Assumisme (n. m.)- un plaidoyer pour son usage.

Je me fais de plus en plus rare dans ses parages, et il sera bientôt temps de fermer boutique complètement. 2027 approche en effet, et ce sera bientôt le temps de l’exil intérieur.

Cependant, je profite de l’existence de ce blog pour faire ici un plaidoyer pour la plus large diffusion dans la langue française du terme d’assumisme.

En effet, ce mot, qui a été déjà inventé au XIXème siècle, mérite d’être érigé au rang de concept descriptif de notre réalité présente, tant nos dirigeants actuels usent, et surtout abusent, de la formule magique à leurs yeux pour clore tout débat: « J’assume. » La répétition de cette formule est devenue tellement courante dans le langage présidentiel, et aussi dans celui du nouveau Premier Ministre, Gabriel Attal, que des journalistes de Libération ont fait récemment la promotion du terme d’« assumoir » à propos du tournant d’Emmanuel Macron vers des propositions en matière d’immigration portées jusqu’ici par l’extrême-droite. Ce dernier terme a bien sûr l’avantage d’évoquer phonétiquement l’assommoir à la Zola. Je plaide ici cependant pour l’assumisme, qui possède le mérite de bien souligner qu’il s’agit chez nos gouvernants d’une caractéristique durable et fondamentale chez eux, de quelque chose de systématique.

L’expression « J’assume » (ou « J’assume de… ») est en principe l’expression d’une prise de responsabilité, pour un acte, une décision. Une prise de responsabilité suppose que celui qui dit « J’assume » accepte aux yeux du monde d’être tenu ensuite comptable des conséquences proches ou lointaines de cet acte ou de cette décision, et d’en récolter blâmes ou louanges, sanctions ou récompenses. C’est donc plutôt une expression positive dans le cadre de la morale commune. Or, dans l’usage qui en est fait actuellement par nos gouvernants, le terme a fini par prendre deux sens bien moins recommandables. Le premier, le plus évident, correspond à un bras d’honneur langagier, à toute personne qui s’opposerait de quelque façon à la (rationnelle et sage) décision du (grand et magnifique) leader. C’est la simple expression de la force, l’équivalent de « De toute façon, vous (opposants irrationnels et bêtes) n’avez pas les moyens (physiques ou légaux) de m’empêcher de faire ce que j’ai décidé de faire ». C’est dans la vie quotidienne le « J’assume » du conducteur d’un poids-lourd face à un cycliste demandant la priorité à un carrefour, c’est dans l’histoire du dernier siècle le « J’assume » de Benito Mussolini, d’Adolf Hitler, ou plus récemment de Vladimir Poutine.

Mais il existe aussi un second sens, encore plus inquiétant à mon sens. Dire « J’assume » pour nos dirigeants, c’est dire de plus en plus : « Oui, je sais bien ou je devrais savoir que toutes les preuves scientifiques ou tous les arguments rationnels donnés par des gens désintéressés et dignes de foi vont contre la décision que je vais prendre pour satisfaire mes lubies ou bien les demandes de quelque lobby bien en cour, je sais bien ou je devrais savoir que les conséquences de cette décision vont être mauvaises pour la collectivité que je dirige actuellement, mais je n’ai pas envie d’en discuter plus avant, car tel est mon bon plaisir ». C’est le « J’assume » du roi Louis XIV révoquant l’Édit de Nantes – sans doute une des pires erreurs qu’un dirigeant français du dernier millénaire ait pu faire -, ou celui de notre pouvoir actuel décidant en cette année 2023 de jeter par dessus bord la santé publique, la biodiversité, l’alimentation en eau potable, et l’agriculture biologique, etc. pour complaire aux lobbys FNSEA/agro-industrie/chimie. La différence avec le temps de Louis XIV est que bien sûr ce roi très chrétien ne disposait pas de tous les instruments développés depuis lors par les sciences modernes, dont les sciences sociales, pour prévoir avec quelque justesse la conséquence de certaines actions de sa part. Il y avait des excuses dans son aveuglement. Le mépris de nos gouvernants de l’heure pour les avertissements ou conseils donnés par les scientifiques n’en apparait alors que plus remarquable, et, à la fin, ces mêmes faux naïfs qui nous gouvernent, de s’exclamer face aux conséquences arrivant avec une régularité d’horloge suisse, « Qui aurait pu prévoir? ». En effet, élément remarquable de ce second quinquennat, nous en sommes aussi clairement arrivés au moment où les conséquences des décisions prises depuis 2017 (voire 2012 si l’on se souvient du rôle d’E. Macron auprès de F. Hollande) s’inscrivent dans le réel : crise de l’école, crise des médecines de ville et hospitalière, crise du logement, insécurité, etc. Et, là, bien sûr, il est hors de question pour nos gouvernants, pour E. Macron, de prendre la responsabilité de quoi que ce soit. Ainsi, nos gouvernants ne cessent de dire « J’assume » pour les décisions présentes et n’assument jamais leurs responsabilité pour leurs décisions passées.

De ce second point de vue, c’est surtout la fin de toute possibilité de discussion un peu rationnelle et argumentée sur les politiques publiques à mener. La décision politique devient alors un mélange entre un néo-corporatisme qui favorise les intérêts de certains lobbys bien installés au détriment de tous les autres citoyens et des lubies très semblables au « bon plaisir » d’un monarque.

Le premier aspect ne surprend nullement la science politique. L’omniprésence de l’assumisme, qui revient en fait souvent à acter publiquement que le pouvoir ne dispose pas d’arguments rationnels vraiment crédibles à l’appui de sa décision, tient sans doute au fait que, en étudiant rationnellement les divers problèmes auxquels nos sociétés sont confrontées, des bifurcations seraient à prendre. Or ces réorientations radicales de certaines politiques publiques heurtent tellement des intérêts bien établis qu’il vaut mieux clore là toute discussion. L’assumisme, c’est en somme l’exact inverse de la délibération rationnelle à la Habermas. Toutefois, cela ne va pas jusqu’à défendre publiquement une réalité alternative. En somme, l’assumeur va autoriser sans état d’âme la construction d’une nouvelle autoroute ou la mise en service de nouveaux puits de pétrole, il assume, mais il ne va tout de même pas aller prétendre haut et fort que le réchauffement climatique d’origine anthropique n’existe tout bonnement pas ou qu’il s’agit d’une très bonne chose. Cette hypocrisie, ce double langage, est particulièrement irritant en ce qu’il donne l’impression qu’on se moque là de toute cohérence.

Au côté de cette défense et illustration des lobbys les plus installés, il ne faut pas sous-estimer par ailleurs un second aspect, l’aspect « bon plaisir » des décisions actuelles. Ainsi, le SNU et l’uniforme à l’école constituent actuellement les deux marqueurs les plus évidents de cette nouveauté du règne de celui qui se prend apparemment pour Emmanuel Ier. Du point de vue de l’augmentation de l’attachement des jeunes générations au pays ou de celui de l’amélioration des performances scolaires, comme le montrent par avance les acquis de la recherche, ces deux mesures ne servent strictement à rien. On aura aussi bien du mal à trouver un lobby constitué à l’origine de ces décisions. Difficile d’expliquer qu’il s’agit là d’une demande du secteur textile français pour vendre cher sa camelote, ou des loueurs d’espace de loisir capables d’accueillir des jeunes pendant leurs séjours du SNU … On constatera certes que, dans une perspective de communication politique, de telles décisions peuvent flatter l’idiotie, pour ne pas dire la sénilité acariâtre, d’une part de l’électorat âgé et conservateur, mais, vu le coût aberrant de telles mesures pour les finances publiques, il y a là comme une contradiction avec les demandes anti-fiscales de ce même électorat. Du point de vue de la popularité du pouvoir en place auprès des personnes âgées, ne vaudrait-il pas mieux abandonner le SNU et l’uniforme à l’école et ne pas leur faire payer désormais une franchise de 1 euro par boite de médicaments (pour 50 centimes jusqu’ici)? Il est vrai que promettre de (re)dresser les jeunes peut avoir un effet bénéfique sur l’esprit de certains seniors qui vaut sans doute une hausse du reste à charge sur leurs remèdes favoris. Il reste que, même en adoptant un point de vue conservateur, réactionnaire, ou même fascisant, il y avait sans doute mieux à faire avec cet argent public (des places de prison ou la création d’un mouvement de jeunesse paramilitaire par ex.).

L’assumisme comme terme entend aussi rendre compte de cette dérive vers le n’importe quoi dans bien des aspects du pouvoir actuel. Le sempiternel ‘J’assume’ lui permet de faire mine de ne pas voir toutes les contradictions qu’il a semé depuis 2017. La très prochaine panthéonisation des époux Manouchian me parait comme l’apogée tragi-comique de ce n’importe quoi. Le Président qui va amener immanquablement désormais le RN au pouvoir en 2027 par la légitimation qu’il lui aura donnée et par ses choix en matière de politiques publiques depuis 2017 aura donc rendu hommage à l’antithèse en acte des idées du RN sur la nation, à des métèques patriotes! Et là encore, il va assumer, assumer, assumer. Par contre, on le sent déjà, notre Emmanuel Ier n’est guère prêt à assumer la victoire du RN en 2027, cela sera là bien sûr la responsabilité d’autres que lui, de ses alliés, de ses ministres, des oppositions, des médias, des universitaires, des entreprises, de l’Europe, etc.

En tout cas, citoyennes et citoyens, j’assume moi-même ce post, et que vive l’assumisme comme définition du macronisme!

Octobre 1973-octobre 2023.

Chers rares et lecteurs, je me fais rare par ici ces temps-ci. Le temps des blogs est sans doute passé. Cependant, je compte rester fidèle à ce pari de documenter ce qu’a pu lire et penser un politiste ordinaire au cours de ces années.

Il se trouve que l’attaque à l’encontre d’Israël au matin du 7 octobre 2023 m’a rappelé que mon propre plus vieux souvenir d’un événement politique n’est autre que celui du déclenchement de la « Guerre du Kippour », en octobre 1973. Je n’avais pas encore dix ans, et je regardais (trop avidement) la télévision tout mon samedi après-midi (alors que j’aurais dû plutôt aller chez les scouts auxquels mes parents m’avaient inscrit). Je me rappelle que les émissions avaient été interrompues pour annoncer l’attaque d’Israël par l’Égypte et la Syrie. Cela m’avait à la fois fait grande impression que ce direct totalement inhabituel et m’avait énervé d’être privé de mon émission préférée, où passaient toutes les séries à la mode de l’époque (Les Mystères de l’Ouest, Cosmos 1999, L’homme qui valait trois milliards, etc.) dont je raffolais. Je ne me souviens pas du tout de la réaction de mes parents.

Avec cette interruption, commençait sans doute mon intérêt pour la vie politique, les affaires des adultes. Surtout, l’histoire continuait. Jusqu’alors, la seule ombre historique qui pesait sur l’enfant que j’étais était celle de la Seconde Guerre mondiale. Né en Alsace d’une famille mêlant Alsaciens et « Français de l’intérieur » depuis le lendemain de la victoire de novembre 1918, j’avais sans doute déjà bien des souvenirs à assimiler. Et, là, il y avait une autre histoire à suivre. Ma grand-mère paternelle, très dévote, avait été ensuite en ‘Terre sainte’ en pèlerinage pour l »Année sainte 1975′, et je ne me rappelle pas que mes parents aient été particulièrement inquiets de son voyage. Tout était de nouveau calme alors.

Je ne suis évidemment pas devenu spécialiste du Moyen-Orient. Je ne le connais, comme toute personne suivant l’actualité politique, que pour en avoir suivi les péripéties depuis lors. (A une époque, le conflit israélo-palestinien domina l’actualité internationale en quantité d’articles qui lui était consacré dans la presse française. Ce fut moins le cas les dix dernières années. Et, combien de fois, ai-je dû en expliquer toutes les subtilités de ce conflit aux étudiants de troisième année de Science Po Grenoble lorsque je les préparais au ‘Grand Oral’.) Cependant, une conclusion s’est imposée avec éclat dans mon esprit : vraiment, lors de ces cinquante dernières années, rien ne s’est arrangé « entre le Jourdain et la mer ». On le rappelle assez ces jours-ci, une fois l’émotion un peu retombée : la solution à deux États a été définie par les Nations Unies dès 1947 avec son plan de partage de la Palestine mandataire, et, mutadis mutandis, la solution proposée par la communauté internationale n’a jamais variée depuis lors. Cela apparait toujours comme la seule et unique solution rationnelle dans la mesure où aucune des deux populations concernées n’a envie d’être la minorité dominée de l’autre. Or nous en sommes, a priori, très loin. Si l’on compare la situation avec celle de 1973, certes déjà peu brillante, la radicalisation des deux côtés est patente. Force est de constater que le Hamas et ses alliés djihadistes ont réussi à terroriser les Israéliens (le mot est faible!), et que l’État d’Israël a, pour l’instant, fait exactement les erreurs que ces derniers attendaient en réponse de sa part en bombardant massivement la bande de Gaza et ses civils palestiniens.

Ce pourrissement sans solution tient à l’absence d’une pression unanime et sans concession sur les deux parties pour arrêter là les dégâts. De ce point de vue, les lendemains de l’assassinat de Yitzhak Rabin, le Premier ministre israélien signataire des Accords d’Oslo en 1995 par un extrémiste nationaliste juif, m’ont toujours paru la grande occasion perdue de ces cinquante années. Les États-Unis étaient alors largement dans une phase d’hégémonie sans partage. En raison même de cet assassinat, ils auraient dû obliger Israël et l’Autorité palestinienne à établir une paix définitive au plus vite, bien plus vite que prévu dans les Accords d’Oslo. Ils ne l’ont pas fait. Voilà le résultat.

Cela importe peu au fond. Comme en matière de lutte contre le changement climatique, l’hégémonie américaine n’a pas été à la hauteur de ses responsabilités. Désormais, dans un monde plus multipolaire, sans plus d’hégémonie évidente, tous les problèmes pendants paraissent encore plus compliqués à résoudre, et ce n’est pas notre très nul Président de la République – de loin le plus nul depuis 1973 – qui risque de faire avancer le Moyen-Orient vers quelque solution que ce soit.

Quoi qu’il en soit, cela me fait de plus en plus une impression pour le moins dérangeante d’avoir le sentiment d’avoir vécu ma vie d’enfant, d’adolescent, puis d’adulte, dans une époque dont tout montre, qu’a posteriori, elle sera désignée comme celle de toutes les occasions perdues, de toutes les erreurs. « Le moment où l’humanité aurait encore pu… »

C’est seulement l’Histoire sans doute avec un grand H. Inexorable. Shakespearienne.

Prétorianisation, suite et sans doute pas fin.

Il y a quelques années, en 2019, dans un post faisant un premier bilan du macronisme, après seulement deux ans de pouvoir, post repris sur mon blog de Mediapart, je me risquais à prédire la prétorianisation du régime. Par ce terme, j’entendais la dépendance de plus en plus grande du pouvoir macroniste vis-à-vis des forces de l’ordre – tout particulièrement de la police. Avec les mêmes conséquences fâcheuses que dans l’Empire romain finissant, à savoir que les prétoriens finissent par jouer un rôle politique qui ne devait pas être le leur au départ, l’instrument du pouvoir devenant acteur de celui-ci. En effet, en échange de leur loyauté sans faille lors de la répression des divers mouvements sociaux depuis 2017 (dont, à l’époque où j’écrivais, celui des Gilets Jaunes était alors le plus notable), les forces de l’ordre obtenaient pour leurs membres des avantages (surtout au regard du traitement de plus en plus déplorable réservé à tout le reste de la fonction publique), comme les prétoriens à Rome étaient mieux traités que les autres légionnaires. La récente répression du mouvement social contre la réforme des retraites a démontré encore une fois à quel point le pouvoir actuel se repose sur la capacité sans failles des forces de l’ordre à juguler toute contestation. Désormais ce sont même des personnes âgées un peu gueulardes et n’étant visiblement pas vraiment au fait des évolutions en cours que l’on emmène directement au poste.

Nous sommes du coup sans doute arrivés au moment où ce renversement de la primauté entre le pouvoir et ses forces de l’ordre – ses prétoriens – est devenu bien visible, sauf, bien sûr, très officiellement, pour les représentants du pouvoir, leurs porte-parole dans les médias, leurs soutiens dans la société et les forces de l’ordre elles-mêmes. La mort filmée par des tiers du n-ième « jeune des quartiers » lors d’une interpellation policière et les émeutes urbaines qui s’en sont suivi ont illustré cette dépendance. Irrité par le traitement judiciaire de l’affaire, le principal rassemblement de syndicats de policiers s’est rappelé au bon souvenir du pouvoir par un tract pour le moins menaçant à son égard. Il l’était tant à le prendre au premier degré que ses auteurs ont précisé ensuite que les propos utilisés étaient juste typiques de leur prose syndicale. En dépit de cet affront plutôt manifeste à son autorité, le pouvoir macroniste s’est pourtant lancé derechef dans une floraison d’éléments de langage exonérant la police de toute responsabilité dans la situation, signalant ainsi que le dit message avait été reçu cinq sur cinq. La police a même été dite « merveilleuse » par la présidente macroniste de l’Assemblée nationale. Il ne manque plus qu’un poète officiel au service de la macronie pour dire à quel point le policier est désormais le meilleur d’entre nous. Signalons toutefois que le Ministre de l’Intérieur a commis un gros impair lors de sa récente audition devant le Sénat suite aux émeutes en soulignant que le niveau scolaire de recrutement dans son ministère était plutôt bas, comparé aux autres ministères. Ce qui est un fait. Il s’en est platement excusé ensuite, faisant remarquer lui-même qu’il avait par ailleurs défendu la police pendant toute son audition.

Le leader de la France insoumise a dénoncé ce renversement des rôles dans un récent entretien avec Mediapart. Le sociologue Didier Fassin a décrit la même situation dans un texte pour AOC. Par ailleurs, tout ce que la France compte d’universitaires un peu critiques s’exprime en détaillant les difficultés de l’institution policière et les relations difficiles (euphémisme) qui existent de très longue date entre une partie des policiers et une partie de la jeunesse. La plupart ont indiqué que la police française avait tendance à discriminer une partie de la population, certains se sont même risqués à souligner qu’il existait un « racisme systémique » dans la police française – terme repris par la cheffe de la CGT. Bien plus important sur le plan politique, même le très cauteleux « journal de référence », le Monde, a fini par publier un article qui reconnait le problème créé par la manière actuelle de travailler de la police et souligne le peu d’appétence du pouvoir actuel à aborder de front le dit problème (pourtant identifié par le candidat Macron en 2016). Il est vrai qu’il devenait difficile au Monde de ne pas parler de ce que narre toute la presse internationale de qualité: la police française plutôt inefficace (ah les méchants supporters anglais…), l’illusion de l’« universalisme républicain » cachant mal des discriminations, et enfin une intégration économique, politique, et sociale en panne dans bien des quartiers populaires. A part les macronistes, la Terre entière semble désormais au courant que la France n’est pas vraiment un pays de cocagne pour ses populations en marge.

Désormais que le fait est acquis, quelles en sont les conséquences? Faute de réforme de la manière de faire la police en France, les mêmes causes produisant les mêmes effets, il est probable que des engrenages similaires se produisent à l’avenir. Surtout, au niveau des interactions quotidiennes entre la police et les « jeunes des quartiers », rien ne va donc changer, sinon éventuellement en pire, vu la tonalité des discours sur eux tenus par le pouvoir macroniste ces derniers jours. En effet, il n’aura échappé à personne qu’à la faveur des émeutes et des destructions et pillages, certes hors normes, qu’elles ont occasionnées, le discours du pouvoir macroniste a complètement basculé dans une rhétorique droitière. Les parents des émeutiers et pillards sont ainsi accusés de ne pas savoir tenir leurs gamins, et l’école de ne pas savoir les mettre au pas. C’est le grand péan du retour à l’ordre républicain qui est célébré désormais par la macronie.

Plus grave encore, comme la manière inefficace de faire la police va donc continuer, en dépit même des moyens accrus alloués aux forces de l’ordre depuis 2017, comme il est par ailleurs hors de question pour le pouvoir en place de créer par exemple un marché légal du cannabis (ce qui permettrait de se concentrer sur des crimes et délits plus graves: viols, cambriolages ou délits routiers par exemple), comme bien des problèmes sociaux facteurs de délinquance et de criminalité seront laissés en déshérence faute de moyens financiers et humains (cf. la situation de la Protection judiciaire de la jeunesse, ou de la pédopsychiatrie), comme les prisons sont déjà bien pleines et ne réinsèrent donc guère les délinquants, le gros de la population française va continuer à se demander pourquoi l’insécurité se trouve être si grande au quotidien. La réponse facile va être bien sûr de pointer le rôle de l’immigration ou le laxisme de la répression judiciaire des crimes et délits. Le parti Les Républicains est parti à fond dans cette voie facile. C’est un festival. Finalement, le RN avait donc raison, et Eric Zemmour exagérait à peine, voire pas du tout. Quant aux partis de la majorité présidentielle (Renaissance, Horizons et Modem), ils courent derrière tout ce beau monde, et, surtout, ils accusent les partis de gauche, en particulier la FI, qui ont l’outrecuidance de pointer le problème posé par la manière actuelle de faire la police de sortir du « camp républicain ». L’équation partagée par tout ce beau monde est devenue fort simple : critiquer (même minimalement) la (manière de faire la) police = être (totalement) en dehors de la République. Cela rassemble ainsi toutes les droites et au delà jusqu’à l’aile droite du PS autour d’une nouvelle définition conservatrice de la République, comme le décrit justement notre jeune collègue Emilien Houard-Vial dans son blog.

Au final, le pouvoir actuel parait être en train de creuser sa propre tombe. Le Rassemblement national ou toute autre force se situant à la droite du macronisme auront en effet beau jeu de souligner en 2027 que l’insécurité reste un problème majeur. Par ailleurs, sans se forcer d’aucune façon, sans changer leur comportement, sans même faire de la politique, les syndicats majoritaires de policiers servent la cause d’une droitisation à venir du pouvoir. Il leur suffit de continuer d’être dans cette relation de prétoriens avec le pouvoir macroniste et de continuer à faire la police médiocre que le pouvoir leur demande de faire. Contrairement aux prétoriens à Rome, ils n’ont même pas besoin de désobéir ou de s’insurger.

Malheureusement, le pouvoir actuel ne risque de comprendre son erreur qu’après coup. Aussi droitier sera son candidat en 2027, Gérald Darmanin ou Edouard Philippe par exemple, il ne le sera jamais assez pour l’électorat conservateur. La situation ressemble malheureusement de plus en plus à celle de la IVème République finissante en proie aux « événements d’Algérie ». Porté au pouvoir par les prétoriens de l’époque, le Général De Gaulle réussit à sauver la France d’un épisode de dictature en les feintant au final avec une grande habilité. Nous sommes dans une situation semblable mais pas similaire. En effet, il suffit aux partisans syndicaux de la manière actuelle de faire la police de ne rien changer à leur attitude pour favoriser l’issue qui serait la plus favorable pour eux. Et il est douteux qu’un pouvoir très à droite les trahisse ensuite au nom de l’intérêt supérieur de la nation.

Il ne reste plus qu’à espérer que, face à une menace aussi claire d’une arrivée au pouvoir de l’extrême-droite ou d’une droite radicalisée, les forces de gauche sachent mobiliser ce qui reste de citoyens attachés à une vision vraiment républicaine, libérale, comme le dit Emilien Houard-Vial de la République. Malheureusement, je ne crois guère à cette hypothèse.

Les émeutes et leurs éventuelles répétitions droitisent et droitiseront encore plus l’opinion publique. La majorité des électeurs est bien trop favorable à la police (en général) et hostile aux « jeunes des quartiers », surtout dans leur rôle d’émeutiers ou de pillards, pour espérer l’emporter sur ce terrain. Entre le slogan « Tout le monde déteste la police! » et le slogan « Tout le monde déteste les jeunes des quartiers! », il n’est pas bien difficile de dire lequel est le plus populaire dans l’électorat français.

Il faudrait vraiment que le débat politique se situe d’ici 2027 sur un tout autre terrain que celui du sort à réserver aux « jeunes des quartiers » pour que la gauche ait une chance de l’emporter. Ce n’est vraiment pas gagné.

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Dyssocialisation écologique et démocratique?

Voilà, finalement, après quelques hésitations (feintes?), Emmanuel Macron a fait dissoudre en conseil des ministres, sans doute pour fêter avec la dignité qui convient un nouvel été caniculaire sur l’Europe, le « groupement de fait » dit « Les Soulèvements de la terre ». Les partisans du « business as usual » exultent. C’est chez eux le nouveau « Viva la Muerte! » de notre temps. Qui aurait pu prévoir que l’Emmanuel Macron de 2017, celui du « Make the Planet Great Again », finisse ainsi tel un quelconque Bolsonaro?

Dans le même temps, le gouvernement de ce même Emmanuel Macron continue pourtant à poursuivre une autre politique, celle de la sensibilisation de l’ensemble de la jeunesse aux enjeux écologiques. La Première ministre a ainsi annoncé la création d’un certificat obligatoire à ce sujet en fin de troisième. Du côté des universités, nous sommes très fortement encouragés par le Ministère de l’Enseignement supérieur à en faire l’alpha et l’oméga de toutes les formations. Mon propre institut, Science Po Grenoble, a d’ailleurs signé en grandes pompes de tels engagements. Il héberge même en cette fin de mois de juin une journée du réseau institutionnel (l’UVED) qui s’occupe de ces aspects (« Généralisation de l’enseignement des enjeux de Transition écologique dans le supérieur – Socle commun, déclinaisons disciplinaires, formation des enseignants« ) pour l’ensemble du supérieur public.

Bien sûr, tout cela sent bon son hypocrisie macronienne, ou plutôt son rideau de fumée macronien. Une belle saloperie dans les faits pour les vrais connaisseurs du dossier d’un côté, un beau geste bien symbolique pour la galerie des benêts, journalistes ordinaires compris, de l’autre. Des syndicats enseignants ne s’y sont pas trompés. On commence à connaître la musique du « en même temps ». (Dans le même ordre d’idée, la panthéonisation du couple de résistants « communistes » et « métèques » Manoukian fait partie du lot des gestes symboliques qui cachent, désormais à grand peine, les saloperies de fait. )

Pour ma part, j’ai de plus en plus l’impression qu’enseignants et autres médiateurs scientifiques se trouvent ainsi enrôlés dans une vaste entreprise de dyssocialisation de la jeunesse.

En somme, on nous demande très officiellement d’informer au mieux les jeunes générations des tenants et aboutissants de la crise climatique, de l’effondrement de la biodiversité, etc., en somme de tout ce qu’on peut regrouper sous le terme commode d’Anthropocène. Et, grâce à cette formation, ces mêmes générations peuvent aisément constater que rien de bien concluant ne se passe pour résoudre les problèmes ainsi posés. Du coup, que font ces jeunes générations, pleines d’avenir à vivre? Soit, elles dépriment, elles angoissent, soit elles se mettent à militer pour que cela aille plus vite, soit les deux. Et, si, d’aventure, elles militent un peu trop, elles finissent par se prendre quels coups de matraques bien sentis, et, bientôt, à ce rythme, elles vont peupler les prisons, voire, si l’on y prend garde, les cimetières marins de disparus.

Les climatosceptiques, ou les techno-solutionnistes, diraient qu’il faut donc arrêter d’alarmer sans raison la jeunesse. Tout va bien se passer. On trouvera des solutions. Il faudrait au contraire tisser dans tous les enseignements les louanges de l’inventivité humaine, et présenter l’histoire récente comme une success story qui n’aura pas de fin. Les arbres monteront jusqu’au ciel, tout comme les marchés financiers. Pour la santé mentale de notre jeunesse, notre gouvernement actuel ferait ainsi mieux d’être complètement sur cette ligne, et de supprimer au contraire tout cet apprentissage des risques environnementaux. J’ai de fait constaté sur mes propres étudiants qu’ils sont bien au courant. Déjà aujourd’hui, ils ont l’impression qu’on leur rabâche les mêmes idées depuis l’école primaire. Avec les projets gouvernementaux, cela ne risque pas de s’arranger pour les prochaines générations d’étudiants.

Le même phénomène se produit sur l’aspect démocratique des choses. Le gouvernement se targue de vouloir former de meilleurs citoyens. En pratique, il n’est pas difficile de voir que ce pouvoir ne veut plus que des sujets bien normés, bien obéissants, formés façon SNU, ce qui n’est pas la même chose. Là encore, à forcer de louer la République, la Révolution française, la Résistance, etc., tout en allant en pratique à marche forcée vers la « démocratie illibérale », comme l’a acté un Dominique De Villepin, un gaulliste tardif pourrait-on dire, n’est-on pas là aussi en train d’opérer une vaste dyssocialisation de la jeunesse? Si on veut des robots bien obéissants, quelle idée cruelle que de leur expliquer les tenants et aboutissants de la liberté et de la démocratie?

En somme, si leur avenir (et le nôtre) est de vivre dans un régime autoritaire qui niera de fait la crise écologique pour maintenir le business as usual jusqu’à la fin des temps, est-ce bien raisonnable de les préparer à être des citoyens d’une démocratie qui affronte avec lucidité cette dernière? Et, quand les jeunes, au moins la part la plus conscientisée des jeunes, celle-là même qui aura le mieux appris la leçon, vont vraiment se révolter face son inaction, ses mensonges, ses demi-mesures, ce pouvoir n’aura alors qu’à s’en prendre à lui-même. Il les aura lui-même rendus fous, désespérés, violents, exaspérés, ou cyniques. Et je parierai qu’en plus, face à cette situation, ce même pouvoir en rejettera la faute sur nous, pauvres pédagogues qui n’auront fait que ce que l’on nous avait demandé très officiellement.

Bien sûr, la bonne solution, la solution rationnelle, serait de mettre en cohérence d’urgence et sans plus écouter les divers lobbys du business as usual toutes les politiques publiques de la France avec l’alerte écologique qu’on demande aux enseignants et médiateurs scientifiques de diffuser. De suivre au moins les recommandations du groupe III du GIEC. De respecter les Accords de Paris. Force est de constater que nous n’en prenons pas le chemin. Pour le pouvoir actuel, tous les écolos ne sont pas certes des écoterroristes, mais ils ont une fâcheuse tendance à le devenir.

Continuons donc à rendre, par obligation professionnelle, et par respect pour l’état des savoirs, les jeunes malheureux grâce à un savoir écologique sans débouché pratique à l’échelle collective de notre pays. Au moins tant que Macron exercera son hyperprésidence. Jusqu’en 2027 donc. C’est bien long.

A (democratic) crisis? What (democratic) crisis?

La situation actuelle de la France m’évoque le couverture d’un vieil album du groupe Supertramp, paru en 1975, qui avait ce titre « Crisis? What crisis?’, où l’on voyait un personnage prenant le soleil sur un transat devant un paysage de cheminées fumantes.

Nous en sommes à peu près là. Macron et ses partisans nient farouchement qu’il y ait une crise démocratique en France. Leur aveuglement proclamé fait lui-même partie de la crise démocratique.

Qu’est-ce qu’on peut entendre par ‘crise démocratique’? Le point essentiel est la rupture entre l’opinion majoritaire de la population et les gouvernants de l’heure. Ces derniers ont en effet tout fait en poussant leur réforme des retraites pour ne pas écouter la volonté majoritaire de la population.

Ils ont en effet totalement négligé les sondages d’opinion. Ces derniers indiquent pourtant avec une constance remarquable qu’une nette majorité des actifs actuels ne veulent pas du tout de la réforme des retraites proposée. On n’a pas noté assez à mon sens la nouveauté que cette indifférence aux sondages constitue. En effet, depuis qu’ils ont été inventés, à la fin des années 1930, les sondages d’opinion étaient justement utilisés par les exécutifs pour mesurer la concordance entre leurs décisions et les aspirations populaires. La montée en puissance des sondages a correspondu d’ailleurs largement à un affaiblissement du lien entre le pouvoir et la population, via des partis d’intégration sociale ou via des organisations de la société civile (syndicats, religions, associations, etc.) L’argument sort parfois que les gouvernants doivent pouvoir décider contre l’opinion publique telle qu’objectivée par les sondages, et l’on cite souvent l’exemple de l’abolition de la peine de mort lors du premier mandat de François Mitterrand. Cet argument m’a toujours paru un peu spécieux, dans la mesure où une telle décision correspondait à un mouvement large d’opinion préalable. Il restait certes minoritaire en 1981, mais il était largement porté par une partie au moins du monde politique et associatif. Je n’ai pas l’impression d’avoir observé dans la population française dans les années 2020 un vaste mouvement de promotion de l’augmentation de l’âge de la retraite, bien au contraire. Cette demande est restée au mieux limité à un cercle restreint d’économistes et de politiciens, et si elle a trouvé un écho dans la population générale, c’est surtout parmi les personnes déjà retraitées, inquiètes d’assurer le versement régulier de leur propre retraite quitte à en priver les suivants.

Emmanuel Macron affirme, niant ces sondages, que les électeurs ont de fait validé la réforme des retraites en le mettant en tête au premier tour et en l’élisant au second. En réalité, tout au moins pour les électeurs du second tour, bien des gens se sont résignés à voter pour lui en dépit même de cette réforme. C’était là une bonne raison de ne pas voter pour lui. On peut tourner et retourner les données dans tous les sens, on arrivera jamais à une autre conclusion : Emmanuel Macron a été réélu en 2022 parce qu’il affrontait Marine Le Pen au second tour.

On pourra toujours dire que les sondages mesurent en réalité une demande de faible consistance et que, dès le départ, ils indiquent que les Français étaient résignés à cette réforme de plus. C’est de fait le rôle des manifestations et des grèves de montrer la profondeur du mécontentement. L’intersyndicale a parfaitement réussi cette démonstration depuis le 31 janvier, sans provoquer en plus jusqu’ici un choc en retour dans l’opinion publique lié aux désagréments impliqués par les grèves. Tous les spécialistes du monde du travail (sociologues, économistes, politistes, etc.) ont eu aussi l’occasion d’expliquer enfin dans les grands médias ce qui n’allait pas dans ce dernier et ce qui motivait au fond le refus d’un allongement de la durée de la vie active. Le pire est que le gouvernement lui-même a fini par se rendre à ces constats-là en promettant ensuite une loi sur le travail, censée répondre à ces failles béantes.

De manière nouvelle par rapport aux réformes précédentes sur le même sujet, les gouvernants se sont en plus fait prendre les mains dans le pot de confiture en train de mentir effrontément sur une prétendue ‘pension minimale à 1200 euros’. Cette promesse présente dans les tracts d’Emmanuel Macron pour sa réélection (en fait ‘à 1100 euros’ et 65 ans d’âge de départ dans les tracts) avait visiblement été inscrite sans réfléchir aux conséquences financières de cette dernière ainsi formulée, prêtant à confusion, d’où ensuite un rétropédalage tout en technique dans la réforme elle-même, qui a fini par être bien repéré par tous ceux qui ont pu étudier le sujet en détail. Le sort des femmes et des trimestres pour maternité s’est avéré aussi pour le moins critiquable. La suppression de certains régimes spéciaux et pas d’autres reste inexpliquée. Rarement, une réforme aura donc été aussi mal défendue du point de vue de l’argumentaire.

Ensuite, au lieu de saisir au bond tous les moyens de tenir compte de cette opposition des premiers concernés (qui représentent tout de même ceux qui font que tout fonctionne au jour le jour) en abandonnant en douceur cette réforme, et d’acter le caractère pour le moins foireux de leur propre argumentation, les gouvernants de l’heure ont décidé d’user de tous les moyens institutionnels pour aller jusqu’au bout. L’usage du 49.3 est bien sûr constitutionnel, mais il constitue un dévoiement de l’esprit premier de la Constitution de 1958. Cette dernière supposait certes que le pouvoir exécutif devrait pouvoir s’imposer à l’avenir contre des parlementaires incapables de dégager l’intérêt général, mais aussi que ce pouvoir exécutif était ainsi en accord avec la volonté populaire majoritaire. C’est ce qu’on peut appeler l’esprit plébiscitaire de la Cinquième République. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avec Emmanuel Macron on se trouve à mille lieux de cet esprit. Comme son électorat fidèle ne constitue qu’une part très minoritaire de la population, et comme les organisations partisanes qui le soutiennent (Renaissance, Horizons, Agir, Modem), sont loin d’être des mouvements de masse et correspondent plus en réalité à des syndicats d’élus locaux (et encore… cela n’est pas si vrai pour Renaissance), il y a là une dérive complète du modèle initial. D’un point de vue comparatif, en Europe, il y a d’autres dirigeants ou partis qui se trouvent dans une situation proche : le PiS en Pologne, Erdogan et l’AKP en Turquie, R. Sunak et les Conservateurs britanniques, Orban et le Fidesz en Hongrie. Or, en fait, ces dirigeants ou partis, qui gouvernent d’une main de fer leur pays grâce à leur nette majorité parlementaire (acquise souvent grâce à un scrutin majoritaire), disposent en réalité d’une base sociale et partisane bien plus large, bien plus solide, que la « macronie ». Ils disposent même parfois d’alliés partisans eux-mêmes bien implantés (comme l’extrême-droite turque pour Erdogan). A l’inverse, difficile d’oublier que la « macronie » est totalement incapable d’organiser la moindre manifestation de masse dans l’espace public pour acclamer le cher leader. La « macronie » n’existe donc que par les postes électifs qu’elle occupe et par son poids dans les médias et sur les réseaux sociaux. C’est peut-être la chienlit, mais où sont donc les manifestants « ‘marcheurs » qui envahissent les Champs-Élysées pour demander en hurlant « Macron, Macron, Macron! » qu’on y mette fin?

Pour ne rien arranger, les gouvernants de l’heure s’appuient massivement sur l’intervention policière pour étouffer les protestations. Avec tout ce que cela comporte de dérives, pour rester poli, et surtout de dépendance du pouvoir en place à l’égard des forces de l’ordre. J’ai pu parler dans un post d’il y a quelques années de « prétorianisation du régime ». Cela se confirme une nouvelle fois. Le Ministre de l’Intérieur est vraiment aux petits soins pour les forces de l’ordre et leurs syndicats, et, comme par une heureuse harmonie préétablie entre eux et lui, il tient exactement le discours martial que la plupart des policiers et gendarmes ont envie d’entendre sur les Droits de l’Homme et autres fadaises.

A cette situation intérieure, déjà peu brillante, s’ajoute, tel un feu d’artifice, la récente visite d’Emmanuel Macron en Chine populaire. Le moins l’on puisse dire, c’est que, visiblement, notre Président n’a aucune appétence pour la promotion de la démocratie ou des Droits de l’Homme. Il a adopté une vision purement business des relations avec la Chine populaire. Cette dernière, par la voie de ses représentants officiels, se félicite hautement de cette attitude. C’est sans doute en plein accord avec la vision de notre propre « classe affaires » que Macron a agi ainsi, mais c’est pour le moins irresponsable vis-à-vis du sort de la démocratie taïwanaise, et des démocraties en général. Comment ne pas voir que la Chine populaire de Xi Jinping est redevenue un régime totalitaire? Il n’y a absolument rien à en attendre.

Bref, il y a en France une vraie crise démocratique. Elle a des causes lointaines (l’hyperprésidentialisme, la décentralisation ratée, l’affaiblissement des grands partis de gouvernement, la mauvaise insertion de la France dans la division internationale du travail, l’incapacité à bien gérer la relation à l’ensemble européen, etc). Elle a une cause immédiate : un Président qui se croit démocrate, à l’écoute, bienveillant, etc. mais qui ne l’est aucunement au fond. C’est un cas de figure, si j’ose dire, non prévu par les constituants de 1958 et encore moins par le Général de Gaulle en 1962 quand il impose l’élection au suffrage universel, un Président régulièrement élu certes, mais qui est incapable de se sentir lié, voire même intéressé, par l’opinion majoritaire du peuple français.

Comment peut-on en sortir? Difficilement.

Une dissolution de l’Assemblée nationale laminerait sans doute la macronie. Ses survivants pourraient cependant encore faire alliance avec les LR pour former au moins une majorité relative. Il faudrait toutefois que Macron accepte d’avoir un Premier Ministre ayant un poids politique indépendant de lui et de se mettre en quelque sorte en retrait de la gestion quotidienne du pays.

S’il change de Premier Ministre sans dissoudre l’Assemblée nationale, sauf à prendre un autre ectoplasme façon Castex ou Borne, ce dernier, s’il dispose d’un peu d’autorité politique préalable, risque rapidement d’être plus apprécié que lui. Pas très difficile à ce stade.

Dans les deux cas, nous entrerions donc dans une situation inédite : un Président de la République déconsidéré qui aura encore des années à faire avant de céder la place et qui est absolument incapable de changer.

Par ailleurs, dans les conditions actuelles, la très improbable démission d’Emmanuel Macron amènerait presque à coup sûr Marine Le Pen à l’Élysée. Il vaut mieux ne pas tester la validité de cette prédiction de ma part.

Quoi qu’il en soit, pour la suite de son mandat, que la réforme des retraites soit validée ou non par le Conseil constitutionnel, et elle le sera sans doute, Emmanuel Macron n’arrivera pas à rétablir le lien avec une majorité de Français. Trop d’hypocrisie tue l’hypocrisie. Nous allons donc continuer à nous trainer dans cette crise démocratique, bien réelle n’en déplaise à la « macronie ». Elle était pourtant si prévisible. Qui aurait pu prévoir qu’en élisant en 2017 un jeune énarque et banquier, jamais élu par quelque électeur ordinaire que ce soit, ayant poussé son mentor sous le bus pour prendre sa place, on en arrive là? A un Président de la République n’écoutant que lui-même dont on se demande chaque jour avec angoisse quelle offense à l’esprit démocratique de ce pays il va encore commettre, et le tout au nom de la République bien sûr.

Sale époque. Et, en plus, il n’y a même plus la musique de Supertramp pour la faire passer.

M. Dejean. Science Po, l’école de la domination.

Lu par un enseignant d’un institut d’études politiques de province (Grenoble) comme je le suis depuis la fin de l’autre siècle (1999), le titre choisi par Mathieu Dejean pour son ouvrage, paru à La fabrique éditions ce printemps 2023, – Sciences Po, l’école de la domination – est un peu rude. De fait, j’ai failli ne pas le lire, je sais pourtant pour avoir été interviewé par l’auteur qu’il s’agit d’un journaliste de grande qualité, passé en son temps par mon institut, et j’aurais sans doute eu bien tort. Le livre vaut le détour.

En effet, au delà du titre pour tout dire un peu racoleur, ce journaliste, actuellement à Mediapart, après avoir été aux Inrockuptibles, propose un point de vue panoramique sur l’histoire et l’actualité de Science Po Paris. Reprenant la littérature savante et profane qui existe à son sujet, il montre que cette institution, fondée au lendemain de la défaite de la France dans la Guerre de 1870 et aussi au lendemain de la Commune, a réussi à se tailler la place du lion dans la formation des hautes élites administratives et politiques de la France à travers les différents régimes qui se sont succédé depuis lors (chapitre I, La restauration de la classe dirigeante, chapitre II, Sciences Po et l’État : les grands arrangements, chapitre III, La vraie fausse nationalisation).

Pour qui connait déjà l’histoire de cette institution, il n’y a cependant guère là de scoop à découvrir. Que Sciences Po ait été, si j’ose dire, de tout temps, le lieu de l’éducation d’une partie des élites, administratives, économiques ou politiques, issues de la grande, moyenne et petite bourgeoisie, ne fait guère de doute. Que Mai 1968 et ses suites n’aient guère mouillé les plumes chatoyantes du canard n’est pas un secret non plus (chapitre IV, Le Mai 68 de Sciences Po). Que le dernier directeur important en date, Richard Descoings, ait opéré au début des années 2000 une magnifique opération de communication autour de l’ouverture sociale pour justifier l’explosion à venir des coûts d’inscription, préalables à une américanisation de l’institution (y compris celle des rémunérations du petit cénacle de ses hauts cadres dirigeants) et cela afin d’avoir les moyens de changer radicalement de dimension en quelques années sans trop (ab)user de moyens publics, n’est pas non plus un scoop pour qui a suivi, de loin certes, cette opération (chapitre V, La recherche d’une nouvelle dimension) .

Par contre, au terme de ce parcours convenu, M. Dejean nous livre (chap. VI La sécession des élites) une analyse en forme d’avertissement… pour la gauche. En effet, il semble bien craindre que la gauche contemporaine subisse le même affadissement via la présence en son sein des élites éduquées à Science Po Paris , et aussi la même coupure avec les milieux populaires, que celle qu’a connu le gauche dans les années 1980-1990. Il rappelle ainsi qu’en 1988, François Mitterrand fait un score « albanais » parmi les étudiants du Science Po d’alors. Pour avoir été moi-même à l’époque dans une autre école prestigieuse du Quartier Latin, je peux témoigner que M. Dejean a entièrement raison : la gauche raisonnable, proche du PS, est alors très dominante dans les esprits de ces élites, plus ou moins bien nées. A l’époque, j’avais constaté à quel point le PS était constitué de plusieurs écuries, « rocardiens », « fabusiens », etc. de gouvernants qui venaient recruter les plus arrivistes d’entre nous – de fait, souvent ceux scolairement les moins doués. Cela n’était pas difficile à comprendre. Science Po était aussi clairement le lieu où il fallait passer pour arriver dans un cabinet ministériel. Il est effectivement évident que la partie la plus modérée, voire sociale-libérale, de la gauche de gouvernement de ces années-là était dans son élément à Science Po, et la filiation avec l’actuelle « macronie », via la « hollandie », n’est pas difficile à établir.

Ce constat pour le passé récent étant fait, M. Dejean se demande alors à raison ce que va donner le cocktail contemporain suivant : un recrutement des étudiants de Science Po Paris qui, au delà de l’ouverture sociale affichée, reste bien « bourgeois » tout de même (chiffres à l’appui); une direction, celle du très Macron-compatible Mathias Vicherat, qui, ayant opté pour le « latourisme » (de B. Latour et de ses épigones) comme idéologie-maison officielle, prône « l’engagement » (sic); une orientation politique affichée des étudiants très à gauche, très Mélenchon en 2022, avec une disparition de la droite et de l’extrême-droite dans les intentions de vote. M. Dejean en bon journaliste qui sait illustrer les choses par des cas concrets allant au delà des statistiques fait directement le lien avec les nouveaux élus de la NUPES, ou certains proches du dit Mélenchon. Il cite ainsi la députée EELV, élue dans ma propre circonscription lyonnaise par ailleurs, Marie-Charlotte Garin, comme exemple idéal-typique de cette nouvelle génération de beaux esprits, engagés très à gauche certes, mais clairement « bourgeois » dans leur background personnel (p. 131 et p. 133). Voir citée par M. Dejean cette dernière comme exemple a éveillé mon attention, car, vu la sociologie politique de la circonscription, l’élection de M.-C. Garin en 2022 y est en effet entièrement due à l’accord de la NUPES et à une cuisine interne à EELV. Son implantation locale était, avant son élection, pour le moins évanescente. (Elle essaye d’ailleurs de s’y faire connaître depuis.) Ce type d’élus qui dépend entièrement d’un capital collectif partisan pour se faire élire ressemble en conséquence beaucoup à ce qu’on trouverait dans un système électoral proportionnel, sauf que dans ce cas-là, comme en Allemagne, le filtrage, idéologique et personnel, des candidatures par des partis plus structurés me semble plus exigeant.

De fait, les propos de M. Dejean constituent clairement une mise en garde contre le rôle possible de ces nouvelles élites de gauche, vivant pour ainsi dire en vase clos, et de leur rôle délétère au sein des partis politiques de gauche, d’où elles vont évincer les éventuelles élites ou militants issus de couches plus populaires, et qui, sans doute, ne sauront pas convaincre les électeurs ordinaires de les suivre. On retrouve le thème de la « gauche brahmane », vulgarisé par Thomas Piketty, lui-même d’ailleurs un grand brahmane s’il en est. Cela correspond aussi bien sûr à la critique, venue de la droite et de l’extrême-droite, d’élites « hors sol », insensible par exemple aux problèmes de l’immigration ou de l’insécurité. Je serai du coup curieux de voir ainsi la recension de l’ouvrage de M. Dejean par Causeur ou par Front populaire. Sauront-ils aller au delà du titre et de la maison d’édition?

Pour ma part, j’aurai tendance à répondre à M. Dejean, que sa mise en garde est d’évidence salutaire, mais qu’il ne faut pas se leurrer : pour compter dans le jeu politique contemporain, tout camp politique qui veut gouverner doit disposer à son service de ce genre d’élites. On pourrait du coup se réjouir de l’absence de la droite, et surtout de l’extrême-droite à Science Po Paris. Cela les gênera sans doute pour gouverner. Il faut par contre que ces élites soient utilisées à bon escient par des dirigeants sachant répondre aux aspirations populaires. C’est le rôle des dirigeants de savoir garder le cap, et d’avoir des liens avec la population ordinaire. L’histoire de la gauche française est en fait émaillée de ce genre de dirigeants politiques « bourgeois » capables de comprendre les aspirations populaires.

J’aurai aussi tendance à souligner que M. Dejean aurait pu, plutôt que de parler de « domination », rouvrir la question d’Emile Boutmy, le fondateur lui-même, celle de la qualité même de ces élites. Comme M. Dejean le rappelle à juste titre, le projet de Boutmy était, certes très conservateur et libéral, mais aussi très attentif au caractère rationnel, scientifique, de la formation de ces élites. Je ne suis pas sûr que là n’est pas actuellement le problème. Les élites sorties de Science Po Paris sur les cinquante dernières années semblent de plus en plus être aptes à la communication, à l’esbroufe, et bien moins à la réflexion de fond. Les gouvernants actuels constituent le summum de cette dérive. Darmanin et Dussopt sont, rappelons-le, deux produits des Instituts d’Études politiques (Lille et Grenoble respectivement). Pour ne pas parler d’Emmanuel Macron. Avec une absence totale de sens de l’Histoire, d’empathie, voire de sens civique, qui fait peine à voir.

Dominer certes, ça ils savent, ils l’ont bien appris, ils ont des réseaux, mais pour quels résultats?

C’est bien pour cela que Science Po a perduré jusqu’ici : les résultats ne furent pas si mauvais jusqu’il y a un demi-siècle. Ils le sont désormais. Personnellement, j’ai du mal à ne pas en souffrir. Mais comptons sur l’esprit toujours vivant de Bruno Latour pour tout remettre en ordre.

PS. Après avoir écrit ma propre recension, j’ai découvert celle d’Emilien Hoaurd-Vial, un doctorant de Science-Po Paris, beaucoup moins positive, il faut bien le dire. Fort enlevée, elle pointe des erreurs de détail ou d’appréciation historique, que je n’ai pas cru bon devoir relever, et elle donne une bonne idée de la diversité actuelle de Science Po qui va largement contre l’idée d’une filiation à la Boutmy ici présentée (vu la taille atteinte, ajouterai-je, peut-on d’ailleurs encore parler d’élite, même au pluriel?).

Par contre, Emilien Houard-Vial a manqué, m’a-t-il semblé, l’idée centrale de M. Dejean qui réside dans cette inquiétude pour la faible promotion de dirigeants politiques venus d’autres filières. Celle-ci est certes vue uniquement au prisme de la faible diversité des origines sociologiques. En complétant M. Dejean, elle pourrait aussi être aussi vue au prisme des formations intellectuelles – un De Gaulle, issu de Saint-Cyr, serait-il encore pensable aujourd’hui? La centralité acquise par Science Po Paris, y compris par l’effet de mimétisme qu’elle a produit sur d’autres Grandes écoles (ingénieurs par exemple), n’est-elle pas quelque peu racornissante?

F. Escalona, Une république à bout de souffle

Fabien Escalona, journaliste à Mediapart, et aussi docteur en science politique de l’UGA, publie ce jour un court ouvrage au Seuil dans la collection Libelle. (Je précise pour le lecteur que je connais Fabien depuis ses années grenobloises, et que mon propos sera donc emprunt d’une partialité bienveillante, un ‘conflit d’intérêt’ diraient les rageux.) Cet ouvrage à la plume alerte et claire (eh eh, le journaliste qu’est devenu Fabien évite les défauts souvent reprochés aux politistes!) ne saurait ainsi mieux s’inscrire dans l’actualité. Bien qu’il ne puisse pas en parler, en raison des évidents délais d’édition, la situation qui s’est créé autour de la ‘réforme des retraites’ me semble en tout point paradigmatique de ce qu’il entend démontrer. F. Escalona en explique au lecteur les tenants et les aboutissants en quelques pages biens senties. En effet, en utilisant un vocabulaire qui, pour le coup, ne serait pas du tout le sien, nous observons un hiatus entre le ‘pays légal’ et le ‘pays réel’.

Du côté du ‘pays légal’, Emmanuel Macron dispose de tous les instruments pour faire passer sa réforme. Qu’il obtienne un vote majoritaire dans les deux Chambres (grâce aux LR et aux centristes), qu’il use d’une ordonnance pour cause de délai de débat parlementaire dépassé dans le cadre du 47.1, ou qu’il recoure au 49.3, la réforme se fera si telle est sa volonté. Il n’y a plus guère que le Conseil constitutionnel qui pourrait le bloquer de ce point de vue. Du côté du ‘pays réel’, le mouvement organisé par les syndicats est sans doute le plus important du dernier quart de siècle, tout au moins à en juger par l’affluence aux manifestations, les sondages montrent imperturbablement qu’une majorité de Français, et surtout une sur-majorité de Français non-retraités (90%), y sont hostiles, et enfin, nous en sommes au stade où même les journalistes les plus modérés, ceux qui sont les « chiens de garde » habituels des gouvernements successifs, se rendent compte, certes tardivement, que ne pas réagir aux mensonges éhontés du gouvernement représente à ce stade une faute professionnelle d’une particulière gravité. Enfin, dans le petit monde intellectuel, même des personnes particulièrement modérées (comme ma collègue la politiste Géraldine Mulhmann lors d’un récent débat télévisé) se rendent compte qu’il y a comme un déficit d’écoute de la part du pouvoir. Il ne reste guère plus que les économistes ultra (type boomer et fier de l’être à la Elie Cohen) pour défendre la réforme en n’en gardant que sa triste réalité d’ailleurs, à savoir une simple opération de coupe rase dans les dépenses de l’État social à la seule fin de préserver la crédibilité de la signature de la France auprès de nos créanciers (à ne pas confondre avec nos ‘petits enfants’). L’hommage à Wolfgang Streeck, et à son concept de « peuple du marché », qui contraint désormais autant les gouvernants des démocraties que le peuple des électeurs, est sans doute involontaire de la part de ces ultras, mais correspond bien au modèle de ce sociologue, bien à gauche tout de même. De ce point de vue, on peut donc comparer à raison la situation de la France de 2023 avec celle de la Grèce de 2011: les marchés demandent, le pouvoir de l’heure (nous) exécute.

F. Escalona décrit donc les coordonnées de cette situation. Le régime de la Vème République avait été prévu pour que le pouvoir puisse prendre des décisions éclairées au profit de la majorité de la population. La première grande décision fondatrice que put prendre le pouvoir gaullien fut, certes non sans mal dans ses propres rangs, d’accorder l’indépendance à l’Algérie. Cette formule du Prince jugé par les résultats de son action a de fait assez bien fonctionné pendant quelques décennies. Nous en sommes arrivés au moment où, d’une part, le pouvoir n’est plus guère éclairé (ou visionnaire si l’on veut), et d’autre part, les décisions prises grâce à ces institutions de plus en plus verrouillées (merci Lionel Jospin!) permettent de s’affranchir totalement de la volonté populaire et ne promettent aux gens ordinaires que du malheur supplémentaire.

L’auteur ajoute que cette crise n’est qu’en apparence une question d’institutions, elle est surtout une crise plus profonde d’organisation générale de la société française autour de certains objectifs partagés. Le gaullisme en abandonnant l’‘Algérie de papa’ à son sort (mais en gardant un accès privilégié de la France au pétrole du Sahara algérien, en pouvant y tester ses armes nucléaires et en laissant ouverte la porte à l’immigration de nos anciennes colonies pour remplir les usines d’alors) a permis de profiter de la ‘société de consommation’, de partager les ‘fruits de la croissance’ comme on disait à l’époque, de continuer à réinsérer le pays dans les flux intraeuropéens d’échange, et enfin de redonner un horizon de prestige à la France sur la scène internationale.

De fait, selon Emmanuel Macron lui-même, c’est sans doute mutatis mutandis la même situation aujourd’hui. Il fait depuis 2017 les réformes néo-libérales qu’il aurait fallu faire dès les années 1980, et qui n’ont pas été faites en raison de la pusillanimité de la gauche et de la droite lors de leurs passages au pouvoir. En somme, il est probable que, pour lui, il devrait y avoir belle lurette que l’âge de la retraite aurait dû repasser à 67 ans, voire 70 ans. On ne devrait même pas avoir à en discuter. Cela va de soi.

Malheureusement, pour la population française, les projets de réforme d’Emmanuel Macron sont complètement disjoints d’un horizon qui ferait sens, même à terme, pour elle. Abandonner l’Algérie fut approuvé par référendum par une large majorité d’électeurs, et cette majorité n’a jamais regretté son choix. (Même les plus nostalgiques de l’Algérie française ne pensent pas à une recolonisation de ce pays.) Jamais une majorité d’électeurs n’approuverait la réforme actuelle des retraites lors d’un référendum.

Pour Fabien Escalona, cette république est donc à bout de souffle parce qu’elle ne défend plus, au mieux, que des intérêts très minoritaires socialement, car le projet des gouvernants de l’heure est incapable de prendre en compte les demandes de la majorité de la population. Il envisage dans son ouvrage une sortie de cette crise de régime via la victoire d’une redéfinition des objectifs du pays autour d’une république éco-socialiste. Très concrètement, comment s’adapte-t-on au réchauffement climatique? La solution du pouvoir actuel semble être d’essayer de continuer comme avant, en privilégiant la survie de quelques acteurs économiques puissants (les grands céréaliers, les stations de ski de haute altitude, etc.). La solution éco-socialiste serait de trouver, par une délibération plus large, démocratique, les voies et moyens de faire survivre, ou même se développer, des acteurs dont les intérêts (économiques) engloberaient la plus grande part de la population.

Malheureusement, la perspective qu’ouvre pour ses lecteurs Fabien Escalona me parait être concurrencée par une autre perspective, à savoir le modèle de refondation majoritaire du régime que propose l’extrême-droite. Il faut bien dire que Marine Le Pen et son parti jouent actuellement sur du velours. Entre l’appel au référendum, et la mise en avant du constat d’un hiatus entre les choix du pouvoir et la volonté populaire, c’est à un bain de jouvence qu’ils sont appelés par Emmanuel Macron. Ils ont touché le billet gagnant sans même avoir à l’acheter.

Après, on peut se rassurer en se disant qu’une fois arrivé au pouvoir Marine Le Pen sera confrontée aux réalités de la gestion du pays et qu’elle ne pourra pas stabiliser son pouvoir. C’est à mon avis une illusion. Cette dernière peut en effet proposer un autre issue à la crise de régime actuelle, une redéfinition « nativiste » des bénéfices de l’appartenance à la société française. Si l’on parle des effets du réchauffement climatique, on peut aussi parler des vagues migratoires que cela provoquera et provoque déjà. On peut très bien imaginer que le futur régime ‘national’ se réorganise autour de l’objectif de limiter drastiquement l’accès au territoire français aux possibles immigrants, et aussi autour de celui de réserver les bénéfices (résiduels) de l’État social aux seuls nationaux. Il n’est pas du tout impossible que, dans un monde en crise climatique et géopolitique profonde, une majorité de Français se contente de continuer à mener leur petite vie de pépère pollueur tranquille, pour autant que le travailleur immigré qui lui installera la nécessaire climatisation à son domicile et creusera sa piscine dans son jardin veuille bien se contenter de rentrer le soir dans son quartier et de n’en plus bouger que pour travailler de nouveau le lendemain.

Bref, le jeu est ouvert. Comme le sait évidemment Fabien Escalona, il n’est pas dit que cela soit l’éco-socialisme qui gagne à la fin,mais au moins faut-il lui donner sa chance, et ce livre est l’un des petits cailloux dans cette direction. Après tout, les généraux putschistes auraient-ils réussi en 1961 l’histoire du pays aurait pu être différente. Comme le souligne Fabien Escalona en rappelant les épisodes de ‘défense républicaine’ qui ont sauvé depuis les années 1890 les républiques successives face à une offensive réactionnaire, la situation est d’autant plus grave que le centre macroniste, tout en se posant comme opposant du RN, fait exactement tout ce qu’il faut pour préparer sa victoire. Il dégoute la population des voies ordinaires de protestation sociale, il assume à longueur d’année ses manquements, bêtises, etc. au point de vider de tout sens positif le mot même d’élite, il pique un peu trop souvent par des voies légales dans les caisses publiques en favorisant ses copains du secteur privé, et il reprend les thèmes du RN sur l’immigration avec une impudeur de plus en plus évidente, tout en laissant dériver au quotidien la sécurité (sauf la sienne bien sûr). Le pouvoir macroniste semble ainsi suivre le manuel pour les Nuls : « Porter sans effort l’extrême droite au pouvoir dans votre pays ». Il serait manipulé en sous-main par des agents travaillant pour Poutine il ne se comporterait en fait guère différemment. Cette hypothèse d’école devant être écartée, il faut juste en conclure qu’Emmanuel Macron va rester dans l’histoire comme l’homme qui, par son incapacité foncière à être un Prince démocrate, aura achevé la Vème République. Le parfait anti-De Gaulle en somme. Le père Ubu en version Énarque.

Mort et résurrection heureuse dans l’éco-socialisme, ou assassinat par les héritiers des putschistes de 1961 et de l’OAS, nul ne sait. Ou simplement répétition en 2027 du scénario macroniste avec l’un de ses épigones (E. Philippe? B. Le Maire? G.Darmanin?). Vedremo.

Qui aurait pu prévoir.

Qui aurait pu prévoir. C’est vraiment la phrase-clé de ce second quinquennat d’Emmanuel Macron.

Nous en arrivons désormais dans le dur des conséquences de son action depuis son élection en 2017. Il serait trop long de faire la liste de ce qui dysfonctionne dans ce pays en vertu de son action « révolutionnaire ». Toutes les politiques publiques sont de quelque façon en difficulté, et les comptes publics ne vont guère mieux. Pour corser le tout, la sécheresse hivernale nous en promet de bien belles pour ce printemps et cet été. Mais n’est-ce pas, qui aurait pu prévoir? Hein, qui aurait pu prévoir qu’en appliquant une vision du monde développée entre la fin des années 1930 et le début des années 1970, le néo-libéralisme, dans la France des années 2010 l’on obtienne sur tous les plans des résultats pour le moins médiocres? Prétendre innover en faisant du sous-Hayek pour inspecteurs des finances, c’est sûr que cela allait marcher. Mais là n’est pas mon propos.

Je veux simplement ici rappeler la droitisation constante de ses paroles et de ses actes depuis 2017. Nous sommes donc désormais arrivé clairement au moment « Café du commerce » ou, si l’on préfère, au moment « Grosses têtes » sur RMC. Les déclarations d’Emmanuel Macron lors de sa visite au Salon de l’agriculture sur les éleveurs qui travaillent 7 jours sur 7 et ne prennent pas de vacances, ce qui justifierait à ses yeux la légitimité de faire travailler tout le monde deux ans de plus, constituent de ce point de vue un marqueur de cette droitisation. Et encore, en utilisant ce terme, j’insulte sans doute tout ou partie de la droite (qui n’est pas assez bornée tout de même pour nier la nécessité du repos, éventuellement chrétien et dominical, et celle des vacances, récompense d’une année de dur labeur pour les uns et gagne-pain pour tous les acteurs du tourisme). Elle n’est pas elle en son entier revenue en 1820, ce qui semble bien être le cas de notre Hibernatus de Président. Il faut donc parler de « propos de comptoir », de bêtise crasse.

Il resterait à comprendre pourquoi cette droitisation a été aussi nette et rapide. On est tout de même passé entre 2017 et 2023 (six années seulement!) d’un jeune aspirant à la Présidence se voulant « bienveillant » et « écolo », à une sorte de sketch à la OSS 117 incarnant tout ce que le beaufisme qui s’assume peut avoir de pire.

La première explication peut être simplement que Macron suit son électorat. Le résultat des élections européennes de 2019 lui a montré que son salut (électoral) était dans la conquête de l’électorat de la droite, et il n’a cessé de pencher de ce côté-là. Cela lui a plutôt réussi. La droite, menée (piteusement certes) par Valérie Pécresse, a fait moins de 5% au premier tour de la Présidentielle. Et il faut bien le dire les leaders actuels de la droite, Eric Ciotti en tête, semblent avoir décidé de se rallier à l’occasion de la réforme des retraites à ce Président (objectivement) de droite. Dans cette perspective, on objectera tout de même qu’Emmanuel Macron fait fi désormais de toute cohérence entre ses différents propos depuis 2017. On aurait pu imaginer qu’il se repositionne à droite en préservant au moins les apparences d’une continuité, un peu comme Mitterand l’avait fait en son temps entre son premier et son second mandat.

La seconde explication est que, dans le fond de ses convictions, ou de son habitus plutôt, Emmanuel Macron est fondamentalement un anti-démocrate, un homme qui n’a aucun intérêt ni aucun respect pour ce que pensent et vivent ses concitoyens, « ceux qui ne sont rien ». La présente réforme des retraites qu’il a engagée constitue comme une démonstration parfaite de cet état de fait : tous les syndicats s’y opposent, les manifestations ont été bien suivies, et, surtout, tous les sondages sont convergents : une très nette majorité des actifs (autour de 90%) se déclare contre cette réforme. Une règle de base de la démocratie substantielle est ainsi violée : une norme ne peut s’appliquer que si la majorité des personnes concernées en sont d’accord. Le très prudent Pierre Rosanvallon, sans doute le moins radical de nos intellectuels publics, a souligné très récemment le problème démocratique que cela pose. Bien sûr la légalité sera (pour le moment) respectée (sans doute avec l’appui des Républicains au Sénat et à l’Assemblée nationale), mais l’esprit démocratique qui devrait présider à l’action du pouvoir dans un pays tel que le nôtre (avec une Constitution encore en vigueur d’une République sociale où figure encore par exemple un CESE) va être complètement négligé. Ensuite, les politistes auront beau jeu de souligner que la confiance dans les institutions démocratiques continue à s’effriter dangereusement, et les plus audacieux d’entre nous rappelleront que les « jeunes générations » (en fait les moins de 70/75 ans) expriment de plus en plus une demande d’écoute de la part des gouvernants. La « remise de soi » aux politiques est tout de même un concept bien dépassé. Là encore, il faut se rappeler qu’au début de son aventure politique Emmanuel Macron avait prétendu appuyer son programme politique sur une demande populaire qui aurait été recueillie à sa source même, dans les tréfonds du pays, par les premiers « marcheurs » – soit dit en passant une démarche proche de celle promue par le dit Rosanvallon avec son « Parlement des invisibles ». En bon Prince machiavélien (au sens erroné du terme pour Machiavel lui-même) , Macron s’est donc prêté aux faux-semblants de la participation citoyenne (comme encore lors du « Grand Débat » post-Gilets jaunes ou de la Convention citoyenne sur le climat), mais ce vernis d’adhésion aux valeurs de la démocratie (substantielle) craque de plus en plus à mesure que les années passent. On se dira que c’est un cas désormais fréquent dans les démocraties représentatives contemporaines : un leader arrive au pouvoir avec en main le rameau d’olivier de la démocratie, souvent en se présentant comme populiste en ce sens-là, et, quelques années plus tard, il a révélé au monde entier sa conception autocratique du pouvoir. Mutatis mutandis, Macron ne fait donc que suivre la trajectoire d’un Orban, d’un Poutine ou d’un Erdogan. Par chance, les institutions de notre République ne l’autorisent pas actuellement à briguer un troisième mandat.

Ce retour à un habitus autoritaire me parait particulièrement visible avec le cas du SNU (Service National Universel). En effet, alors qu’il ne concernait que peu de jeunes volontaires, il semble devoir devenir obligatoire à assez court terme pour tous les jeunes Français. En dehors de son coût, des difficultés d’organisation à prévoir et de son inefficacité à atteindre les buts que le pouvoir lui assigne officiellement (en gros, créer du civisme chez les futures générations) selon tous les savoirs disponibles en la matière, c’est l’esprit qui anime ce genre de dispositif qui ne peut qu’alarmer. Les historiens rappellent à qui veut bien l’entendre que cette forme de scoutisme obligatoire ressemble fort aux Chantiers de jeunesse du régime du Maréchal Pétain (1940-1944), avec des proximités troublantes dans les objectifs visés. Dans l’Europe du XXème siècle, à ma connaissance, seuls les régimes totalitaires de droite et de gauche ont créé des dispositifs d’encadrement de la jeunesse, inspirés du scoutisme, et séparés à la fois de l’éducation ordinaire et de l’armée. Est-il nécessaire de rappeler les Ballila fascistes, les HJ nazis, ou les FDJ de la République démocratique allemande? Au moins ces dispositifs d’encadrement de la jeunesse, par leur continuité tout au long de la vie des adolescents, pouvaient-ils se targuer de quelque efficacité à formater l’esprit de leurs troupes? (Cette formation dans les Ballila est souvent évoquée pour expliquer l’engagement spontané de très jeunes gens dans les troupes de la RSI en 1943-44.) Il est à noter d’ailleurs que ces dispositifs n’étaient pas complètement obligatoires, et qu’ils le sont devenus assez lentement au fil du durcissement des régimes concernés. En effet, ils violent là un des droits les plus fondamentaux dans une société se voulant minimalement libérale, celui des parents à choisir les valeurs qu’ils souhaitent transmettre à leurs enfants. On aura bien compris aussi, vu la personne qui la porte au gouvernement, qu’il s’agit de débusquer des descendants de fellagha dans la belle jeunesse de France. On peut douter que ce soit là la meilleure méthode.

Si le SNU n’était qu’une initiation à la vie militaire, gérée entièrement dans des casernes par les militaires eux-mêmes, il serait dans le fond acceptable si l’on admet, ce qui reste encore à discuter, qu’il faudra rétablir à court terme la conscription des deux sexes. Malheureusement, ces initiateurs semblent viser bien plus large. Il s’agit pour eux de former le citoyen (et de faire sortir de sa tanière le djihadiste en le mêlant à la masse saine de la jeunesse). Mais alors à quoi sert donc l’institution scolaire? N’a-t-elle pas ce même but parmi ces divers objectifs depuis le XIXème siècle? Et, puis, de manière réaliste, ne va-t-on pas aboutir au même résultat avec ces quinze jours de SNU que celui observable pour les stages de récupération des points de permis? Les jeunes iront se faire gourmander, et, ensuite, ils auront des anecdotes à raconter à leurs potes sur l’absurdité de la chose pour quelques années.

L’insistance d’Emmanuel Macron à soutenir cette innovation, bien vintage en réalité, devrait donc inquiéter grandement toutes les personnes d’esprit démocrate et libéral.

Par contre, tous les courant autoritaires du pays n’ont plus qu’à se réjouir. Qui aurait pu prévoir que cet Emmanuel Macron, néo-libéral infiltré au plus haut niveau du pouvoir socialiste entre 2012 et 2017, devenu Président centriste en 2017, finisse par être celui qui prépare les conditions de la transformation d’une vieille démocratie représentative en un régime autoritaire? Le Rassemblement national n’aura en effet qu’à reprendre et poursuivre tout ce qui a été entrepris depuis 2017 en la matière. Et le pire est sans doute qu’il arrivera légalement au pouvoir poussé par l’exaspération vis-à-vis de l’autoritarisme macronien, au nom justement de la démocratie.

Prétendant par deux fois faire barrage au RN, Macron en partage les aspirations profondes. Qui aurait pu prévoir.

Timothée Parrique, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance

Un jeune économiste, Timothée Parrique, en poste à l’Université de Lund en Suède, a choisi de présenter au grand public francophone une synthèse de l’option « décroissance » pour lutter contre le changement climatique et contre toutes les autres menaces qui pèsent sur l’habitabilité humaine et non-humaine de la Terre. Il a choisi le titre provocateur de Ralentir ou périr, sous-titré L’économie de la décroissance (Paris: Seuil, 2018).

Comme il s’en explique bien dans l’ouvrage lui-même, il a préféré maintenir l’usage du terme de « décroissance » (degrowth) avec tout ce que cela implique de polémiques, parce que ce terme, dont il impute la naissance politique à des auteurs français (cf. chapitre 5, Petite histoire de la décroissance. De l’objection de croissance à la post-croissance, p. 155-189), souligne la radicalité du virage qu’on se propose d’opérer. Il ne s’agit donc pas d’édulcorer le propos, mais de bien faire entendre dans l’espace public une voix qui souligne qu’il faut rompre avec la société et l’économie de croissance. Cette conviction repose sur les acquis de l’économie écologique, que pratique l’auteur, selon laquelle il n’existe pas de solutions aux problèmes écologiques de l’humanité sans une réduction drastique de la taille matérielle et énergétique de l’économie (tout au moins dans les pays se situant au delà d’un revenu minimal par habitant) (cf. chapitre 2, L’impossible découplage. Les limites écologiques de la croissance, p. 53-90). Il écarte ainsi les termes de « a-croissance » ou de « post-croissance » (post-growth), parce qu’ils ont tendance à gommer la charge polémique du terme de « décroissance », même s’il doit bien reconnaitre que le second tend à s’imposer dans le débat académique (cf. fin du chapitre 5 déjà cité, où l’on trouvera aussi une bonne bibliographie commentée).

Le livre est clairement organisé en une première partie comportant toute une série de chapitres décrivant les impasses (économiques, écologiques, sociales) de la croissance . Un objectif (chiffré) pourtant visé par tous les politiciens depuis des décennies, mais qui ne résout aucun des problèmes qu’elle est censée résoudre (chômage, pauvreté, etc.) et qui en crée à foison (pollution, congestion, inégalités, stress, etc.). Les lecteurs avisés de ces chapitres reconnaîtront leur caractère pédagogique, tout en regrettant de n’y trouver guère de nouveautés pour qui connait depuis longtemps ces critiques – déjà pour certaines présentes dans les manuels de SES dans les années 1990. La seconde partie est plus prospective tente d’illustrer à la fois le chemin de transition vers une société en décroissance, et le but final d’une telle société, où il s’agirait de vivre bien tous sans avoir à aller au delà de la satisfaction des besoins démocratiquement choisis comme essentiels. Là encore, tout cela est bien synthétisé, mais guère nouveau, une utopie anticapitaliste à la William Morris à peine modernisé. Il finit par un chapitre destiné à répondre aux principales polémiques à l’encontre de cette approche (chapitre 12, Controverses. 12 critiques de la décroissance, p. 241-268). En lisant ce dernier chapitre, on admirera le talent de polémiste de l’auteur, tout en craignant d’en être soi-même victime si l’on se permet d’émettre quelques dures critiques à son encontre.

Je m’y risque cependant, et envisage donc à ce titre d’être rangé par l’auteur de l’ouvrage au rang des fameux « chiens des garde » académiques que dénonçait en son temps Paul Nizan.

Premièrement, T. Parrique explique (à juste titre) que toute cette transition doit se faire dans la justice sociale, reprenant d’ailleurs les savoirs élaborés à ce sujet par le GIEC à ce sujet, et donc que ce sont essentiellement et d’abord les riches actuels qui devront profiter moins d’une croissance qui n’existera plus et que ce sont ces mêmes riches actuels qui devront renoncer à la plupart des supériorités (matérielles, énergétiques, symboliques) qu’ils affichent actuellement face au reste de la population. Il souligne bien par ailleurs que cette approche est anticapitaliste (« Martelons-le: depuis l’origine, le courant de pensée décroissant est fondamentalement anti-capitaliste », p.256), et la conclusion, titrée Déserter le capitalisme (p.269-p. 277) appelle à un nouvel imaginaire au delà du capitalisme. Il veut aussi démocratiser le fonctionnement des entreprises. Fort bien. Le problème est que l’auteur semble vouloir ignorer à la fois le poids des riches sur tout processus politique (surtout en démocratie libérale, tout en le faisant dûment remarquer p. 266, en citant Julia Cagé, Le prix de la démocratie, en note 78) et surtout la motivation de tout (très) riche (ordinaire) à le rester (très riche). Il se contente dans une réponse à l’objection de l’inacceptabilité par la population du programme de décroissance qu’il propose par citer des sondages qui iraient dans son sens (p. 264-265), sans réfléchir un seul moment sur la marginalité de toute tentative électorale d’utiliser le terme (marginalité qu’il connait pourtant, cf. chap. 5), et, dans une autre, sur le caractère totalitaire du projet d’appeler à « la mobilisation courageuse de toutes la force de la société » (p.267). Le problème de notre auteur – et éventuellement de ses lecteurs trop enthousiastes – est donc de se leurrer totalement sur la faisabilité politique d’un tel programme. Ou tout au moins de ne pas voir qu’a minima pour le réaliser, cela supposerait un Lénine ou un Mao pour lui donner une stratégie de passage à la décroissance, ou pour être plus pacifique, une Rosa Luxembourg ou un Jaurès pour amener de tels bouleversements dans l’ordre politique, économique et social de nos pays. Pour ma part, je ne connais pas d’exemple (en dehors des deux guerres mondiales et des révolutions socialistes russes, chinoises, etc.) où les riches acceptent sans mener une lutte à mort avec les « partageux » une diminution de leurs avoirs, privilèges, revenus, etc. Je ne suis pas sûr du tout que la perspective d’un écroulement écologique, même à court terme, soit suffisante pour les convaincre de coopérer de bon cœur à la grande œuvre humanitaire qui nous est ici proposée. Au mieux, ils donneront quelques moyens de recherche à des économistes du genre de Thomas Parrique pour faire patienter le bon peuple. Au pire, à force de leur dire publiquement que ce sont eux le premier problème, ils vont finir par en tenir compte en faisant tout ce qui est en leur (grand pouvoir pour que l’économie de décroissance ne s’impose dans les cœurs et les esprits. Bolloré n’a pas fini de financer CNews.

Deuxièmement, Thomas Parrique, bien qu’il connaisse comme tout le monde les liens entre la puissance économique (mesurée par le PIB) et la puissance militaire, l’innovation pour la guerre et celle dans la paix des marchés concurrentiels mondialisés, fait comme si une économie décroissante était possible dans un monde de rivalités de puissance. Ce qui se passe en Ukraine depuis février 2022 et ce qui va se passer sous peu autour de Taïwan devrait rappeler à tout le monde, y compris aux économistes de la décroissance, aux spécialistes de l’économie écologique, que la puissance des États dépend de leur capacité à mobiliser énergie, matières premières, innovations, etc. pour la guerre . Comme me le disait il y a bien longtemps (dans les années 1970) mon professeur d’histoire au lycée pour nous expliquer le miracle économique allemand d’après 1945, une usine et ses savoirs-faire peuvent servir à la fois à faire des machines à coudre ou des mitrailleuses. Plus sérieusement, il n’aura échappé à personne que les années de forte croissance de l’après Seconde guerre mondiale sont largement liées aux progrès technologiques dans les méthodes de production pendant les deux premières guerres mondiales. « La Grande Accélération » résulte des « Grandes Guerres ». Très prosaïquement, pour une puissance d’aujourd’hui, ralentir (ses innovations technologiques, son enrichissement matériel, sa finance, etc.), c’est (prendre le risque de) périr. L’armée russe serait depuis longtemps à la frontière polonaise si les pays occidentaux n’avaient pas livrés tant et plus d’armements les plus modernes à leur disposition à l’armée ukrainienne, et si l’Occident n’avait pas les moyens d’assurer la survie financière de l’Ukraine.

En somme, je doute fort que nos sociétés sachent ou même puissent ralentir. Sauf révolution mondiale décroissantiste bien sûr! Qu’elles doivent périr est par ailleurs une autre histoire à plus court terme. Plus prosaïquement le combat à mort entre autocraties et démocraties en cours décidera.

Mais mes propos de « chien de garde » étant posés, rien n’interdit aux lecteurs de T. Parrique de rêver et d’espérer. C’est bon pour le moral.

Avant le déluge.

Cela pourrait paraître étrange d’utiliser ce vieux terme biblique de « déluge » dans une France qui sort d’une canicule printanière et s’apprête à vivre une nouvelle canicule estivale et peut-être en prime qui sait une canicule automnale, mais c’est le mot qui m’est venu à l’esprit en pensant à notre situation présente. Nous, contemporains (bien lotis) de l’an 2022, vivons dans l’attente d’un moment ou d’une suite de moments qui mettrons fin à notre contemporanéité, encore si inspirée des années de paix du second vingtième siècle. Nous allons entrer dans autre chose, de terrible, d’inédit, de tragique au sens fort du terme. Nous n’y sommes guère préparés. Le COVID et la nouvelle invasion russe de l’Ukraine ne sont que le début d’un moment historique qui s’annonce vraiment pénible.

Désolé de ce ton quelque peu prophétique, mais, si l’on s’astreint à suivre un peu l’actualité (activité clairement nuisible à la santé mentale!), il est difficile de ne pas aller vers cette conclusion. L’historien Adam Tooze s’est essayé récemment à faire une carte conceptuelle de cette « polycrise » (copyright Juncker) qui se profile. Aux États-Unis, qui restent l’épicentre de l’économie mondiale et l’arsenal des démocraties occidentales, la majorité réactionnaire de la Cour suprême semble bien décidé à imposer le règne terrestre de leur Dieu courroucé à une majorité (démographique) d’Américain(e)s n’en voulant pas, et les politiciens du Parti républicain ne cessent de donner des preuves qu’ils se situent désormais tellement à droite que les mots convenables manquent désormais pour les qualifier (car, à y bien regarder, les fascistes et les nazis des années 1920-1940 étaient en fait bien plus modernistes ou scientistes qu’eux) et surtout qu’ils ont perdu tout respect pour une confrontation électorale qui ne serait pas biaisée en leur faveur (ce qui, pour le coup, en fait de vrais héritiers du fascisme, ou, au minimum, de la manière d’envisager le combat électoral dans le Sud des États-Unis entre les années 1870 et 1950). En France, à force d’impéritie de nos gouvernants des cinquante dernières années, l’extrême-droite du Rassemblement national (RN) a enfin réussi à dépasser le seuil où elle devient compétitive dans des élections majoritaires à deux tours, bien aidée il est vrai par la mort sans fleurs ni couronnes du « Front républicain ». Magnifique réussite du premier mandat présidentiel d’Emmanuel Macron, où, sous prétexte de Révolution (copyright Macron), tout a continué comme avant dans les politiques publiques, en pire certes. Uber partout, justice sociale nulle part. Aussi appauvrie et dépeuplée soit-elle, la Russie de V. Poutine ne peut que finir par gagner la guerre qu’elle mène contre l’Ukraine, car, si elle venait à la perdre sur le plan de la guerre conventionnelle, il ne fait pas de doute qu’elle la regagnerait dans un gambit mortel grâce à l’usage de son arsenal nucléaire contre l’Ukraine. Comme les vies ukrainiennes valent moins que zéro au Kremlin, il est difficile de ne pas arriver à cette terrible conclusion. Une puissance nucléaire rogue ne peut pas perdre. La Chine s’affirme chaque jour qui passe comme une dictature doté de nouveau d’un « grand leader ». L’Inde, encore sur le papier la plus grande démocratie du monde, ne vaut guère mieux. Le réchauffement climatique d’origine anthropique est devenu désormais une réalité sensible, et comme dirait le Secrétaire général de l’ONU, la radicalité en la matière n’est pas là où l’on croit la voir. Pour couronner le tout, la famine menace les populations des pays les plus pauvres. Je pourrais donc multiplier les faits et moi aussi montrer leurs intrications. Il suffit de relier les différents éléments du tableau.

Mais, du coup, je me demande de plus en plus à quoi peut bien servir la science politique. Certes, du point de vue des avancées scientifiques, de la description des faits et de celle de leurs enchainements, les revues scientifiques sont pleines d’analyses pertinentes, de mieux en mieux fondées théoriquement et empiriquement. De bons livres paraissent chaque jour. Une discrète presse de qualité subsiste vaille que vaille. Le niveau des jeunes collègues n’a sans doute jamais été aussi élevé. La circulation mondiale des idées et des concepts est devenu d’une rapidité sans pareille. Mais qu’est-ce que cela change dans le déroulement du réel historique? Est-ce que toutes ces analyses de science politique ont entravé de quelque façon que ce soit les Trump, Modi, Poutine, Orban, Erdogan, B. Johnson et autres? Est-ce que cela a aidé à limiter le réchauffement climatique ou l’écroulement de la biodiversité? Ou plus près de chez nous le déploiement politique du Rassemblement national sur de plus en plus de territoires? Nous sommes certes devenus excellents dans la description des maux qui affligent l’humanité en général, et chaque pays en particulier, nous savons pourquoi et comment nous allons dans de très mauvaises directions, mais à quoi bon?

Pour ma part, je sens donc de plus en plus peser l’inanité de tout discours qui décrit les tenants et les aboutissants de ces régressions de plus en plus évidentes. Les bibliothèques en débordent. Certes, l’on dira que toutes ces recherches peuvent informer des combats politiques émancipateurs, libéraux, écologiques, inspirer des réformes institutionnelles, voire même éclairer des politiques étrangères avisées en défense de l’émancipation, mais, pour l’instant, à l’échelle globale, c’est à un recul généralisé des réalités démocratiques, libérales et écologiques que l’on assiste. Hong-Kong est ainsi tombé au champ d’honneur. La Tunisie, seul espoir restant des Printemps arabes de 2011, rebascule lentement mais sûrement dans une nouvelle dictature. Et tout le monde occidental de faire des risettes à n’importe quel pays autocratique (Arabie Saoudite, Qatar, Émirats Arabes Unis, Algérie, etc. voire Venezuela) capable de nous fournir le pétrole, le gaz ou les matières premières dont le conflit avec la Fédération de Russie le prive. La Coupe du monde de football au Qatar représentera en cette année 2022 comme le résumé de toutes nos afflictions (corruption, mépris des droits des travailleurs, sport-spectacle, nationalisme, dépendances aux énergies fossiles, climatisation à outrance pour s’adapter, etc.), sans même parler de la nature du régime qatari, assez loin des valeurs d’une démocratie à la scandinave tout de même. L’auteur d’une dystopie sur les derniers temps de notre civilisation occidentale n’aurait pas pu imaginer mieux. De fait, nous pouvons déclarer avec les moyens de notre discipline, sans crainte de nous tromper, que la démocratie libérale et pluraliste se trouve en déclin dans le monde, tout comme nos collègues climatologues peuvent déclarer, sans plus hésiter une seconde, que le réchauffement d’origine anthropique commence vraiment à se faire sentir. Le rêve kantien d’une fédération mondiale de républiques libérales n’est donc pas prêt de se réaliser. On en aurait pourtant bien besoin pour maintenir ensemble la Terre habitable.

Bref, il y a des jours où je me demande bien à quoi nous servons. Sans doute, la science politique permet de former les étudiants aux mécanismes de la vraie vie, loin des fables désuètes de l’instruction civique ou de tout discours lénifiant ou à l’inverse complotiste sur la vie politique. Ils en feront ensuite l’usage qu’ils souhaitent en fonction de leur propre vision du monde. Au moins, s’efforce-t-on de s’approcher du réel, c’est déjà cela. Mais, sur le plan plus large de la société, qui cela intéresse-t-il vraiment le réel? En un sens, la volonté d’un groupe de scientifiques de proposer aux nouveaux députés français, élus en 2022, pas en 1993 ou en 2002, une formation sur le changement climatique et les enjeux qui y sont liés a permis de confirmer par son insuccès même que le réel n’intéresse guère. Seulement un quart au plus des nouveaux députés est venu voir de quoi il s’agissait, avec logiquement une domination parmi les visiteurs du stand des scientifiques de bonne volonté, des habituels « islamo-gauchistes » de la « NUPES ». La palme de la réaction la plus éclairante a été celle de ce cher bon vieux gaulliste Nicolas Dupont-Aignan, qui aurait dit : « Ah non surtout pas le rapport du GIEC! » ou quelque chose d’approchant. Cette réaction viscérale de sa part, plus honnête que l’évitement des autres députés de droite, d’extrême-droite et du centre-droit, aura au moins eu le mérite, par sa spontanéité, de montrer l’échec de tout ce mécanisme de validation d’une science partagée. On aura eu beau construire depuis le début des années 1990 le plus complexe mécanisme de validation d’un texte établissant l’état du savoir entre scientifiques concernés et gouvernements (y compris de pays pétroliers et gaziers), que l’humanité ait connu (voir à ce sujet, le très bon livre de Kari De Pryck, GIEC. La voix du climat. Paris : Presses de Science Po, 2022), il y aura encore et toujours des politiques pour nier ou ignorer tout en bloc parce que cette réalité-là les ennuie. Comme concluait un historien de l’environnement un de ses textes récents destinés au grand public, la science n’a aucun pouvoir de conviction en elle-même. On s’en doutait un peu, mais on en reste toujours surpris à chaque fois. Par contre, les glaciers qui vous tombent dessus ou l’eau d’irrigation qui manque, c’est déjà un peu plus persuasif.

Et, sur un plan très général, trop général sans doute pour un billet de blog, je me dis qu’après tout, n’a-t-il pas fallu les tragédies de deux guerres mondiales pour permettre à l’ordre d’après la Seconde guerre mondiale de se mettre en place? Par essais et erreurs en quelque sorte. Et encore, non sans mal. Il nous faudra donc nous aussi quelques tragédies à la mesure des défis que nous devons affronter pour faire émerger – ou pas – un nouvel ordre mondial. Cela ne dépendra d’ailleurs pas tant des propositions que quiconque pourra faire et qui sont déjà pléthores, que du déroulement des événements, des conséquences à assumer, des rapports de force. Qui aurait pu imaginer vraiment en 1910 le monde de 1950?

Sur ce, avant le déluge, affrontons déjà la canicule, et essayons déjà d’y survivre.