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Laurent Davezies, La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale.

Le nouveau livre de l’économiste et géographe Laurent Davezies (La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, Paris : Seuil, 2012) réussit le rare exploit d’être à la fois court et quelque peu redondant. Bien qu’il ne fasse qu’un peu plus de 100 pages, le lecteur même le plus inattentif aura compris l’argument assez vite. Un journaliste m’a expliqué qu’un lecteur ordinaire ne peut comprendre dans un texte qu’une idée générale à la fois. Il semble bien que Laurent Davezies applique « à l’insu de son plein gré » cette méthode dans son livre.

Il nous explique en effet en long, en large et en travers que les conséquences territoriales de la crise économique en cours risquent d’être fort différenciées selon les territoires de la France métropolitaine. J’utilise à dessein l’expression de France métropolitaine, parce qu’à aucun moment, l’auteur, géographe pourtant, ne l’utilise, et l’on verra qu’en fait, c’est une véritable honte de sa part, en raison même de la teneur de sa démonstration.

La thèse générale de L. Davezies est qu’au vu des statistiques (officielles) disponibles (emploi, production industrielle, démographie, etc.), il est possible de construire une division des territoires métropolitains en quatre grandes catégories, selon une double opposition : relation au marché/relation à l’Etat (social); dynamisme/régression.

Il y aurait ainsi une France (métropolitaine) « marchande dynamique »  vivant de ses connexions positives aux grands développement en cours dans le marché mondial. Il s’agit de « la France qui gagne » des grandes métropoles (Paris et la plupart des très grandes villes du pays). La partie la plus éduquée de la population s’y concentre, et c’est là que se matérialisent sur un espace géographique réduit les gains d’agglomération et les opportunités de toute nature. En somme, Fier d’être lyonnais! Il y aurait à l’inverse une France « marchande en difficulté » subissant de plein fouet ces mêmes développements du marché mondial : celle-ci correspond essentiellement à la France des villes moyennes du nord-est du pays, aux habitants en moyenne faiblement éduqués, tentés en plus par le vote FN. Là où la grande et belle industrie de nos aïeux et même encore de nos grands-parents s’était localisée au XIXe siècle, ou éventuellement s’était délocalisée après 1945, c’est là, avec la présente crise, que s’opèrera dans les années à venir la débâcle finale. Celle-ci fait suite à un déclin engagé au début des années 1980, qui continue imperturbablement au fil des décennies et que la présente crise engagée en 2008 ne fait que compléter.  Ainsi, un jour prochain (2020? 2025?), si je puis me permettre d’anticiper quelque peu, PSA fermera sa dernière usine du côté de Mulhouse… comme, jadis, les usines textiles et les mines fermèrent dans le Nord. Vae victis.  Il y a ensuite la France « non marchande en difficulté », désormais dépeuplée, guère reliée directement aux soubresauts du marché mondial, puisqu’elle vit essentiellement d’emplois publics (résiduels), de (petites) retraites paysannes, commerçantes, artisanales et ouvrières, et de quelques résidus d’activités économiques privés : cela, globalement, recouvre la célèbre « diagonale du vide » (nord-est/sud-ouest). La France précédente  risque bien de ressembler à cette dernière à terme. Enfin, il y a une France « non marchande dynamique », essentiellement localisée vers l’ouest et le sud-ouest, mais aussi au sud-est, du pays. Elle a réussi à concilier depuis les années 1980 une faible insertion dans les soubresauts du marché mondial et un étonnant dynamisme économique et démographique : pour caricaturer (à peine) le propos, c’est la France qui vit à la fois de la manne publique et des bonnes retraites des ex-cadres du reste de la France, venus s’y installer pour bénéficier du bon air de l’Atlantique – ou, aussi du bon air de la Méditerranée.

L. Davezies s’inquiète, non sans raison évidemment, du fait que l’atténuation des effets sociaux de la crise économique ouverte à la fin des « Trente Glorieuses » ait reposé depuis le début des années 1980 sur les emplois publics et sur la redistribution territoriale des revenus liés aux aides sociales et au système de retraite par répartition. De fait, si les aides sociales diminuent,  si  les retraites se font aussi tardives que minuscules,  si de nouveaux emplois publics ne peuvent  plus être créés ou si ceux qui existaient disparaissent, les territoires déjà les plus en difficulté vont connaître des heures particulièrement sombres, et l’avenir de la France non marchande dynamique devient lui-même fort incertain. Il laisse quand même un peu d’espoir à cette dernière dans la mesure où elle semble, par certains côtés, avoir développé des potentialités autonomes de développement.

La thèse de L. Davezies ne manque pas de pertinence, mais  il n’est cependant  sans doute pas le premier à se rendre compte que l’espace métropolitain connait une insertion fort différentiée dans la mondialisation, que l’État-Providence y joue un rôle intégrateur, que la crise financière de ce dernier risque de ne pas améliorer la situation. Cependant, je suis ressorti fort énervé de cette lecture.

Premièrement, avec un tel modèle qui insiste (à raison) sur l’importance de la redistribution étatique (via les emplois publics et les revenus de transfert) pour la santé des territoires et aussi sur les caractéristiques hétérogènes de ces mêmes territoires en matière d’insertion dans le marché mondial, il m’a paru extrêmement choquant que la question de la France d’outre-mer ne soit même pas évoquée. Elle se pose pourtant, et, dans des termes sans doute semblables à ceux utilisés dans l’ouvrage lui-même. Si  l’on admet le modèle de l’auteur selon lequel ce sont les grandes métropoles (Paris, Lyon, Lille, etc.) qui vont tirer la croissance française dans les années à venir, force est de supposer que la France d’outre-mer sera dans une situation particulièrement dégradée de ce point de vue. Lorsqu’on publie un ouvrage d’inspiration géographique dans une collection intitulée « La République des idées », il serait bon de ne pas oublier que la République française ne se réduit pas à la métropole ou à l’hexagone selon le terme que l’on préférera.

Deuxièmement, en dehors d’une mise en garde et d’un diagnostic lugubre, que suggère l’économiste et géographe? Il constate (là encore à juste titre) que la mobilité des individus dans l’espace français demeure, surtout pour les personnes les moins qualifiées, une mobilité de proximité : on quitte sa petite ville industrielle en crise pour la ville moyenne d’à côté en déclin un peu moins prononcé. Les obstacles à la mobilité sont indiqués (par exemple les coûts des transactions immobilières, la saturation du marché locatif dans les métropoles, etc.), et quelques remèdes sont proposés, mais tout cela m’a paru bien prudent. Surtout,  comme le montre sa conclusion, il décrit une sorte de trade-off territorial en cours : si la France veut profiter de la mondialisation, elle doit s’appuyer sur ses métropoles – et, en pratique, ne pas charger d’impôts et de taxes les acteurs économiques modernes qui y opèrent. Laissez-y « les Pigeons » s’envoler, Messieurs les gouvernants! Mais, si l’Etat-Providence au sens large devient incapable de redistribuer, cela signifie pour de vastes parties du territoire un désastre social  encore inédit . L. Davezies en semble lui-même un peu effrayé et suggère simplement qu’une partie au moins de la France délaissée par les bonnes fées de la mondialisation s’efforce de devenir  marchande.

Mais que suggère-t-il pour effectuer cette contre-attaque? Peut-être ne se pose-t-il vraiment les bonnes questions?

Soyons en effet un peu radical : pourquoi les retraités qui en ont les moyens économiques vont-ils dans certains lieux plutôt que d’autres? Pourquoi  la métropole de Lille semble désormais s’être rebranchée à la mondialisation de manière positive et un peu moins celle de Marseille? Pourquoi des petites villes du centre semblent en déclin irréversible? Ne doit-on pas s’interroger sur les causes de ces attraits et de ces déclins?

Plus encore, son modèle ne vient-il pas simplement entériner le réel dans un vaste certificat de décès économique adressé à l’ensemble des habitants de ce pays qui ont le malheur de ne pas être assez qualifiés et/ou de ne pas habiter au bon endroit? L’avenir (radieux?) est promis aux « bobos » innovants et créatifs des métropoles, et les prolétaires des Ardennes, de Bourges, de Montbéliard  et de la Haute-Savoie n’ont plus qu’à préparer leur mouchoirs et attendre gentiment la mort en profitant du RSA d’abord et du minimum vieillesse ensuite.

Bref, tout cela ne nous avance guère…

Ps. Une autre note de lecture sur le même livre, sur le site Non fiction sous la plume avisée de Yolaine Vuillon – une collègue du centre de recherche auquel j’appartiens (UMR PACTE), mais que je ne connais pas personnellement. Le lecteur notera la convergence (partielle) des propos, avec une plus grande insistance sur le mépris de l’auteur envers les questions écologiques. Ma collègue a remarqué, comme moi, que le livre manque d’espérance, et qu’il tend à accepter bien vite le triste état des choses qu’il décrit avec une délectation qu’on pourrait qualifier de morbide si on voulait faire avant-dernier siècle.

Christophe Guilluy, Fractures françaises.

C’est peu de dire que j’ai hésité à chroniquer ce livre de Christophe Guilluy, Fractures françaises (Paris : François Bourin Editeur, 2010) sur mon blog. En effet, l’auteur inscrit dans son texte comme destinataire idéal de ses propos d’hypothétiques leaders d’une gauche qui retrouverait le goût et le sens de la « Question sociale », mais, à raison même de  son contenu sociologique, j’ai plutôt l’intuition que seuls Martine Le Pen ou Bruno Gollnish pourraient faire de cet ouvrage leur livre de chevet. En un sens, s’il se veut une intervention politique dans le débat au service de la gauche, ce livre s’avère  totalement raté, dans la mesure où le diagnostic qu’il pose avec quelque justesse revient à souligner l’impasse définitive dans laquelle la gauche de gouvernement se situerait.

Quelle est donc la thèse de cet ouvrage, que le lecteur supposera du coup comme particulièrement sulfureux? Christophe Guilluy, en tant que géographe, propose une  interprétation de la structuration sociospatiale de la société hexagonale. (Je dis hexagonale, pour souligner justement qu’il s’inquiète de l’éclatement de la société française en segments séparés.) On verrait dans les trois dernières décennies naître deux hexagones avec des logiques contrastées : d’une part, les grandes métropoles (Paris, Lyon, etc.) deviendraient le lieu d’une cohabitation sur un espace restreint entre les classes profitant économiquement de la globalisation de l’économie capitaliste et attirés culturellement par l’idée de mobilité permanente, de cosmopolitisme, de mélange des cultures, et les groupes sociaux les plus économiquement désavantagés présents dans l’hexagone, essentiellement constitués de personnes sous-qualifiés issus de l’immigration familiale d’après 1974; d’autre part, le reste du pays où se seraient en quelque sorte réfugiés les autres habitants, le gros de la population française, la majorité des ouvriers et des employés en particulier. C’est là le principal message du livre : sur les dernières années, la France des « petits » (pour reprendre une terminologie ancienne) est devenue invisible aux yeux des médias et des décideurs publics parce qu’elle s’est dispersée façon puzzle loin des métropoles. Cette dispersion s’explique par deux aspects principaux : d’une part, les « petits » ne peuvent pas se payer le luxe de subir les effets de l’insécurité provoquée dans les quartiers de banlieue, en particulier d’habitat social, par une minorité de délinquants parmi les plus miséreux, conduites déviantes d’une minorité que l’action publique s’avère incapable d’enrayer; d’autre part, l’explication se trouve là plus sulfureuse, ces « petits », essentiellement des personnes issues des immigrations intérieures à la France ou des pays européens proches, ne peuvent pas supporter le choc, que l’auteur qualifie de culturel, de se retrouver désormais en minorité numérique dans des quartiers qui furent autrefois les leurs. Il y aurait bel et bien en France des « effets de substitution » de population dans certaines banlieues.  Les nouveaux minoritaires, ex-majoritaires des quartiers populaires des villes-centres et des banlieues, recherchent du coup, via l’acquisition d’une maison individuelle loin des métropoles, la sécurité de sentir de nouveau l’autochtone d’un lieu.

Les cartes en moins et l’accent sur l’immigration en plus, Christophe Guilluy reprend donc ici la thèse qu’il avait déjà exprimé avec Christophe Noyé dans son très pertinent Atlas des nouvelles fractures sociales. Les classes moyennes oubliées et précarisées (Paris : Autrement, 2004). Pour lui, contrairement au halo médiatique constitué par le « problème des banlieues », la France des petits, des sans grade (toute allusion…) qui souffre des effets de la mondialisation (au sens économique et culturel), autrement dit la vraie Question sociale du point de vue quantitatif et non pas de celui, médiatique, des émeutes urbaines, voitures brûlées, et autres hauts faits de la racaille qu’il faut karchériser pour parler en Sarkozy, s’est déplacée dans le péri-urbain ou le rural profond. Elle en est devenue du coup invisible. Les politiques publiques font largement erreur dans  leur focalisation sur les banlieues parce qu’elles réagissent plus à chaud à des hauts faits médiatisés qu’à la vague de fond qui restructure le territoire.

Malheureusement, la thèse reprise en 2010 n’est tout de même pas loin d’une vision ethnicisée de l’hexagone. L’auteur s’en défend hautement, et critique au contraire l’opposition inclus/exclus largement utilisée dans les médias et le débat public, qui n’est finalement qu’une autre façon  républicaine de dire Français de souche/Immigrés, voire Blancs/Pas blancs. Pour lui, le problème des banlieues  résulte avant tout de la dynamique des marchés du travail métropolitains, qui n’offrent pas de perspectives d’emplois à des populations sans qualifications issues du regroupement familial, et de l’existence d’une offre locative sociale, au départ destinée à loger les ouvriers de l’industrie de ces métropoles, qui accueille ces populations économiquement surnuméraires.  Cependant,  à le lire, il n’est pas sûr qu’il ne tende pas à renforcer  l’approche Français de souche / Immigrés : certes, il insiste sur le fait que la plupart des immigrés ne vivent pas dans les banlieues, que ces dernières, pour une grande partie de leurs habitants, ne sont  en réalité qu’un lieu de passage dans un parcours biographique ascendant, qu’il existe finalement plus de chances de réussite professionnelle pour un jeune de banlieue que pour celui du rural profond, qu’au total, contrairement à ce qui est souvent dit, l’État et les autorités municipales concernées n’ont pas du tout baissé les bras dans ces quartiers que les tendances lourdes de l’économie tendent à appauvrir et y offrent plus de services publics que dans le rural profond, ne serait-ce que parce, désormais, ces banlieues construites dans les années 1950-1970 se trouvent relativement proches du centre de la métropole par rapport au reste de l’habitat diffus construit depuis   ; mais il souligne aussi la profonde ghettoïsation de ces banlieues, où les jeunes descendants d’immigrés familiaux ne rencontreraient plus que des semblables, où les mariages se feraient de plus en plus au pays, pour ne pas dire « au bled », et où une perception ethnique de la réalité l’emporterait désormais chez tout un chacun (y compris chez un maire de banlieue comme Manuel Valls). L’auteur dénonce à la fois avec force des élites qui ne verraient plus la France qu’à travers une opposition villes-centres/banlieues, majorité blanche/minorités ethniques, et en même temps, il renforce par de nombreuses données sociologiques cette impression de la création de ghettos ethniques (contrairement à l’opinion dominante, me semble-t-il, chez les sociologues).

Du coup, le livre finit par imposer l’idée d’une tripartition de l’espace social :

– centres-villes bourgeois et anciens quartiers populaires des villes gentrifiés qui abritent les gagnants de la mondialisation, avec éventuellement une cohabitation dans les anciens quartiers populaires de « bobos » et de sous-prolétaires d’origine immigré récente (ce qui correspond à la diversité du bâti). C. Guilluy fait remarquer que les « bobos » s’accommodent fort bien de la présence de ces « exclus » tant que la cohabitation reste distante malgré la proximité spatiale, surtout quand ces mêmes « bobos » peuvent obtenir grâce à leur présence la baisse indirecte des services qu’ils achètent. L’auteur cite les restaurants abordables grâce au travail au noir en cuisine, on pourrait aussi citer la garde des enfants, le repassage, etc. . Il ajoute quelque peu perfidement que, si les écoles primaires restent peu ségrégées dans ces quartiers ex-populaires entre rejetons des « bobos » et ceux des « exclus », les collèges le sont déjà beaucoup plus, pour ne rien dire des lycées. Comme j’habite à la Guillotière à Lyon, je ne peux qu’accepter son diagnostic, même si mon îlot (au sens urbanistique) appartient sans doute à la petite bourgeoisie depuis les années 1950.

– les banlieues ex-ouvrières, devenus le lieu de concentration de « toute la misère du monde », que, finalement, la France « accueille » selon l’auteur plus que ne le prétend le discours officiel. Elles représentent effectivement selon lui le lieu de l’insécurité, et connaissent une rotation rapide des populations. N’y restent que ceux qui n’ont pas encore trouvé les moyens d’aller ailleurs. Ces quartiers sont en train de devenir des ghettos en dépit des efforts des autorités publiques, et forment en tout état de cause le cul-de-basse-fosse de la société métropolitaine.

– le reste, la France profonde des villages, petites villes, tout ce qui se trouve loin des métropoles. Cette France-là accueille la majorité des classes populaires, de ces 60% d’ouvriers et d’employés qui constituent encore aujourd’hui la population active. Cette France-là se trouve être selon C. Guilluy la grande perdante de la mondialisation économique et culturelle en cours. La présentation de la situation par l’auteur  parait tellement négative que cela m’a fait penser à ce que décrivent les géographes sociaux pour la Roumanie post-communiste d’après 1989 : un vaste mouvement de repli vers la campagne de la part des populations ayant perdu leur travail en ville à la faveur de la transition vers l’économie de marché. Mutatis mutandis, à très bas bruit médiatique, on observerait un phénomène assez similaire en France – qui rencontrerait aussi les effets de la décentralisation productive des années 1960-1970 qui avait déplacé le gros du monde ouvrier loin des anciennes grandes métropoles de la première industrialisation. Bien que C. Guilluy n’aille pas jusque là, il faudrait s’interroger sur l’origine sociale de ces exilés volontaires des métropoles, ne seraient-ce pas en grande partie les enfants ou petits-enfants de l’exode rural des années 1950-60? Quant aux actuels licenciés ou aux menacés de l’être à terme des usines des petites villes et de la France rurale, ne sont-ils pas en majorité des descendants des ruraux de cette même région?

La thèse selon l’usage que C. Guilluy  lui destine vise clairement à avertir la gauche de gouvernement qu’elle doit se préoccuper plus de cette France aussi invisible  dans les médias que  majoritaire dans les faits. Pour l’auteur, qui n’est pas un économiste à la Pangloss pour lequel  tout se trouve aller pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, il ne fait en effet aucun doute que l’insertion actuelle de la France dans la mondialisation, dans la division internationale du travail, profite à certains groupes sociaux et pas à d’autres. Il y a d’évidence des gagnants et des perdants, à la fois sur le plan économique, mais aussi en terme de définition  de ce que doit être une vie réussie, à savoir mobile, nomade, cosmopolite, où, comme dirait Madame Parisot, tout comme l’amour, rien ne dure.

Malheureusement, en raison même de l’acuité de sa description, je ne perçois aucune raison pour laquelle la gauche de gouvernement, le PS en particulier, changerait radicalement son fusil d’épaule. Ses grands leaders métropolitains – les maires des grandes villes – s’affichent à 100% pour l’insertion de leur cité dans la mondialisation – et le gros de leur électorat avec! Allez donc raconter aux maires de Paris,  Lyon,  Strasbourg, ou même Lille, Nantes, Rennes, Montpellier, ou Toulouse, qu’il faudrait un peu réfléchir de manière vraiment critique à cet aspect là des choses. Ne parlons pas non plus des élites  du PS français servant dans les organisations internationales : un DSK ou un Pascal Lamy ne peuvent pas admettre une seconde que la division du travail mondial doive être remise en cause. Il faut l’approfondir au contraire par une meilleur régulation pour qu’elle soit plus juste et efficace. Le PS a certes adopté le concept de « juste échange », mais, pour l’instant, cela reste un slogan sans contenu réel en matière de politiques publiques proposées. Bien sûr, il existe à gauche du PS une autre (petite) gauche de gouvernement, le Front de gauche en particulier. Ce dernier pourrait prendre en charge l’avertissement de C. Guilluy, mais elle ne se trouve qu’au début d’un difficile parcours de (re)construction. Je la vois mal avoir un candidat qui arriverait  en tête des candidats de gauche au premier tour de la Présidentielle de 2012…

On pourrait imaginer cependant que des élus de la France profonde relaient ce message. Hormis le fait qu’il existe sans doute autant d’élus de gauche, de droite ou du centre, ou officiellement sans étiquettes, concernés par cette longue agonie de la France qui se lève tôt, comme on le voit à chaque fermeture de site industriel un peu médiatisé,  il me parait pour l’instant improbable qu’une coalition d’élus de cette France profonde arrive à se faire entendre sur ce thème, et amène la France à changer d’insertion dans la division internationale du travail. Il y a certes eu des étincelles médiatisées (comme le député chanteur…), il y a certes des mouvements de défense des services publics locaux, mais, au total, il est bien peu probable que les métropoles écoutent la France profonde : les intérêts objectifs divergent, et les métropoles  contrôlent le sens de la situation. Pour paraphraser Marx, toute cette France populaire  de l’habitat individuel diffus, que décrit Christophe Guilluy, se résume  à un immense sac de pommes de terre, dont pour l’heure ne menace de sortir aucun mouvement social d’ampleur. (On me dira que, lors de l’actuel mouvement contre la réforme des retraites, les petites villes connaissent de grosses manifestations, mais, pour les médias nationaux, cela reste presque invisible – et bien moins visible que les émeutes dans le cœur des métropoles lyonnaises et parisiennes.)

En fait, en lisant C. Guilluy, et en ajoutant foi à sa description, la vraie question que je me suis posé, c’est finalement pourquoi le Front national fait au total des résultats électoraux si médiocres, alors que la situation lui est, à l’en croire, si objectivement favorable : mondialisation qui appauvrit le gros des  Français et leur fait perdre le sentiment d’être chez eux et les oblige à se mettre au vert, immigration de toute la misère du monde largement hors de contrôle, banlieues en proie à la délinquance venue d’immigrés, création de ghettos, État et autorités publiques de bonne volonté mais impuissants, etc. . C. Guilluy donne lui-même en creux une réponse en soulignant, qu’au vu des sondages, les classes populaires restent attachés à des valeurs d’égalité. Cette allusion à des données de sondage m’est apparue un peu incohérente avec la démonstration générale du livre qui tend au contraire à n’étudier que ce que les gens font en « votant avec leurs pieds » et non ce qu’ils disent lors d’un entretien de sondage. Tel « bobo » cosmopolite et tolérant n’hésitera pas une seconde à s’affranchir de la carte scolaire au niveau du collège pour que son héritier ne souffre pas de la présence d’enfants d’exclus dans sa classe. Laissons donc de côté ce que répondent les gens (sauf à supposer que le peuple soit honnête et les bobos hypocrites – ce qui est possible!). Pour ma part, j’attirerais l’attention  sur  les mécanismes institutionnels de la Cinquième République et  sur la pratique du cordon sanitaire contre le Front national lors des scrutins à deux tours qui érodent depuis longtemps l’impulsion frontiste. Sans possibilité de tisser un réseau de maires, de conseillers généraux,  de s’implanter dans les institutions locales, le FN ne peut aller bien loin. La vraie leçon de ce livre devrait plutôt être tiré à droite : il faut rester sur la ligne chiraquienne (du moins celle de la fin de sa vie politique), surtout ne pas leur entrouvrir la porte, sinon cela sera le déferlement.

Pour ne pas laisser le lecteur sur une telle impression négative, je voudrais souligner une ligne d’espoir que l’auteur ne met pas assez en valeur  à mon sens bien qu’il en parle. En fait, sur les 40 dernières années, les immigrés ou leurs enfants se sont spatialement répandus partout dans le territoire hexagonal. La France profonde se trouve elle-même bien plus métissée qu’il y a cinquante ans. De fait, ce sont aussi  des descendants d’immigrés plutôt récents qui se replient dans les campagnes, qui veulent eux aussi leur maison individuelle. En dehors de quelques maires qui essayent d’empêcher ce genre d’évolutions, la diversité des origines s’impose progressivement partout, tout en suivant un modèle de vie individualiste qui n’a pas grand chose de lointain. C’est un beau gâchis écologique, mais il est possible que cela soit en fait un bon investissement pour la fameuse cohésion sociale.

Ps. Article de C. Guilluy dans le Monde du samedi 6 novembre (page 20, Débats) intitulé « Un conflit révélateur de nouveaux clivages. L’insécurité sociale grandit ». A noter qu’il n’évoque l’immigration qu’en toute fin d’article, contrairement au poids que prend cet aspect dans son ouvrage. Le constat (bienvenu par ailleurs) de l’insécurité sociale, comme il le dit, ne prend pas alors la même coloration.

Ps. Mardi 29 octobre 2013, un lecteur m’a fait remarquer mon erreur sur l’orthographe du nom de l’auteur. Je l’ai corrigée dans le titre et dans le corps du post. J’en profite pour remarquer que l’auteur a bien fait du chemin avec sa thèse qui semble avoir commencé à imprégner le sens commun sociologique. Le livre a été réédité en poche récemment, sous le même titre, chez Champs essais, Flammarion, octobre 2013.

John Dunn, Libérer le peuple. Histoire de la démocratie.

Il est des livres dont on se demande un peu pourquoi ils ont eu le privilège d’une traduction en français, alors que tant d’ouvrages importants nous font défaut en science politique. L’ouvrage de John Dunn, Libérer le peuple. Histoire de la démocratie, paru aux Editions Markus Haller (Genève, 2010) est de ceux-là. Le Centre national du Livre a ici bien mal investi l’argent du contribuable. J’espère au moins sauver par ce post estival l’argent de qui  aurait été intéressé à l’acheter. Ce livre, paru originellement en anglais en 2005 sous le titre Setting the People Free. The Story of Democracy, pourrait certes servir à initier des étudiants de Master 2 ou de niveau doctorat à l’art de l’écriture inutilement alambiquée et du raisonnement qui ne tient pas.

Le moins que l’on puisse dire en effet, c’est que l’auteur, qui opère du point de vue de la théorie politique qui n’autorise pourtant pas n’importe quelle bêtise, n’hésite pas devant les raccourcis  audacieux. Je cite le plus évident :

« D’un certain point de vue – pour le moins pessimiste mais assez crédible – [notez la réserve qui permet d’affirmer quelque chose sans assumer complètement l’énormité que l’on va proférer], la République démocratique et populaire de Corée est le terminus ad quem de la Conspiration des Égaux [oui, oui, vous avez bien lu, la « Conjuration des Égaux » de Gracchus Babeuf & Cie, en l’an de grâce 1796!]: non pas ce que Babeuf ou Buonarotti voulaient [heureusement, on ne saurait vouloir ce qu’on ne saurait même imaginer], mais ce qu’ils auraient fini par obtenir [dans une société rurale pré-industrielle… réussir à faire un régime totalitaire comme celui de la Corée du Nord d’aujourd’hui… bravo!]. Ce régime n’est pas bien sûr le seul candidat en lice. D’autres ont eu aussi peu d’attrait [sur les populations ] à long terme : le communisme de guerre qui succéda à la révolution bolchévique, la révolution culturelle de Mao et le régime sanguinaire [notez la précision bien inutile dans le contexte : sanguinaire!] des Khmers rouges. »(…) « Mais ces épisodes montrent jusqu’à quelles extrémités peut mener le principe d’égalité si, n’étant corseté par aucun principe, il peut à loisir structurer la vie des hommes. « (p. 160-161)  Je dois dire que cette imputation de responsabilité historique aux membres de la Conjuration des Égaux,  et, plus généralement, à une idée aussi large que possible – le principe d’égalité entre les hommes – m’a laissé pantois. Même Stéphane Courtois dans sa préface du Livre noir du Communisme (Paris, Fayard, 1997) ne va pas aussi loin, et contextualise bien mieux que John Dunn. Quant à affirmer que tous les régimes cités fonctionnent ou aient fonctionné en pratique sur le principe philosophique d’égalité, je ricane doucement. Certains y sont, ou y ont été plus égaux que d’autres… Il y a sans doute en pratique bien plus d’égalité aux Etats-Unis aujourd’hui qu’en Corée du Nord…

Cet ouvrage, bien mal écrit et plein de chausse-trappe pour le lecteur, comporte malgré tout une thèse générale – qui explique le passage que nous venons de citer.

Premièrement, la démocratie, telle que l’entend l’Antiquité grecque et toute la haute culture à sa suite jusqu’au moins le XVIIIème siècle, constitue le régime politique impossible par définition. Il donne voix au chapitre à la vile populace et ne peut amener qu’au désordre dans la Cité. Sur ce point, J. Dunn n’apporte rien de bien nouveau.

Deuxièmement, après cette longue éclipse, le mot de démocratie est associé à la Révolution américaine, mais, en réalité, les constituants nord-américains construisent un régime politique représentatif. Aux yeux de ceux qui le pensent (les auteurs des Federalist Papers), il est destiné à éviter les effets de la démocratie au sens antique. Le libéral Tocqueville sera le théoricien de cette situation nouvelle, où l’eau de la liberté et le feu de l’égalité se mêlent.   La légitimité de l’État est construite sur des bases rationnelles, la tyrannie de la majorité est empêchée, la propriété privée (des riches) assurée contre les empiètements (des pauvres). Là encore, ce n’est pas terriblement nouveau.

Troisièmement, le succès du terme de  démocratie dans l’univers politique contemporain pour désigner le seul régime politique souhaitable et légitime  tient d’une part à la conjoncture géopolitique du XXème siècle avec le rôle éminent qu’y a tenu la « démocratie américaine ». D’autre part, le mot de démocratie, attribué à la réalité d’un régime représentatif , permet un compromis entre le respect de ce que l’auteur nomme l‘ »esprit d’égoïsme » et  des revendications de reconnaissance de la part de divers segments de la population. Pour l’auteur, la démocratie aurait gagné son statut incontournable, parce qu’en se détournant de son association avec le principe d’égalité que comportait son antique concept, elle garantit le libre fonctionnement d’une économie libérale, fondée en pratique sur la liberté des riches et des habiles, tout en permettant une démocratisation, c’est-à-dire la diminution des discriminations envers tout ou  partie des êtres humains inclus comme sujets de l’État  en cause.

La position de John Dunn comporte donc  les aspects suivants :

– pour lui, la seule manière pour une société humaine de s’enrichir semble bien être la voie libertarienne (version Ayn Rand); l’histoire a jugé sur ce point; donc, moins le pouvoir politique se mêle d’économie, mieux cela semble être pour la société humaine concernée, et les gens apprécient cet aspect comme le montre leurs votes réguliers en faveur de cette solution;

– la démocratie (comme régime représentatif) possède l’avantage de légitimer les gouvernants  auprès des gouvernés et de gêner en pratique au minimum l’économie et de garantir la propriété privée et la liberté d’action économique, contre les revendications de la masse des citoyens (argument un peu contradictoire avec le précédent qui soulignait le vote régulier des citoyens en faveur de la liberté et de la propriété capitalistes ); de fait, dans nos régimes politiques, pour l’auteur, le pouvoir et l’argent, c’est la même chose (p. 200);

– certes la démocratie permet tout de même à la population ainsi gouvernée de se défendre de la « condescendance » des riches et des puissants, et de  protéger ses intérêts (p. 195), les miséreux apprécieront l’argument.

En conclusion,  « Pour le moment, la démocratie a donc obtenu un quasi-monopole sur la notion de gouvernement légitime dans un contexte qui contredit largement tout ce à quoi elle prétend. » (p. 209).

L’auteur ne va cependant jusqu’à tenir explicitement la position selon laquelle la démocratie  représentative constitue un utile dispositif pour faire en sorte que les pauvres et les miséreux acceptent leur condition – ce qui serait la position anarchiste ou communiste sur la « démocratie bourgeoise ». Il n’ose pas non plus la position vraiment néo-libérale à la Hayek qui consisterait à proposer l’émasculation de la démocratie représentative pour la remplacer par des règles, puisqu’il s’agit d’une hypocrisie, mais d’une hypocrisie tout de même dangereuse pour le bonheur public : les pauvres et les miséreux n’ayant jamais eu pendant toute l’histoire que des mauvaises idées en matière économique.

La lecture de ce livre provoque donc un malaise. Certes, c’est un peu la position conservatrice classique, la démocratie représentative telle qu’elle est  constitue le pire des régimes à l’exclusion de tous les autres. La démocratie représentative comporte un immense mensonge dans son concept même, mais qu’importe, il faut faire avec, il n’existe rien d’autre.

En fait, avec une telle présentation de la situation, je ne crois pas que John Dunn rende un grand service à la cause de la démocratie entendue comme tension vers la satisfaction des besoins de tous les citoyens, ni même qu’il justifie en quoi ce soit le titre français de son ouvrage.  A l’en croire, avec la démocratie (représentative), il ne s’agit pas de « libérer le peuple », mais   de l’escroquer pour son plus grand bien. Moins les populations ont voix sur les grands choix de politique économique et sociale qui les concernent, plus elles sont heureuses! Je préfère encore l’honnêteté des partisans de l’Ancien Régime à la Joseph de Maistre, ou celle des néo-libéraux qui préfèreraient se passer complètement du rite démocratique.

Dans l’esprit de l’auteur, ses considérations désenchantées  ne doivent pas porter à conséquence, elles ne sont dans le fond qu’un jeu de l’esprit d’universitaire en mal de copie, puisque l’auteur affirme que la démocratie représentative n’a plus de concurrent pouvant revendiquer dans l’humanité actuelle quelque légitimité que ce soit. L’histoire politique de l’humanité est plus ou moins finie. Or, sur ce point, l’auteur se trompe lourdement: il existe encore au début du XXIème au moins trois filons idéologiques à l’échelle mondiale qui critiquent la démocratie représentative des pays occidentaux comme le seul bon régime possible. Je compte au moins la revendication d’une autre démocratie par le Parti Communiste Chinois, les prétentions des partisans de l’Islam politique le plus radical à obéir en tout point à la loi divine pour gouverner l’humanité, et, enfin, de manière plus en ligne avec la conception occidentale de la démocratie représentative, les revendications de certains régimes sud-américains, proposant un retour à la légitimité de la volonté populaire dans toute son ampleur. Je ne compte pas toutes les revendications de légitimité plus idiosyncrasiques des divers régimes autoritaires, tyranniques, dictatoriaux, etc.  qui prolifèrent encore sur la planète.

Par ailleurs, il me semble que J. Dunn s’égare  aussi sur la source du primat actuel du régime représentatif (tout au moins dans la partie du monde que nous habitons).  Le régime représentatif  que nous connaissons n’est pas en effet pas si  radicalement éloigné de la promesse qu’inclut le mot de démocratie.  En effet, l’auteur semble compter pour rien les développements de l’État social qui ont accompagné la démocratie depuis le XIXème siècle. Même si la situation n’est pas bien sûr parfaite, ces régimes ont par exemple développé l’instruction universelle – qui constitue la base de l’action politique des citoyens.  De même, il ne semble pas se rendre compte que le succès économique des Etats démocratiques a tenu, et tient encore largement, à l’existence d’une économie mixte, à un rôle de l’État bien plus fort qu’il ne le suppose. Bref, sa vision d’une démocratie qui ne triomphe que parce qu’elle a permis à l’esprit d’égoïsme de donner ses bons effets en matière d’enrichissement de tous me parait ignorer radicalement la réalité de l’équilibre subtil de nos sociétés. Je l’inciterais à relire Karl Polanyi pour commencer son nécessaire recyclage – ou bien, quelque auteur libertarien qui lui démontrera facilement que les Etats démocratiques sont loin d’assurer la pleine liberté économique.

Pour conclure, je noterais l’insulte que l’éditeur a fait au grand peintre Giuseppe Pelizza de Volpendo, auteur de la peinture, Il Quarto Stato (le Quatrième État), en mettant son chef d’œuvre de 1901 exaltant la marche en avant du prolétariat en couverture de ce livre. Le contresens ne pouvait être plus grand.

Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques.

Le livre de Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques (Paris, Editions Zones, 2010) constitue une très bonne introduction aux « nouvelles pensées critiques », soit les tentatives de renouvellement de la théorie politique se situant au delà du socialisme  classique sans en renier cependant les intuitions originelles de combat dans l’histoire pour l’égalité réelle entre les individus.  Bien sûr, le sujet s’avère tellement vaste qu’il ne s’agit en fait que d’une sélection par l’auteur des écrits les plus pertinents à ses yeux pour une réflexion  contemporaine sur l’avenir du socialisme (voir la conclusion, p. 303-310).  Ainsi, ni  certains développements de la pensée écologique (en particulier sur la « décroissance »), ni la réflexion d’origine féministe sur le « care », ni le « socialisme du XXIème siècle » du Président Chavez, ni (bien sûr) les théories d’Anthony Giddens et de tout autre forme de révisionnisme droitier social-démocrate, ne sont abordés ici. Comme l’annonce le titre, il s’agit de voir ce qui se passe à gauche toute. On trouvera ce livre en texte intégral sur le site de son éditeur – ce qui constitue un choix plutôt audacieux du point de vue éditorial. Pour ma part, en amoureux du livre imprimé, j’ai acheté la version tangible du livre. J’espère ne pas être le seul.

L’intérêt du livre constitue d’abord en une reconstitution de la généalogie qui mène à ces « nouvelles pensées critiques ». « Tout commence par une défaite » (p. 13), dit l’auteur, à dire vrai et  à le suivre précisément, tout commence par deux défaites à cinquante ans d’intervalle : une première défaite, celle de la « Révolution socialiste mondiale » dans les années 1920 (tout particulièrement en Allemagne); une seconde défaite, celle dont part plus directement l’auteur, à compter des années 1970, celle des mouvements sociaux qui avaient rendu pour un temps  le monde occidental « ingouvernable » (comme disait le rapport de la Commission Trilatérale en 1974). La première défaite donne l’occasion à un « marxisme occidental » (non lié à la doctrine marxiste-léniniste professée dans le camp socialiste depuis Moscou) de se développer : suivant ici  les écrits de Perry Anderson sur le sujet, l’auteur note que ce « marxisme occidental » devient d’autant plus  abstrait (c’est-à-dire  loin des sciences sociales ordinaires) que ses défenseurs ne se trouvent plus être eux-mêmes les dirigeants de branches importantes du mouvement ouvrier et/ou socialiste; de ce fait, les questions de stratégie politique, économique, sociale leur échappent de plus en plus, tout comme le rapport avec le mouvement social qu’ils prétendent guider (de loin). La seconde défaite laisse, si j’ose dire le prolétariat au tapis, tout en faisant émerger d’autres sujets possibles de l’émancipation. L’auteur fait remarquer  que, de ce point de vue, il n’existe pas vraiment de rupture de thématiques entre les années 1960 qui voient s’affirmer les nouveaux mouvements sociaux en concurrence avec le mouvement ouvrier, leur défaite commune dans les années 1970-80, et la résurgence, des premiers surtout, dans les années 1990-2000 (souvent sous le label commun d’altermondialisme).

La première partie de l’ouvrage (« Contextes ») tente donc une mise en perspective historique de ces pensées critiques. Face à ces défaites, les réactions vont s’avérer  différentes, et cela aboutit à une typologie (« convertis », « pessimistes », « résistants », « novateurs », « experts », « dirigeants ») des auteurs pris en compte. Malgré des éléments d’explication proposés des parcours différents des uns et des autres (p. 63-65), cette typologie reste plus descriptive qu’explicative. Par le  vaste tour d’horizon auquel le lecteur est convié ainsi, elle souligne toutefois  l’âge élevé des protagonistes actuels les plus connus (à dire vrai, certaines des personnes citées sont déjà mortes, P. Bourdieu par exemple, quoiqu’elles appartiennent à la même génération aujourd’hui dominante dans ce cadre).   Elle souligne aussi la prééminence des universitaires et des chercheurs, souvent liés de quelque façon à la vie académique d’outre-atlantique .

La seconde (« Système ») et la troisième (« Sujets) parties abordent les auteurs selon qu’ils visent plutôt à la constitution d’une explication critique du monde, ou qu’ils essayent de trouver un sujet nouveau (ou ancien) de l’émancipation (qui ne soit pas, tout au moins directement sous ce nom-là, le bon vieux prolétariat mondial un peu malmené par la réalité ces derniers temps tout de même).

Le lecteur (qui pourrait être un étudiant en mal de préparation d’exposé) trouvera ainsi en seconde partie (« Systèmes ») des présentations fort bien tournées de Michael Hardt et Toni Negri, de Léo Panitch, de Robert Cox, de David Harvey, de Benedict Anderson, de Jürgen Habermas, de Giorgio Agamben, de Robert Brenner, de Giovanni Arrighi, et de Emar Altvater. Tous ces auteurs, à la réputation plus ou moins bien établie, dont le statut critique peut  d’ailleurs poser problème (l’Habermas  actuel, un penseur critique?) possèdent en commun de (re)définir les traits marquants de la situation présente à un très grand niveau de généralité : le(s) capitalisme(s), l’État, l’espace mondial. En gros, ils se posent la question : que dirait le Marx (scientiste) du Capital s’il écrivait de nos jours? On se trouve ici à naviguer entre  des théories qui sont susceptibles d’une discussion  serrée sur leur validité empirique (comme avec R. Cox, R. Brenner ou G. Arrighi par exemple) et des fresques des plus expressionnistes dont on se demande toujours après avoir lu R. Keucheyan pourquoi elles impressionnent tant le chaland. Je pense en particulier à la vision de Michael Hardt et Toni Negri, proposé dans Empire en 2000 et Multitude en 2004, dont l’auteur montre bien qu’elle prend racine dans l’opéraïsme italien des années 1950-60, doctrine pour le moins aussi vague que son successeur actuel sur le sujet réel de l’émancipation.

La troisième partie (« Sujets ») (toujours aussi pertinente pour de futurs exposés), qui réunit dans l’ordre d’apparition Jacques Rancière, Alain Badiou, Donna Haraway, Judith Butler, Gayatri Spivak, E. P. Thompson, David Harvey, Erik Olin Wright, Alvaro Garcia Linera, Nancy Fraser, Alex Honneth, Seyla Benhabib, Ernesto Laclau, Frederic Jameson, multiplie les instances (plutôt que les sujets au sens ancien) qui peuvent faire advenir quelque chose qui pourrait être nommé émancipation. (J’ai choisi cette formule peu élégante pour sortir de l’humanisme eurocentriste et phallocentrique que recèle le mot Sujet…) On oscille ici entre de la sociologie politique, susceptible là encore de discussions factuelles (avec E. P. Thompson ou E. Laclau par exemple), et du prophétisme sur l’Instance à venir,  quelquefois revendiqué à l’état pur, avec en particulier A. Badiou. Sur ce dernier (p. 211-218),  le parallélisme de sa pensée avec certaines versions du christianisme est bien souligné par l’auteur. L’évènement à la mode Badiou ressemble ici furieusement à la parousie christique. (Puisque le Royaume de Dieu/le communisme  n’est pas pour tout de suite, attendons toutefois son avènement dans un temps encore à venir…, et, d’ici là, organisons le culte via quelque grand prêtre.)

La présentation de tous ces auteurs par Razmig Keucheyan  s’avère toujours claire et  éminemment lisible, plus sans doute que bien  des œuvres originales. J’ai ainsi eu l’impression d’avoir compris quelque chose à Slavoj Zijek, ce qui me parait un peu suspect tout de même.  Serait-ce donc si simple? Surtout, au delà  de ce travail de compilation, l’auteur tire des conclusions non dénués d’intérêt (p. 303-310). Il s’interroge sur l’avenir du socialisme à l’aune de ces auteurs, en soulignant si j’ose dire que, si tout n’est pas perdu, « on n’est pas rendu ». Plus intéressant encore que ce constat qui inscrit la lutte pour l’égalité réelle dans la longue durée, il souligne de manière bienvenue quelques écueils de cette pensée critique. D’une part, à quelques rares exceptions prés (essentiellement latino-américaines), ces auteurs n’assument, ou n’ont assumé, aucun rôle de direction dans des organisations de masse : la coupure entre la théorie qu’ils énoncent et la pratique stratégique d’un groupe mobilisé s’avère complète, surtout par comparaison avec l’état du mouvement ouvrier dans les années 1840-1920, d’où, comme le note l’auteur dans sa conclusion, une absence de réflexion proprement stratégique  sur la façon de vaincre (dans la vie politique, sociale et économique telle qu’elle est), et aussi – argument fort – une absence de feed-back à partir des groupes qu’on voudrait mobiliser.   D’autre part, la majorité de ces penseurs sont plutôt âgés (c’est-à-dire qu’ils se sont formés intellectuellement dans les années 1950-1960), et surtout sont des universitaires ou des chercheurs à plein temps. De ce point de vue, l’ouvrage est fort caustique quand il fait remarquer que beaucoup de ces penseurs critiques  se font connaitre et reconnaitre via l’université nord-américaine (même s’ils ne sont pas  américains d’origine). Comme les universités des Etats-Unis dominent le champ académique mondial, elles attirent beaucoup de ces penseurs critiques  qui y trouvent moyens, consécration, audience (et pourquoi pas revenus corrects).  Cette situation, qui résulte aussi sans doute de la liberté de parole aux Etats-Unis par rapport à bien des pays de la périphérie, favorise  l’émergence de personnalités venues des anciens pays du Tiers Monde, et donc une mondialisation de la pensée critique. Mais cette monopolisation de la réputation critique par l’université nord-américaine enferme aussi de fait ces pensées critiques dans la bulle académique dorée des Etats-Unis.  On retrouve la conclusion de François Cusset sur la French Theory (Paris : La Découverte, 2003), aussi radicale sur les campus que coupée de la société américaine englobante. C’est un peu ce qu’on pourrait appeler l’effet Noam Chomsky – mais, après tout, Karl Marx n’a-t-il pas écrit le Capital grâce à l’accès à la  British Library?

Selon l’auteur,  ces pensées critiques (en dehors peut-être de l’aile sud-américaine) refusent avec une ténacité –  presque perverse à mes yeux de politiste –  de se poser même la question de la démocratie représentative telle qu’elle existe, ou du pouvoir tel qu’il est. Dans le panorama des pensées actuellement disponibles sur le marché mondial des idées, il s’agit d’une faiblesse dirimante. Pour triompher dans notre monde tel qu’il est, un mouvement , surtout s’il se veut critique de l’ordre en vigueur, doit mobiliser de vastes masses d’individus, et cela passe souvent, sinon toujours, par l’arène électorale et représentative. Il est vrai que, vu des Etats-Unis, les chances d’une percée électorale un peu significative sous ses propres couleurs  de quelque représentant que ce soit d’une pensée critique ici mise en valeur, sont nulles…

Ensuite, je suis frappé de constater que toutes ces pensées critiques, du moins celles présentées ici, veulent « émanciper », mais qu’elles ne disent jamais au fond « pour quoi faire » après l’émancipation. L’instance libérée des chaines qu’on lui impose fera ce qu’elle voudra de sa liberté. Dans le fond, les diverses formes de  ce post-socialisme-là, comme son ancêtre le socialisme classique, trouvent leurs racines lointaines dans le libéralisme (au sens philosophique des Lumières) en voulant universaliser  en pratique la promesse d’autonomie à tous les êtres humains. Mais on se retrouve là devant la même faiblesse que dans le marxisme classique de Marx, une certaine vacuité de l’homme communiste, ou plus généralement, dans le socialisme à la Jaurès ou à la Blum, qui insistait sur l’individu à libérer. Or cette vacuité ne demande qu’à être remplie par des propositions de vie bien peu porteuses d’une vie  radicalement nouvelle : le prolétaire exploité devient ainsi  au bout du compte le salarié petit-bourgeois, la femme dépendante de son mari se transforme en  femme  libérée qui fait carrière en entreprise, les personnes de couleur discriminées peuvent s’affirmer comme des petits bourgeois comme les autres, le peuple indigène  colonisé ou exploité  se transforme (avec un peu de chance) en rentier de ses ressources naturelles, l’homosexuel jadis martyrisé veut désormais se marier et devenir un parent comme les autres, etc. Dans toutes ces situations, l’égalité réelle entre individus ou groupes y gagne sans aucun doute, et la souffrance diminue  certainement pour l’instance qui se trouve désormais émancipée, mais toutes ces modifications ne changent pas vraiment les rapports des êtres humains entre eux, ni entre ces derniers et la nature.  Le mode de vie petit bourgeois triomphe – et c’est quelqu’un qui mène une vie tout ce qu’il y a de plus petit-bourgeois qui écrit ceci! Imaginons même que les instances les plus apparemment radicales, par exemple celles représentées par Judith Butler qui propose rien moins que la fin des identités sexuelles ou de Donna Haraway qui nous invite à reconnaitre le caractère d’ores et déjà cyborg de l’humanité, atteignent leurs objectifs en termes de redéfinition de la culture : il n’y a plus d’identité sexuelle et nous sommes des machines – quels magnifiques marchés s’ouvrent là aux capitalistes de toute nature! (Et ils sont  d’ailleurs déjà ouverts… il suffit d’ouvrir les yeux!)

Enfin, avec la sélection proposée par R. Keucheyan, on peut se demander si nous ne nous trouvons pas en face, tout au moins pour une bonne part, d’une sélection des œuvres qui offrent le plus de gains dans la distinction qu’elles offrent à ceux qui s’en réclament. Dans certains cas, comme avec M. Hardt et T. Negri, Slavoj Zizek, ou A. Badiou, les  propositions qu’ils énoncent le seraient-elles dans un langage plus simple et partagé qu’elles n’auraient aucun succès! Trop flou ou trop banal. Une des difficultés de la pensée critique réside peut-être d’être prise elle aussi dans l’obligation de faire nouveauté, d’être un produit éditorial comme les autres à renouveler. Or, peut-être, il ne peut exister tant de nouveauté que cela en cette matière. La très roborative lecture de l’ouvrage R. Keucheyan permet en tout case de commencer un utile défrichement, qui peut aussi être un salutaire déniaisement  .

R. Wilkinson et Kate Pickett, The Spirit Level. Why Equality is Better for Everyone.

Le livre de deux spécialistes d’épidémiologie, Richard Wilkinson et Kate Pickett, The Spirit Level. Why Equality is Better for Everyone (1ère édition 2009, 2ème édition, Penguin Books, Londres, 2010, que je cite ici) vient d’être traduit en français chez Demopolis (Paris) sous le titre L’égalité c’est la santé, avec une préface d’un diabétologue, André Grimaldi. Il faut d’abord saluer le choix de cette maison d’édition. Ce livre m’a paru excellent et bien digne d’attirer l’attention du lecteur français, mais il faut aussi lui reprocher d’avoir choisi un tel titre, certes amusant.  Mais cela tend à limiter le propos des auteurs aux seuls aspects de santé publique qu’ils traitent effectivement, alors que, justement, l’intérêt de l’ouvrage est d’être parti de leurs précédentes recherches en santé publique comparée pour (re)découvrir la totalité sociale à l’œuvre derrière des problèmes publics généralement traités de manière séparée.

L’ambition des auteurs dans la version originale est donc bien plus large que la seule santé publique au sens strict. Il s’agit de fournir des arguments rationnels à ceux qui sentent intuitivement que l’égalité sociale entre les individus s’avère une meilleure façon d’organiser une société humaine que les inégalités sociales, la compétition acharnée et la hiérarchie fondée sur l’argent, ceci si l’on a cœur de promouvoir le plus grand bonheur du plus grand nombre, si l’on veut sortir du paradoxe de sociétés matériellement plus riches que jamais mais guère plus heureuses pour autant par bien des aspects. Il s’agit profondément pour les auteurs de rouvrir l’avenir, de redonner sens à un progrès de l’Homme appuyé sur les acquis de la Science.  Autrement dit, il faut revenir au pacte « positiviste » d’antan entre la Science et la Société. Bien sûr, comme toute démonstration en sciences sociales, elle ne saurait convaincre qu’une partie du public : les auteurs ne s’attendent pas à ce que leurs propos emportent la conviction de ceux qui sont justement les gagnants de ce système inégalitaire et hiérarchique, ni non plus de ceux qui en sont les thuriféraires.

L’originalité de l’ouvrage est par ailleurs d’être résolument à mi-chemin entre la démonstration scientifique et l’essai politique. Dans la version originale, pleine d’allusions à des idiotismes américains ou britanniques, ils  mêlent habilement les deux sans cacher aucunement leurs objectifs liberals.  Un libertarien partisan d’Ann Ryan ou un simple néolibéral cherchera sans doute à brûler ce livre socialiste, collectiviste, communiste, unamerican, utopique, marxiste, etc. en place publique dès qu’il en aura parcouru les premières pages.  Les auteurs tiennent un discours dans un contexte anglo-saxon, où l’idée même d’égalité sociale est presque devenue obscène avec les années pour une grande partie des commentateurs, et où la suspicion est de plus absolue entre les différents camps  idéologiques en présence. Ainsi les deux auteurs vont travailler essentiellement sur des corrélations portant sur des données agrégées rendant compte de la situation dans une vingtaine de pays développés et dans les cinquante Etats des Etats-Unis d’Amérique, or il est frappant de les voir préciser à maintes reprises que les données sur lesquelles ils se fondent sont établies par des institutions nationales ou internationales reconnues, comme si une partie de leurs lecteurs allait de toute façon nier leurs sources tant ce qu’ils démontrent s’avère a priori inacceptable pour la droite anglo-saxonne.

En effet, leur démonstration revient à montrer que,  plus l’inégalité sociale dans un pays développé ou dans un État fédéré des Etats-Unis s’avère forte, plus toute une série de problèmes sociaux prennent de l’importance. Le lien entre PIB/habitant et problèmes sociaux constatés s’avère par contre inexistant dans cette partie des sociétés humaines qui ont dépassé le stade d’évolution économique et sociale, où l’augmentation de la richesse matérielle induit une augmentation de la satisfaction mesurée par les sondages d’opinion ou de l’espérance de vie mesurée par les statistiques de la mortalité (chapitre 1).

Ils étudient ainsi successivement :

– la sociabilité et la confiance  (chapitre 4),

– la santé mentale et l’usage des drogues (chapitre 5),

– la santé et l’espérance de vie  (chapitre 6),

– l’obésité  (chapitre 7),

– les performances scolaires (chapitre 8),

– les maternités précoces (chapitre 9),

– la violence physique (chapitre 10),

– la répression pénale et les taux d’emprisonnement (chapitre 11),

– la mobilité sociale intergénérationelle (chapitre 12).

Le parallélisme des différents classements est pour le moins  étonnant : la situation la plus typique voit les Etats-Unis, les pays de langue anglaise, et le Portugal  à une extrémité (celle du maximum du problème social étudié en corrélation avec une inégalité sociale maximum), et le Japon et les pays scandinaves à l’autre extrémité (celle du minimum du problème social étudié en corrélation avec le minimum d’inégalité sociale), les autres pays développés oscillant au centre du classement selon les cas.  Le plus souvent, les Etats-Unis sont seuls à une extrémité de la droite de régression où s’alignent les autres pays considérés, et de surcroît plus haut dans le problème que ne le suggérerait une simple logique d’ajustement linéaire du nuage de points. Pour le taux d’homicide par millions (p. 135), les Etats-Unis se situent ainsi à plus de 60, alors que le Portugal, le second plus mal placé, n’atteint que moins de 40, et que la plupart des pays développés se situent à un peu moins de 20. On observera d’ailleurs que la Finlande se trouve en situation d’outlier négatif (égalité sociale et beaucoup d’homicides) et Singapour d’outlier positif (inégalité sociale et peu d’homicides); bien que les auteurs n’insistent guère sur cet aspect, tout le signalant, cela montre sans doute que la situation américaine cumule deux effets distincts : celui lié à l’inégalité sociale et celui lié à la disposition facile ou non d’armes à feu.

Les auteurs proposent à chaque fois que c’est possible la même étude de corrélation entre un indicateur d’inégalité et les différents problèmes sociaux à l’échelle des Etats fédérés des Etats-Unis. Là encore, le résultat s’avère frappant : les Etats où le coefficient de Gini (qu’ils utilisent comme indicateur d’inégalité) montre une forte inégalité de la répartition des revenus entre individus sont statistiquement les mêmes où les problèmes sociaux se multiplient à l’envi, et inversement. De plus, comme par un terrible hasard, on retrouve presque toujours en plus mauvaise position, les anciens Etats de la Confédération (1860-1865), semblant bien là indiquer la rémanence de l’inégalité par excellence entre individus, l’esclavage. La Lousiane constitue ainsi un cas remarquable à presque tous points de vue. Les suites catastrophiques de l’Ouragan Katrina dans cette région des Etats-Unis peuvent être vus du coup, non comme une suite de malheureux coups du sort, mais comme une synthèse de la situation relative de  cet État du Deep South dans l’espace américain.

Comme chacun sait toutefois « corrélation n’est pas raison », et les auteurs n’ignorent pas cette considération banale en sciences sociales. L’originalité de l’ouvrage est de donner, si j’ose m’exprimer ainsi, une base « bio-sociologique » micro à ces phénomènes macro. Pour les auteurs, rendant compte à la fois des acquis de l’éthologie animale (sur les primates), de la psychologie,  de l’économie expérimentale, de la biologie, une situation de très forte inégalité matérielle dans une société donnée provoque des désordres à la fois psychologique et biologique chez presque tout le monde (d’où le titre en anglais qui insiste sur le fait que « l’égalité c’est mieux pour tout le monde » – à savoir : riches compris). Les personnes situées au plus bas de la hiérarchie « somatisent » leur situation, les personnes qui sont situées au dessus d’elles ne veulent pas être à leur place et font de même dans une moindre mesure, et même les personnes situés au plus haut craignent plus de perdre leur premier rang que dans une société plus égalitaire. Ainsi, pour les auteurs, l’obésité et son augmentation contemporaine dans les pays qui deviennent plus inégalitaires sur le plan des revenus ne sont pas liés à une diète particulière, mais  bien plutôt aux conséquences d’une adaptation biologique au stress d’origine sociale ressenti. A cette explication instantanée, ils ajoutent un effet à moyen terme des inégalités sociales :  les conditions de la toute petite enfance déterminent à travers le stress social des parents, de la mère en particulier,  les adaptations de l’enfant à ce stress via des mécanismes biologiques qui , en activant certaines potentialités génétiques, inscrivent à long terme dans le corps cette circonstance défavorable pourtant limitée dans le temps. Les auteurs retournent donc comme un gant l’approche « sociobiologique » qui fait des grandes lignes de la vie sociale  des humains une conséquence de  la génétique, en pensant pouvoir démontrer que la situation sociale relative, présente et passée, des individus – leur rang – détermine leur fonctionnement biologique et psychologique, et par là ce qu’on identifie ensuite comme problèmes sociaux. Une telle approche naturaliste, qui n’établit pas de barrière entre le « social », le « psychologique » et le « biologique », repose sur une conception de l’homme, comme dirait Aristote, comme Zoon politikon, avec une nuance de taille bien sûr, Darwin est passé par là : ces mécanismes d’adaptation biologique enclenchés par le statut social relatif seraient issus de notre évolution. L’homme est en effet ici défini (implicitement) comme un primate communautaire qui ne peut pas se passer pour son estime de soi du jugement d’autrui. (C’est Luc Ferry qui va être content, lui qui parcourt ces jours-ci les studios de radio et les plateaux de télévision en répétant que le problème de la violence à l’école est un problème d’estime de soi chez les jeunes… il se pourrait que la science lui donne raison.)

Pour les deux auteurs, l’inégalité des revenus importe parce que, dans les sociétés telles que nous les connaissons, c’est là le moyen essentiel, presque unique, de juger de la valeur de quelqu’un à première vue. On remarquera d’ailleurs que les autres valeurs reconnues à un individu (celles du sport, de la science ou de l’art par exemple) ont tendance à être ramenées à l’étalon commun de la richesse monétaire – ou à être dévalorisés par contrecoup comme valeurs si ce n’est pas le cas. Les auteurs se réfèrent souvent à Alexis de Tocqueville sur ce point, ils retrouvent aussi une idée d’un disciple de ce dernier au XXème siècle, Louis Dumont, qu’ils ne connaissent  pourtant visiblement pas : l’affirmation de l’égalité des conditions ne veut pas dire disparation de la hiérarchie entre groupes, mais naissance d’une concurrence pour le rang via le marché. Pour les auteurs, suivant ici la conception de la « consommation ostentatoire » de Thorstein Veblen, l’augmentation de la richesse monétaire de nos sociétés dans sa forme individualisée (c’est-à-dire par exemple être capable de construire des yachts, villas sur une île de Dubaï et autres hochets pour des milliardaires, mais plus d’aller au nom de l’Humanité sur la Lune ou Mars) ne nous sert plus collectivement à rien, sinon à re-créer en permanence de la différence, de l’ordre hiérarchique, de la distinction comme dirait Pierre Bourdieu dont les auteurs citent les travaux. Cette idée s’avère la même que celle mise en valeur par l’économiste britannique, Richard Layard : le désir de distinction, qui se traduit par la poursuite de biens matériels qui ne valent que relativement à ceux que les autres n’ont pas, conduit à une externalité négative pour la société. On sort complètement ici du paradigme néolibéral du trickle down economics, selon lequel les riches en s’enrichissant par leur activité débordante d’enthousiasme créatif motivé par la poursuite d’une Rolex ou autre colifichet, surtout si l’État ne les taxe pas beaucoup, finiraient par enrichir tout le monde en faisant dégouliner leurs richesses (par leurs dépenses par exemple) sur toute la société. Ici les riches qui montrent qu’ils s’enrichissent produisent surtout une forte dévaluation de tous les autres  individus qui se sentent ainsi déclassés et qui s’échinent  du coup à suivre le rythme imposé pour rester simplement au niveau de revenu minimal pour paraitre aux yeux d’autrui un citoyen respectable.

Cette vision globale des deux épidémiologistes tend aussi à remettre à leur place toutes les politiques sectorielles. En effet – et c’est plutôt rare dans les sciences sociales contemporaines – les deux auteurs assument une vision holiste du fonctionnement social. Par exemple, pour prendre un exemple d’actualité, si l’on veut vraiment combattre la violence scolaire pour autant qu’on prenne au sérieux ce concept, il ne sert pas à grand chose d’imiter les bonnes pratiques des pays où la violence scolaire s’avère faible (et il est certes encore pire d’imiter les mauvaises pratiques des pays où la violence scolaire est à son maximim comme on s’apprête à le faire un peu plus malgré les avis contraires des chercheurs  ….), il faut admettre que  ce sont les écarts excessifs de statut des parents, et par là des enfants, qui doivent être modifiés. Il ne faut pas agir comme des Finlandais, mais être aussi peu inégalitaires entre nous que des Finlandais… Bien sûr, comme cela apparait impossible car trop opposé à ce qu’est (malheureusement)  la société française, et surtout trop coûteux, on préfère discuter d’autres (fausses) solutions.

La version originale de l’ouvrage a suscité peu de réaction jusqu’ici en français. Nous n’avons découvert que celle de Julien Damon, un collègue de Science Po Paris, dans une note de lecture de l’ouvrage qu’il a produit pour Sociétal, n° 66, 2009, pp. 127-133, et qu’on trouvera via Google sur son site Internet. Au delà de la qualité factuelle de sa chronique, il me semble cependant qu’il se trompe sur l’horizon intellectuel de l’ouvrage : selon J. Damon, « Le message précis du livre est une critique à l’endroit des riches pour les conséquences néfastes de leurs activités et comportements.[ce qui est vrai en partie] Au-delà des riches, c’est la richesse même qui est critiquable. » [ce qui est faux], puis, plus loin, il ajoute : « Au total, l’ouvrage peut sans aucun doute grandement satisfaire les amateurs des théories de la décroissance, les malthusiens qui considèrent que nous sommes trop nombreux et trop riches sur terre et tous ceux qui veulent la révolution en faveur d’une autre société plus soucieuse du bien-être que de la croissance ». Or, à les lire, les auteurs ne nient aucunement que les pays en voie de développement doivent augmenter leur niveau de vie matériel jusqu’à un seuil de suffisance matérielle situé par eux à un revenu d’environ 25000 dollars par habitant – c’est même une des raisons de justice globale qui imposent aux pays déjà riches de produire et de consommer plus intelligemment. L’enrichissement n’est donc pas critiquable en soi, mais  la recherche de la consommation ostentatoire l’est avec la violence symbolique mais aux effets (psychologiquement et biologiquement) réels qu’elle induit sur autrui! Concept de « violence symbolique » que notre collègue dit ne pas comprendre sans doute pour n’y avoir jamais été soumis, ou parce que cela sent trop son Bourdieu?  Les auteurs ne sont pas non plus malthusiens – ou, alors, chercher à réduire les grossesses précoces et la mortalité infantile serait du malthusianisme? Quant à faire la révolution, nos deux auteurs écartent très explicitement une telle idée pour la charge de violence physique et de désordre qu’elle comporte : ce que J. Damon occulte (alors même qu’il cite en note R. Layard), c’est la filiation clairement utilitariste d’un tel ouvrage. Un utilitarisme dans la filiation de Bentham, mais rénové en ce qu’il veut tenir compte des acquis contemporains des sciences, et en ce qu’il prend en compte dans le calcul des plaisirs et des peines les effets induits des plaisirs des uns sur les plaisirs des autres. On peut qualifier l’approche de positiviste, comme je l’ai fait plus haut, ou même de scientiste, mais on ne peut pas accuser nos auteurs comme le fait J. Damon dans un autre passage de croire que les sociétés humaines ne vont plus progresser. Au contraire, nos deux compères veulent rouvrir les voies du Progrès.

Ici le discours m’a paru particulièrement séduisant : les auteurs indiquent que leur idée d’un lien consubstantiel entre inégalités sociales et problèmes sociaux au niveau macrosociologique peut servir d’idée directrice à la gauche, qui trouverait ainsi une nouvelle motivation pour réduire drastiquement les inégalités de revenu. De manière fort subtile, les auteurs indiquent bien que cette égalisation des revenus peut venir aussi bien de résultats de marché égalitaires de ce point de vue (cas du Japon ou de certains Etats des Etats-Unis), que de politiques fiscales redistributives (cas des pays scandinaves ou de certains Etats des Etats-Unis). Il n’existe pas une seule voie vers l’égalité des revenus. De façon réaliste, les auteurs rappellent que les grands moments d’égalisation des revenus ont tenu dans l’histoire des deux derniers siècles à une gamme limitée d’évènements politiques : une tentative des conservateurs de faire contre-feux à une protestation sociale montante, une guerre à financer dans l’indispensable unité nationale, une prise du pouvoir par des forces progressistes suite à de violents conflits de classe. Bien qu’ils remarquent ces circonstances historiques, et suivent largement l’analyse de Paul Krugman dans l’Amérique que nous voulons sur ce point (1ère édition sous le titre The Conscience of a Liberal, 2007, Paris, Flammarion, 2009) qui retrace une telle évolution de nature politique des inégalités de revenu aux Etats-Unis sur les deux derniers siècles, les auteurs préconisent toutefois une montée en puissance de l’égalité des revenus sur le moyen terme à travers le renforcement d’un puissant secteur d’économie sociale comme on dirait en France. J. Damon n’a pas trouvé cela très convainquant; pour ma part, j’ai été frappé de voir que les auteurs en reviennent à un appel au « tiers secteur », à la « coopération » tel que l’économiste français Charles Gide le faisait déjà au début du XXème siècle. Le problème de ce dépassement ou contournement du capitalisme par le bas, à travers les pratiques économiques coopératives, me paraît être son instabilité intrinsèque dans des sociétés qui restent dominées par la poursuite du statut social par le moyen de l’argent. Il y aura toujours à terme un groupe de dirigeants qui chercheront à privatiser la coopérative à leur profit.

Il va donc sans dire que, par déformation professionnelle, je suis bien plus convaincu par l’existence de moments de réajustements en un sens ou dans l’autre des inégalités sociales, correspondant à des rapports de force politiques, à la fois internes et externes à la société considérée. De ce point de vue, la crise de l’endettement public qui se profile  dans  bien des pays européens peut être tout aussi bien une opportunité pour les forces néolibérales de liquider une bonne part de ce qui reste de l’État social, que pour des forces progressistes d’ imposer un ajustement  fiscal égalitariste au nom même de la stabilité sociale, voire de la sécurité nationale.

Un Discours pour ne rien dire?

Le Discours de Nicolas Sarkozy devant le Congrès réuni à Versailles ce lundi 22 juin 2009 n’aura fait l’actualité qu’une journée à peine. Qui a vaincu par les médias périra par les médias., serait-on tenté d’écrire… Il est vrai que le contraste ne pouvait qu’être cruel entre l’instrument politique ainsi mis à la disposition du Président par la dernière réforme constitutionnelle – s’adresser solennellement aux deux Chambres réunies – et le contenu du discours lui-même. Dans la mesure où nos Constitutions républicaines successives avaient interdit au Président de la République de s’exprimer devant le pouvoir législatif depuis plus d’un siècle, il était  pour le moins difficile en créant cette possibilité inédite de ne pas décevoir lors de la première utilisation de l’instrument les attentes ainsi suscitées. Le Président ayant par ailleurs désormais  mille autres façons de s’exprimer devant l’opinion publique qu’une adresse solennelle aux Chambres réunies en Congrès, il fallait faire dans l’artillerie lourde pour avoir une chance d’être à la hauteur de la nouvelle institution.

Certes, la mise en scène (disponible en vidéo sur le site de la Présidence de la République) tend à faire ressembler  l’évènement au discours sur l’État de l’Union du Président des Etats-Unis d’Amérique, avec une touche presque moscovite toutefois dans la remontée par N. Sarkozy d’une haie de Gardes républicains en grande tenue d’apparat sous les dorures de Versailles.  On aurait dit du Poutine dans l’image. Messieurs de la Douma, l’Autocrate! Cependant,  il aurait fallu pour que le spectacle ainsi donné  de la souveraineté en majesté fonctionne vraiment quelque(s) déclaration(s) fracassante(s), du genre (je laisse errer mon imagination…) :  la fusion dans l’année des 36.000 communes pour n’en garder au final que 2000 (ce qu’on fait tous nos partenaires européens depuis bien longtemps parfois); un référendum sur la suppression (comme en Italie ou Suède) du statut de fonctionnaire (ce qui va plus vite pour en faire fondre le nombre que d’attendre les départs en retraite); l’extension du Concordat toujours en vigueur en Alsace-Lorraine sur l’ensemble du territoire de la République (pour mieux contrôler tous les cultes); la fin de la gratuité de toutes les études au delà du bac; la vente de l’ensemble du patrimoine historique de l’État (Louvre compris) pour rembourser la dette  ; ou toute autre décision qui changerait radicalement la donne dans le pays – mais qui, bien sûr, engagerait le pouvoir dans une crise majeure avec tout ou partie de la population ou de l’État. De fait on ne pouvait qu’être fort déçu (si on se sentait une âme de révolutionnaire de droite, à la façon d’Alternative libérale) ou tout de même un peu rassuré sur les intentions présidentielles (si on se situait dans la gauche désorientée). De fait, cela donnait une impression de  business as usual dans la mesure où aucune des multiples annonces du jour  ne rompait  résolument avec les politiques engagées depuis 2007 (ou même 2002, sur les prisons par exemple). Il y avait certes  des inflexions notables sur quelques thèmes  (sur l’abandon de la « discrimination positive » comme terme), mais rien de très décisif en apparence. La prudence sur la réforme des retraites en 2010 faisait presque peine à voir vu le contexte  de ce début d’été 2009 : dans l’état de K.O. où sont les syndicats après leurs dernières mobilisations unitaires ratées, il aurait pu sembler qu’il ne fallait pas hésiter à proposer directement l’impensable, soit le recul rapide de l’âge légal de la retraite vers les 70 ans avec 45 ans de cotisation! (tout le programme du MEDEF, et même un peu plus!) Donc, au total, tout cela fut d’une prudence trop étudiée pour valoir qu’on s’y arrête vraiment. Il y avait pourtant une annonce majeure qui justifiait finalement ce Discours : la France allait continuer de s’endetter; mais cette annonce, qui aurait dû susciter un large débat, n’a pas été perçue comme le sel du propos, tout au moins dans un premier temps.

Je pense que ce défaut de perception, qui s’est corrigé au fil de la semaine qui vient de s’écouler, tient au fait que ce discours était terriblement mal construit : d’une part, il ressemblait à un discours de politique générale d’un Premier Ministre nommé N. Sarkozy, faisant le tour des questions de l’heure, et dessinant les grands axes de la politique de son ministère – d’où un effet catalogue, épilogue (sur la loi Hadopi), et prologue (sur tout ce qu’il faudra faire), effet encore renforcé par le style haché de l’art oratoire de notre Président; d’autre part, il essayait de proposer une « ligne générale » comme on disait jadis sous d’autres cieux – d’où une vaste analyse de la place de la France dans la crise de la mondialisation, largement inspiré dit-on par le conseiller spécial du Président. Les deux aspects s’entrechoquaient au point de brouiller la vue des journalistes, et, sans doute, aurait-il mieux valu s’en tenir uniquement à l’exposé de la « ligne générale » pour que tout le monde comprenne bien le choix fait et ainsi annoncé aux représentants de la Nation.

Cette ligne générale était présentée comme le fruit de la réflexion présidentielle (« J’ai réfléchi », dit-il à un moment), qui se posait du coup comme le penseur (le guide?) des objectifs de la Nation. Le fond du raisonnement peut être résumé  ainsi : les finances publiques sont certes en crise; mais, si l’État s’engage dans une « politique de rigueur » en taillant sans discernement dans toutes les dépenses, cela veut dire sacrifier les sources de la croissance à venir et  donc la possibilité de sortir par le haut de la crise en occupant une meilleure place dans la division internationale du travail; en conséquence, il ne faut pas hésiter à augmenter certaines dépenses d’investissement; comme, par ailleurs, augmenter les impôts pour financer de telles dépenses nouvelles signifie tuer la reprise économique et décourager les créateurs de richesses (matérielles), il faut financer ces dépenses publiques-là par la dette publique, en escomptant pour le remboursement de celle-ci les fruits collectifs en terme de croissance que cela suppose. Or cette analyse  ressemble  à s’y méprendre à la bien connue  « Stratégie de Lisbonne » de 2000, adoptée par le Conseil européen tenu cette année-là dans la capitale portugaise. Or cette stratégie européenne qui fonctionne sous le régime de la M.O.C. (méthode ouverte de coordination), le moins que l’on  puisse en dire est qu’elle ne fonctionne guère, et  la France n’en est pas à ma connaissance le meilleur élève. En effet, la  « Stratégie de Lisbonne » préconisait entre autres choses que tous les Etats européens se (ré)arment dans la compétition mondiale en faisant appel à l’innovation de quelques-uns (d’où l’importance de réformer de fond en comble le secteur de la recherche et de l’enseignement supérieur), à la formation de tous et à l’activité rémunérée de la plus grande part possible de la population (pour soutenir l’Etat social). C’est ce qu’on pourrait appeler la « voie finlandaise » de sortie vers le haut dans le cadre du réajustement mondial des systèmes productifs occasionné par la mondialisation néo-libérale des années 1990-2000. Le discours prenait d’ailleurs une tonalité très nordique dans son appel à prendre en compte les coûts (cachés) de la non-formation de la jeunesse la plus défavorisée, et donc à considérer les dépenses pour ces jeunes, sortis trop tôt du système scolaire ordinaire ou en voie de le quitter, comme un investissement d’avenir. Au total, cette ligne n’est donc pas si originale que cela, et poursuit par exemple la politique des « pôles de compétitivité » engagée il y a quelques années déjà. La grande originalité par contre, pour ne pas dire plus, c’est de suspendre la contrainte de financement de l’État (ce qui justifie de s’adresser aux Chambres qui vont avoir à approuver un tel choix budgétaire), bref de jouer  à plein « Lisbonne » contre « Maastricht » (et ses critères de rigueur budgétaire).

Il y avait là un choix, il a été fait, que vont en penser nos partenaires de la zone Euro?

Donc ce discours avait plus de fond qu’on pouvait le percevoir au premier abord en raison de son ratage sur la forme. Si dans quelques années, l’État français connait une crise de la dette publique « à l’argentine », on pourra donc s’y référer  pour condamner le dirigeant qui a pris cette décision et tous ceux qui l’auront appuyé de leur vote au Parlement. Il n’est pas exclu par ailleurs que, finalement, cette  « Stratégie de Lisbonne »  pour la France ne finisse par fonctionner, et que nous ne devenions le nouveau « Tigre européen » des années 2015-2025 avec 5% de croissance annuelle (verte en plus) qui permettront de rembourser sans heurts la dette publique. Yes we can!

Malgré tout, le discours comprenait en lui-même une magnifique fausse note qui contredisait déjà à ce stade la « ligne générale ». En effet, le Président se propose d’augmenter le nombre et la qualité des places de détention (en prison et en hôpitaux psychiatriques) au nom des valeurs de dignité humaine et de saine répression du crime : où est donc la « dépense d’avenir » dans ce cas? C’est certes une dépense entièrement louable du point de vue humanitaire et une obligation internationale pour la France qui s’est engagé à assurer une cellule individuelle à chaque détenu, mais est-ce là une dépense utile du point de vue de la « Stratégie de Lisbonne »? Veut-on que des firmes françaises par ce biais deviennent spécialistes des prisons clés-en-main à vendre à l’exportation?  On pourrait certes dire que des détenus moins mal traités lors de leur peine se réinsèreront mieux par la suite, cela évitera des récidives et de l’exclusion; peut-être serait-il moins couteux de  « réfléchir » à diminuer le nombre d’incarcérations en les réservant aux seules personnes réellement dangereuses pour autrui? N’existe-t-il pas d’ailleurs des peines alternatives à la prison? Ne peut-on songer à innover sur ce point? Cette promesse de couvrir la France de belles prisons humanitairement correctes, qui correspond évidemment aussi au fond de commerce « sécuritaire » du Président, augure mal de la capacité de choisir des objectifs porteurs d’avenir (économique) et de s’y tenir.

Dans ce même discours où il est justement souligné qu’il faut « investir » dans l’éducation des jeunes, la volonté de réduire le nombre des fonctionnaires par le biais des départs en retraite est réaffirmé – ce qui donne peu de jours plus tard l’annonce par le Ministre concerné de la suppression de 16.000 postes au Ministère de l’éducation nationale.  Éduquer les jeunes sans enseignants ou personnels en général, cela va être très, très difficile sauf à faire de gros progrès de productivité… Les jeunes sont-ils censés devenir tous autodidactes? Si oui, à partir de quel âge? On se trouve là au cœur de la contradiction : qu’appelle-t-on « dépense d’avenir »? Le premier budget de l’État, l’éducation, n’est-il pas de fait entièrement une « dépense d’avenir »? Ou, alors, est-ce à dire que l’éducation nationale sert de garderie pour les rejetons des parents qui travaillent et de « postes réservés » pour les quelques centaines de milliers de personnes inaptes au travail productif qu’elle occupe  et qui ne produisent vraiment rien?  La santé, autre dépense majeure s’il en est, n’est-elle elle aussi destinée qu’à faire vivre quelques centaines milliers d’autres non-producteurs?  L’avenir  d’un malade qui ne mourra pas grâce à des soins est-il à prendre en compte dans les dépenses d’avenir? Et que dire de la Sécurité routière dont les publicités envahissent ces jours-ci les villes et les magazines? Est-ce ou pas une « dépense d’avenir »?  J’ai bien peur que la distinction ait peu de sens d’un point de vue logique,  mais qu’elle corresponde au fait politique que tout ce qui suppose l’appel à un opérateur privé susceptible d’y trouver son profit soit « labellisé » dépense d’avenir, alors que tout ce qui repose sur le travail de fonctionnaires ou assimilés soit vu comme une simple dépense de fonctionnement. A la limite, il suffirait par exemple que tout le secteur éducatif (de la maternelle à l’Université) soir repris par des entreprises privées pour que tout d’un coup tout son financement par l’État soit vu comme une dépense d’avenir. Au niveau universitaire, cela correspond déjà à la préférence pour l’achat de bâtiments, de matériels ou de logiciels au secteur privé par rapport à l’embauche pérenne d’enseignants-chercheurs ou de tout autre personnel. Plus encore, cette distinction « dépenses de fonctionnement », qui dans le fond sont réputées ne servir à rien et que l’on peut réduire  toujours puisqu’elles sont par essence du « gaspillage » et de la « bureaucratie », et « dépenses d’avenir », qui seraient tellement justifiées qu’on pourrait s’endetter pour elles, témoigne d’une lecture bien particulière du fonctionnement de l’État par les dirigeants actuels. Le salarié de l’État n’y est vu qu’à travers la gêne qu’il leur occasionne. Ceux-ci rêvent d’un État « zéro-fonctionnaire » où l’on aurait entièrement substitué au travail (rétif, nécessairement rétif) du capital (qui lui ne se plaint guère).

Pour ajouter à l’effet de flou provoqué par ce discours, il faut ajouter que, du point de vue idéologique, le Président y a proposé ce jour-là un curieux patchwork dont il serait intéressant de démêler un jour les sources (humaines), un seul conseiller est-il responsable de cela? D’un côté, il y a cet éloge du modèle français,  opposé au moins implicitement au modèle anglo-saxon reagano-thatchérien du T.I.N.A.. Tout à son éloge de l’industrie contre la finance, N. Sarkozy va jusqu’à évoquer les mânes du Conseil national de la Résistance et se référer à mots couverts au colbertisme, ne sommes-nous pas selon lui de longue date  les  ténors mondiaux du partenariat public /privé ?  De l’autre côté, il y a cet éloge de la République qui est égalitaire par essence mais pas du tout égalitariste, libérale mais pas licencieuse. Si j’ai bien compris,  pour situer le sarkozysme en 2009, il faut faire un mélange  entre la IIIème République libérale (elle-même un mixte entre celle des « boursiers » et celle des « brigades du Tigre »), la IVème République sociale (un peu en sourdine tout de même), et la Vème République industrialiste des grand projets. Si toute l’exorde du discours n’aurait pas déshonoré un Président socialiste et si la conclusion évoque le « mouvement » dans un pied de nez  sans doute d’autant plus sensible à la gauche  qu’on se situe dans cette même enceinte de Versailles qui a vu le triomphe du « parti de l’Ordre » en 1871, le discours revient tout de même  ensuite aux fondamentaux de la droite républicaine française : « Où en sommes-nous avec le principe d’égalité? Ne sommes-nous pas progressivement passés sans toujours nous en rendre compte de l’égalité républicaine à l’égalitarisme? La République, c’est la promotion sociale fondée sur le mérite et le talent. L’égalitarisme, c’est donner la même chose à tout le monde. » Au moins, les choses sont dites clairement, Rome est encore dans Rome, on se sent soulagé : tout faire pour respecter le principe de l’égalité des chances d’obtenir pour chacun des rétributions dans la vie conformes uniquement à son mérite et à son effort, mais rien de plus: ni « assistanat » ni « nivellement par le bas ».  Cette réaffirmation de cette manière fort libérale d’envisager la République – celle du libéralisme d’avant 1914  qui valorise les « boursiers », mais combat sans pitié particulière les « partageux » – se situe bien sûr en opposition avec les tendances socialisantes  ou démocrates-chrétiennes, voire communistes, exprimées par le programme du Conseil National de la Résistance, aussi évoqué par le Président: ce programme reconnait justement que le sort de chacun dans la vie ne  dépend pas que de ses propres efforts, de son mérite, mais des conditions générales de la société, reconnait de plus que la justice exige l’égalité  au sens fort du terme sur des aspects essentiels de la vie.

A trop vouloir se montrer consensuel à travers ce patchwork de références inconciliables, tout en préservant tout de même à bien le lire ses valeurs fondamentales   et en annonçant  un choix  qui aurait mérité d’occuper l’ensemble du propos tant il engage l’avenir des finances publiques, le discours présidentiel du 22 juin 2009 risque d’être une belle illustration de cette tendance au faux-semblant, qui domine la parole politique contemporaine. Ou s’agit-il simplement d’un discours mal écrit?

Patrick Savidan, « Repenser l’égalité des chances ».

Patrick Savidan a publié un livre intitulé Repenser l’inégalité des chances (Grasset, 2007), qui ne semble pas avoir soulevé beaucoup d’attention jusqu’ici. A tort selon moi, en effet, il essaye de souligner un aspect crucial de notre époque, l’affaiblissement de la notion même d’égalité au profit de celle d' »égalité des chances ». Il reconstitue habilement la montée en puissance de cette notion, en montrant qu’elle a permis de casser les hiérarchies héritées institutionnellement de génération en génération. Elle se situe à la source des politiques publiques qui visent à faire que quelque soit le milieu de naissance un individu puisse accéder aux plus hautes charges ou à la plus belle situation. Il montre aussi qu’elle correspond bien à l’idéologie contemporaine fondée sur l’individualisme et l’obligation faite à l’individu de faire des choix dont il récoltera les fruits bons ou mauvais à terme.

Mais ce que montre P. Savidan est qu’une telle option pour l’égalité des chances affronte des limites intrinsèques qui la rendent peu viable à terme.

D’une part, aussi parfaite soit-elle cette « égalité des chances » est en fait toujours biaisée par l’existence même de la famille. Un enfant ne peut se développer sans affection, sans une famille quelque qu’elle soit, et donc aucune égalisation réelle des conditions de départ n’est possible. Il existe toujours un biais de départ. De fait, si la vie sociale est vue comme une compétition, certains sont toujours nécessairement désavantagés à la base même de ce qui constitue leur moi. On pourrait lui rétorquer qu’en fait, les politiques publiques sont conscientes de cet état de fait puisqu’à côté de l’école et de l’instruction publique en général (plutôt aveugles en pratique à l’influence des parents dans la réussite des enfants), il existe des services de protection de l’enfance. Il existe une « police » des conduites parentales qui essaye de faire en sorte que les enfants, même avec des parents irresponsables, aient une chance minimale de réussir dans la vie, ou de ne pas devenir des charges pour la société. Cette « police » est particulièrement forte pour les parents désirant adopter un enfant, dont l’Etat réclame qu’ils présentent a priori les attributs d’un « bon parent ». En fait, cette police de l’adoption revient à un eugénisme social d’Etat, qui reconnait que le sort d’un individu dépend d’un minimum d’attention parentale dans ses premières années. Savidan n’a donc pas vu que cet écueil était déjà perçu par les Etats, et l’on essayait de le résoudre… Of course, comme dans notre littérature, l’enfant de la Dass est le summun du malheur social possible, mon argument ne persuadera guère l’auteur. Plus généralement, pris dans sa description de l’individualisme triomphant, P. Savidan tend à oublier toutes les contraintes ancrées dans des lois et des politiques publiques qui limitent le libre choix de l’individu : pourquoi dans un univers si libéral la drogue, même douce, est-elle plus interdite que jamais? Pourquoi des produits sont de plus en plus qualifiés sous cette catégorie, y compris le tabac et l’alcool? Pourquoi les garde-fous en tous domaines se multiplient-ils? La liberté l’emporte certes, mais pourvu que j’emprunte le bon chemin qui me mène vers le bonheur « bourgeois » ou à la limite « bobo », mais il est dûment interdit de « se faire mal » (sauf « pour de rire », avec quelque maitresse SM bien policée).

D’autre part, cette égalité des chances n’est pas « soutenable » : si j’ai bien compris, l’auteur veut dire par là à la fois qu’on aboutit avec la seule égalité des chances à une société tellement inégale que celle-ci aura du mal à persister à la génération suivante et que les « gagnants » du jeu croient tellement qu’ils ne doivent qu’à eux-mêmes leur réussite qu’ils sont extrêmement hostiles à toute redistribution des gains aux « perdants », ne serai-ce que pour donner une éducation correcte aux enfants des « perdants ».

P. Savidan sur ce dernier point a raison. C’est un constat sociologique que de voir que la plupart des « gagnants » se voient comme les seuls artisans de leur réussite, et que, finalement, l’idéologie de l’égalité des chances les encourage à se voir sous ce jour.

Que propose-t-il alors? D’en revenir à une égalité des chances inspiré de John Rawls, ou plus encore au « solidarisme » de Léon Bourgeois. En fait, il faudrait selon lui que les individus reconnaissent que le jeu social qu’ils jouent et qui suppose de valoriser certains dons innés ou compétences durement acquises et pas d’autres, est en réalité le responsable de leurs gains. En somme, impossible de gagner bien sa vie comme basketteur professionnel (pour reprendre l’exemple bien connu du libertarien Nozick) et de profiter ainsi d’une grande taille et de bons réflexes sans société qui valorise ce loisir au point d’en rémunérer grassement les acteurs. On pourrait réécrire toute l’histoire des dons artistiques ou sportifs sous cet aspect. On pourrait multiplier les exemples, qui prouverait qu’une capacité d’une personne ne vaut qu’en relation avec un univers donné. Du coup, si je suis performant parce que j’ai juste les dons qu’il faut pour ma société, je ne mérite en rien mes gains, qui ne sont qu’un effet d’aubaine. P. Savidan y trouve l’occasion de justifier un niveau de contribution de chaque « gagnant » à l’effort commun, sous forme de fiscalité, sans commune mesure avec ce qui existe aujourd’hui, et aussi de souligner l’absurdité de certains niveaux de rémunération. De plus, du point de vue psychologique, il me semble que les gagnants en seraient plus humbles et les perdants moins humiliés.

Son idée revient largement à celle de Rawls, à savoir que les fruits de la coopération sociale doivent être équitablement répartis, et elle tombe, à mon avis, sous le feu de la critique du libertarien Nozick, qui souligne que l’idée rawlsienne revient à supposer une « manne » dont le partage ne serait pas déjà là dans le seul échange économique qui attribue à chacun son dû.

En politiste, je ne peux que constater que les gagnants ne se sentent pas du tout redevable à un « capital collectif » qui expliquerait leur performance économique ou sociale : P. Savidan cite Warren Buffet et Dale Carnegie comme deux exemples de tycoon américain ayant perçu la nature sociale de leur richesse et ayant décidé de redonner à la société ce qui leur était échu par le hasard des circonstances favorables. Si dans le monde réel, tous les 1% les plus riches agissaient en parfait philanthrope, cela se saurait, et Carnegie et Buffet ne seraient pas en voie d’inscrire leur nom dans l’histoire.

En pratique, les gens croient toujours avoir mérité ce qu’ils ont, même quand ils ont énormément, et tout incite à accepter l’inégalité des résultats, même si la chance joue un rôle : pensons aux publicités pour les jeux de hasard (Loto, Euromillions), pensons au fait que personne ne s’offusque que des gens gagnent tout d’un coup l’accès à la richesse, sans qu’aucun critère de mérite n’intervienne, sinon la chance, qui semble bien être un critère légitime de réussite pour beaucoup de nos contemporains.

Pour qu’un retournement de situation, une perception plus socialisée de la richesse produite, s’opère, il faudrait une révolution dans les esprits qui ne semble guère en cours.

De plus, problème non souligné dans l’ouvrage : la coopération sociale dépasse aujourd’hui de très loin les limites d’un Etat quelconque. Tout consommateur français bénéficie par exemple du fait que les termes de l’échange avec des pays moins avancés lui offrent un revenu courant plus important que celui qui serait le sien sans cet échange. Si on voulait être juste au sens du « solidarisme », il faudrait donc amputer fortement nos gains de l’échange avec les pays pauvres ou en voie de développement. C’est possible, c’est ce que voudrait faire le « commerce équitable », mais, en généralisant la démarche, cela provoquerait une crise politique majeure par diminution drastique des gains de tous.

Par ailleurs, si on néglige l’aspect globalisé de la coopération sociale, l’idée de « capital collectif » – juste en soi – risque de nous entrainer vers une vision nationale de la richesse. Ce « capital collectif » peut être vu comme une accumulation des générations qui nous ont précédé dans cette nation particulière. Du coup, on n’est pas loin de l’idée que cette richesse, et la redistribution qu’elle permet, doit être réservé aux descendants de ceux qui ont sué sang et eau pour faire de la France ce qu’elle est. Le libéral Hayek critiquait déjà par refus du nationalisme l’idée que le fait d’être né dans un pays riche donne le droit à une richesse particulière. Plus concrètement, une des façons de valoriser l’immigration se trouve justement être de souligner l’apport productif des immigrés, justement parce cette idée de « capital collectif » fait partie de l’argumentaire typique des nationalistes.

La perspective ouverte par P. Savidan me parait donc encore imparfaite. L’idée d’une « égalité des chances » qui ne serait que la manière de justifier une hiérarchie sociale de plus en plus étendue vers le haut et vers le bas me semble fondé : la « méritocratie » par définition est une situation où les perdants ne sont pas en droit de se plaindre, puisqu’on y gagne « à la loyale ». On n’est finalement pas très loin du « darwinisme social » – simplement aujourd’hui, l’objectif collectif de la grandeur de la nation ou de la race (britannique, allemande, française, etc.) a disparu au profit du seul bonheur individuel des gagnants. Soit d’individus par essence moins critiquables qu’une nation, puisque chacun voudrait être à leur place.