J’ai décidé de commencer une série de notes sur les élections générales qui auront lieu les 24 et 25 février 2013 – c’est-à-dire dans une vingtaine de jours. Comme il s’agit d’élections légèrement anticipées (elles auraient dû avoir lieu de toute façon en avril), tout le calendrier électoral en est précipité, mais cela n’a pas empêché pas les politiciens italiens de faire preuve de cette inventivité dans les alliances, dans la création de nouveaux sujets politiques ad hoc pour une élection, ou, inversement, dans la survie de vieilleries qu’on aurait pu croire disparues depuis des années, inventivité qui m’a toujours surpris, même après tant d’années. C’est la foire, et on dirait en plus que tous les illuminés du pays veulent encore une fois tenter leur chance à cette élection – alors même que les électeurs italiens n’ont jamais élu en fait de vrais illuminés au Parlement depuis 1946.
En dehors de l’aspect folklorique des plus de 150 symboles électoraux acceptés à ce stade par le Ministère de l’Intérieur italien (169), il faut diviser les forces en présence en trois groupes : les forces appartenant à l’une des trois coalitions ayant déjà une présence au Parlement; les outsiders sérieux, qui ont déjà des élus locaux, qui ont eu des parlementaires nationaux dans les législatures précédentes, ou qui représentent un courant de pensée bien articulé ; et enfin, les outsiders qui représentent les débris de traditions politiques anciennes ou des entreprises personnelles fondées sur un populisme naïf.
Selon le système électoral en vigueur (le même que depuis les élections de 2006, le fameux « Porcellum »), une prime en sièges est attribuée à la coalition (ou éventuellement au parti) arrivée en tête dans la « circonscription Italie » (en pratique, toutes les régions italiennes, moins la Vallée d’Aoste, et, sans les électeurs, des « circonscriptions étranger »). Cette prime permet d’arriver à 55% des sièges à la Chambre, et permet (en principe) de gouverner le pays. Même système de prime majoritaire, mais sur une base régionale pour le Sénat – avec une possibilité de ce fait de majorités discordantes entre les deux Chambres qui ont exactement les mêmes prérogatives (d’où le « en principe » fortement souligné qui précède). Les coalitions sont donc le point focal de la bataille pour le pouvoir gouvernemental. Elles se forment d’ailleurs officiellement derrière le nom d’un candidat à la charge de Président du Conseil.
A. Les forces appartenant aux trois grandes coalitions :
Il y a donc trois coalitions.
La coalition dite des « Progressistes » va à la bataille électorale avec à sa tête Pier Luigi Bersani comme candidat pour la Présidence du Conseil. Ce dernier est le dirigeant du principal parti de la coalition, le Parti démocrate (PD). Il a été désigné candidat de cette alliance, officiellement appelée « Italia. Bene Comune », lors de primaires tenus à l’automne dernier. En dehors du PD, issu principalement d’une lente fusion décennale entre l’aile majoritaire du PCI d’avant 1989 et de l’aile gauche minoritaire de la DC d’avant 1992, l’alliance comprend :
– un parti situé à la gauche du PD, « Sinistra Ecologia Libertà » (SEL), ce parti est issu d’une recomposition de « la gauche de la gauche » (communistes et écologistes) à la suite des défaites de cette dernière dans les années 2006-2008, qui l’avaient expulsée du Parlement; le leadership de cette formation est assurée par le Président de la Région des Pouilles, Nichi Vendola, un personnage typique de la post-modernité italienne, à la fois communiste, libertaire, homosexuel et catholique (sic) – et surtout télégénique;
– quatre partis qu’on peut situer eux à la droite du PD :
#le SVP (« Sudtiroler VolksPartei »), le parti dominant de la minorité germanophone du Trentin-Haut-Adige italien (ou « Tyrol du sud » pour ce parti), plutôt un parti chrétien-démocrate;
#le PSI (« Partito Socialista Italiano »), un parti dirigé par Riccardo Nencini entendant se situer dans la filiation du Parti socialiste italien créé dans les années 1890 et dissous de fait par les affaires politico-financières des années 1990; à presque chaque élection générale italienne depuis 1994, un ou plusieurs groupes de politiciens essayent de refaire vivre la glorieuse marque; c’est reparti pour cette fois-ci aussi, « I will survive »;
# deux « entités » centristes (autrement dit « transformistes » en jargon politique italien) (je dis entité, car il ne s’agit pas de partis au sens classique avec des militants, une implantation territoriale, etc., mais de petites entreprises politiques individuelles qui se sont regroupées pour survivre) : une première s’appelant le « Centro democratico – Diritti e Libertà » dirigé par Bruno Tabacci et Massimo Donadi. B. Tabacci est un politicien issu de la vieille DC. Il avait fait une belle carrière sous S. Berlusconi, il est aussi un transfuge de l’UDC (voir plus loin). M. Donadi est lui un transfuge du parti « Italie des valeurs » (IdV). Une seconde entité, les « Moderati », est dirigée par le politicien piémontais, Giacomo Portas. Cette dernière regroupe surtout dans le nord du pays des dissidents venus de la droite berlusconienne. Et, pour finir cette tournée des petites bizarreries de l’alliance des « Progressistes », il y aussi une liste spéciale pour les élections sénatoriales en Sicile, « Il Megafono Lista Crochetta », sous la direction du président de la Région Sicile, récemment élu.
La coalition post-berlusconienne des droites, mais toujours avec Silvio Berlusconi comme leader officiel. Non, non, je ne me suis pas trompé. La particularité de cette coalition est de partir à la bataille électorale sous l’égide d’un leader déclaré lors de la constitution légale de la coalition qui ne devrait pas être en cas de victoire le Président du Conseil proposé par cette dernière… encore qu’en cas de divine surprise, bien sûr, tout serait revu. Mais là ce serait un choc pour tout le monde (moi compris), même sans doute d’ailleurs pour le principal intéressé. La coalition des droites, encore plus compliqué que la coalition des Progressistes, comprend :
# le PdL (« Popolo della Libertà »[Peuple de la Liberté]), le dernier parti en date de S. Berlusconi, qui était censé être lors de sa création en 2008 le parti unique de la droite, en évitant justement la fragmentation qu’on retrouve cette fois-ci encore;
# la LN (« Lega Nord »), le parti des nordistes, dirigé désormais par Roberto Maroni; après avoir longtemps menacé de ne pas s’allier avec le PdL, la LN s’est remise en ménage avec le PdL pour sauver les meubles, en exigeant que S. Berlusconi ne soit pas vraiment candidat à la Présidence du Conseil; elle est coalisée pour l’occasion avec la petite entreprise politique unipersonnelle de Giulio Tremonti, l’ancien Ministre de l’Économie de S. Berlusconi, devenu ainsi le candidat de la LN à la charge de Président du Conseil;
# un nouveau petit parti, « Fratelli d’Italia – Centrodestra nazionale » (FdL-CDN); il s’agit d’une scission (semble-t-il autorisée) du PdL, destinée à permettre à des anciens d’AN (le parti post-fasciste englobé dans le PdL en 2008) de s’exprimer et surtout de ramener des électeurs (un peu) légalistes à la coalition ; en tout cas, cette composante a supporté jusqu’à décembre 2012 la fusion du parti historique du post-fascisme dans le PdL et elle se réveille donc fort à propos; son symbole électoral ressemble clairement à celui d’AN avant 2008;
# un parti issu lui aussi du post-fascisme d’AN, la Destra, dirigé par un leader à l’ancienne, Francesco Storace, ancien Président de la Région Latium pour la coalition berlusconienne, essayant de regagner son poste; en effet, des élections régionales ont lieu dans le Latium en même temps que les élections générales; ces élections régionales ont été provoquées par les scandales ayant entouré la gestion par le PdL de la région; F. Storace lui-même avait déjà été débarqué de sa présidence régionale à cause d’un grand scandale lié à la gestion du système régional de santé, mais cela ne l’empêche pas bien sûr de vouloir revenir aux affaires après s’être lui aussi remis en ménage avec S. Berlusconi & Cie;
# un parti, lui aussi issu du PdL (là encore, probablement avec autorisation de sortie), Grande Sud, dirigé par Gianfrancho Micchiché, qui souhaite construire une instance « sudiste » à l’imitation de la LN au nord du pays;
# le Partito dei Pensionati, de Carlo Fatuzzo, fondé dans les années 1980 et qui a réussi à continuer à exister par un jeu subtil d’alliances depuis lors; une sorte de dinosaure politique dont je me demande toujours comment il existe encore;
# un parti se revendiquant des valeurs social-chrétiennes, Intesa popolare, dirigé par un certain Gianpiero Catone, dont le moins que l’on puisse dire, c’est que sa réputation nationale est faible;
# et, pour finir, quelques autres partis tellement mineurs dont je n’arrive même pas à retenir le nom, dont un parti appelé « Moderati Italiani in Rivoluzione » (sic, « les Modérés italiens en Révolution » – j’aurais eu du mal à l’inventer), dirigé par un certain Gianpiero Samori.
Seuls le PdL, la LN, la Destra, Fratelli d’Italia et sans doute Grande Sud représentent quelque chose du point de vue militant et intellectuel, tous les autres partis confettis sont là pour amuser la galerie et traduisent au mieux l’existence d’une (petite) clientèle localisée territorialement ou socialement.
La coalition du centre qui soutient Mario Monti. Elle est très marquée par son héritage démocrate-chrétien, et se situe bien à droite tout de même. Elle comprend trois branches :
# le parti UDC (« Unione di centro ») de Pier Fernandino Casini, un parti longtemps allié avec S. Berlusconi, issu principalement, si ce n’est uniquement, de l’aile droite de la DC d’avant 1992. C’est le seul parti qui affichera le « Scudo cruciato » historique de la DC dans son symbole électoral. Ouf! Tout n’est pas perdu.
# le parti FLI (« Futuro e Libertà per l’Italia ») de Gianfranco Fini, lui aussi formé d’alliés de longue date de S. Berlusconi. De 1993 à 2010, G. Fini est en effet resté un partenaire constant des diverses coalitions emmenés par ce dernier. Il a même été élu Président de la Chambre des députés en 2008 après la troisième victoire de S. Berlusconi, avant de fonder finalement FLI après leur violente rupture du début des années 2010. Ce parti, contrairement aux deux autres tronçons d’AN, qui essayent de s’imposer (« la Destra » et « Fratelli d’Italia »), se veut résolument bien au delà du néofascisme, c’est le parti qui prétend incarner la droite moderne, laïque, pro-européenne.
# le non-parti de Mario Monti lui-même, soit la liste appelée « Scelta civica- con Mario Monti per l’Italia » (Choix civique – avec Mario Monti pour l’Italie). Autant qu’on le sache, il s’agit surtout d’une entrée en politique de personnes ayant participé aux réseaux économiques, civiques et sociaux catholiques, mais qui n’étaient pas liés aux partis démocrates-chrétiens précédents, et de l’expression des ambitions de Luca Cordero di Montezemolo. Cet ancien « patron des patrons » a créé une association « Italia Futura », qui représentait clairement une préfiguration d’un parti politique. Finalement, il a décidé d’appuyer l’opération Monti.
Pour des raisons de technique électorale, la coalition Monti présente trois listes à la Chambre des députés, mais fait liste unique au Sénat. La coalition de Monti se trouve du coup parfaitement ambigüe dans son rapport aux partis existants : elle comprend à la fois la crème des politiciens de profession dont dispose le pays et elle prétend présenter une liste 100% « société civile » à la Chambre, tout en mélangeant le linge sale des politiciens avec le linge propre de la société civile au Sénat. Pour l’anecdote, les trois leaders (Casini, Fini, Monti) doivent tous leur belle carrière actuelle à un coup de pouce de S. Berlusconi. Je suppose que l’intéressé apprécie pleinement l’ironie de la situation. On ne se méfie jamais assez de ses amis.
B. Les outsiders sérieux.
Il faut distinguer ici deux cas : les listes dont la filiation partisane est facile à établir et les autres.
Pour la liste « Rivoluzione civile » (Révolution civile), avec le magistrat palermitain, Antonio Ingroia, comme tête de gondole. Sous ses dehors de liste non-partisane, il s’agit en fait d’une liste sponsorisée par les partis de gauche exclus de l’alliance avec le PD pour mauvais esprit, tendance à la rébellion, gauchisme, légalisme, à savoir l’IdV (« Italie des valeurs ») d’Antonio Di Pietro, les « Comunisti italiani », l’actuelle « Rifondazione comunista », et enfin la « Federazione dei Verdi ». Ces partis ont tous bien compris qu’ils ne passeraient pas, s’ils partaient seuls à la bataille électorale, la barre des 4% des voix à la Chambre, et qu’une coalition officielle entre eux (qu’ils se mettent à deux, à trois ou à quatre) n’atteindrait sans doute pas les 10% nécessaires à la Chambre pour avoir des élus – pour ne pas parler des seuils encore plus punitifs pour les partis et coalitions au Sénat. Ils ont donc contourné la difficulté en présentant une liste commune sous un symbole entièrement nouveau et personnalisé. Pour les deux partis néo-communistes, cela a donc signifié abandonner leur symbole historique. Pour les écologistes, idem. Pour l’IdV, cela permet de faire oublier les récents déboires de leur leader historique. De fait, l’alliance est intéressante en ce qu’elle ramène l’IdV dans le sentier plutôt bien à gauche du parti « catho-communiste » (comme disait S. Berlusconi) qui l’a précédé, à savoir « la Rete ». La thématique choisie allie surtout lutte contre toutes les mafias et défense des travailleurs. En dépit de son caractère très hétéroclite a priori, replacé dans le contexte italien, la liste possède sa logique propre. Du point de vue de S. Berlusconi, elle représente sans doute la quintessence de ce qu’il déteste : les « juges rouges ». Si elle répond aux attentes de ses promoteurs, elle pourrait aller plus loin dans la fusion des constituants – même si deux partis politique européens sont représentés en son sein (le Parti de la gauche européenne et le Parti vert européen), ce qui ne manquera pas de compliquer la manoeuvre.
Le « Mouvement 5 Etoiles » (M5S) de Beppe Grillo montre un profil radicalement inverse du précédent du point de vue organisationnel. A ma connaissance – selon en tout cas tout ce qui est sur la place publique -, c’est une organisation qui ne possède aucun sponsor partisan ou social, et aucune histoire en dehors de celle commencée dans les années 2000. C’est donc une vraie nouveauté du point de l’histoire des partis politiques italiens. En revanche, Rivoluzione civile et M5S partagent la même critique radicale des partis en place – plus crédible évidemment pour M5S qui n’est pas sponsorisé par des partis qui veulent revenir dans le jeu parlementaire qu’ils fréquentent, ou ont fréquenté depuis au moins le début des années 1990.
Le mouvement « Fare per fermare il declino », dirigé par Oscar Giannino, qui voue lui aussi aux gémonies tous les partis et politiciens en place. Là, la filiation intellectuelle est beaucoup plus claire que pour le M5S, il s’agit de s’inspirer des recettes éprouvée du néo-libéralisme façon Chicago Boys. Sa base sociale semble être dans des think tanks néo-libéraux, installés en Italie, et fonctionnant sur le modèle nord-américain. La convergence avec la vision de l’économie de Mario Monti parait à première vue évidente, mais pour ces « Jeunes Turcs » néo-libéraux, ce dernier ne va pas assez loin encore, et se trouve en mauvaise compagnie.
Ces trois groupes partagent le mépris affiché envers les partis en place, mais ils se situent idéologiquement bien à gauche (Riv. Civ.), au centre (M5S), et à droite (FPFD). Leurs résultats électoraux et les géographies de ces derniers seront fort intéressants à observer.
C. Les outsiders folkloriques .
Encore une fois, il y aura une masse de petites listes rappelant un « glorieux passé » : pas moins de trois listes vraiment néo-fascistes à l’ancienne, une liste communiste avec les attributs comme on dit en italien, une liste radicale (avec le Marco Pannela conservé sans doute pour l’occasion dans sa propre urine), une autre liste socialiste en dehors de celle du PSI (les Riformisti italiani par Stefania Craxi, la fille de Bettino Craxi), divers régionalistes. A cela, il faut ajouter tous les illuminés, qui veulent simplement vendre du populisme naïf, et croient naïvement que les électeurs italiens gobent tout.
Bref, en conclusion, nos compatriotes (européens) transalpins auront donc un vaste choix ces 24/25 février (je ne parle même pas des partis destinés uniquement aux Italiens à l’étranger, qui se rajoutent au tableau), mais il leur faudra bien faire attention pour se retrouver dans ce méli-mélo de sigles plus ou moins nouveaux. Les grandes identités historiques qui structurèrent la vie politique républicaine des années 1946-1992 (communisme, socialisme, démocratie-chrétienne, néofascisme) sont éclatées façon puzzle. L’électeur de sentiment néo-fasciste ou post-néo-fasciste semble ainsi particulièrement gâté cette fois-ci. Des partis apparus au début des années 1990, il ne reste guère que la LN qui n’ait pas changé de nom et de sigle, ou de périmètre . Quelques partis prometteurs lors des élections des années récentes semblent avoir disparu cette fois-ci (comme l’« Alleanza per l’Italia » de Francesco Rutelli), sans qu’il soit bien facile de comprendre pourquoi.
Enfin, il faudrait descendre au niveau des carrières individuelles des politiciens – en particulier des « seconds couteaux ». Les virevolte de certains dans la grande aire centriste qui va du PD au PdL en passant par toutes les variétés de centre ayant existé depuis 1993 sont impressionnantes. Et beaucoup de ces voltigeurs vont encore être élus cette fois-ci.
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