce un certain court-termisme des décisions prises par les différents gouvernements. Ceux-ci  cherchent par toutes les ficelles accumulées depuis 1970 à juguler la montée du chômage. Chaque gouvernement réinvente la roue, et plus amusant à suivre tout au long du texte,  voit les mêmes hommes / femmes depuis 1970 poursuivre le (lourd) héritage de Raymond Barre. Or, de ce point de vue, les deux grands présidentiables socialistes (selon les sondages), Martine Aubry et Dominique Strauss-Kahn, apparaissent comme des habitués des mêmes recettes médiocres aussi pratiquées par le camp d’en face. Si l’un ou l’autre accède à la Présidence en 2012, sauront-ils se renier? penser vraiment différemment les choix  économiques à faire? Manuel Valls semble encore pire de ce point de vue, lui qui pense que les 35 heures constituent encore un problème. Que reste-t-il? Ségolène Royal, François Hollande et Arnaud Montebourg…  Mouais…  Au delà des personnes,  est-ce qu’un président socialiste osera une fois élu en 2012 dire qu’il faut créer massivement de l’emploi public pour préparer l’avenir, et ne va pas s’arrêter de le faire au premier coup de sifflet bruxellois?  Comment face au chômage de masse ne pas essayer encore une fois les vieilles recettes? En effet, si je comprends bien les idées de P. Askenazy, une vraie reprise de la croissance dans les pays développés – la France ne fait pas exception –  ne peut être durable que si elle repose sur une percée technologique majeure dans un domaine qui correspond à un besoin mondial (l’auteur semble beaucoup admirer  la capacité de Londres à avoir réussi à monopoliser à son profit les nouveautés de la finance permises par la révolution de l’informatique). Or une telle perspective prend du temps, beaucoup de temps, dix ans, voire plus, une bonne vieille mesure pour l’emploi des jeunes, des vieux, des femmes, des handicapés, peut avoir un effet rapide, que l’électeur peut percevoir.

Au total, un livre excellent, critiquable sans doute parce qu’il veut trop étreindre, comme avec son traitement un peu léger de la financiarisation du capitalisme (p. 214-219), mais qui devrait nourrir – comme on dit! – le débat public.

Ps. L’ironie veut que le soir même où j’avais écrit ce post et m’était imprégné  de ce fait des propos de P. Askznazy, le Président de la République se livrait à un exercice de propagande communication sur TF1. Et ce dernier a abordé – tout de même il n’y a pas comme problème dans ce « vieux pays » que des saintes que des monstres égorgent aux coins des bois! – la question du chômage… Or les annonces faites ont été exactement dans le droit fil de ce que P. Askenazy décrit et décrie dans son livre. Le demi-milliard d’euros supplémentaires annoncé va servir à faire de l’emploi aidé pour les jeunes et les chômeurs de longue durée, de la formation plus ou moins raté hors entreprise dont on sait qu’en France (et ailleurs) elle n’a aucun effet sur l’emploi (d’après P. Askenazy).  Seul l’accent mis sur l’apprentissage (donc sur une formation en entreprise) est sympathique et raisonnable (encore qu’on vient de le supprimer de fait pour les enseignants débutants…), mais va encore une fois reposer sur les seules finances publiques (puisqu’il y aura un « bonus/malus » pour les entreprises en fonction de leur taux d’apprentis, « bonus/malus » dont on devine aisément qu’il va finir en pratique exclusivement en « bonus »… j’entends en effet déjà Madame Parisot gémir à propos du « malus »… « Ma cassette, ma cassette, on a volé ma cassette »…). P. Askenazy n’aura donc pas de mal à mettre à jour son ouvrage pour la (souhaitable et nécessaire) édition de poche de son ouvrage. C’est reparti comme en 1974-1980 en somme, et cela traduit un vrai manque d’imagination. (En même temps, du point de vue électoral, on sait désormais comment finit le show si on part sur ce genre de « traitement social du chômage » version 2010.)

 

Christophe Guilluy, Fractures françaises.

C’est peu de dire que j’ai hésité à chroniquer ce livre de Christophe Guilluy, Fractures françaises (Paris : François Bourin Editeur, 2010) sur mon blog. En effet, l’auteur inscrit dans son texte comme destinataire idéal de ses propos d’hypothétiques leaders d’une gauche qui retrouverait le goût et le sens de la « Question sociale », mais, à raison même de  son contenu sociologique, j’ai plutôt l’intuition que seuls Martine Le Pen ou Bruno Gollnish pourraient faire de cet ouvrage leur livre de chevet. En un sens, s’il se veut une intervention politique dans le débat au service de la gauche, ce livre s’avère  totalement raté, dans la mesure où le diagnostic qu’il pose avec quelque justesse revient à souligner l’impasse définitive dans laquelle la gauche de gouvernement se situerait.

Quelle est donc la thèse de cet ouvrage, que le lecteur supposera du coup comme particulièrement sulfureux? Christophe Guilluy, en tant que géographe, propose une  interprétation de la structuration sociospatiale de la société hexagonale. (Je dis hexagonale, pour souligner justement qu’il s’inquiète de l’éclatement de la société française en segments séparés.) On verrait dans les trois dernières décennies naître deux hexagones avec des logiques contrastées : d’une part, les grandes métropoles (Paris, Lyon, etc.) deviendraient le lieu d’une cohabitation sur un espace restreint entre les classes profitant économiquement de la globalisation de l’économie capitaliste et attirés culturellement par l’idée de mobilité permanente, de cosmopolitisme, de mélange des cultures, et les groupes sociaux les plus économiquement désavantagés présents dans l’hexagone, essentiellement constitués de personnes sous-qualifiés issus de l’immigration familiale d’après 1974; d’autre part, le reste du pays où se seraient en quelque sorte réfugiés les autres habitants, le gros de la population française, la majorité des ouvriers et des employés en particulier. C’est là le principal message du livre : sur les dernières années, la France des « petits » (pour reprendre une terminologie ancienne) est devenue invisible aux yeux des médias et des décideurs publics parce qu’elle s’est dispersée façon puzzle loin des métropoles. Cette dispersion s’explique par deux aspects principaux : d’une part, les « petits » ne peuvent pas se payer le luxe de subir les effets de l’insécurité provoquée dans les quartiers de banlieue, en particulier d’habitat social, par une minorité de délinquants parmi les plus miséreux, conduites déviantes d’une minorité que l’action publique s’avère incapable d’enrayer; d’autre part, l’explication se trouve là plus sulfureuse, ces « petits », essentiellement des personnes issues des immigrations intérieures à la France ou des pays européens proches, ne peuvent pas supporter le choc, que l’auteur qualifie de culturel, de se retrouver désormais en minorité numérique dans des quartiers qui furent autrefois les leurs. Il y aurait bel et bien en France des « effets de substitution » de population dans certaines banlieues.  Les nouveaux minoritaires, ex-majoritaires des quartiers populaires des villes-centres et des banlieues, recherchent du coup, via l’acquisition d’une maison individuelle loin des métropoles, la sécurité de sentir de nouveau l’autochtone d’un lieu.

Les cartes en moins et l’accent sur l’immigration en plus, Christophe Guilluy reprend donc ici la thèse qu’il avait déjà exprimé avec Christophe Noyé dans son très pertinent Atlas des nouvelles fractures sociales. Les classes moyennes oubliées et précarisées (Paris : Autrement, 2004). Pour lui, contrairement au halo médiatique constitué par le « problème des banlieues », la France des petits, des sans grade (toute allusion…) qui souffre des effets de la mondialisation (au sens économique et culturel), autrement dit la vraie Question sociale du point de vue quantitatif et non pas de celui, médiatique, des émeutes urbaines, voitures brûlées, et autres hauts faits de la racaille qu’il faut karchériser pour parler en Sarkozy, s’est déplacée dans le péri-urbain ou le rural profond. Elle en est devenue du coup invisible. Les politiques publiques font largement erreur dans  leur focalisation sur les banlieues parce qu’elles réagissent plus à chaud à des hauts faits médiatisés qu’à la vague de fond qui restructure le territoire.

Malheureusement, la thèse reprise en 2010 n’est tout de même pas loin d’une vision ethnicisée de l’hexagone. L’auteur s’en défend hautement, et critique au contraire l’opposition inclus/exclus largement utilisée dans les médias et le débat public, qui n’est finalement qu’une autre façon  républicaine de dire Français de souche/Immigrés, voire Blancs/Pas blancs. Pour lui, le problème des banlieues  résulte avant tout de la dynamique des marchés du travail métropolitains, qui n’offrent pas de perspectives d’emplois à des populations sans qualifications issues du regroupement familial, et de l’existence d’une offre locative sociale, au départ destinée à loger les ouvriers de l’industrie de ces métropoles, qui accueille ces populations économiquement surnuméraires.  Cependant,  à le lire, il n’est pas sûr qu’il ne tende pas à renforcer  l’approche Français de souche / Immigrés : certes, il insiste sur le fait que la plupart des immigrés ne vivent pas dans les banlieues, que ces dernières, pour une grande partie de leurs habitants, ne sont  en réalité qu’un lieu de passage dans un parcours biographique ascendant, qu’il existe finalement plus de chances de réussite professionnelle pour un jeune de banlieue que pour celui du rural profond, qu’au total, contrairement à ce qui est souvent dit, l’État et les autorités municipales concernées n’ont pas du tout baissé les bras dans ces quartiers que les tendances lourdes de l’économie tendent à appauvrir et y offrent plus de services publics que dans le rural profond, ne serait-ce que parce, désormais, ces banlieues construites dans les années 1950-1970 se trouvent relativement proches du centre de la métropole par rapport au reste de l’habitat diffus construit depuis   ; mais il souligne aussi la profonde ghettoïsation de ces banlieues, où les jeunes descendants d’immigrés familiaux ne rencontreraient plus que des semblables, où les mariages se feraient de plus en plus au pays, pour ne pas dire « au bled », et où une perception ethnique de la réalité l’emporterait désormais chez tout un chacun (y compris chez un maire de banlieue comme Manuel Valls). L’auteur dénonce à la fois avec force des élites qui ne verraient plus la France qu’à travers une opposition villes-centres/banlieues, majorité blanche/minorités ethniques, et en même temps, il renforce par de nombreuses données sociologiques cette impression de la création de ghettos ethniques (contrairement à l’opinion dominante, me semble-t-il, chez les sociologues).

Du coup, le livre finit par imposer l’idée d’une tripartition de l’espace social :

– centres-villes bourgeois et anciens quartiers populaires des villes gentrifiés qui abritent les gagnants de la mondialisation, avec éventuellement une cohabitation dans les anciens quartiers populaires de « bobos » et de sous-prolétaires d’origine immigré récente (ce qui correspond à la diversité du bâti). C. Guilluy fait remarquer que les « bobos » s’accommodent fort bien de la présence de ces « exclus » tant que la cohabitation reste distante malgré la proximité spatiale, surtout quand ces mêmes « bobos » peuvent obtenir grâce à leur présence la baisse indirecte des services qu’ils achètent. L’auteur cite les restaurants abordables grâce au travail au noir en cuisine, on pourrait aussi citer la garde des enfants, le repassage, etc. . Il ajoute quelque peu perfidement que, si les écoles primaires restent peu ségrégées dans ces quartiers ex-populaires entre rejetons des « bobos » et ceux des « exclus », les collèges le sont déjà beaucoup plus, pour ne rien dire des lycées. Comme j’habite à la Guillotière à Lyon, je ne peux qu’accepter son diagnostic, même si mon îlot (au sens urbanistique) appartient sans doute à la petite bourgeoisie depuis les années 1950.

– les banlieues ex-ouvrières, devenus le lieu de concentration de « toute la misère du monde », que, finalement, la France « accueille » selon l’auteur plus que ne le prétend le discours officiel. Elles représentent effectivement selon lui le lieu de l’insécurité, et connaissent une rotation rapide des populations. N’y restent que ceux qui n’ont pas encore trouvé les moyens d’aller ailleurs. Ces quartiers sont en train de devenir des ghettos en dépit des efforts des autorités publiques, et forment en tout état de cause le cul-de-basse-fosse de la société métropolitaine.

– le reste, la France profonde des villages, petites villes, tout ce qui se trouve loin des métropoles. Cette France-là accueille la majorité des classes populaires, de ces 60% d’ouvriers et d’employés qui constituent encore aujourd’hui la population active. Cette France-là se trouve être selon C. Guilluy la grande perdante de la mondialisation économique et culturelle en cours. La présentation de la situation par l’auteur  parait tellement négative que cela m’a fait penser à ce que décrivent les géographes sociaux pour la Roumanie post-communiste d’après 1989 : un vaste mouvement de repli vers la campagne de la part des populations ayant perdu leur travail en ville à la faveur de la transition vers l’économie de marché. Mutatis mutandis, à très bas bruit médiatique, on observerait un phénomène assez similaire en France – qui rencontrerait aussi les effets de la décentralisation productive des années 1960-1970 qui avait déplacé le gros du monde ouvrier loin des anciennes grandes métropoles de la première industrialisation. Bien que C. Guilluy n’aille pas jusque là, il faudrait s’interroger sur l’origine sociale de ces exilés volontaires des métropoles, ne seraient-ce pas en grande partie les enfants ou petits-enfants de l’exode rural des années 1950-60? Quant aux actuels licenciés ou aux menacés de l’être à terme des usines des petites villes et de la France rurale, ne sont-ils pas en majorité des descendants des ruraux de cette même région?

La thèse selon l’usage que C. Guilluy  lui destine vise clairement à avertir la gauche de gouvernement qu’elle doit se préoccuper plus de cette France aussi invisible  dans les médias que  majoritaire dans les faits. Pour l’auteur, qui n’est pas un économiste à la Pangloss pour lequel  tout se trouve aller pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, il ne fait en effet aucun doute que l’insertion actuelle de la France dans la mondialisation, dans la division internationale du travail, profite à certains groupes sociaux et pas à d’autres. Il y a d’évidence des gagnants et des perdants, à la fois sur le plan économique, mais aussi en terme de définition  de ce que doit être une vie réussie, à savoir mobile, nomade, cosmopolite, où, comme dirait Madame Parisot, tout comme l’amour, rien ne dure.

Malheureusement, en raison même de l’acuité de sa description, je ne perçois aucune raison pour laquelle la gauche de gouvernement, le PS en particulier, changerait radicalement son fusil d’épaule. Ses grands leaders métropolitains – les maires des grandes villes – s’affichent à 100% pour l’insertion de leur cité dans la mondialisation – et le gros de leur électorat avec! Allez donc raconter aux maires de Paris,  Lyon,  Strasbourg, ou même Lille, Nantes, Rennes, Montpellier, ou Toulouse, qu’il faudrait un peu réfléchir de manière vraiment critique à cet aspect là des choses. Ne parlons pas non plus des élites  du PS français servant dans les organisations internationales : un DSK ou un Pascal Lamy ne peuvent pas admettre une seconde que la division du travail mondial doive être remise en cause. Il faut l’approfondir au contraire par une meilleur régulation pour qu’elle soit plus juste et efficace. Le PS a certes adopté le concept de « juste échange », mais, pour l’instant, cela reste un slogan sans contenu réel en matière de politiques publiques proposées. Bien sûr, il existe à gauche du PS une autre (petite) gauche de gouvernement, le Front de gauche en particulier. Ce dernier pourrait prendre en charge l’avertissement de C. Guilluy, mais elle ne se trouve qu’au début d’un difficile parcours de (re)construction. Je la vois mal avoir un candidat qui arriverait  en tête des candidats de gauche au premier tour de la Présidentielle de 2012…

On pourrait imaginer cependant que des élus de la France profonde relaient ce message. Hormis le fait qu’il existe sans doute autant d’élus de gauche, de droite ou du centre, ou officiellement sans étiquettes, concernés par cette longue agonie de la France qui se lève tôt, comme on le voit à chaque fermeture de site industriel un peu médiatisé,  il me parait pour l’instant improbable qu’une coalition d’élus de cette France profonde arrive à se faire entendre sur ce thème, et amène la France à changer d’insertion dans la division internationale du travail. Il y a certes eu des étincelles médiatisées (comme le député chanteur…), il y a certes des mouvements de défense des services publics locaux, mais, au total, il est bien peu probable que les métropoles écoutent la France profonde : les intérêts objectifs divergent, et les métropoles  contrôlent le sens de la situation. Pour paraphraser Marx, toute cette France populaire  de l’habitat individuel diffus, que décrit Christophe Guilluy, se résume  à un immense sac de pommes de terre, dont pour l’heure ne menace de sortir aucun mouvement social d’ampleur. (On me dira que, lors de l’actuel mouvement contre la réforme des retraites, les petites villes connaissent de grosses manifestations, mais, pour les médias nationaux, cela reste presque invisible – et bien moins visible que les émeutes dans le cœur des métropoles lyonnaises et parisiennes.)

En fait, en lisant C. Guilluy, et en ajoutant foi à sa description, la vraie question que je me suis posé, c’est finalement pourquoi le Front national fait au total des résultats électoraux si médiocres, alors que la situation lui est, à l’en croire, si objectivement favorable : mondialisation qui appauvrit le gros des  Français et leur fait perdre le sentiment d’être chez eux et les oblige à se mettre au vert, immigration de toute la misère du monde largement hors de contrôle, banlieues en proie à la délinquance venue d’immigrés, création de ghettos, État et autorités publiques de bonne volonté mais impuissants, etc. . C. Guilluy donne lui-même en creux une réponse en soulignant, qu’au vu des sondages, les classes populaires restent attachés à des valeurs d’égalité. Cette allusion à des données de sondage m’est apparue un peu incohérente avec la démonstration générale du livre qui tend au contraire à n’étudier que ce que les gens font en « votant avec leurs pieds » et non ce qu’ils disent lors d’un entretien de sondage. Tel « bobo » cosmopolite et tolérant n’hésitera pas une seconde à s’affranchir de la carte scolaire au niveau du collège pour que son héritier ne souffre pas de la présence d’enfants d’exclus dans sa classe. Laissons donc de côté ce que répondent les gens (sauf à supposer que le peuple soit honnête et les bobos hypocrites – ce qui est possible!). Pour ma part, j’attirerais l’attention  sur  les mécanismes institutionnels de la Cinquième République et  sur la pratique du cordon sanitaire contre le Front national lors des scrutins à deux tours qui érodent depuis longtemps l’impulsion frontiste. Sans possibilité de tisser un réseau de maires, de conseillers généraux,  de s’implanter dans les institutions locales, le FN ne peut aller bien loin. La vraie leçon de ce livre devrait plutôt être tiré à droite : il faut rester sur la ligne chiraquienne (du moins celle de la fin de sa vie politique), surtout ne pas leur entrouvrir la porte, sinon cela sera le déferlement.

Pour ne pas laisser le lecteur sur une telle impression négative, je voudrais souligner une ligne d’espoir que l’auteur ne met pas assez en valeur  à mon sens bien qu’il en parle. En fait, sur les 40 dernières années, les immigrés ou leurs enfants se sont spatialement répandus partout dans le territoire hexagonal. La France profonde se trouve elle-même bien plus métissée qu’il y a cinquante ans. De fait, ce sont aussi  des descendants d’immigrés plutôt récents qui se replient dans les campagnes, qui veulent eux aussi leur maison individuelle. En dehors de quelques maires qui essayent d’empêcher ce genre d’évolutions, la diversité des origines s’impose progressivement partout, tout en suivant un modèle de vie individualiste qui n’a pas grand chose de lointain. C’est un beau gâchis écologique, mais il est possible que cela soit en fait un bon investissement pour la fameuse cohésion sociale.

Ps. Article de C. Guilluy dans le Monde du samedi 6 novembre (page 20, Débats) intitulé « Un conflit révélateur de nouveaux clivages. L’insécurité sociale grandit ». A noter qu’il n’évoque l’immigration qu’en toute fin d’article, contrairement au poids que prend cet aspect dans son ouvrage. Le constat (bienvenu par ailleurs) de l’insécurité sociale, comme il le dit, ne prend pas alors la même coloration.

Ps. Mardi 29 octobre 2013, un lecteur m’a fait remarquer mon erreur sur l’orthographe du nom de l’auteur. Je l’ai corrigée dans le titre et dans le corps du post. J’en profite pour remarquer que l’auteur a bien fait du chemin avec sa thèse qui semble avoir commencé à imprégner le sens commun sociologique. Le livre a été réédité en poche récemment, sous le même titre, chez Champs essais, Flammarion, octobre 2013.