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Manifeste. La connaissance libère

manifesteC’est sous le titre de « Manifeste. La connaissance libère » qu’une soixantaine de collègues, sociologues, historiens, anthropologues, politistes, ont décidé de crier leur colère, à la fois résolue et joyeuse disent-ils, face à l’état actuel des sciences sociales dans la France contemporaine. Ce court opuscule (63 pages) vient de paraître (mai 2013) aux « Éditions du Croquant/La Dispute », et ne vous coûtera en librairie que 5 euros. Je connais de fait pas mal de monde parmi les signataires, soit parce qu’ils ont été mes propres enseignants fut un temps désormais fort lointain, soit parce qu’ils sont des collègues, des connaissances ou encore des amis, soit parce qu’ils ont été mes étudiants et sont désormais devenus des chercheurs confirmés.  (Bon, déjà, tout cela ne me rajeunit pas.)

Le texte se veut un appel à la « contre-attaque » collective contre la situation faite dans le France contemporaine aux sciences sociales. Celles-ci, selon les auteurs du Manifeste, ne sont plus soutenues ni prises en compte par les pouvoirs publics, leurs résultats ne sont plus diffusées par les éditeurs ni repris dans les médias, et elles ne peuvent donc plus jouer leur rôle libérateur auprès des « dominés » qui devrait être le leur. En effet, le credo partagé par les auteurs de ce Manifeste est que les sciences sociales, en déconstruisant les raisons objectives et subjectives de la domination de certains êtres humains sur d’autres, permettent aux dominés d’engager le travail politique qui leur permettra de se dégager à terme de la dite domination. De fait, les auteurs ont beau jeu de rappeler qu’effectivement les pouvoirs établis, les groupes dominants dans la société, n’ont guère envie de voir diffuser par le biais d’une  institution comme l’école ou l’Université des savoirs qui pourraient rappeler que leur domination ne va pas de soi, qu’elle n’est ni « naturelle » ni « immuable ». Ils citent par exemple (p.42) le long combat du patronat français pour avoir de l’influence sur les programmes de sciences économiques et sociales dans les lycées, et la réaction des professeurs de sciences économiques et sociales pour conserver (si possible) un enseignement équilibré et objectif. Ainsi, il existe une croyance partagée à la fois de la part des auteurs du Manifeste et de leurs « ennemis de classe » (si j’ose dire) que ce que l’on enseigne à la jeunesse importe, et, plus généralement, que ce qui se dit dans l’espace public déterminera à terme le sort, encore incertain à ce stade, de la « lutte des classes ». Idem pour l’enseignement du « genre » (p. 42). C’est très gramscien au total: camarades, il faut conquérir l’hégémonie avant toute chose. Cependant. Loin de moi l’idée de nier que cela importe : le MEDEF, Patrick Buisson, les évêques de France et autres suppôts de la Réaction, et les auteurs du Manifeste ne peuvent pas se tromper ensemble au même moment! Les auteurs sous-estiment pourtant la capacité des dominés à se faire une opinion sur leur propre situation, alors même qu’ils indiquent par ailleurs dans leur propre texte que  la parole de ces derniers constitue l’appui nécessaire de leurs recherches (p.53). En effet, même en imaginant que l’ensemble des discours publiquement disponibles dans un pays comme la France deviennent entièrement congruents avec les intérêts des dominants de l’heure (pour résumer que seuls Alain Minc, Patrick Buisson et Mgr Barbarin aient le droit de parler au peuple de France de la société française – un parfait cauchemar! ), je doute que tous les divers dominés soient alors entièrement dupes. Dans les régimes autoritaires ou dictatoriaux où le pouvoir n’autorise la diffusion que d’un seul message, le sien, il se trouve qu’une bonne part de la population (qui ne soutient pas le régime) n’en pense pas moins. L’Iran contemporain me parait un bel exemple contemporain de cette situation. L’Union soviétique ou la RDA peuvent l’être pour le passé proche.

De mon point de vue de politiste, je ne crois aucunement à la force pour ainsi autonome et en soi libératrice qu’attribuent les auteurs de ce Manifeste à la connaissance des ressorts de la domination par les dominés. L’héritage intellectuel de Pierre Bourdieu est manifeste (si j’ose dire) en ce sens que tous les auteurs ici réunis croient à cette force libératrice de la révélation aux dominés des ressorts exacts de leur domination, d’où évidemment le titre de leur ouvrage. Mon expérience personnelle d’enseignant du secondaire dans un lycée populaire de banlieue parisienne me ferait plutôt penser le contraire. Je me rappelle avoir fait en 1996-1997 un cours en seconde sur la mobilité sociale à la fin duquel une lycéenne m’a dit : « Monsieur, vous nous tuez l’espoir! » J’en étais un peu piteux, j’en reste fort piteux des années après en me reprochant toujours ma cruauté involontaire à leur égard, et j’ai fait ensuite un laïus sur le fait que « du moment que l’on connait les pesanteurs sociales, on peut s’en extraire plus facilement. «  Cette expérience m’a fait m’interroger sur le fait que, peut-être, pour  les individus dans une situation objective défavorable, il faut au départ avoir une vision  erronée de ses chances pour réussir à surmonter les obstacles. Un peu comme les médecins qui peuvent s’autoriser à mentir pour encourager leurs patients à surmonter leur maladie. Plus généralement, dans la France contemporaine, ce n’est pas la prise de conscience par les dominés de leur état de dominés et des raisons de leur domination qui manque à ceux qui se vivent le plus souvent à juste titre comme étant les sacrifiés de la société, mais ce sont les capacités pratiques à établir un rapport de force avec les dominants de l’heure. Les auteurs soulignent, non sans raison  sans doute, que les sciences sociales font partie des acquis des luttes populaires du XIX/XXe siècles, tout comme l’Etat-Providence (voir plus loin cependant). Ils oublient cependant que ces acquis résultèrent de rapports de force bien concrets qui vont au delà des idées qu’ont pu avoir  les dominés sur leur sort et l’injustice qui leur était faite. Pour être bien clair, il me semble qu’une bonne partie des esclaves savent qu’ils sont esclaves et que leur sort n’est pas une condition humainement souhaitable quoique leur serinent par ailleurs les porte-parole des dominants, mais ils ont bien du mal à trouver les moyens concrets, matériels, efficaces, de la révolte réussie contre leurs maîtres, qui disposent eux le plus souvent de la bonne vieille force physique à l’appui de leurs prétentions à rester les dominants (rappelons que, sauf exceptions, du genre Haïti, les révoltes d’esclaves finirent par une  sévère répression qui éduque les survivants à obéir). De fait, comme le montrent les historiens, les révoltes populaires existent depuis des temps qui précèdent de très loin l’invention des sciences sociales contemporaines (cela existe déjà dans l’Antiquité romaine ou chinoise); les dominés ont  trouvé des ressources intellectuelles pour justifier leur combat avant que les sciences sociales n’existent; simplement, il se trouve que la plupart de ces révoltes (au moins pour ce que j’en sais) ont échoué à terme face à la force armée répressive au service du maintien de l’ordre social inégalitaire précédent. J’invite fortement les auteurs du Manifeste à lire l’ouvrage de Georges Bishoff, La guerre des paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh 1493-1525 (Strasbourg : La Nuée bleue, 2010) pour avoir un exemple de ce que j’essaye (peut-être maladroitement) d’expliquer ici.

Dans la France contemporaine, ce n’est sans doute pas que la plupart des dominé(e)s ne savent pas qu’ils/elles le sont et comment ils/elles le sont, mais ils/elles n’ont le plus souvent pas trouvé les moyens concrets d’établir un rapport de force durable en leur faveur. Pour prendre un exemple directement dans le monde universitaire qui préoccupe à très juste titre les auteurs du Manifeste, probablement l’immense majorité des « précaires » de l’enseignement et de la recherche (en tout cas tous ceux/celles que je peux connaître) sait qu’ils/elles se font exploiter, et que cette exploitation ne tombe pas du ciel, résulte en fait de politiques de restriction budgétaire et d’organisation du travail d’enseignement et de recherche bien précises, mais comment peuvent-ils/elles changer le rapport de force en leur faveur, cela, ils/elles l’ignorent. La plupart des groupes sociaux qui se sentent dominés aujourd’hui sont ainsi moins confrontés à un problème de prise de conscience de leur sort et des raisons objectives de ce dernier, qu’à un problème d’efficacité des moyens à utiliser pour le changer en mieux. Les salariés qui se font licencier par des groupes internationalisés qui restructurent leurs activités n’ignorent sans doute pas grand chose des logiques financières et économiques à l’œuvre dans le capitalisme contemporain (il suffit d’ouvrir la presse pour le savoir), mais ils n’ont pas trouvé pour l’instant les moyens de s’y opposer efficacement. Pour prendre un autre exemple, les auteurs du Manifeste incriminent l’évolution actuelle défavorable à leur combat au poids du néo-libéralisme comme idéologie des dominants (p. 28-31). J’aurais vraiment du mal à leur donner tort, mais je leur ferais remarquer qu’il existe déjà, pour le coup, un immense déploiement dans l’espace public international de critiques du néo-libéralisme, avec par exemple les prédications d’un J. Stiglitz ou d’un P. Krugman pour ne citer que ces deux économistes américains bien connus. Il n’empêche que cela ne semble pas changer grand chose; en tout cas, en ce qui concerne, l’évolution de la politique économique européenne qui a fait le choix de l’austérité et du chômage de masse à titre éducatif (« dévaluation interne »), ils ont beau s’époumoner, cela ne semble pas avoir beaucoup d’effet, parce que, pour l’heure, les rapports de force n’évoluent guère.

Après cette première critique, qui sans doute me disqualifiera aux yeux des auteurs du Manifeste, qui ont déjà prévenu que toute critique envers leur texte sera jugée comme faisant le jeu de la réaction (cf. p. 60),  je voudrais souligner quelques points encore.

Points positifs d’abord. En quelques pages, les auteurs du Manifeste expédient ad patres la notion de « neutralité axiologique » (p. 50-55). Sur ce point, je partage entièrement leur prise de position : à mon sens, en sciences sociales, toutes les recherches importantes qui ont marqué leur époque sont inscrites dans la biographie d’un chercheur qui avait effectivement une idée politique, morale, théologique, métaphysique, pour l’inspirer. Un bémol cependant. Les auteurs du Manifeste citent Max Weber à l’appui de leur propos. Comme chacun devrait le savoir, en son temps, ce dernier n’était pas sans être un nationaliste allemand, une partie de son inspiration comme chercheur vient aussi de là. Plus généralement, les auteurs du Manifeste semblent laisser penser que les (bons) chercheurs en sciences sociales et les (braves) dominé(e)s se trouvent toujours du même côté de la barrière. Historiquement, c’est faux : en tout cas, en ce qui concerne la science politique, toute une partie des inventeurs de la discipline sont en leur temps de fieffés réactionnaires qui parlent aux réactionnaires (V. Pareto, G. Mosca, C. Schmidt) ou le sont devenus au fil de leurs recherches (R. Michels). De même les auteurs indiquent à juste titre que la science politique a découvert depuis longtemps que la compétence politique des individus ne correspond en rien au modèle de l’individu citoyen des manuels d’instruction civique (p. 23-28). Ce constat, effectivement bien établi depuis au moins un demi-siècle dans tous les pays où existe une science politique, peut être lu en fait de deux façons : comme une invitation à trouver les moyens d’augmenter la compétence des citoyens ordinaires (ce qui est sans doute l’option des auteurs du Manifeste) pour que leur voix porte mieux, ou comme une heureuse conjoncture qui permet de se rassurer en constatant que les « couillons » ne participent pas fort heureusement au processus politique avec leurs demandes irrationnelles  (vision réactionnaire s’il en est, mais qui n’est pas si rare chez certains économistes ou politistes  néo-libéraux).

Sur un plan plus pratique, les auteurs du Manifeste dénoncent la diminution des moyens et la bureaucratisation de la recherche (p. 34-40). Ils ont entièrement raison. En même temps, pour faire un peu d’humour, je ferais remarquer qu’au moins à la base, tous ces postes de bureaucrates, mal payés, qu’on crée dans l’Université française (y compris là où je travaille) sont le plus souvent occupés par des femmes et qu’en tant que féministes, les auteurs du Manifeste devraient se féliciter du rythme de création d’emploi féminin dans le tertiaire public ainsi maintenu… Plutôt que d’ouvrir des postes de chercheurs et d’enseignants-chercheurs dans une logique de parité hommes/femmes, on crée sans s’en rendre compte des postes de bureaucrates essentiellement féminines.

Points négatifs. Tout au long de leur Manifeste, les auteurs se livrent à une attaque en règle contre les sondages d’opinion comme moyen de recherche empirique. On reconnait ici les idées en la matière de Daniel Gaxie et d’Alain Garrigou. Je suis loin d’être un partisan inconditionnel des sondages comme moyen d’enquête (mon voisin de bureau en sait quelque chose), mais les critiques faites dans le présent opuscule sont à mon sens rapides et injustes, et ne valent que pour la part la plus commerciale des sondages. Les grands dispositifs de sondages à fin scientifique (genre EVS, ISSP, ou même Eurobaromètres) sont bien plus porteurs de connaissance que les auteurs du Manifeste ne le prétendent, y compris d’ailleurs sur les sujets qui les préoccupent (perception de l’inégalité par exemple). Plus généralement, on comprend que les auteurs du Manifeste veulent surtout amener leur lecteur dans le monde académique à faire des recherches de type ethnographique ou sociologique en lien toujours dialectique avec des groupes sociaux mobilisés ou à mobiliser (p. 55-58). Il y a là un éloge du « basisme » au total un peu gênant. C’est un peu dire, « Camarades, il faut retourner à l’école des masses ». Je ne doute pas qu’il soit important de comprendre le vécu des groupes sociaux dominés et que les militants de ces groupes puissent apporter beaucoup aux chercheurs (l’exemple des féministes est en effet pertinent, on pourrait penser aussi aux porteurs du VIH). Par contre, la recherche « critique » ne doit pas s’enfermer dans une telle direction, bien au contraire. D’une part, il faut profiter de tous les moyens permettant de saisir la globalité d’une situation : d’énormes progrès scientifiques sont possibles grâce aux études de données, à la cartographie, aux études de réseaux, etc.  D’autre part, il est peut-être beaucoup plus critique en fait d’aller mettre au jour (si possible) les pratiques des dominants. Ainsi, quand la presse irlandaise donne  accès ces derniers jours aux enregistrements des conversations des banquiers pendant la crise financière, elle fait  à mon sens un travail mille fois plus critique que la millième description de la condition féminine, immigrée, jeune, salariale, etc. Bien sûr, ce chemin-là est plus difficile, moins familier dans l’histoire des sciences sociales qui, indéniablement, aiment bien se mêler aux sans voix, mais il devrait être privilégié à ce stade (d’ailleurs des travaux existent dans cette direction). Enfin et surtout, le « basisme » et l’appel à l’empirisme évacuent la nécessité d’un renouvellement théorique. C’est un peu paradoxal en effet que des chercheurs qui s’inspirent de Pierre Bourdieu, grand théoricien s’il en fut, ne mettent pas l’accent sur ce point. Il faut sans doute rétablir le lien avec une « philosophie sociale », une vision large du monde. C’est bien beau de dire que notre monde social n’est pas naturel, qu’il est arbitraire, encore faudrait-il proposer une vision autre, cohérente, voire attirante, des autres possibilités. Il est vrai que les études de genre ne sont pas loin de ce genre d’approche globale, mais, de fait, cela reste là aussi partiel et mal intégré au reste des problèmes. Il est aussi possible qu’il n’existe pas de solution élégante à certaines situations : les auteurs font remarquer que le problème de la délinquance des jeunes est avant tout un problème d’absence de travail des jeunes non qualifiés (p. 13-17). Pas faux. Mais comment penser la place dans une société fondée sur la complexité comme la nôtre d’une part de gens qui n’ont que leur force physique et leur habilité manuelle à apporter au pot commun? Personne n’a en fait la réponse. Ou peut-être se trouve-t-elle simplement dans le retour au plein emploi de la main d’œuvre qualifiée dans des tâches qualifiées…

Encore un point de critique mineure,  les auteurs du Manifeste se plaignent de la timidité intellectuelle des éditeurs commerciaux… C’est un peu se plaindre de ne pas trouver sa place dans les pages de VSD ou de Paris-Match, c’est faire là erreur complète sur la personne. C’est aussi un peu paradoxal de se plaindre de l’incapacité à publier alors même que les Éditions du Croquant par exemple ont fait un travail remarquable depuis quelques années. Il existe tout de même en France des éditeurs qui veulent défendre la liberté de penser autrement. Il faut simplement s’adresser à eux, et faire effectivement son deuil des vieilles maisons d’éditions. Celles-ci sont effectivement désormais pour la plupart aux mains d’intérêts plus financiers qu’éditoriaux. En plus, cette plainte semble d’autant plus paradoxale que  les participants au Manifeste ont tous (pour le moins pour ceux que je connais) de nombreuses publications à faire valoir. Ce n’est pas les publications qui manquent, camarades, c’est que simplement vos publications ne correspondent pas à la demande d’un mouvement social. En effet, là encore, les auteurs du Manifeste semblent croire qu’ils peuvent impulser quelque chose dans la société française, alors qu’à mon sens, c’est parce qu’il y aurait quelque chose qui fermenterait dans cette dernière qu’on pourrait avoir besoin de leurs écrits. Il est vrai qu’actuellement les éditeurs vendent surtout du Loran Deutsch… que le peuple français semble bien réclamer dans ses sombres tréfonds.

En tout cas, ce Manifeste est un signe heureux qu’une part des Universitaires semblent enfin décidés à réagir à leur condition. C’est déjà une bonne chose. Ouf!

Suppression de la qualif???

Bon, là vraiment, la nouvelle loi universitaire, cela devient du n’importe quoi…  Lors de la discussion de cette loi au Sénat, un amendement, proposé par les Verts (???), a été adopté qui supprime pas moins que la procédure dite de « qualification ».

Rappel pour comprendre : la « qualification » est une procédure centralisée qui demande à chaque docteur, titulaire d’une thèse de doctorat, qui veut devenir à terme « Maître de conférence » des Universités de se faire certifier au vu de ses travaux par la section disciplinaire correspondante à sa spécialité du « Conseil national des Universités » (CNU). Les participants aux sections du CNU sont à la fois élus par les membres de la discipline concernée et nommés par le Ministre en charge de l’enseignement supérieur. Après examen contradictoire de la part de ses (éventuels futurs) pairs, le docteur est réputé « qualifié » pour quatre ans en vue de candidater aux postes de maîtres de conférence ouverts par les Universités. La procédure de recrutement se poursuit ensuite au niveau local de chaque Université sur les postes ouverts par discipline. La « qualification » peut être vue à la fois comme une procédure de contrôle et de mise en conformité au sein de chaque discipline (avec parfois les coups bas que cela suppose…) et comme une procédure « malthusienne » qui réduit le nombre de candidats docteurs éligibles au recrutement par discipline. En effet, avec cette procédure, certaines thèses sont moins égales que d’autres, puisqu’elles ne donnent pas droit à prétendre enseigner ensuite à l’Université, et certains docteurs se voient refuser le droit de tenter leur chance au recrutement au niveau local.

La suppression de la « qualification » signifierait donc que tout le recrutement devient un processus local au niveau des Universités (et ensuite dans la foulée l’ensemble de la carrière universitaire?). Cela peut se concevoir, cela existe largement dans les autres systèmes universitaires où une procédure centralisée comme la « qualification » n’existe pas à ma connaissance, d’ailleurs les Universités française ne sont-elles pas réputées être désormais  autonomes? Bref, a priori, ce n’est pas grave, et cela évitera aux collègues des sections du CNU beaucoup de travail.

L’amendement déposé par les Verts pose toutefois un double problème.

D’une part, il prend à froid la communauté universitaire, qui n’a pas « mûri le dossier », c’est le moins que l’on puisse dire. Mais, après tout, toute cette loi universitaire correspond à la faiblesse actuelle du monde universitaire. Donc, pourquoi pas? Allons-y gaiement!

D’autre part, a-t-on réfléchi aux conséquences pratiques d’une telle suppression de la qualification?  En effet, à l’heure actuelle, la qualification joue d’évidence le rôle de filtre pour limiter le nombre de candidats aux postes de Maître de conférence,  du point de vue administratif mais aussi du point de vue psychologique. De ce second point de vue, les nouveaux docteurs,  qui sont en effet parfois incertains de la valeur de leur propre travail de thèse et de leurs qualités de chercheur, utilisent la qualification  (à tort ou à raison) comme un moyen de savoir ce qu’ils valent sur le marché académique, comme un autre regard sur leur thèse. Ne pas obtenir la qualification après la thèse permet alors à certains de décider que, non finalement, le métier d’enseignant-chercheur n’est pas fait pour eux. Ils s’éloignent donc et vont chercher (meilleure?) fortune ailleurs.  Supprimer la qualification, c’est aussi supprimer un signal (de bonne ou mauvaise qualité, cela resterait bien sûr à discuter) pour les docteurs sur la poursuite ou non de l’aventure. Et il faut bien dire que, dans la situation actuelle de l’emploi dans la monde académique, il vaut peut-être mieux quitter le circuit le plus tôt possible après la thèse, au moment où une reconversion s’avère encore jouable, plutôt que de s’entêter à multiplier en vain pendant des années les travaux académiques et les candidatures pour se rendre compte à près de 40 ans que « non, cela ne va pas être possible… ». J’avais été frappé il y a quelques années par un article dans Die Zeit racontant comment, dans un système universitaire décentralisé, des docteurs allemands devenaient finalement chauffeurs de taxi à force d’avoir attendu en vain un poste à l’Université… , et je ne suis pas sûr qu’on ne pourrait pas faire le même article désormais pour le cas français.

Par ailleurs, s’il n’y a plus de qualification « malthusienne », le nombre de candidats docteurs par poste ouvert de Maître de conférence, va en bonne logique encore augmenter… sans que toutefois une objectivation nationale du nombre de candidats possibles par discipline ne soit  plus offerte par les résultats cumulés de la qualification. (C’est un peu casser le thermomètre comme on dit. ) Tous les docteurs (tout au moins probablement ceux qui auront eu la thèse avec les félicitations de leur jury) vont tenter leur chance au niveau local pour savoir s’ils sont aptes à continuer dans la carrière.  Face à cette situation, le niveau local – s’il ne veut pas se trouver étouffé de dossiers à étudier –  ne pourra que réagir de manière à restreindre le nombre de candidatures qui lui sont adressées à travers des profils de poste de plus en plus pointus, donnant du coup aux (rares) recrutements effectués un côté cousu de fil blanc – pour ne pas dire clientéliste – qui ne renseignera  pas vraiment les docteurs non recrutés sur la perception de leur thèse par la communauté scientifique concernée.

Certes, au total, au bout d’un certain temps d’échec total aux recrutements locaux, les docteurs concernés auront bien compris qu’on n’a pas besoin d’eux dans les circonstances actuelles d’écart pour le moins abyssal entre le nombre de bons candidats et le nombre de postes offerts, mais cela aura retardé leur prise de conscience d’un ou deux ans, voire plus. Je ne suis pas sûr que cela soit une bonne idée.

Ps 1. Pour une fois, je me retrouve à 100% dans « la ligne du parti ». J’approuve entièrement  le communiqué de ce jour de l’Association française de science politique, qui a réagi au quart de tour, et que je reproduis ci-dessous in extenso.

« L’Association Française de Science Politique est très inquiète de la suppression de la procédure de qualification nationale telle qu’elle vient d’être adoptée par le Sénat. Faisant suite à un amendement [ http://www.senat.fr/amendements/2012-2013/660/Amdt_6.html ] adopté au terme d’un débat succinct, cette évolution législative risque de renforcer les tendances au localisme maintes fois constatées dans le recrutement des enseignants-chercheurs et de rendre le travail des futurs comités de sélection impossible en raison de la disparition du filtre légitime que représente la qualification disciplinaire nationale. L’AFSP appelle d’urgence la représentation parlementaire à suspendre cette modification et à rétablir l’article L 952-6 [ http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006525622&cidTexte=LEGITEXT000006071191&dateTexte=20090509 ] du Code de l’enseignement. L’Association est solidaire de la pétition lancée en ce début de semaine par la CP-CNU [ http://www.cpcnu.fr et http://www.petitions24.net/cpcnu ] visant à défendre une politique exigeante et nationale de qualification, gage d’une Université de qualité. »

Je n’ai pas insisté moi-même sur les risques de localisme dans les recrutements, parce qu’à mon sens, dans cette hypothèse de suppression de la qualification, les recruteurs seraient obligés de trouver un moyen de barrer la route au flot insurmontable de candidatures, et cela  en raison de leurs moyens limités en temps d’étude de ces dernières, le localisme peut être le moyen le plus simple en effet…

Ps2. Intéressant à observer le « rétropédalage » des parlementaires des Verts sur le sujet ces dernières heures. Il ne s’agissait, parait-il, que d’un amendement destiné à ouvrir le débat… C’est plutôt réussi vu les réactions multiples de la communauté universitaire (entre les sections du CNU qui réagissent les unes après les autres, les syndicats des enseignants-chercheurs qui s’opposent, les voix individuelles qui s’indignent). En tout cas, il ressort plus généralement de l’épisode que les diverses composantes de la communauté universitaire ne se sentent guère associées à la réforme en cours (euphémisme).

Vacataire un jour, vacataire toujours…

J’ai vu passer il y a quelques jours sur la liste de l’ANCMSP (Association nationale des candidats aux métiers de la science politique) la nouvelle selon laquelle, suite à l’action d’un syndicat de doctorants de l’Université de Paris X – Nanterre auprès du Défenseur des droits et au nom de la lutte contre les discriminations liées à l’âge, la règle selon laquelle les institutions universitaires ne peuvent faire appel à des « vacataires étudiants » de plus de 28 ans allait sauter. En bonne logique non-discriminatoire, un(e) doctorant(e) de 55 ans, inscrit(e) comme étudiant(e), serait à l’avenir éligible à ce statut de « vacataire étudiant ». J’étais un peu étonné de ne pas enregistrer de réactions, autres que positives, à cette modification du droit en vigueur, qui ne reculerait pas la limite d’âge (ce qui peut se défendre), mais l’abrogerait tout simplement. Il se trouve que, mardi 2 octobre, le bureau de l’ANCMSP a réagi, sur la liste et sur son site, de manière plutôt défavorable à cette nouveauté, en faisant remarquer que ce changement ouvre aux institutions universitaires un véritable boulevard en matière d’utilisation de thésards pour fournir au plus bas coût possible le contingent d’heures nécessaires à l’encadrement des étudiants. Ne plus avoir cette limite d’âge de 28 ans simplifie en effet les choses pour les institutions universitaires, dans la mesure où, effectivement, tout particulièrement dans les disciplines des sciences humaines, les thèses gardent une durée respectable, et que de nombreux thésards ont plus de 28 ans. (Selon le récent rapport du CNU de science politique, les qualifiés actuels restent sur une moyenne de 6 ans de thèse, avec un âge de qualification largement « christique ».)

De fait, les comparaisons, proposées par le bureau de l’ANCMSP, entre le coût d’un enseignement via les vacataires et via les titulaires sont sans appel. Le bureau aurait aussi pu faire noter que cette situation est singulière dans le droit du travail français. En effet, dans ce dernier, lorsqu’une entreprise privée fait appel à des formes de travail différente du C.D.I. (C.D.D et intérim essentiellement), le législateur a fait en sorte que l’entreprise subisse un coût horaire supplémentaire pour ce choix (par exemple avec une prime de précarité). La rémunération d’un intérimaire, à poste équivalent, se trouve donc normalement supérieure à celle d’un travailleur en C.D.I. . J’ai pu d’ailleurs le constater à plusieurs reprises au cours de la dernière décennie lorsque ma femme a été employée sous ce genre de statut précaire. Cela n’a pas empêché d’ailleurs les entreprises d’embaucher de plus en plus de personnels sous ces  mêmes statuts précaires, pour d’autres raisons, liées surtout à la flexibilité d’ajustement des effectifs que cela leur offre. Mais, comme le montre à l’envi le combat de certains économistes libéraux pour le « contrat unique de travail » (qui fusionnerait CDD et CDI en un seul statut), ce choix du législateur reste coûteux pour les entreprises et constitue une (petite) incitation à employer les salariés en CDI.

La situation qui existe dans l’Université française ne connait pas le même frein économique au développement de la précarité. C’est un secteur d’activité dans lequel il est déjà bien moins cher d’avoir des « vacataires étudiants » que des titulaires. Pour remplacer 100% de la charge d’un titulaire en charge de cours (soit 192 heures éq. TD), cela coûte un peu moins de 8000 euros par an. Je me demande, dans le cadre d’un retour au droit commun, si les syndicats représentant les doctorants ne devraient pas demander une hausse radicale et pénalisante du prix de l’heure de vacations. Vu l’écart actuel, cela reviendrait à mettre le prix de l’heure de vacation aux alentours de 120 euros, voire plus. Bien sûr, il faut savoir ce que remplacent les vacations des « vacataires étudiants », est-ce le travail d’un ATER, celui d’un jeune MCF ou d’un moins jeune PR? On pourrait au minimum viser à ce que le prix de la vacation soit portée à un niveau tel qu’il soit moins intéressant économiquement pour l’Université de multiplier les vacations que d’employer des ATER. Cette mesure profiterait bien sûr aussi aux titulaires (dont je suis), mais l’État récupérerait une bonne part de cette hausse via l’impôt sur le revenu de ces derniers, puisque les heures complémentaires seront dorénavant de nouveau fiscalisées.

Cette mesure simple d’augmentation radicale du prix de la vacation serait ainsi peut-être de nature à limiter la casse entrainée par cette disparition de la limite d’âge des 28 ans, qui élargit le vivier des vacataires autant que de besoin.

En tout cas, voilà un bel exemple de nouveauté qui, en défendant les droits de certains, pourrait aboutir à une perte de bonheur pour tous. Comme quoi Bentham avait peut-être raison…

Harro sur le baudet!

Bon, décidément, ce n’est pas vraiment la semaine de notre collègue Luc Ferry. Après les « révélations » du Canard enchaîné de la semaine dernière, il est destiné à rester pour quelque temps dans l’univers médiatique (qui, toutefois, oubliera bientôt cette affaire si les humoristes n’y mettent pas du leur), celui-qui-n’a-pas-assuré-ses-cours-à-l’Université-pendant-l’année-2010-2011. Ô le vil personnage! Et, si cela se trouve, il ne paye pas ses notes de coiffeur!

Halte au feu. Je n’ai guère de sympathie pour ce collègue, mais, contrairement à la journaliste de Libération, Véronique Soulé, je ne crois pas pourtant que la situation administrative de L. Ferry doive être l’objet d’un tel scandale. A ce compte-là, en effet, toutes les façons d’élever un fonctionnaire dans les sphères du pouvoir politico-administratif (en le prélevant sur l’effectif de son administration d’origine) peuvent être qualifiées de « faveurs », puisque, par définition, il s’agit d’une prérogative propre des pouvoirs présidentiel et gouvernemental. Ces mécanismes (détachements, mises à disposition, etc.), plus ou moins  encadrés par le droit administratif, correspondent au fait que, dans un régime comme le nôtre, chaque majorité politique a besoin pour mettre en œuvre ses politiques publiques de disposer d’hommes (ou des femmes) en qui elle met sa confiance. Or il se trouve qu’en France, les gens dont chaque majorité politique successive réclame la loyauté se trouvent très  souvent être des fonctionnaires (ou l’être devenus par la vertu de leur engagement politique, comme avec les nominations au « tour extérieur » des grands corps de l’État). Il est du coup tout de même navrant de voir des candidats à la primaire socialiste, Manuel Valls et Ségolène Royal,  se voyant déjà Président/e de la République, s’offusquer de la situation de Luc Ferry. Qu’ils prennent donc alors l’engagement de se priver de ces diverses formules de mise à disposition de fonctionnaires pour former leur futur cabinet présidentiel ou les futurs cabinets de leur ministres, et on en reparle sérieusement!  Pourquoi ne pas nommer alors préfets, recteurs, et autres hauts responsables administratifs sur la foi d’un concours ou même de l’ancienneté?

De même, on peut penser ce qu’on veut du « Conseil d’Analyse de la la Société » que préside Luc Ferry, mais l’existence de cet organisme correspond à une orientation politique précise, celle de la majorité en place. Cette dernière a jugé – libre à elle! – qu’il lui fallait d’autres sources d’inspiration à ses politiques publiques que celles que procurent déjà de nombreux organismes publics et parapublics (l’ex-Commissariat au Plan par exemple). On peut y voir aussi sans doute, vu sa composition, la preuve d’une certaine défiance vis-à-vis des résultats des sciences sociales académiques, défiance qui, personnellement, ne me fait pas plaisir. Que L. Ferry dirige contre une rémunération (à deux niveaux apparemment: son traitement statutaire de professeur d’Université, plus un supplément ad hoc) ce comité dont certains penseront certes  qu’il tient du célèbre « comité théodule » demeure entièrement l’affaire des libres choix gouvernementaux.  Sous la Vème République,  toute majorité a fait ou fera la même chose, car la sphère de l’Administration n’y est guère séparée de celle de la Politique. Les politiques publiques regorgent en effet de ce genre de comités, commissions, autorités, etc. , et que le parti ayant déjà gouverné le pays qui n’a jamais créé un tel « machin » à l’utilité peut-être contestable jette donc la première pierre à  Luc Ferry.

Et qu’on ne me parle pas, par ailleurs, de la multiplication des activités de Luc Ferry, impressionnante il est vrai : qui, dans le monde politique et médiatique français, se contente d’une seule activité? La domination, c’est justement d’y être multi-activités. Ou, alors, critiquons toutes les formes de domination – ce qui serait souhaitable, mais ce qui va bien au delà du cas Luc Ferry.

Plus amusant tout de même:  les difficultés de la situation administrative de notre collègue, qui ont permis au Canard enchaîné de le « poisser » (pour user du terme rare que Luc Ferry a remis au premier rang de la langue française), semblent bien être une conséquence de l’autonomie universitaire qu’a encouragé cette même majorité dont il est proche. C’est du coup un peu l’arroseur arrosé : eh oui, comme les budgets universitaires (fort serrés) ne doivent désormais plus subventionner via des personnels hors les murs d’autres activités que l’enseignement et la recherche, et que les conseils d’administration des universités autonomes ont reçu cette prérogative de surveiller les sorties des rangs, ils en usent.

Moins amusant : que cette affaire fasse tant de bruit témoigne sans doute du sentiment d’injustice montant dans la société française.

Petite précarisation entre amis

C’est toujours une joie mitigée que de voir  se réaliser ses plus sombres prévisions sur un point de la réalité qui vous tient à cœur : joie intellectuelle d’avoir exercé sa raison avec justesse, tristesse profonde de constater que le regrettable se trouve effectivement en train de se produire comme on l’avait prévu. C’est le sentiment que j’ai eu en découvrant hier l’annonce suivante sur la liste de diffusion de l’Association nationale des candidats aux métiers de la science politique (ANCMSP) :

Sciences Po [X censuré pour ne pas rattacher le problème à une institution en particulier] recrute deux enseignants chercheurs à temps partiel.

Dans le cadre de la réforme du cycle Master de son Diplôme, Sciences Po [X], grande école publique rattachée à l’Université [Y] et au PRES [Z], recrute à partir du 1er septembre 2011 deux enseignant(e)s chercheur(e)s à temps partiel sur des contrats d’établissement d’un an renouvelable [je souligne]. Confronté à un sous encadrement chronique en enseignants chercheurs statutaires, l’établissement fait ce choix, contraint et raisonné [contraint peut-être, mais raisonné vraiment?], dans le but de proposer un statut et une reconnaissance minimales [effectivement, c’est le terme : « minimales »] à des docteurs sans poste qui contribuent, par les responsabilités pédagogiques et administratives qu’ils endossent, à son développement [formulation bien maladroite qui laisse à penser à cause de l’usage du présent de l’indicatif qu’il s’agirait de légaliser une situation de fait déjà en cours]. La rémunération équivaudra à celle d’un MCF en début de carrière sur la base d’un temps de travail de 50% [ne surtout pas faire le calcul et ne pas comparer à un revenu du secteur privé au même niveau de qualification, ou alors considérer que « doctorat en science politique  = BTS ou DUT » ]. Il sera demandé aux personnes recrutées d’assurer une charge d’enseignement de 96h équivalent TD et de participer directement [ je souligne] à la gestion et à l’animation de deux majeures du cycle Master.

1er poste Le-la candidat(e)[n’oublions pas d’être politiquement correct] sera titulaire d’un doctorat en science politique obtenu en France ou à l’étranger. Il (elle)[idem] pourra faire valoir d’une solide expérience d’enseignement (magistral et TD) [mais il recevra, voir plus haut, un demi-salaire de débutant] , de préférence dans un département universitaire de science politique ou dans un Institut d’Etudes Politiques, et d’un dossier de recherche conséquent [pour un salaire de débutant, n’est-ce pas?]. La maîtrise de l’anglais et la capacité à enseigner dans cette langue sont souhaités [spécial bonus, qui ne vaut pas supplément de salaire!]. Il (elle) sera rattaché(e) pour ce qui concerne ses activités de recherche au [laboratoire W] (UMR CNRS). Les thématiques de recherche et d’enseignement recherchés sont: la sociologie des relations internationales, la sociologie des conflits, l’étude des politiques de sécurité, les questions stratégiques comparées… Le-la candidat(e) retenu aura à exercer des responsabilités d’animation [autrement dit, la direction d’une filière de formation à créer avec tout le travail qui s’en suit, ce qui signifie d’évidence en heures plus qu’un mi-temps, surtout si la formation n’est pas en phase de croisière] de la Majeure Stratégie Intelligence et Gestion des Risques au sein de la spécialité Carrières Européennes et Internationales.

2ème poste Le-la candidat(e) sera titulaire d’un doctorat en science politique obtenu en France ou à l’étranger. Il (elle) pourra faire valoir d’une solide expérience d’enseignement (magistral et TD) [idem], de préférence dans un département universitaire de science politique ou dans un Institut d’Études Politiques, et d’un dossier de recherche conséquent [idem]. La maîtrise de l’anglais et la capacité à enseigner dans cette langue sont souhaités [idem]. Il (elle) sera rattaché(e) pour ce qui concerne ses activités de recherche au [laboratoire W] (UMR CNRS). Les thématiques de recherche et d’enseignement recherchés sont: la sociologie des relations internationales, la sociologie des conflits, l’étude du rôle des ONG et de la société civile dans la résolution des confits, l’analyse de la médiation et de la négociation internationales, la religion comme acteur international… Le-la candidat(e) retenu aura à s’investir [ô que ce terme sonne doux aux oreilles néo-managériales, s’investir? késako?] au sein de la Majeure Conflits et Développement au sein de la spécialité Carrières Européennes et Internationales.

Il est possible de faire acte de candidature pour l’un et l’autre poste. Les dossiers de candidatures sont à adresser à Monsieur le Directeur [etc., je ne veux vraiment pas personnaliser l’affaire, j’avais cependant oublié dans un premier temps de supprimer le nom du laboratoire de recherche concerné.]

Cette offre se passe presque de commentaires! Mais allons-y tout de même.

Premièrement, il se confirme que les nouvelles formes d’emploi ouvertes par les récentes réformes universitaires dans le domaine de l’enseignement et de la recherche aboutissent, non pas seulement à payer mieux des enseignants-chercheurs ou chercheurs que les Universités françaises iraient débaucher sur le marché international des valeurs académiques montantes (les « stars »), mais aussi à payer aussi peu que possible et à précariser les personnels désirant entrer dans la carrière académique. Ces deux offres, qui correspondent en charge de travail effective d’évidence  à plus que des mi-temps, ainsi que les pré-requis qu’on exige des candidats (en rien différents de ceux qu’on exige par ailleurs des statutaires dans la même institution), sont une démonstration éloquente de ce point. Faute de budget suffisant attribué par ses tutelles, la structure, tout en se rengorgeant de son excellence et sa réforme en cours,  fait payer le prix de l’ajustement financier aux derniers entrants, à ces malchanceux qui feront la même chose (et peut-être même plus) que leurs collègues pour bien moins cher, et, qui, en plus, pourront être mis à la porte dès qu’ils seront devenus importuns, mais qui auront un « statut » meilleur qu’encore pire (des vacations, je suppose!). On me rétorquera qu’après tout, c’est la même chose  pour la plupart des jeunes entrants sur le marché du travail dans le secteur privé (avec les CDD et autre intérim), sauf qu’en France, l’emploi en CDD et en intérim, même pour les jeunes, suppose (encore à ce stade) le paiement d’une prime de précarité (10%), calculée comme un pourcentage du salaire équivalent des personnes en CDI. Un précaire smicard touche plus à la fin des mois où il a travaillé qu’un statutaire smicard. (Situation qui chagrine d’ailleurs fort le patronat… qui voudrait un contrat unique…)

Deuxièmement, d’évidence, ces postes sont en réalité fort mal payés, à part en espérance! Ce sont des mi-temps, avec certes une paie à mi-temps, mais cela ne tient nullement compte de la spécificité du travail académique. Je vois mal en effet les personnes occupant ces postes réduire leur activité de recherche de moitié, parce qu’elles sont payées à mi-temps. Rappelons en effet qu’un enseignant-chercheur consacre selon la définition officielle du métier  la moitié de son temps à l’enseignement (soit 192 heures équivalent TD ou, en d’autres termes, 800 heures en comptant tout ce que cela représente en préparation, corrections, etc.) et l’autre moitié à la recherche (soit 800 heures). Dans le cas présent, les personnes choisies vont faire très probablement 800 heures de recherche (d’autant plus qu’elles voudront « nourrir leur dossier » pour aboutir plus tard à un  poste statutaire de MCF ou de chercheur CNRS), 400 heures de travail liées aux 96 heures équivalents TD à faire devant les étudiants, et enfin un nombre indéterminé d’heures liées à la direction ou à l’animation de formation de niveau  master. Autrement dit, nous ne sommes pas loin en pratique de payer un travail à plein temps d’une personne pleine d’expériences au prix du mi-temps de débutant. Belles soldes, que voilà! Bien mieux qu’à la Samaritaine! (La seule façon de rétablir l’équilibre serait que les personnes concernées partent la moitié de l’année à l’autre bout du monde pour y faire leur recherche dans une autre Université payant l’autre moitié de cette dernière).

Troisièmement, il s’agirait là de la part de l’institution concernée d’un choix « raisonné ». C’est vrai au sens où réduire les rations sur le Radeau de la Méduse tend à permettre à quelques uns de survivre plus longtemps au désastre en cours. Mais, pour le reste, cela revient à avaliser le fait que l’Université est sous-financée par rapport aux nobles objectifs qu’elle se donne, qu’elle s’apprête résoudre le problème grâce à l’existence d’une vaste armée de réserve de docteurs sans postes auxquels, de toute façon, il  n’est plus possible de valoriser autrement les nombreuses années de doctorat et de post-doctorat que par ce genre de postes (transitoires en principe…), qu’il est bon que ces gens soient payés d’espoirs d’obtenir un jour (quand leur Prince viendra…) un poste statutaire, bref, on se trouve à peu prés là dans la même situation « morale » que n’importe quelle entreprise qui profite de l’état dégradé du marché du travail pour imposer ses conditions aux travailleurs. Cela ne me choque pas tant que cela du point d’une entreprise, dont le seul objectif est la maximisation du profit de ses actionnaires, et de la part de dirigeants qui sont bien payés pour cela. C’est le jeu capitaliste ordinaire, mais, dans le monde académique, où les décisions sont censées être prises par un groupe de pairs au nom d’autres objectifs (formation des étudiants, recherche désintéressée), je ne vois là qu’une exploitation des « outsiders » par les « insiders », et surtout qu’un manque de courage de la part des dirigeants de ces institutions. Si vous n’avez pas l’argent pour faire fonctionner votre boutique, eh bien diminuez la voilure, n’ouvrez pas de nouvelles filières, officialisez que vous ne pouvez pas faire plus avec moins. Arrêtez donc de faire semblant que vous pouvez faire des miracles – que vont payer en pratique les derniers entrants. Ce faire semblant que tout va bien est sans doute l’une des causes majeures de l’atonie du monde universitaire. Le bateau coule, mais que l’orchestre continue à jouer et les convives de valser!

Quatrièmement, je sais bien que, malgré mes propos, ces postes seront pourvus, qu’il se trouvera sans aucun doute des docteurs sans poste pour trouver au final les conditions acceptables dans l’espoir d’un retour sur investissement en terme d’un poste à statut. C’est certain que le piège socialement construit par l’état du marche du travail en général s’est refermé sur certains qui ont bien trop investi dans l’espoir d’une carrière académique pour renoncer à ce stade. Serais-je moi même encore dans ce cas, peut-être tenterais-je moi aussi  de candidater, en me demandant en plus – misère! – si la compétition est vraiment ouverte. Pour le présent, il n’y a donc pas grand chose à faire, mais, pour l’avenir, cela me confirme qu’en tant qu’enseignant-chercheur, je dois décourager le plus possible les étudiants qui en auraient l’intention de faire une thèse. Les gains en terme de carrière à en attendre semblent de plus en plus compromis. Une profession qui accepte de se précariser ainsi signale bien l’écroulement en cours de son poids réel dans la Reproduction sociale. De fait, en entrant sur cette pente au nom d’un raisonnement bien pesé,  il n’existe par d’autres limites à la baisse des conditions de recrutement qu’un ajustement « automatique » par la disparition progressive du vivier des docteurs sans poste. Il parait que le nombre d’entrants en thèse diminuerait, voilà la seule bonne nouvelle pour l’avenir.

Enfin, bonne chance aux candidats à ces deux jolis postes de tout repos!


Enchères inversées.

De nombreux collègues et de nombreuses organisations représentatives, anciennes (principaux syndicats) ou nouvelles (SLR, SLU) du monde des enseignants-chercheurs avaient exprimé de fortes  craintes sur les potentialités de déstabilisation du statut d’enseignant-chercheur (ou de chercheur) que comportaient certains articles de la L. R. U. .

Eh bien, lisez ce qu’ont pu lire il y a quelques jours  les abonnés à la liste de l’ANCMSP (Association nationale des candidats aux métiers de la science politique) :

« Bonjour,

La faculté de droit de (censuré, il ne s’agit pas de personnaliser le problème) propose pour cette rentrée (2010) un poste de contractuel à un docteur en science politique. Il s’agit d’un poste d’un an qui pourrait être renouvelé une deuxième année. Le salaire est légèrement inférieur à celui d’un MCF débutant. (Je souligne) Le service est composé notamment d’un cours d’Introduction à la science politique (L1), de Relations internationales (L1), de Sociologie politique (L2), de Politiques communautaires (M1) et de conférences de Culture générale au Centre de préparation aux concours administratifs. (Donc, vu la teneur des enseignements prévus, notre futur contractuel possèdera de très  grandes qualités : il ne maîtrisera pas moins de trois ou quatre sous-disciplines de la science politique qu’il pourra enseigner derechef à un niveau universitaire.) Tout cela est assez urgent. (Je souligne.) Les services de la présidence de l’Université n’ont pas encore décidé si le recrutement doit se faire par un comité de sélection ou de manière plus souple. (Je souligne et je m’interroge). En attendant vous pouvez m’envoyer les demandes de candidature et un cv soit sur mon mail perso (Je censure le nom du collègue dont émane cette recherche de candidats), soit sur (idem). Dès que les modalités exactes de recrutement seront arrêtées, je vous en informerai. Merci pour vos réponses.

Cordialement(idem : inutile de personnaliser). »

Si cette information n’est pas un hoax, une blague un peu provocante d’un candidat déprimé par quelques campagnes de recrutement infructueuses, ou encore une sorte d’enquête sociologique (peu éthique) destinée à voir combien de réponses on peut obtenir par un tel biais, cette annonce confirmerait (donc au conditionnel, modalité de l’incertitude en français) :

a) Que les postes contractuels d’enseignement-recherche vont  bien être soumis à la dure loi du marché, et qu’en ce qui concerne la science politique (dont il faut bien dire avec modestie que l’avenir de la France sur le marché mondial des technologies émergentes ne dépend pas, non plus d’ailleurs que le prestige des universités hébergeant de tels enseignements), nous allons assister à de belles enchères inversées. A un moins-disant tout à fait digne d’aligner le sort de ces nantis d’intellectuels sur le sort du prolétariat, comme dirait un marxiste grossier. En effet,  s’agissant d’un poste contractuel à durée déterminée, oser offrir un salaire moindre que celui de MCF débutant (qui n’est déjà pas mirobolant, même après la récente revalorisation de la grille salariale) me parait légèrement, légèrement indécent. Pourquoi ne pas aller jusqu’à  offrir le SMIC après tout? On trouvera toujours au moins un(e) docteur(e) sans poste en fin de droits, prêt(e) à saisir cette planche de salut, – qui sera certes toujours plus intéressante pour l’esprit qu’un petit job dans le télémarketing par exemple. Je  souligne toutefois  que, dans le secteur privé, les contrats temporaires (CDD et Intérim) donnent droit à des avantages pécuniaires (s’ils ne sont pas transformés in fine en CDI). Cela ne semble pas être le cas ici. Ou alors, faut-il y voir une sorte de pré-recrutement pour un poste de MCF? Au quel  cas, la procédure de recrutement s’impose d’elle-même (à savoir la commission de sélection et tout le tralala), la Faculté de droit concernée se contenant de faire une gymnastique bureaucratique pour recruter tout de suite quelqu’un dont elle n’aura le support budgétaire que dans un ou deux ans.

b) Que la préparation de la rentrée n’est pas excellente dans certaines universités; en effet, faire, de manière plutôt informelle, une telle annonce à moins de trois semaines de la rentrée universitaire (mi-septembre) me parait témoigner du caractère médiocre de la gouvernance universitaire. En même temps, comme dit la blague (vétéro-)soviétique, « Puisque vous faites semblant de me payer, je fais semblant de travailler, nous sommes quitte, camarade commissaire! » Les étudiants concernés par ce futur enseignant à coût réduit et  à obsolescence programmée ne seront pas en droit d’exiger grand chose de lui.

c) Qu’en l’espèce, l’Université française continue de s’illustrer par la capacité de ses jeunes enseignants à traiter sans frémir  de plusieurs matières qui, ailleurs, supposeraient une longue  spécialisation à chaque fois pour avoir le droit de  s’adresser à un auditoire d’étudiants du supérieur. Il est piquant de  se  souvenir que ces postes contractuels dans l’enseignement ou dans la recherche avaient été présentés lors du service après-vente de la L. R. U. en direction de la communauté universitaire et scientifique comme un moyen de payer enfin en France des spécialistes pointus dans leur domaine d’excellence – et donc de tirer vers le haut l’Université française. Avec une telle offre d’emploi, nous sommes dans le cas bien plus ordinaire du jeune universitaire recruté dans notre pays. Ce dernier, dans une large mesure, est supposé, nécessité du service oblige, pouvoir traiter de presque tout dans sa discipline de rattachement. On évitera toutefois de demander à un politiste de traiter ex abrupto du droit romain… Ce postulat de généralisme, voire de pic-de-la-mirandolisme, possède sans doute des côtés formateurs, dont j’attesterais volontiers par ma propre expérience, mais il nous éloigne de l’idée de « chaire » typique au contraire des universités étrangères les plus admirées.

Enfin, espérons qu’il s’agit en fait d’une simple vapeur estivale de quelque bureaucratie universitaire.

Rollot-la-peste!

Notre journaliste préférée au Monde, Catherine Rollot, persiste et signe. Hier à Paris, aujourd’hui (9 avril) en province, son journal titre :  « Université : le conflit se durcit à la veille des examens », et elle gagne la Une avec un article qui commence en première page et se poursuit en page 9.  A lire cet article, on dirait que le conflit porte avant tout sur la LRU en elle-même (loi votée en 2007, rappelons-le). Cette loi constitue certes  la « mère de toutes les réformes universitaires » en cours, sa lecture comme moment de l’avènement officiel d’une Université vouée à la seule « économie de la connaissance » (lecture avalisée d’ailleurs par le récent discours de N. Sarkozy, rapporté  par C. Rollot elle-même) constitue peut-être un « frame » (pour utiliser un terme cher aux adeptes des théories des mobilisations) permettant d’agréger une partie au moins des revendications multiples qu’énonce le monde  de l’enseignement supérieur et de la recherche, mais ce dernier dans  ses très nombreuses composantes est surtout capable d’avoir des demandes précises sur chacun des enjeux du conflit (décret sur le statut des enseignants chercheurs, « mastérisation » des  filières menant à l’enseignement primaire et secondaire, statut des doctorants, financement de l’enseignement supérieur et de la recherche, nature et rôle de l’évaluation, avenir du CNRS, etc.). Un encadré rappelle d’ailleurs « Les grandes étapes du conflit », mais il s’avère tellement lacunaire qu’il ne renseignera (vaguement) qu’un martien récemment débarqué dans notre beau pays. Un véritable état des lieux des conflits en cours, pour une presse se voulant de référence, demanderait d’expliquer précisément sur chaque point où l’on en est exactement, tâche difficile il est vrai tant les autorités gouvernementales ont brouillé les pistes. Il est de plus affirmé en sous-titre de la Une qu’ « aucun dialogue ne se noue avec le ministère » :  certains syndicats apprécieront sans doute leur renvoi dans le néant, de même que la majorité de la CPU renvoyé de la même manière à son inexistence. Il est vrai que C. Rollot présente le conflit comme en voie de radicalisation : on aurait, d’un côté, des opposants radicalisés et, pour tout dire à l’en croire, un peu autistes, et, de l’autre, un Président (complètement) droit dans ses bottes, et que le meilleur gagne!  On hésite entre la volonté de réduire le conflit en cours à quelques extrémistes (dont peut-être… le Président lui-même?) et celui de théâtraliser le conflit pour le rendre plus appètent pour le lecteur du Monde. Un surprenant amalgame est de plus implicitement proposé au lecteur avec les séquestrations de patrons, vu l’encadré situé dans le corps de la suite de l’article en page 9, intitulé « Nicolas Sarkozy ‘ne laissera pas’ séquestrer les patrons ». On pourrait d’ailleurs s’amuser de cette jonction (au moins  dans l’espace d’une feuille de papier imprimé) entre « prolétariat » et « intellectuels » – le marxisme politique la théorisait, le Monde la réalise.

Madame Catherine Rollot mérite donc bien de ma part le slogan qui donne  le titre à ce post, calqué certes sur celui de « Ridgway-la-peste » (ce qui constitue en fait une auto-critique par avance de mon propre énervement), mais qui évoque plus simplement l’injonction que l’on fait à un petit enfant : « Tu es une petite peste! », tant cet article à l’objectivité bien construite est cousu de fil blanc. Injonction gentille au demeurant dans mon esprit. Aprés toutes les critiques qui, semble-t-il, sont parvenues à son journal, de la part de collègues plus exaspérés encore que je ne le suis, et, aprés le coup de sang de Jérôme Valluy, notre collègue de Paris I (ce n’est pas le premier coup de sang du dit collègue, dirons amers certains…), qui a élaboré une « Charte » de boycott radical du Monde (fort bien conçue au demeurant en tenant compte des réalités de l’économie numérique de la presse en ligne), il y a là comme un certain panache de la part de ce journal à cracher ainsi au visage du monde universitaire (mobilisé contre les diverses réformes en cours) un bel article de Catherine Rollot, qui, parlant de radicalisation, omet bien à propos, de citer la « Ronde infinie des obstinés »,  la vague  montante de démissions des tâches administratives (en dehors du refus de certains de présider les jurys du baccalauréat), ou simplement la défiance sourde que ressentent désormais beaucoup de collègues vis-à-vis de toutes ces politiques publiques de l’enseignement et de la recherche. La rédaction du Monde est solidaire avec sa journaliste, c’est heureux, il faut être cohérent dans la vie, nous les félicitons de ne pas avoir faibli face à ces fâcheux que nous sommes, nous nous le tenons pour dit.

Contrairement cependant à la proposition de J. Valluy, nous continuerons à lire ce qui s’écrit dans ces pages. Il est toujours intéressant de savoir ce qui se dit dans la Pravda! Les récoltes ont-elles été bonnes en Ukraine cette année? Trés bonnes, nous dit-on, mais alors pourquoi le pain manque-t-il si souvent à Moscou? Pourquoi nous parle-t-on aussi de ces hooligans condamnés  de lourdes peines?

PS. Suite de la ténébreuse affaire…. Le Monde du samedi 11 avril 2009 consacre une page entière à la publication de lettre de lecteurs (p. 17) sous le titre : « La crise universitaire. Le rejet des réformes qui bouleverse les universités depuis des mois a suscité un abondant courrier, souvent critique vis-à-vis de notre traitement. Nous en publions des extraits -expurgés des attaques ad hominem. » On pourrait discuter sur le choix des lettres retenues, mais comment ne pas voir dans cette page l’illustration du pas de deux auquel se livre le Monde? Je donne la première page à C. Rollot (qui à n’en point douter fait partie des cibles des attaques ad hominem dont l’existence est ainsi révélé au lecteur!), et ensuite pour corriger cette fâcheuse impression, je me fends d’une page de lettres de lecteurs (un peu) énervés. J’imagine le dialogue qui a dû présider à ce choix :

-Les chefs (avec en appui, les commerciaux) : « Bon, là sur ce coup, c’est grave, les ventes se dégradent, les désabonnements pleuvent, et, en plus, un excité a lancé un appel au boycott, y compris de la version on line« .

– La rédaction (la majorité) : « Mais notre traitement du conflit a été objectif, dans les règles du bon journalisme; ce sont tous des grincheux mal lavés ces universitaires, nous ne pouvons nous laisser aller à subir des pressions d’où qu’elles viennent, tout désaveu des collègues concernés serait une offense inacceptable à notre dignité, il ne faut pas céder d’un pouce. »

– La rédaction (la minorité) : « Admettons tout de même que le traitement de toute l’affaire a été léger faute de moyens alloués par la direction, que l’effet « Voix de son maître »  qui a en résulté est la cause dernière de cette fronde d’un lectorat important pour notre crédibilité, ce sont nos sources que nous insultons ainsi. »

-La direction: « Bon je propose un compromis : premier temps, la personne la plus insultée par les réactions reçues à ce jour obtient la Une, puis, second temps, le journal donne la parole aux critiques – pas bien sûr à l’excité!- , et l’affaire est close, rompez! ».

-Tous : « Fort bien! »

Si les choses se sont passées ainsi, sachent les journalistes du Monde que leur pas de deux m’énerve encore plus que leur arrogance!

Le latourisme est-il un humanisme?

Dans le Monde daté de ce jour, 26 février 2009 (pages Débats/Décryptages), Bruno Latour publie un article sur l’autonomie universitaire, intitulé « Autonomie, que de crimes on commet en ton nom! » (p. 19).

Passons sur le titre, dont j’ai voulu proposer un plagiat de biais, par le titre de ce post, qui dit déjà assez ce que j’en pense.

Le sens politique de l’article dans la situation concrète dans laquelle l’Université se trouve aujourd’hui ne peut être qu’un soutien (certes affiché comme critique) à la politique gouvernementale actuelle, et correspond à première vue mutatis mutandis à la rengaine tout à fait classique de la droite la plus libérale sur le « conservatisme » indécrottable de ceux qui refusent toute réforme qu’elle pourra proposer. L’autonomie selon B. Latour permettrait enfin de gérer entre universitaires au niveau local ses propres affaires (comme si ce n’était pas déjà largement le cas…), et que le meilleur gagne enfin! Vae victis, comme disaient les anciens Romains, et longue vie à Herbert Spencer, notre seul et unique  prophète! Selon B. Latour, « On peut trouver tous les défauts à la réforme actuelle, mais elle a l’avantage de donner enfin goût aux universités de se passer de leur ‘tutelle’ (nb. l’Etat, le ministère) et de commencer à régler leurs affaires par elles-mêmes en récupérant des capacités de recherche que l’on avait dû créer en dehors d’elles à cause de leur lourdeur et de leur passivité. (nb. Latour suggère un rapatriement  de toutes les capacités de recherche de la France au sein des Universités, CNRS et centres de recherche des Ministères compris). Il y a des risques de dérive? De localisme? De mandarinat? De pouvoir présidentiel? Oui, bien sûr, mais cela vaut toujours mieux que la dépendance (nb. à l’État) . Les mauvaises universités disparaitront enfin, libérant des ressources (nb. de l’État) pour les autres : ce n’est pas à la gauche de défendre les privilèges de la noblesse d’État. » On notera que B. Latour se situe là sur un plan utilitariste qui privilégie les gains attendus pour les « savoirs les plus avancés » en lien avec « les services rendus à l’ensemble du collectif » (nb. pas à la « société » – notion non latourienne -, mais au « collectif », qui correspond sans doute  dans le texte au « vaste ensemble de pratiques dont ils (nb. les universitaires) reçoivent en échange leur subsistance et qu’ils nourrissent à leur tour » ) par rapport aux éventuels désagréments des universitaires directement concernés par les effets de la réforme.  Puisque implicitement notre héros se réclame de la gauche, c’est sans doute de la très vieille gauche stalinienne (version Staline en personne) dont il se réclame, de celle qui néglige sciemment les coûts de la transition vers le socialisme au nom des vertus de l’après, de ce moment fort radieux au demeurant où universitaires et « pratiques » s’uniront dans un tout réflexif du plus bel effet.  Toutefois, l’on écartera cette hypothèse d’un prurit stalinien  où  les koulaks  (les nobles !) doivent périr pour le bien supérieur du socialisme pour privilégier l’hypothèse d’un simple alignement sur l’idée en vogue de la « réforme » (pragmatique comme il se doit et qui ne va jamais assez loin dans tous les cas). Cependant, comme dirait un auteur ancien sans doute à ne surtout pas mettre aux programmes des concours de la fonction publique, encore un effort Monsieur Latour pour être vraiment réformiste!

B. Latour défend en effet une version de l’autonomie, qui couperait les liens de dépendance entre l’Université (englobant désormais toute la recherche) et l’État. Il affirme : « D’ailleurs, est-on certain d’avoir encore vraiment besoin d’un ministère qui consacre des sommes considérables à surveiller en détail des institutions qui pourraient, si on les laissait enfin libres, très bien se débrouiller – à condition qu’on leur fournisse les moyens financiers? » (sic) A ce stade de ma lecture, je me suis dit que, décidément, la science politique ne servait à rien. Le tiret n’est pas qu’une réserve, il souligne l’absurdité du propos. Dans notre monde, tout organisme qui en finance un autre veut avoir un droit de regard sur le fonctionnement de celui qu’il finance. (Chez les économistes aussi, on en a tiré la théorie principal-agent.)   J’ai participé il y a quelques années à l’élaboration du « contrat » passé entre la Région Rhône-Alpes et mon institution de rattachement; j’ai pu mesurer que nous étions effectivement  tout à fait « libres » de proposer toute action qui rentrait dans les a priori définis par la politique régionale. Notre héros parle d’un « ministère allégé, chargé de l’évaluation et de la stratégie »… en ne remarquant pas que, s’il se charge de l’évaluation (et donc s’il définit les critères de ce qu’il faut évaluer et donc faire) et de la stratégie (c’est à dire des grandes lignes d’action à suivre), et qu’il apporte le financement, on en est revenu en pratique au point de départ.  L’autonomie ainsi conçue  est celle qu’on attribue dans une chaine de magasins au gestionnaire d’un magasin! On observera d’ailleurs que cette proposition est d’une banalité  qui devrait nous faire rire  – c’est là le fonctionnement banal de toute réforme de type « New Public Management » depuis au moins un quart de siècle. (Mais attention, B. Latour n’aime pas les néo-libéraux, il est de gauche, vous a-t-on dit!)

Si l’on évite cette chausse-trappe qui devrait arrêter là la discussion, à quoi nous mènerait le latourisme? Dans la première partie du texte, ce dernier en appelle à une « hétéronomie » de l’Université, qui correspond bien à la théorie latourienne d’une science toute entière encastrée dans le social (je ne sais trop comment le dire pour ne pas trahir sa pensée : dans les « pratiques »).

Admettons, mais nous retrouvons tout le drame d’une définition de nos propres pratiques de recherche et d’enseignement par la « demande sociale »,  par un lien direct avec d’autres pratiques.  Y a-t-il aujourd’hui en France  en 2009 une demande sociale pour le latin et le grec comme disciplines universitaires ? Certes, mais de manière pour le moins résiduelle pour quelques trop rares familles, et aussi quelques théologiens ou simples croyants. Pour les langues – en train de devenir rares – de certains de nos voisins européens (allemand, italien)? Pour les mathématiques les plus fondamentales? (Sans compter la haine de tout savoir désintéressé qui s’exprime dans les réactions aux articles de presse). De fait, B. Latour rejette l’idée que certains domaines de savoir ne soient pas rattachés à une demande sociale, à des « pratiques ». Le financement majoritaire par l’État, qui se fait ici le garant du long terme, des savoirs minoritaires, du sens d’une certaine façon, représente justement la reconnaissance qu’il existe des domaines  du savoir qui ne correspondent à aucune pratique bien identifiable à court terme dont ils consisteraient la réflexivité, qu’ils seraient destinés à enrichir. Pour prendre un exemple qui confine à l’absurde, à quelles pratiques dont elles assureraient la réflexivité correspondent l’archéologie ou l’histoire du Moyen-Age? Il ne s’agit pas là tant de « pratiques » que de « sens ». L’auteur néglige aussi ce que nous rappellent parfois les étudiants, à savoir qu’il ne s’agit parfois pas tant dans ce qu’ils nous demandent d’enseigner de pratiques au sens banal du terme que de compréhension du monde. Il existe en effet chez certains d’entre eux une demande de comprendre tout simplement, qui n’est réductible à rien d’autre.

Plus avant encore, si l’on veut être vraiment réformiste, comme déclare le souhaiter B. Latour, il faut une autonomie des Universités où l’État et les collectivités locales ne financent plus rien des coûts de production et de diffusion du savoir. Qu’il laisse faire cela aux « pratiques », au « collectif », qui rentreraient ainsi en relation directe avec le savoir, et inversement.  Fort bien, mais l’on se trouverait là devant le problème indépassable dans l’état actuel de la société française qui fait que certaines « pratiques » ou certains segments du « collectif » disposent d’argent et pas d’autres – soit à travers des sponsors, soit à travers les gains escomptés par les étudiants dans leur future profession. Tous les secteurs de l’enseignement et de la recherche menant à des professions a priori rémunératrices trouveraient  sans doute des financements privés sans trop de  difficultés. L’État  en tant qu’employeur (n’est-ce pas Xavier D.?) sauverait sans doute les secteurs qui le concernent directement. Mais on se retrouverait rapidement devant une autonomie qui se résumerait à faire ce que les « pratiques » les mieux dotées en capital voudraient que nous fassions. Jusqu’à présent, je ne sache pas que les groupes les moins dotés en revenus ou en patrimoine soient capables de financer durablement quelque recherche que ce soit qui les concerne. Presque toute la recherche en sciences sociales « à visée sociale » est financée en France directement ou indirectement par l’État. Dans le monde enchanté de B. Latour, s’il était cohérent avec lui-même dans son refus de l’étatisme étouffant (nb. je l’ajoute, cet étatisme étouffant, mais cela me semble bien aller dans le tableau, l’étatisme est toujours étouffant!), ces recherches n’existeraient plus, ou alors certains possesseurs de ressources économiques se découvriraient tout à coup des vertus inédites. J’imagine la firme Peugeot finançant les recherches de Michel Pialoux et Stéphane Beaud sur la condition ouvrière, ou la place financière de Londres ou de Paris se mettre à sponsoriser Michel Aglietta sur la régulation de la finance…

D’autres segments de l’article de B. Latour mériteraient sans doute une critique approfondie (comme le joyeux délire qu’on y trouvera sur l’évaluation par les pairs qui se ferait mieux uniquement au niveau local).  Restons-en là. Je vous invite plutôt à aller lire l’analyse de Grégoire Chamayou, sur le site de Contretemps, sur les stratégies et tactiques à employer pour survivre aux nouveaux modes d’évaluation. C’est à la fois une satire et une mine d’information.  Je suggère que tout jeune doctorant apprenne le texte par coeur dans le cadre de chaque Ecole Doctorale. Au moins aura-t-il été prévenu de ce monde  délirant dans lequel il va devoir faire carrière -vivre n’est pas le mot. Ames sensibles et déprimées, évitez toutefois ce texte, je ne voudrais pas être incriminé pour avoir poussé au suicide des âmes bien nées en faisant mention de cet écrit.

A la fin du texte, l’auteur souligne que, pour survivre, il faut être cité, et qu’une bonne façon d’être cité, c’est d’agir comme un « troll », terme issu du jargon des forums de discussion sur Internet, comme quelqu’un qui en fait sait fort bien qu’il déparle, mais qui est ainsi sûr d’avoir de l’écho à ses propos, de parasiter la discussion. Je me suis dit que cette tactique, que je baptiste le trollisme, s’adaptait aussi fort bien au cas actuel de Bruno Latour. Dans le fond, qu’a-t-il à dire en l’occurrence d’autre que sa volonté de faire parler de sa position (absurde parce qu’incohérente comme je crois l’avoir montré)? Avec un tel soutien,  le gouvernement ne doit-il pas  encore plus se méfier encore plus de l’énervement des universitaires? On attend certes toujours le papier définitif de Claude Allègre dans le même genre de chiffon rouge. En même temps, le troll Latour gagne à tous les coups, puisque j’ai eu la faiblesse de m’énerver et de lui répondre. (Y a-t-il un terme qui désigne les gens qui répondent aux trolls? Idiot, dites-vous…)

Ps. A en juger par les réactions sur la liste de l’ANCMSP, je n’ai pas été le seul à apprécier à sa juste valeur la tribune de B. Latour, avec cependant deux tendances opposées, ceux qui suggèrent de traiter par le mépris le troll Latour, et ceux qui considèrent (comme moi) qu’il faut répondre à ce discours. Parmi les réactions publicisées en dehors de la liste elle-même,  j’ai vu une réponse destinée au Monde par Claude Calame et celle de P. Corcuff sur Médiapart. On notera que P. Corcuff  et Claude Calame regrettent (de manière feinte ou réelle je ne sais) le « grand sociologue » ou le « chercheur avisé » B. Latour, ce qui n’est pas mon cas car je prête à B. Latour plus de continuité dans l’erreur qu’eux, mais qu’ils font le même constat selon lequel  le financement étatique de la recherche désintéressée est indispensable pour ne pas livrer tout le monde savant à la seule appréciation de qui possède l’argent. En gros, nous voilà (presque) tous redevenus hégéliens!

Round d’observation?

Il semble que la journée de mobilisation du mardi 10 février ait été globalement un succès. La nomination d’une « médiatrice » la veille pour revoir le projet de décret  sans en changer la philosophie générale représente  un premier craquement dans le front du refus ministériel. C’est certes  une manœuvre dilatoire des plus classiques en pareil cas, qui cherche à diviser le camp adverse, mais peut-être aussi simplement le constat que, juridiquement, la version du 30 janvier du décret ne tient pas la route. (Qui écrit d’ailleurs concrètement ce genre de textes: comme me l’avait fait remarquer un jour une vieille habituée d’un ministère peu prestigieux, des juristes contractuels qui n’ont pas pu trouver un autre débouché à leurs maigres talents dans un monde du droit qui offre tant de beaux avenirs rémunérateurs aux personnes un peu douées… J’aurais  presque tendance à la croire. Voilà bien une recherche de terrain  à effectuer : qui rédige  vraiment les décrets d’application des lois dans notre pays? On remarquera en passant que les recherches de terrain dans l’obscure machinerie des services centraux des ministères sont plutôt rares… sauf à s’attacher à un groupe d’élite particulier. )

Dans ce match que se livrent désormais une partie du monde universitaire et de la recherche et les autorités politiques en place, nous sommes, me semble-t-il, entré dans le round d’observation.

Chacun en effet  y va de ses déclarations péremptoires qui indiquent que, de part et d’autre, on ne cèdera pas, et donc que le dénouement n’est pas proche. Madame la Ministre s’est fait applaudir par la majorité à l’Assemblée nationale, et Monsieur le Ministre s’est fendu cet après-midi sur une radio périphérique d’une déclaration vengeresse où il prétend se passer tout bonnement des universités pour préparer les concours de l’enseignement…  Cette dernière déclaration, dont j’attends en fait le démenti tant elle me parait hors de propos, montre à mon sens que ce qui « mord » vraiment dans le conflit, ce n’est pas la grève en soi ou les manifestations de toute nature, mais la paralysie possible de toutes les micro-initiatives universitaires nécessaires au bon fonctionnement de la machine. La non-remontée des maquettes de la « mastérisation » pour les filières liées au concours de l’enseignement s’avère donc une arme efficace, comme l’est la paralysie de toutes les activités qui reposent sur la « bonne volonté » (de fait souvent non rémunérées ou mal rémunérées) des enseignants-chercheurs et des chercheurs.  Le Ministre comme « recruteur » (sic) veut se passer des universités rétives pour la préparation des concours de l’enseignement, why not? Chiche! Il y aura  du coup pas mal de possibilité de temps de recherche en plus dans certaines disciplines dites « à concours ». Cela reposera bien des collègues de ne pas faire le cours pour le nouveau sujet du CAPES ou de l’agrégation. Ils feront de la recherche, enfin. Merci Xavier ! CQFD. (En science politique, nous ne sommes pas concernés, dommage…) Lors du débat à l’Assemblée nationale, notre Ministre , elle, a improvisé (du moins j’espère que c’était une inspiration du moment, fort pardonnable au demeurant) une phrase se voulant définitive à la face de l’opposition  sur l’amour qui ne va sans preuves d’amour, et, dès lors, sur les « preuves d’amour » qu’elle (ou ce qu’elle représente) aurait amplement donné au « monde universitaire »… Je suppose qu’il s’agit d’un écho lointain au « vous n’avez pas le monopole du coeur » de VGE, mais je ne saurais trop dire à quel point cela m’a paru déplacé dans une telle enceinte. Se rendait-elle compte du ridicule qu’il y a à utiliser un tel registre dans une discussion parlementaire, certes animée, mais se voulant rationnelle? Elle aurait dit : « Nous considérons le monde universitaire comme stratégique pour l’avenir économique de notre pays, et nous ferons  sans faillir tout ce que nous pensons de notre devoir de faire, en y mettant tous les moyens nécessaire, pour rendre les universités productrices de ces savoirs vitaux pour  la compétitivité de nos entreprises, qui sont  désormais la seule source d’enrichissement national,  et ce, même si quelques universitaires, isolés dans leurs tours d’ivoire, ignorant des contraintes que la France subit, confits de conservatisme et de corporatisme, ne veulent pas comprendre les choix difficiles mais indispensables que nous faisons au nom de la nation toute entière, qui seule nous jugera aux résultats », et bien, j’aurais préféré ce discours franc et direct (un peu ringard dans la formulation certes) qui me semble être le fond (dicible) de la politique ministérielle, mais « l’amour », que venait-il faire là dans cette galère?

Ce genre de déclarations (rodomontades, n’est-ce pas le terme?) tient surtout à la situation particulière des deux Ministres en cause. Aucun des deux ne veut finir comme le pauvre Alain Devaquet en 1986, qui, d’étoile montante de la droite parlementaire, est passé rapidement au statut de retraité de la politique active. Ces deux-là ont brulé leurs vaisseaux; ils doivent « vaincre ou périr ». C’est leur « Stalingrad » (on choisira selon son humeur le côté qu’ils incarnent). Ils peuvent d’autant moins perdre qu’il est hors de question que le gouvernement Fillon perde des pièces maintenant. L’expérience  des vingt dernières années a amplement montré qu’à perdre des ministres en route, on perd aussi nettement les élections qui suivent. Les élections européennes ne s’annoncent pas très bien  pour la majorité: la seule bonne nouvelle pour l’UMP est de fait l’incapacité du PS à faire taire ses divisions internes;  l’UMP dans ce match qui s’annonce entre l’aveugle et le paralytique   peut du coup encore espérer rester au moins le premier parti de France; pour le reste, toutes les analyses (voire celle récente  et précise de Raul Magni-Berton au niveau individuel des électeurs, publiée l’année dernière dans la RFSP) et l’intuition pratique des politiques eux-mêmes indiquent que les élections européennes constituent des élections défavorables aux partis de gouvernement, et encore plus quand ceux-ci sont relativement loin de l’élection qui les a portés (triomphalement si possible) au pouvoir. Quand, en plus, la situation économique est soit disant la pire depuis…. un siècle (enfin là je crois que tout le monde exagère allègrement), le résultat du parti de gouvernement ne devrait pas être des meilleurs. Comme en général, il faut purger les défaites par un fusible, il est fort probable qu’il y aura un nouveau gouvernement après les Européennes. Cet ajustement de mi-mandat n’est pas possible maintenant, et il faut donc éviter de se trainer jusqu’en juin en perdant des pièces. (Déjà que Rachida D. a été invitée à utiliser souvent le Thalys et le TGV-Est à compter de juillet…)

De l’autre côté, on sent que le conflit est devenu « symbolique » , et ce au delà même de toutes les tracasseries de toute nature qu’annoncent cette politique pour la plupart des collègues (qu’ils soient d’ailleurs les dirigeants ou les exécutants);  cela fait sortir au grand jour la « misère de position » d’une partie du monde de la recherche, comme dirait le défunt Pierre Bourdieu. Nous sommes du coup en pleine « University Pride » à en juger par toutes les activités prévues de ci de là dans la France entière. J’invite  à lire le texte de Pierre  Jourde , qui, avec son style enlevé et pour le moins au comble de l’exaspération, illustre bien le ressenti de beaucoup. Chacun mettra facilement des noms et des visages sur « le cas » qu’il évoque, même si,  en science politique, le passage par l’agrégation et le secondaire évoqué par Pierre Jourde, typique des disciplines littéraires, n’est pas la règle  loin de là. De fait, les propos présidentiels du 22 janvier ne cessent de répandre leurs effets d’exaspération, y compris dans le texte d’hier soir de la très prudente CPU qui semble bien demander du « respect » (nous voilà donc comme de la « racaille » à quémander du « respect »?…). Les attaques de journalistes et d’éditorialistes, qui se multiplient contre le monde universitaire (dont l’une d’elle a provoqué  justement Pierre Jourde à rédiger son texte), rappelleront sans doute aux plus anciens des lecteurs le fameux article de 1986 par le très bon Louis Pauwels avec sa délicieuse expression de « sida mental », appliquée aux étudiants mobilisés de l’époque (souvent d’ailleurs  je suppose, une part des actuels enseignants-chercheurs ). Il est vrai que L. Pauwels, membre du Club de l’Horloge, était la pointe de diamant du Figaro Magazine à l’époque, un authentique méchant si j’ose dire. Il y avait en effet chez lui une idéologie tout à fait claire (que je ne partage bien sûr pas); les contempteurs actuels des universitaires « qui sont tous des médiocres et des fainéants » (pour faire court) me semblent simplement portés par l’air du temps; ils font du théâtre comme Christophe Barbier; ils occuperaient tout aussi bien des positions inverses si la situation s’y prêtait.

Bref, nous en sommes à la « bataille de miséreux »:  d’un côté, des professionnels de la politique aux belles espérances qui ont peur de voir leur brillante carrière s’arrêter là (sans oublier un président qui est censé ne jamais reculer – mais qui sait faire tomber les têtes des responsables à l’occasion), et, de l’autre, une bonne part d’une profession qui se sent insultée, ou plutôt qui fait mine de découvrir la piètre estime dans laquelle une bonne part de la société la tient. L’article du Figaro de ce jour parait fort opportun pour renforcer cette mauvaise image, en prétendant qu’un universitaire sur quatre ne publie jamais rien, même si le dernier paragraphe rend le propos moins abrupt. Faut-il alors même répondre, expliquer, rétorquer? A ce stade,  je crois que c’est devenu un peu inutile.

Et ça pétitionne, ça conteste, ça proteste…

Comme Yves Surel sur son blog, je suis tout aussi fasciné par la diversité de la protestation en cours dans le monde académique. Il est vrai qu’enseignant à Paris II,   pour rappeler des souvenirs à la « rue d’Assas »,  il se trouve lui-même aux premières loges… L’Académie des sciences elle-même s’est émue poliment du discours de N. Sarkozy du 22 janvier. Je me demande si quelqu’un ou même une organisation quelconque (les ex-Renseignements généraux?) peut encore faire le point sur l’ensemble des motions, pétitions et autres votes de défiance des diverses instances nationales ou locales concernées. C’est l’avalanche si j’ose dire, il suffit de lire les mails sur la liste ANMCSP,  et sans doute parce que, élitiste en diable,  je suis sensible aux symboles, je dois dire que savoir que Marcel Gauchet, ce libéral fondateur d’une revue pour le moins peu suspecte de prêcher  une révolution quelle qu’elle soit,  approuve le mouvement et cela de manière, disons, caustique, me réjouit. J’attends une déclaration dans le même sens de Pierre Rosanvallon et de sa « République des Idées »… Pour l’instant, le camp ministériel me semble manquer de grandes pointures, scientifiques et médiatiques à la fois, pour l’appuyer, il ne lui manque plus  pour parachever le désastre que le soutien constructif de Claude Allègre dont j’attends avec gourmandise des déclarations, bien vues comme toujours.

La diversité peut s’estimer à partir du site national qui essaye d’agréger l’ensemble des informations disponibles, Université en luttes. J’ajoute que la diversité se voit aussi au niveau local. On trouvera sur le site lyonnais  Rebellyon, version locale d’Indymedia, toute une série de sites plus ou moins informés sur le mouvement en cours. On y trouve les incontournables (SLR, SLU), mais aussi des plus petites entreprises de mobilisation : on dirait parfois que deux ou trois personnes se sont mises à faire un site ou un blog, et lui ont donné un titre  d’autant plus radical que le nombre de personnes concernées est apparemment moindre, mais cela témoigne au moins de la diversité de la mobilisation, et aussi des revendications.  Aujourd’hui faire un tract à distribuer dans la rue est devenu bien plus compliqué que faire son blog de mobilisation pour toute la sphère du Net, ce qui permet à chacun de s’exprimer…. (mais pas d’être lu bien sûr). Et, encore, l’inventaire lyonnais oublie l’aile « droite » de la mobilisation, cf. le site plutôt réactif de l’Autonome’Sup, qui n’est sans doute pas le moins virulent contre les réformes proposées, ou celui, plus compassé, de Qualité de la Science française. Il est intéressant d’ailleurs que ces sites  « modérés » laissent entendre dans leurs communiqués qu’il faudrait quand même faire attention à ce que tout cela ne parte pas dans de dommageables exagérations, dans « une extension tous azimuts des revendications »(dixerunt les membres de QSF dans leur communiqué en date du 7 février 2009). Je suis d’accord, et encore nous sommes au cœur de l’hiver… Ouf…

Cette crise de l’université française me semble bienvenue pour ramener tout le monde académique, au moins tout ce qui s’y trouve de minimalement critique vis-à-vis des valeurs mercantiles les plus à courte vue, à une perception plus juste de sa place dans la société. Il se trouve que j’ai dirigé une thèse (celle de Geneviève Genicot, soutenue à l’automne 2007), qui étudie incidemment toutes les racines idéologiques diffuses dans le monde développé de ce qui se passe actuellement en France. La LRU et tout ce qui s’en suit ne sont pas tombés du ciel, ils font partie d’un processus historique de moyen terme, qui change la nature même des fins assignées par les élites des États à leurs enseignements supérieurs respectifs.  Tout le monde réagit donc à minuit passé depuis longtemps : notre cadavre est déjà parti au fil de l’eau. Je suis donc ravi de la cure de rattrapage accéléré que subit l’ensemble de la profession. Nous avons  au moins la chance  de connaitre cette crise au moment même où le modèle néo-libéral n’est pas au mieux de sa forme – mais, comme cela vient de loin, il ne suffira pas d’obtenir cette fois-ci des solutions moins radicalement désagréables, ou de bloquer les projets en cours. Il faut bien considérer qu’il ne peut y avoir une telle contradiction entre les buts qu’assignent les élites d’État à la  société (le « Enrichissez-vous! » bien connu) et les valeurs (d’une partie) du  monde académique. La Ministre actuelle ne cesse de se référer au fait selon lequel avec les réformes en cours, nous gagnerons mieux notre vie. On pourra lui rétorquer que c’est (au moins partiellement) faux, mais, surtout, on remarquera qu’elle nie ainsi le « carburant »  émotionnel de beaucoup d’enseignants-chercheurs. Que faire de « clercs » dans une société totalement désenchantée et vouée au culte du Veau d’Or (de Damien Hirst)? De fait, quelque soit l’issue du combat engagé, une grande partie des universitaires  va comprendre (ou se rappeller) qu’il leur faut s’occuper plus du monde qui les entoure avant qu’il ne s’occupe d’eux. C’est plutôt une très bonne nouvelle, qui annonce un renouveau de la recherche en sciences sociales.

De manière plus anecdotique, cette crise aura permis de se débarrasser de deux vaches sacrées du progressisme d’après guerre : l’Express et le Monde. J’avais déjà remarqué dans le numéro 3000 de l’Express, paru il y a quelques semaines, à quel point ce magazine avait rompu  avec son ancrage historique dans la « critique progressiste » de la société bourgeoise. Il suffit de comparer les unes des années 1950 et 1960, reproduites dans ce spécial (d’enterrement avant liquidation!), avec les unes actuelles pour voir la normalisation et l’abaissement en cours. VSD, qui fit rire pour son côté ras-des-paquerettes, lors de son lancement a donc fait école, et est devenu la norme des news magazine.  Autre victime collatérale de la crise : le Monde où les papiers de Catherine Rollot ont attiré l’attention de bien des collègues par leur indigence et leurs inexactitudes. Dans un mail sur la liste ANCMSP, un(e) collègue dont je ne me rappelle plus le nom (pardon d’avance si il/elle se reconnaît ici) faisait remarquer que, quand il/elle parlait du Monde comme d’un journal de gauche ou de centre-gauche, il/elle  obtenait des yeux écarquillés de la part de ses étudiants, le(la) renvoyant ainsi à une génération passée. En plus de son positionnement dans l’espace politique, il va falloir s’habituer en plus  à l’absence de sérieux de ce « canard ». Si seulement ils faisaient faillite… , cela vaut mieux que cette petite mort quotidienne.

Il est d’ailleurs amusant de voir que le même Marcel Gauchet, décidément remonté ces temps-ci, ne leur envoie pas dire dans leurs propres colonnes. On lira ainsi dans le Monde du 7 février un interview de ce dernier, où il condamne la stratégie suicidaire d’une presse  quotidienne qui consiste à vendre 1,30 euros ce qu’on peut lire gratuitement par ailleurs. Il énonce cette noble idée selon laquelle « à l’arrivée (après la crise actuelle), le niveau d’exigence à l’égard de la presse sera plus élevé et non plus bas », au nom de l’importance même du papier (la matière) comme lieu (matériel) de la réflexion.  On peut partager ou non le pessimisme optimiste de M. Gauchet qui espère à terme la renaissance d’une presse papier de qualité, mais surtout on peut s’amuser : avec cette crise, le Monde n’en prend pas le chemin de cette « expertise du journaliste »(qui)« est toujours plus nécessaire pour guider le citoyen dans le dédale de l’information ». Il est vrai que cet interview  en lui-même constitue un grand moment d’humour (involontaire?) dans la mesure où la personne qui l’a réalisé n’est autre que l’extraordinaire Josyane Savigneau!(Aurait-t-elle décidé de se venger de la direction actuelle en obtenant la publication de tels propos?) (On trouvera aussi sur le blog de J. Quatremer l’opinion de M. Gauchet citée élogieusement, et donnant lieu à une discussion non dénuée d’intérêt entre internautes…)

Une bonne nouvelle tout de même pour le gouvernement : Météo-France annonce un temps exécrable sur la France demain. Le « Fils du Ciel » a quelques protections tout de même.