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Y’a Bon l’austérité! Y’a Bon la crise!

Toutes mes excuses à mes lecteurs pour le titre un peu vulgaire de ce post, mais j’ai  vraiment de plus en plus de mal à contenir mon exaspération face aux errements de la Présidence de François Hollande. En ce début d’automne 2014, nous semblons en effet nous acheminer vers une phase ultérieure de la longue crise européenne commencée en 2008, celle où la France va occuper le centre de la scène. Les indicateurs économiques sont médiocres en France pour 2014, et les prévisions de croissance de l’INSEE pour 2015 sont désormais inquiétantes. Se situant à bien moins de 1,5% de croissance, elles signifient à coup sûr l’augmentation du chômage.

De fait, il est clair que le piège européen se trouve en train de se refermer sur la France. Le budget 2015, proposé par le gouvernement de Manuel Valls, essaye de combiner une acceptation de la logique de l’ajustement structurel (le « consensus de Bruxelles »), typique des règles européennes, avec une prise en compte de la détérioration de la conjoncture macroéconomique en France et en Europe. On ferait donc comme prévu en janvier 2014 des économies à hauteur de 21 milliards d’euros l’an prochain, mais pas plus que prévu, pour ne pas que le « multiplicateur » ne joue trop négativement sur la conjoncture. On repousserait le retour au 3% (en part de PIB) de déficit budgétaire de deux ans encore à 2017, alors qu’on avait déjà négocié un report à 2015.  Or des bruits courent déjà dans les médias que ce budget 2015 sera refusé par la Commission européenne. Il ne correspondrait pas à ce à quoi la France s’est engagé, en particulier dans le plus récent traité (TSCG) ratifié sous la Présidence de F. Hollande.  L’accueil plutôt désagréable fait par les Eurodéputés de droite lors de son audition à Pierre Moscovici, candidat au poste de Commissaire européen aux Affaires économiques, témoigne s’il en était encore besoin de l’écart des visions présentes en Europe sur les moyens de sortir de la crise économique : Moscovici, pourtant vu  par une bonne partie de la gauche française comme un néo-libéral sans nuances, a été en somme accusé de ne pas avoir su imposer de « la vrai austérité qui saigne » en France quand il était Ministre de l’économie, comment saurait-il alors garantir que les règles imposant l’austérité à tous les pays soient respectées, en particulier par la France? Moscovici semble avoir été déçu de tant d’ingratitude…

Bref, malgré les preuves empiriques accumulées depuis 2010 que réduire les budgets publics ou augmenter les impôts en période de récession nuit à la croissance économique, la majorité relative de droite en Europe et la majorité de son aile française tiennent exactement pour le contraire : l’austérité ne peut pas nuire à la croissance, tout au moins à terme. Une bonne saignée rétablit le malade. Il est, par ailleurs, à ce stade de la crise (nous sommes en 2014, pas en 2010) probable que les « austéritaires » savent en fait parfaitement que l’austérité nuit fortement à la croissance et à l’emploi, mais que leurs objectifs se trouvent ailleurs que dans la croissance et l’emploi. On peut faire l’hypothèse qu’il s’agit en fait d’en finir à l’occasion de cette crise avec les formes de démarchandisation de la vie qu’instituait l’État social : la France « socialiste » constitue du coup une cible d’autant plus importante dans la mesure où beaucoup croient en Europe que nous aurions encore en 2014 un État social particulièrement généreux et un marché du travail particulièrement rigide et protecteur.  Un stage de terrain auprès des bénéficiaires du RSA-socle ou du Minimum-vieillesse, ou bien dans une agence d’Intérim, d’un certain nombre de commentateurs européens, en particulier de l’Europe du nord, changerait peut-être ces fausses perceptions, mais il faut tenir compte de ces croyances en une « douce France » où, sans être un rentier ou un gagnant à l’Euromillion, l’on pourrait vivre comme un nabab sans travailler.

Plus généralement, nous en restons toujours au dilemme apparu dès les années 1970 (sic) : doit-on et peut-on gérer l’économie européenne comme un tout où l’on pourrait penser à faire une politique macroéconomique pour l’ensemble européen, ou doit-on se contenter simplement de rendre compatible les politiques macroéconomiques nationales avec l’existence d’une intégration économique et monétaire poussée?  De fait, la situation n’est pas si différente avec ces années-là, certes fort lointaines, où les partenaires de l’Europe des 9, puis des 12, n’arrivaient à coordonner leurs efforts de relance économique, et où ils ont fini avec le Traité de Maastricht pour opter pour la non-relance partagée, associée à la création d’une monnaie unique. C’est toujours en somme la question du partage des coûts et des bénéfices d’une relance économique qui fait achopper l’Europe depuis plus de 40 ans. Nous ne sommes décidément pas aux États-Unis, où c’est le budget fédéral, fondé sur une taxation directe des individus et des entreprises, qui peut relancer l’économie au cas où sans qu’il y ait au départ une discussion entre Etats fédérés sur qui finance la relance et sur qui en bénéficiera vraiment. Quoiqu’il en soit de ces considérations institutionnelles,  F. Hollande va du coup peut-être être amené à aller où il ne voulait pas du tout aller.

En effet, si la Commission européenne rejette effectivement le budget 2015 de la France, il faudra en effet choisir : soit le gouvernement de Manuel Valls modifie son budget pour s’ajuster aux règles européennes, donc augmente les impôts et/ou diminue les dépenses encore plus par rapport à la première version, et, là, il sera clair aux yeux de tous les citoyens un peu informés que la France a vraiment perdu sa souveraineté budgétaire sous la Présidence Hollande, il sera clair aussi pour beaucoup que la France s’engagera alors dans une spirale dépressive pour quelques années. Nous allons tous visiter la Grèce, voire la Lettonie, sans bouger de notre place. Soit le gouvernement de Manuel Valls refuse de revoir son budget, et, là, il faudra assumer un conflit avec les partenaires européens sur le sens même de la politique économique européenne.  Paradoxalement, le très prudent et pusillanime François Hollande a déjà un allié dans ce combat éventuel : l’actuel Président du Conseil italien, Matteo Renzi. Ce dernier a en effet récemment déclaré que personne en Europe ne devait être traité comme un élève par un instituteur. En effet, vu l’état de l’économie italienne (en récession depuis 2011), M. Renzi se rend bien compte que la dernière chose dont l’Italie aurait besoin, c’est d’une France qui se mettrait à ressembler à la Grèce et qui, en voulant rétablir ses comptes publics, emporterait toute l’économie européenne vers le fond, l’Italie la première.

Au vu de ses choix depuis son arrivée au pouvoir en 2012, il est fort probable que F. Hollande accepte un compromis, il lui en coûtera encore quelques points de popularité, et l’on pourra prendre les paris sur le jour où le chiffre de sa popularité sera égal à celui du taux de chômage en France. Je me demande par contre comment les députés socialistes « frondeurs » et assimilés vont pouvoir accepter l’éventuelle seconde version du budget 2015, revue et approuvée par la Commission européenne. Je suivrais avec joie les contorsions d’un Pierre-Alain Muet, ci-devant (macro)économiste, allant répéter partout ces temps-ci que le choix de l’austérité à marche forcée n’est pas le bon: jusqu’où ira sa loyauté partisane? Right or wrong, my party! La nemesis socialiste approche de plus en plus, et je ne m’en réjouis guère.

Et là c’est le drame : Berlusconi flanche.

Là franchement, je ne m’attendais pas à ce coup de théâtre, j’en ai été estomaqué. Hier, lors du vote de confiance sur le gouvernement Letta, S. Berlusconi a opéré un revirement d’une théâtralité digne des plus grandes heures du parlementarisme. Il a flanché au dernier moment, il a en effet choisi finalement d’appeler tout « son » parti, le « PDL »( Peuple de la liberté) à voter la confiance au gouvernement Letta.  Il ne faut pas y voir une ultime ruse du personnage, c’est une capitulation de sa part, il se trouve en effet battu sur toute la ligne, puisque c’est lui-même qui avait choisi de provoquer cette crise gouvernementale à la veille d’un vote décisif pour lui sur son statut de sénateur. Il voulait priver le gouvernement de majorité au Sénat, obliger ainsi E. Letta à démissionner et forcer  ainsi G. Napolitano faute de majorité de rechange à appeler à des élections (très) anticipées dans la foulée (dès novembre 2013). Il voulait ainsi juger son différend avec la justice par le peuple italien. C’est pour le coup complétement raté, et, dans les prochains jours, il est à parier que la mécanique institutionnelle qui prévoit sa déchéance de son mandat sénatorial suite à sa condamnation continue sa marche. (Prochain épisode donc, ce vendredi 4 octobre.) En appelant à voter la confiance au gouvernement Letta, il sauve peut-être ce qui reste de l’unité de son propre parti, mais, pour la première fois depuis le début de sa carrière, il n’a plus la possibilité d’utiliser l’arme politique contre les décisions de justice le concernant.

Au final, le gouvernement Letta sort renforcé de l’épreuve que S. Berlusconi voulait lui imposer, bien plus qu’aucun commentateur ne l’avait prévu la veille : désormais, c’est moins à une majorité de nécessité faute de mieux qu’à une vraie majorité politique qu’on a affaire : les ailes gauche et droite du Parlement (SEL, M5S, LN) restent  toujours exclues de cette majorité « néo-centriste », dirigée par un « figlio d’arte » post-démocrate chrétien,  et (r)établie au nom des contraintes européennes qui pèsent sur l’Italie. Le « gouvernement du Président » (Napolitano) a tenu bon. On remarquera incidemment que cette majorité « néo-centriste » n’est autre que celle qui gouverne l’Italie depuis novembre 2011 (chute du gouvernement Berlusconi IV),  sans que les résultats de son action législative se traduisent à ce jour dans une reprise de l’activité économique. Le chômage se situe au plus haut depuis 1977, la dette publique devrait atteindre de nouveau des sommets en 2013, et la récession dure depuis huit trimestres. Il y aurait eu en Italie quelques bonnes raisons économiques de changer de gouvernants et de ligne générale – mais bon, cela ira mieux, parait-il, en 2014.

Surtout, comme s’est exclamé hier mon collègue du bureau, pour la première fois depuis 20 ans, le centre-droit italien a vu naître un parti. Ce qu’il voulait dire, c’est que, depuis 20 ans,  depuis ces fatidiques années 1993-1995, le gros de l’électorat italien de droite et de centre-droit a accepté de se  faire représenter au Parlement par un « parti personnel » (« Forza Italia », puis le PDL après 2008), c’est à dire une organisation qui n’existe que par la seule vertu de son chef, S. Berlusconi. Le refus d’une bonne part des députés et sénateurs du PDL de suivre ce mercredi 2 octobre 2013 la ligne de ce dernier dans un moment aussi décisif marque la (re-?)naissance de quelque chose qui dépasse sa personne. Contrairement à mon collègue Guillaume Musso, je ne crois pas à ce stade que S. Berlusconi puisse reprendre la main : les élus du PDL vont à partir de maintenant chercher à distancier le « nouveau parti », ou peut-être les « nouveaux partis », qu’ils vont mettre en œuvre, du sort personnel de S. Berlusconi.

Ce dernier, surtout s’il se retrouve sous peu sous main de justice, aura sans doute le temps d’écrire ses mémoires du coup, un peu comme une Margaret Thatcher lâchée par les siens -ou alors, il va simplement en mourir rapidement comme un A. De Gasperi abandonné lui aussi par les siens. Je préférerais la première option, cela serait sans doute très drôle à lire.

Italie: « et une crise gouvernementale, une! servie bien fraîche. »

C’est peu dire que je ne suis pas particulièrement étonné de l’ouverture formelle de la crise gouvernementale en Italie. A partir du moment où la Cour de Cassation avait confirmé définitivement la condamnation de S. Berlusconi pour fraude fiscale à 4 ans de prison (ramené en pratique à 1 an), il était certain que S. Berlusconi ne se laisserait pas faire, et cela d’autant moins qu’accepter ce verdict aurait impliqué la perte de son immunité sénatoriale à court terme. Or, en dehors des dégâts d’image qu’une telle condamnation peut lui poser (pas très grands en fait pour son propre électorat qui tolère la fraude fiscale comme une nécessité de la vie en société),  S. Berlusconi doit affronter d’autres procès avec des résultats éventuellement tout aussi désagréables… Depuis un mois, il a exploré toutes les voies possibles pour échapper à cette condamnation, sans choisir de partir en exil toutefois. Il prépare par ailleurs la transformation de son parti, le « Peuple de la Liberté » (PDL), en une nouvelle formation « Forza Italia »(FI) qui tiendrait un discours plus radical que ce dernier et qui reviendrait à l’esprit de 1994, il se prépare donc ostensiblement à revenir aux urnes.

La dernière réunion du gouvernement Letta aurait pu déboucher, d’après ce que j’ai pu lire, sur l’émanation d’un décret qui aurait sauvé encore une fois S. Berlusconi des foudres de la justice italienne – cela n’aurait pas été la première fois, c’est le cas depuis… 1985 (décrets dits de la « Saint-Sylvestre »). D’évidence, Enrico Letta n’a pas jugé bon d’émettre un tel sauf-conduit, qu’il aurait d’ailleurs été difficile de transformer en loi par la suite devant le Parlement. Du coup, c’est la guerre totale,  avec démission des cinq ministres berlusconiens du gouvernement Letta, et obligation de trouver une nouvelle majorité parlementaire pour ce dernier. A la Chambre des députés, c’est facile, mais au Sénat, les chiffres sont en principe contre E. Letta.

Le vote de confiance a été fixé à mercredi 2 octobre 2013. Je suppose que ce délai est destiné à montrer aux parlementaires hésitants du PDL, qui pourraient trahir leur leader, ce qui va advenir à l’Italie si le pays n’a plus de gouvernement : lundi et mardi, les marchés financiers devraient se déchainer en faisant voler le spread italien. De fait, il n’y a pas que les marchés financiers qui vont montrer d’ici mercredi qu’ils veulent un gouvernement fonctionnel. Toutes les réactions des corps constitués italiens (syndicats, Confindustria, autres associations professionnelles, Église catholique, grande presse, etc.) ont été jusqu’ici contre la tentative de S. Berlusconi d’empêcher le gouvernement Letta de poursuivre son action.

Tout va donc se jouer d’abord lors du vote de confiance au Sénat. A mon avis, si des sénateurs PDL quittent la barque, et permettent le vote de confiance à Letta, cela finira en bataille rangée, avec des larmes, des cris, et les huissiers pour séparer les deux camps du PDL. It will be a gread show.

Si E. Letta est sauvé cette fois-ci, probablement le PDL va ensuite se déliter, et le Sénat va voter dans la foulée la déchéance de son mandat de sénateur pour S. Berlusconi. Il sera alors un justiciable (presque) comme les autres.

Si E. Letta n’a pas de majorité, le Président G. Napolitano a déjà répété qu’il ne veut pas de nouvelles élections. Il pourrait donc tenter d’explorer les voies d’un autre gouvernement. En cas d’échec, il devra se résoudre à dissoudre les Chambres. Il pourrait d’ailleurs démissionner pour marquer son désaccord avec le comportement des parlementaires, et laisser à son successeur le soin de dissoudreles Chambres, mais je doute que G. Napolitano veuille compliquer encore les choses à ce point.

Si de nouvelles élections devaient avoir lieu, ma première réaction serait de bien regarder avec quel système d’alliance elles se feraient. Est-ce qu’on repartirait dans la configuration de février 2013, ou est-ce qu’on aurait une autre configuration? Avec le mode de scrutin actuel (le « porcellum »), cela peut changer très fortement le résultat, même si les électeurs italiens ne changent pas beaucoup leur choix par rapport à février 2013.

Un dernier mot sur B. Grillo, le leader du M5S : ce dernier réclame d’aller à de nouvelles élections, en prétendant pouvoir les gagner. C’est pour le coup fort improbable à ce stade. En cas d’élections anticipées, avec S. Berlusconi dans le jeu, il aurait en fait tout à perdre, puisque, inévitablement, ce dernier transformerait ce scrutin en jugement dernier sur sa personne, et qu’il est sans doute prêt à bien plus de coups de théâtre que l’ancien acteur comique lui-même.

Serge Quadruppani (éd.), Bel Paese.

quadruppaniPendant que la crise gouvernementale couve en Italie, j’ai eu le temps de finir de lire l’anthologie de textes littéraires sur ce pays, Bel Paese (Paris : Métailié, 2013, 323 p.), paru en ce printemps 2013. Serge Quadruppani, l’auteur bien connu de polars, a sélectionné et traduit les textes (sauf un qui a été directement écrit en français). La douzaine de textes rassemblés ainsi donne une image extrêmement négative de l’Italie contemporaine, et, bien sûr, le titre (« Beau Pays ») prend dès lors une tournure extraordinairement sarcastique. La seule chose de « belle » dans cette Italie, c’est éventuellement ce qui reste de beautés naturelles ou historiques – une forme d’éternité qui rachète (parfois) un présent sans espoir. Si ce n’étaient pas des auteurs italiens qui écrivaient toutes ces pages, souvent d’une grande qualité littéraire par ailleurs, probablement, on les accuserait de (se) nourrir d’un mépris infini pour ce pays et pour ses habitants. Le court texte de Valerio Evangelisti, « La péninsule des célébrités «  (p.194-200) est exemplaire en sens : l’Italie peut-elle proposer désormais à l’admiration du monde entier autre chose qu’une famille de la Camorra qui a réussi à sortir de la misère? Elle au moins s’est élevé, non sans risques encourus, par son travail, et crée de la richesse et de l’emploi. A ce stade,  il vaut mieux en effet en rire qu’en pleurer. Le texte d’Andrea Camilleri (« Qu’est-ce qu’un Italien? Note pour une définition », p. 296-321, paru en italien en 2009), qui conclut l’anthologie, ne passerait guère venant d’un auteur étranger. En effet, en gros, pour le plus vendu des auteurs italiens de fiction depuis des années, ses compatriotes ont globalement pour idéal d’être une motocyclette (sic), c’est à dire de se comporter comme un conducteur de motocyclette (en fait de « vespa ») totalement irrespectueux de toute norme de bonne conduite. « (…) les motocyclettes ne respectent aucune règle. Elles grimpent sur les trottoirs, passent au rouge, foncent à contresens, font demi-tour où elles ne devraient pas, se glissent entre deux autos, ne tiennent aucun compte des passages cloutés. En somme leur parcours est une infraction continue. Le plus grand arbitraire leur est accordé. (…) Voilà, peut-être l’idéal de l’Italien d’aujourd’hui est-il d’être une motocyclette. »(p. 320-321) A dire vrai, l’image se comprend particulièrement bien si l’on connait la Sicile, dont A. Camilleri représente une des voix autorisés, c’est tout à fait cela… Il a juste oublié l’absence généralisé de port du casque, le bruit assourdissant des moteurs et des klaxons, et la multiplication des passagers sur chacun de ces engins qui force l’admiration du profane en la matière, sinon, l’image parait assez juste. Cette question de l’incivisme italien pourrait apparaître comme un ancien topos du discours sur ce pays – ce qu’elle est aussi -, il reste qu’il correspond toujours à des phénomènes bien concrets dont je m’étonne encore : je lisais récemment dans la presse italienne qu’en 2013, la Guardia di Finanza (police financière spécialisée) continue (comme en 1990 quand je découvrais ce pays) à débusquer chaque année son lot d’« evasori totali » (fraudeurs totaux),  c’est-à-dire de gens qui ont essayé d’être totalement invisibles au fisc (près de 3000 cette année), il s’agit parfois d’entreprises de taille moyenne qui avaient pignon sur rue. Dans le même ordre d’idée, il y a cette épidémie d’escroqueries à l’assurance automobile qui a fini par rendre cette dernière hors de prix pour les Italiens. On pourrait multiplier les exemples : la part de citoyens italiens contournant les règles établies pour le bien de la collectivité, quelles qu’elles soient, semble décidément avoir un effet déstabilisant sur l’ensemble.

Le ton général de tous les écrits rassemblés par la sagacité de S. Quadruppani va donc dans ce même sens, « il y a vraiment quelque chose de pourri en Italie »… Tous ces auteurs sont d’accord sur l’état du pays : cela ne va absolument pas, mais alors pas du tout.  Gianni Bondillo (« Durs à Milan », p.242-248)  suggère à celui qui voudrait comprendre l’Italie contemporaine d’aller voir avant tout Milan parce que, justement, rien de bon ne se présage dans cette métropole qui a toujours été à l’avant-garde des évolutions italiennes depuis deux siècles.

Après, il m’a semblé qu’il existe cependant deux lignes dans cette anthologie : une première ligne, celle de A. Camilleri par exemple, selon laquelle l’absence de civisme, de règles morales, voire de rationalité, touche l’ensemble des Italiens; une seconde ligne selon laquelle « le poisson a pourri par la tête », pour laquelle les élites sont bien pires que les gens ordinaires. La fable de Michele Serio, « Noël Trans » (p. 168-192), qui transpose l’histoire de Pinocchio dans l’Italie contemporaine, souligne ainsi, un peu lourdement d’ailleurs tant c’est dit sans ambiguïté aucune, que les élites (professions libérales, politiciens, hauts fonctionnaires, etc.) sont par essence des menteurs. En effet, si un virus qui faisait se rallonger les nez en cas de mensonge proféré se répandait dans une ville, elles seraient les premières victimes à souffrir, et les premières à devoir le combattre. Mais, la seconde ligne plus discrète, c’est dans le fond plus une hésitation qu’autre chose : est-ce que les Italiens (qui ne font pas partie des élites) conservent un bon fond d’humanité, voire de raison, ou pas?  Au delà de la joie de l’écriture, de la création littéraire, j’ai eu l’impression que les auteurs se demandaient par devers eux ce qu’ils pouvaient attendre de bon de tout cela… mais c’est seulement mon sentiment de lecteur.

En tout cas, je ne peux que conseiller la lecture de cette anthologie qui permettra au lecteur français d’avoir une assez bonne idée du désarroi d’une bonne part de l’intelligentsia italienne face à l’état actuel du pays, et dont je peux certifier qu’aucune absurdité qu’on y trouvera n’est en fait une invention.

Italie : « compromis historique » – le remix.

Les derniers rebondissements de la crise politique ouverte en Italie à la suite des élections politiques de février 2013 représentent à ce stade un retour vers le passé que même mon pessimisme, bien connu de mes proches et étudiants, ne m’avait pas permis d’envisager.

Bien sûr, la réélection de Giorgio Napolitano comme Président de la République à 87 ans pour un mandat (théorique) de 7 ans, constitue l’élément le plus visible de ces dysfonctionnements de la vie politique italienne  – ou plutôt de la tendance de ceux qui la dirigent à persister dans leur être au détriment désormais de tout semblant de justification autre que le poids des circonstances. De fait, l’élection du Président de la République semble avoir ouvert la voie à une solution impensable encore il y a quelques mois : un nouveau « compromis historique » comme dans les années 1970 entre la droite et la gauche. G. Napolitano semble avoir négocié avec les partis désirant le réélire, malgré son opposition affirmée à cette hypothèse de réélection à l’âge où même les Papes demandent désormais à pouvoir se reposer. Il a obtenu d’eux une promesse formelle de créer et d’appuyer un gouvernement d’union nationale – dans le cas contraire, il démissionnera!  On se trouve ainsi dans une solution inédite en Italie – et ailleurs peut-être : la menace de démission d’un chef de l’État, irremplaçable pour l’instant, lui donne tout pouvoir pour imposer sa politique aux partis majoritaires au Parlement. C’est donc lui ou le chaos, donc désormais, il faut lui obéir! Il n’aurait pas 87 ans, tout le monde se méfierait un peu plus, car cela revient à lui offrir la dictature.

Il y a donc une « présidentialisation de fait » du régime –  le politiste Ilvo Diamanti parle de « présidentialisme sans intention de l’instituer ». Ce dernier est totalement contraire à l’esprit de la Constitution italienne de 1947-48, qui refusait tout pouvoir personnel. Ce « présidentialisme de fait » se trouve en contradiction, au moins partielle, avec toute l’évolution institutionnelle depuis les années 1990, qui avait  visé à aller vers un système politique parlementaire à la manière de Westminster. Cette évolution devait permette des alternances entre deux camps bien différenciés. Contrairement à l’époque de la « partitocratie » (1946-1992) et de son sommet, le « compromis historique » des années 1970, les électeurs devaient être en mesure de choisir directement la majorité gouvernementale et le chef du gouvernement. Ce fut le but de la réforme instituant un scrutin mixte (majoritaire-proportionnel) en 1993-94, ce fut encore le but du mode de scrutin mixte (proportionnel-majoritaire) créé en 2005-06 qui institua des primes de majorité pour la coalition de listes  ou la listes arrivée en tête au niveau national ou régional et qui fit en sorte que chaque coalition de listes ou liste déclare par avance son candidat à la Présidence du Conseil. A la fin des années 2000, la création du « Parti démocrate » d’une part, et celle du « Peuple de la Liberté » d’autre part, allaient aussi dans le sens de cette « démocratie de l’alternance ». Les « primaires » régulièrement organisées par le Parti démocrate ce dernier automne allaient encore dans cette direction. Et, là que fait-on, parce que nécessité oblige, on jette tout cela par dessus bord, au nom de l’urgence – comme dans les années 1970. On évoque même comme possible Président du Conseil le nom de Giuliano Amato, 75 ans, ancien Président du Conseil par deux fois, n’ayant pas laissé des souvenirs impérissables de bonheur aux Italiens – euphémisme. J’ose encore espérer à cette heure où j’écris que tel ne sera pas le cas. En effet, j’imagine sans peine la rancœur, l’amertume, voire la désespérance, que cela pourrait soulever chez tous les Italiens  voulant sincèrement un renouvellement de leur pays. Il n’y aurait guère pire insulte à leur faire… J’espère au moins que ce gouvernement d’union nationale aura l’hypocrisie de choisir un homme moins marqué, plus jeune si possible.

On semble en effet se diriger en effet vers un gouvernement d’union nationale entre la droite (PDL), le centre-gauche (PD) et le centre (Monti). On retrouverait au gouvernement exactement les mêmes forces qu’avant l’élection où toutes ces forces ont perdu massivement des suffrages. En effet, depuis novembre 2011, un « gouvernement du Président », formé de « techniciens »,  a été dirigé par Mario Monti, avec le soutien parlementaire de ces mêmes trois forces. Toutes trois, en particulier le PDL et le PD, ont perdu plusieurs millions de suffrages par rapport à leurs scores des élections de 2008. Deux petits partis du centre (UDC et FLI), qui soutenaient avec enthousiasme, le gouvernement Monti, ont même disparu de la scène parlementaire à cette occasion faute d’électeurs.

Le seul résultat de l’élection de février 2012 aura donc été d’obliger  ces mêmes forces – ou de leur permettre?- à continuer à gouverner ensemble. Ce n’est sans doute pas ce que la majorité des électeurs voulaient quand ils se sont exprimés en février… On ne saurait imaginer déni plus cinglant des promesses d’organiser désormais les élections en Italie comme le choix direct des dirigeants par le vote populaire.

Quoi qu’il en soit, il devrait pourtant y avoir une majorité parlementaire en ce sens: le centre (Monti) et le PDL de Berlusconi étaient sur cette ligne depuis la proclamation des résultats en février, et le PD va suivre le mouvement comme un poulet décapité… En effet, la coalition autour du PD, arrivée en tête en février, est morte en cette fin d’avril, et en tant qu’acteur unitaire sur la scène politique italienne, il faut sans doute admettre que le PD n’existe plus.

Lors de l’élection présidentielle par les députés, sénateurs et délégués des régions (1007 électeurs), le PD a en effet explosé façon puzzle au delà de tout ce qu’on pouvait même imaginer. S. Berlusconi aurait télé-contrôlé avec quelque dispositif de science-fiction la direction du PD qu’il n’aurait pas pu mieux servir ses intérêts – à part peut-être organiser sa propre élection à la Présidence. Avec de tels adversaires, le jeu en devient trop facile. Premier essai de faire élire un Président de la République par le centre-gauche : le leader du PD propose de voter pour un vieux dirigeant post-démocrate-chrétien issu de leurs rangs,  Francesco Marini, qui serait acceptable par le centre, et surtout par la droite de Berlusconi. Première catastrophe : face à la perspective de cette alliance de fait avec Berlusconi, une partie des élus PD se rebiffent. Certains font même défection pour Stefano Rodotà, un autre noble vieillard issu de la gauche communiste, le candidat soutenu par le M5S, et aussi par l’allié de gauche du PD, le SEL. Échec cuisant de Marini, qui se retire de la course. Deuxième essai, après avoir voté blanc aux tours suivants de scrutin : Bersani, le leader du PD, fait acclamer par l’assemblée des grands électeurs PD (députés, sénateurs, délégués des régions) la candidature de Romani Prodi, ancien Président du Conseil, père spirituel du « centre-gauche » des années 1990. C’est là choisir un personnage dont ne veut pas S. Berlusconi comme ce dernier l’a déclaré à maintes reprises. Et, là, re-catastrophe, un quart des votants du PD font défection à leur candidat… sans aucune explication de vote bien sûr de la part des traîtres. A ce stade, la direction du PD semble avoir complètement perdu pied. Elle ne s’attendait pas à un tel niveau de duplicité. Au lieu de temporiser et de chercher un candidat « technique », sans passé politique marqué, qui aurait au moins pu apparaître comme un renouvellement normal de la charge présidentielle, elle se rallie à Napolitano. Elle accepte par la même occasion le gouvernement d’union nationale que ce dernier veut depuis quelque temps.  Elle en  vient exactement là où Bersani et l’ensemble de la direction du PD déclaraient depuis des mois ne pas vouloir aller, tenant compte à mon avis de l’aversion profonde d’une bonne partie des militants et électeurs du PD envers une telle hypothèse. Le petit parti allié du PD, SEL, a toute de suite annoncé qu’il ne participerait pas à cette alliance au centre, faisant donc éclater la coalition arrivée en tête en février 2013 à la Chambre des députés. Le M5S de Beppe Grillo fait ainsi la preuve que le PD, avec lequel il ne voulait pas s’allier, n’était pas vraiment opposé à S. Berlusconi. Je ne suis pas sûr cependant que cette preuve profite électoralement au M5S; en effet, beaucoup de ses électeurs voulaient un changement tout de suite, et vont lui reprocher de ne pas avoir au moins essayé de gouverner avec le PD. S. Berlusconi, sans même avoir dû trop se fatiguer, gagne sur toute la ligne. Finalement, on va faire comme il a dit…

Au final, le vote de confiance pour le nouveau « gouvernement du Président » marquera sans doute la fin du PD. L’une de ses rares raisons d’être était justement de s’opposer à S. Berlusconi.

Il faudra aussi prévenir F. Hollande que son objectif d’avoir un « gouvernement de gauche » à Rome, c’est fini pour un temps dépassant a priori de loin le terme de son propre mandat.

Ps 1. Allez voir ce rapide entretien dans les  Echos avec le politiste italien Sergio Fabbrini. C’est l’un des Italiens qui rêve pour son pays d’institutions « gaulliennes ». L’un des éléments serait d’adopter le scrutin majoritaire à deux tours. En effet, c’est le mode de scrutin qui permet de se débarrasser de tous les petits partis, extrémistes de deux bords et autres empêcheurs de gouverner l’État en rond. Bonne idée, cher collègue!

Ps. Ce matin, mercredi 24 avril 2013, G. Napolitano a finalement choisi de donner la charge de former le gouvernement à Enrico Letta, vice-secrétaire (démissionnaire) du PD. Le « nouveau » Président aura eu au moins la décence d’épargner aux Italiens le retour de G. Amato. J’ai même l’impression que le bruit du retour de ce dernier a couru justement pour souligner que, tout de même, E. Letta est « un petit jeune », de même pas 50 ans. Ouf. En même temps, son oncle, Gianni Letta, a été l’homme-lige de S. Berlusconi dans les belles années 2000, en dirigeant son cabinet de Président du Conseil. Il pourra donc donner des conseils à son neveu sur le fonctionnement d’un gouvernement. Pour être aimable, on dira que les Letta représentent bien la continuité de l’État italien.

En tout cas, ce choix de G. Napolitano est entièrement cohérent avec le choix pro-européen de ce dernier; en effet, E. Letta, un post- démocrate chrétien s’est fait un (pré)nom dans la politique italienne justement parce qu’il prétendait vouloir prendre l’Europe au sérieux (c’est-à-dire ne pas dire simplement que l’Europe était l’avenir de l’Italie, ce que prétendent tous les politiciens italiens ou presque depuis 1980, mais rechercher vraiment à « européaniser » l’Italie). C’est le représentant par excellence de la nouvelle génération de politiciens professionnels pour lesquels l’Europe a toujours fait partie de l’équation.

Les « Ritals » ont mal voté! Unsere Europe Kaputt!?!

Ah, là, là, en démocratie, les électeurs quand on leur donne la possibilité de voter, quels licences, ces veaux d’électeurs, ne se prennent-ils pas! Nos amis transalpins – que je qualifie très affectueusement ici de « ritals » – s’en sont payés une bien bonne …  La  presse internationale en est tout en émois, parfois rageurs, contre ces Italiens irresponsables qui risquent de relancer la crise de la zone Euro (comme si elle était déjà finie…). Ne voilà-t-il pas qu’ils oublient d’aller voter, ou qu’ils votent pour des gens vraiment pas bien raisonnables, des populistes, des démagogues, des anti-européens. Bernard Guetta, dans sa chronique matinale sur France-Inter, semblait lui-même avoir perdu espoir en l’Europe, c’est dire. Silvio Berlusconi et Beppe Grillo se trouvent ainsi mis dans le même sac, alors qu’ils ne représentent sans doute pas la même vision de l’avenir de l’Italie et de la manière de faire de la politique. On ne retient en l’occurrence que leur commune mise en cause de l’Euro, sans se rendre compte qu’elle s’avère de nature assez différente.  Beppe Grillo veut certes un référendum sur l’Euro – ce qui semble pour beaucoup de commentateurs la preuve qu’il représente rien moins que l’ultime incarnation du démon! un proche cousin, sinon d’Hitler, tout au moins du général Peron ou d’Hugo Chavez  -, mais, si le programme du M5S était appliqué intégralement, cela ferait sans doute de l’Italie un pays « scandinave », tant l’importance de la lutte contre la corruption des élites, l’utilisation d’Internet, le rôle des jeunes et des femmes, et l’écologie lui importent. Inversement, S. Berlusconi ne veut pas vraiment un tel référendum sur l’Euro; à mon avis, il bluffe complètement sur ce point, mais les forces politiques, économiques et sociales, qui l’ont presque porté à la victoire une nouvelle fois, sont tout sauf favorables en pratique à une véritable normalisation « à la scandinave » ou « à l’allemande » de l’Italie. Ils ne veulent pas se plier aux règles communes, c’est tout! Plus généralement, ces deux forces viennent d’horizons historiques différents : le PDL constitue le réceptacle de toute une histoire de la droitisation de la politique italienne depuis au moins le début des années 1980 (d’abord au sein du PSI de Bettino Craxi), alors que le M5S, cette force hyper-populiste, est issue des échecs répétées de la rénovation supposée de la politique après 1993. Hier soir, à la télévision italienne, la différence était hallucinante entre le vieux porte-parole de droite rappelant (avec une féroce ironie) qu’ils étaient eux (la droite) « affreux, sales et méchants », mais qu’il n’étaient pas morts politiquement contrairement aux prédictions de la veille, et la jeune (future députée) M5S, qui rougissait en parlant au journaliste…

Les Italiens ont donc mal voté, mais il ne faut donc pas trop simplifier le tableau tout de même.

Tout d’abord, les électeurs italiens ont humilié (un peu) les sondeurs. Bon, cela n’est qu’un détail. En dehors des scores du M5S, les autres partis sont plutôt dans les larges fourchettes d’il y a quinze jours.  Mais, surtout, ils n’ont pas envoyé dire par leur vote qu’ils n’étaient pas d’accord du tout avec la route suivie depuis quelques années – pas seulement dans les rapports entre l’Italie et ses engagements européens, mais bien plus largement.

Tout d’abord, ils envoient au Parlement, comme premier parti en nombre de suffrages, le parti dirigé par l’histrion Beppe Grillo, le « Mouvement 5 Étoiles », avec 25,6% des voix à la Chambre des députés et 23,8% au Sénat. C’est bien au delà des scores prévus par les sondages publiés il y a encore quinze jours. Surtout, à ma connaissance, c’est en absolu le premier courant politique nouveau depuis l’avènement de la République italienne en 1946 qui, à sa première participation à une élection générale, arrive à un score pareil, et de très loin. La « Ligue du Nord » d’Umberto Bossi avait fait un peu plus de 8% au niveau national en 1992 à sa première participation (et, encore, en fait, ses ancêtres directs étaient déjà là en 1983 et 1987). Le parti « qualunquiste » de la fin des années 1940, que, bizarrement les commentateurs italiens utilisent peu pour dévaloriser le M5S en l’assimilant à ce mouvement « poujadiste » avant la lettre, avait surtout des élus dans le sud du pays. Le premier parti de S. Berlusconi, Forza Italia, avait fait un score similaire en 1994, mais il ne représentait pas, comme la suite l’a bien montré, une force politique radicalement nouvelle dans son idéologie et ses méthodes d’action, mais bien plutôt la transmutation, incomprise au départ, d’une partie du camp modéré italien traditionnel (comme aujourd’hui, la liste civique de M. Monti semble être surtout une nouvelle illustration de la persistance d’une certaine Italie catholique). La nouveauté du M5S est d’apparaître d’emblée en plus comme une force  nationale. Quoiqu’il ne gagne pas les primes de majorité à la Chambre et au Sénat parce qu’il est toujours battu par l’une ou l’autre coalition, son succès en voix se traduit plutôt correctement en sièges, car il profite du fait qu’aussi bien à la Chambre qu’au Sénat, certains partis ou coalitions n’atteignent pas les seuils requis pour avoir des élus, et ne participent donc pas à la répartition des sièges à la proportionnelle entre perdants.

Ensuite, les électeurs de droite ont fait bloc autour de S. Berlusconi et de ses petits alliés de droite. Quand on pense à l’état de l’image personnelle de S. Berlusconi depuis 2010, on ne peut que saluer la performance.  La campagne de S. Berlusconi prenant des tonalités de « révolte anti-fiscale » (contre l’IMU [taxe d’habitation], contre Equitalia[agence chargée depuis 2007 de récolter les impôts et taxes]) a magnifiquement fonctionné pour ramener une bonne part des brebis égarés de la droite. Pas toutes, mais déjà assez pour rester compétitif. C’était: votez pour mon parti, je suis certes une crapule, mais, avec moi, vous payerez moins d’impôts.  L’aspect anti-germanique a dû jouer aussi. Je serais intéressé de voir si les collègues politistes italiens ont posé des questions en ce sens dans les sondages sorties des urnes.  La remarque du 27 janvier 2013 de S. Berlusconi sur l’anti-sémitisme de Mussolini qui aurait été uniquement amené par l’alliance avec l’Allemagne nazie prend dès lors tout son sens. Les  Allemands, aujourd’hui comme hier, sont la cause de tous les maux de l’Europe. En résumé, Mussolini était un brave garçon, qui avait bien mené sa barque depuis 1919 contre les communistes et autres socialistes, mais qui a été entraîné après  1938 à de bien  mauvaises choses par Adolf; moi-même (Silvio B.), j’ai été amené à accepter bien trop d’austérité mortifère par une certaine Angela M., désolé, je ne le referais plus.

La campagne a donc été l’occasion de réactiver le mythe du « bon » fascisme (italien). Italiani brava gente. Du point de vue européen, comme le PPE par la voix de Joseph Daul avait littéralement désavoué le PDL de S. Berlusconi et invité à voter pour la coalition de M. Monti (qui comprenait un parti, l’UDC, membre du PPE), je parierais que S. Berlusconi va lui faire rentrer dans la gorge cet affront. Il a déjà commencé ce matin, en disant que « le spread, il ne faut pas s’en préoccuper, les marchés sont fous »(sic). Autrement dit, notre bon Silvio semble bien avoir l’intention de faire monter les enchères en donnant un peu la fièvre aux marchés financiers, pour rendre indispensable un « gouvernement de responsabilité nationale ». A droite, il faut aussi admirer la performance du petit parti post-fasciste « Fratelli d’Italia » (presque 2% des voix), lancé en décembre 2012, il gagne le derby avec l’autre petit post-fasciste de la coalition Berlusconi, « la Destra » de Storace, 0,6%, mais surtout ses responsables humilient l’ancien leader d’AN, G. Fini, qui finit avec FLI à 0,5%. L’homme qui voulait normaliser totalement la droite italienne, l’européaniser depuis sa participation à la « Convention Giscard » il y a dix ans, ne vaut donc rien sur le plan électoral.

Du côté des perdants, ou de ceux qui ont fait une belle contre-performance, on mettra bien sûr l’alliance rassemblée autour du PD. Elle arrache d’un cheveu la majorité à la Chambre et rate de très loin la majorité au Sénat. Il semble que son leader Bersani ait reconnu sa défaite, sinon technique (en sièges), au moins morale (en dynamique), cet après-midi. Il appelle du coup à l’aide le M5S – amusant.  Apparemment, une grande partie des Italiens se sont souvenus que ce parti avait soutenu le gouvernement de Mario Monti depuis l’automne 2011,  certes le parti de S. Berlusconi aussi, mais le PDL a acquis un avantage tactique en rompant le premier l’alliance tripartite PD/UDC/PDL, et en se situant d’emblée dans une opposition féroce à l’action du gouvernement Monti depuis 2011. Un vrai gauchiste à la Stiglitz / Krugman, notre Berlusconi nouvelle mouture. Le PD a été pris au piège de son propre loyalisme envers un parcours institutionnel sans heurts pour l’après-gouvernement Monti. Il paye aussi sans nul doute l’impression donnée pendant la campagne qu’il ne prenait pas la mesure de la souffrance des Italiens due à la cure d’austérité qu’il avait accepté « au nom de l’Europe ». Sans compter le scandale sur la banque MPS, qui a frappé en plein cœur de l’un de ses fiefs historiques. L’austérité juste de son slogan (« Italia justa ») a dû apparaître à beaucoup comme juste de l’austérité.

Il y a aussi tous ceux qui incarnaient de vieilles forces politiques. L’échec de la liste « Rivoluzione civile » devrait interroger : en se mettant à quatre partis propriétaires de vieilles marques établies pendant l’autre siècle (deux néo-communistes, les Verts, et IdV), ils n’arrivent péniblement qu’à 2,3%,  même pas à 4%, ce qui leur aurait permis d’avoir des élus… Sic transiit gloria mundi. Du côté de la coalition Monti, l’UDC, héritière de la DC et membre du PPE,  s’écroule à  1,8%. Les autres tentatives de réanimer à droite ou à gauche un parti identifiable comme « démocrate-chrétien » ne rapportent rien ou presque (0,1% ou 0,5%). Plus généralement, les vieilles marques, présentes sur le marché électoral avant 1992 pour certaines, ou depuis les années 1990, sont démonétisées du point de vue électoral. Ce ne sont décidément pas des élections vintage. La seule exception me semble être le relatif dynamisme des marques post-fascistes ou néo-fascistes. En les additionnant (celles au sein de la coalition Berlusconi et les non-alignés), on arrive autour de 3% des voix. Si l’usage de « La faucille et le marteau » du PCI  ne pèse électoralement plus rien du tout, comme celle du « Scudo cruciato » de la DC, l’affichage plus ou moins marqué des valeurs nationales liées à l’héritage fasciste semble encore présentable pour une minorité d’électeurs. Plus généralement, on remarquera que le tricolore se trouve très présent dans les symboles électoraux – le nom du M5S fait lui aussi allusion à un symbole national. On pourrait ajouter à cette résistance des vieilles marques (de droite), celle de « la Ligue du Nord ». Malgré une contre-performance historique, elle reste juste au dessus des 4% des suffrages. Le parti, en principe le plus eurosceptique du paysage politique national depuis 1999, n’a certes nullement profité de la situation; il est vrai qu’avec ses multiples casseroles judiciaires, dont une en pleine campagne,  et avec son alliance avec S. Berlusconi qui révulse une partie de sa propre base, il n’avait rien d’engageant, mais il a surmonté l’épreuve. Roberto Maroni, son leader, devient même ce soir gouverneur de Lombardie. Still alive.Still jazzing.

Au total, au delà de la critique de la cure d’austérité imposée par les engagements européens de l’Italie, il me semble surtout qu’une bonne partie des électeurs italiens avaient envie de faire le ménage, envie de nouveauté. Les scores au sein de la coalition de Mario Monti illustrent ce fait. A la Chambre des députés, elle a recueilli seulement 10,5% des suffrages exprimés – ce qui, en soi, constitue un désaveu de la ligne suivie depuis l’automne 2011 -, mais sur ces derniers, 8,3% vont à « Scelta civica »(Choix civique), la liste civique des personnes entrées en politique à cette occasion, et seulement 1,8% à l’UDC et 0,5% à FLI, ce qui veut dire que 80% de ceux qui ont soutenu le pro-européen Monti  ne voulaient pas des vieux politiciens tout aussi pro-européens que lui. Il ne faut donc pas à mon avis confondre deux tendances  dans cette élection italienne : le problème conjoncturel avec la politique économique inspirée par le « consensus de Bruxelles » qui, d’évidence, ne marche pas bien (euphémisme);  la volonté plus structurelle d’une très grande part des électeurs italiens de renouveler entièrement leur classe politique. Il ne faut sans doute pas confondre les deux phénomènes.

Dans le brouillard italien (1) – Les forces en présence.

J’ai décidé de commencer une série de notes sur les élections générales qui auront lieu les 24 et 25 février 2013 – c’est-à-dire dans une vingtaine de jours. Comme il s’agit d’élections légèrement anticipées (elles auraient dû avoir lieu de toute façon en avril), tout le calendrier électoral en est précipité, mais cela n’a pas empêché pas les politiciens italiens de faire preuve de cette inventivité dans les alliances, dans la création de nouveaux sujets politiques ad hoc pour une élection, ou, inversement, dans la survie de vieilleries qu’on aurait pu croire disparues depuis des années, inventivité qui m’a toujours surpris, même après tant d’années.  C’est la foire, et on dirait en plus que tous les illuminés du pays veulent encore une fois tenter leur chance à cette élection – alors même que les électeurs italiens n’ont jamais élu en fait de vrais illuminés au Parlement depuis 1946.

En dehors de l’aspect folklorique des plus de 150 symboles électoraux acceptés à ce stade par le Ministère de l’Intérieur italien (169), il faut diviser les forces en présence en trois groupes : les forces appartenant à l’une des trois coalitions ayant déjà une présence au Parlement; les outsiders sérieux, qui ont déjà des élus locaux,  qui ont eu des parlementaires nationaux dans les législatures précédentes, ou qui représentent un courant de pensée bien articulé ; et enfin, les outsiders qui représentent les débris de traditions politiques anciennes ou des entreprises personnelles fondées sur un populisme naïf.

Selon le système électoral en vigueur (le même que depuis les élections de 2006, le fameux « Porcellum »), une prime en sièges est attribuée à la coalition (ou éventuellement au parti) arrivée en tête dans la « circonscription Italie » (en pratique, toutes les régions italiennes, moins la Vallée d’Aoste, et, sans les électeurs, des « circonscriptions étranger »). Cette prime permet d’arriver à 55% des sièges à la Chambre, et permet (en principe) de gouverner le pays. Même système de prime majoritaire, mais sur une base régionale pour le Sénat – avec une possibilité de ce fait de majorités discordantes entre les deux Chambres qui ont exactement les mêmes prérogatives (d’où le « en principe » fortement souligné qui précède). Les coalitions sont donc le point focal de la bataille pour le pouvoir gouvernemental. Elles se forment d’ailleurs officiellement derrière le nom d’un candidat à la charge de Président du Conseil.

A. Les forces appartenant aux trois grandes coalitions :

Il y a donc trois coalitions.

La coalition dite des « Progressistes » va à la bataille électorale avec à  sa tête Pier Luigi Bersani comme candidat pour la Présidence du Conseil. Ce dernier est le dirigeant du principal parti de la coalition, le Parti démocrate (PD). Il a été désigné candidat de cette alliance, officiellement appelée « Italia. Bene Comune », lors de primaires tenus à l’automne dernier. En dehors du PD, issu principalement d’une lente fusion décennale entre l’aile majoritaire du PCI d’avant 1989 et de l’aile gauche minoritaire de la DC d’avant 1992, l’alliance comprend :

– un parti situé à la gauche du PD,  « Sinistra Ecologia Libertà » (SEL), ce parti est issu d’une recomposition de « la gauche de la gauche » (communistes et écologistes) à la suite des défaites de cette dernière dans les années 2006-2008, qui l’avaient expulsée du Parlement; le leadership de cette formation est assurée par le Président de la Région des Pouilles, Nichi Vendola, un personnage typique de la post-modernité italienne, à la fois communiste, libertaire, homosexuel et catholique (sic) – et surtout télégénique;

– quatre partis qu’on peut situer  eux à la droite du PD :

#le SVP (« Sudtiroler VolksPartei »), le parti dominant de la minorité germanophone du Trentin-Haut-Adige italien (ou « Tyrol du sud » pour ce parti), plutôt un parti chrétien-démocrate;

#le PSI (« Partito Socialista Italiano »), un parti dirigé par Riccardo Nencini entendant se situer dans la filiation du Parti socialiste italien créé dans les années 1890 et dissous de fait par les affaires politico-financières des années 1990; à presque chaque élection générale italienne depuis 1994, un ou plusieurs groupes de politiciens essayent de refaire vivre la glorieuse marque; c’est reparti pour cette fois-ci aussi, « I will survive »;

# deux « entités » centristes (autrement dit « transformistes » en jargon politique italien) (je dis entité, car il ne s’agit pas de partis au sens classique avec des militants, une implantation territoriale, etc., mais de petites entreprises politiques individuelles qui se sont regroupées pour survivre) : une première s’appelant le « Centro democratico – Diritti e Libertà » dirigé par Bruno Tabacci et Massimo Donadi. B. Tabacci est un politicien issu de la vieille DC. Il avait fait une belle carrière sous S. Berlusconi, il est aussi un transfuge de l’UDC (voir plus loin). M. Donadi est lui un transfuge du parti « Italie des valeurs » (IdV). Une seconde entité, les « Moderati », est dirigée par le politicien piémontais, Giacomo Portas. Cette dernière regroupe surtout dans le nord du pays des dissidents venus de la droite berlusconienne. Et, pour finir cette tournée des petites bizarreries de l’alliance des « Progressistes », il y aussi une liste spéciale pour les élections sénatoriales en Sicile, « Il Megafono Lista Crochetta », sous la direction du président de la Région Sicile, récemment élu.

La coalition post-berlusconienne des droites, mais toujours avec Silvio Berlusconi comme leader officiel.  Non, non, je ne me suis pas trompé. La particularité de cette coalition est de partir à la bataille électorale sous l’égide d’un leader déclaré lors de la constitution légale de la coalition qui ne devrait pas être en cas de victoire le Président du Conseil proposé par cette dernière… encore qu’en cas de divine surprise, bien sûr, tout serait revu. Mais là ce serait un choc pour tout le monde (moi compris), même sans doute d’ailleurs pour le principal intéressé.  La coalition des droites, encore plus compliqué que la coalition des Progressistes, comprend :

# le PdL (« Popolo della Libertà »[Peuple de la Liberté]), le dernier parti en date de S. Berlusconi, qui était censé être lors de sa création en 2008 le parti unique de la droite, en évitant justement la fragmentation qu’on retrouve cette fois-ci encore;

# la LN (« Lega Nord »), le parti des nordistes, dirigé désormais par Roberto Maroni; après avoir longtemps menacé de ne pas s’allier avec le PdL, la LN s’est remise en ménage avec le PdL pour sauver les meubles, en exigeant que S. Berlusconi ne soit pas vraiment candidat à la Présidence du Conseil; elle est coalisée pour l’occasion avec la petite entreprise politique unipersonnelle de Giulio Tremonti, l’ancien Ministre de l’Économie de S. Berlusconi, devenu ainsi le candidat de la LN à la charge de Président du Conseil;

# un nouveau petit parti, « Fratelli d’Italia – Centrodestra nazionale » (FdL-CDN); il s’agit d’une scission (semble-t-il autorisée) du PdL, destinée à permettre à  des anciens d’AN (le parti post-fasciste englobé dans le PdL en 2008) de  s’exprimer et surtout de ramener des électeurs (un peu) légalistes à la coalition ;  en tout cas, cette composante a supporté jusqu’à décembre 2012 la fusion du parti historique du post-fascisme dans le PdL et  elle se réveille donc fort à propos; son symbole électoral ressemble clairement à celui d’AN avant 2008;

# un parti issu lui aussi du post-fascisme d’AN, la Destra, dirigé par un leader à l’ancienne, Francesco Storace, ancien Président de la Région Latium pour la coalition berlusconienne, essayant de regagner son poste; en effet, des élections régionales ont lieu dans le Latium en même temps que les élections générales; ces élections régionales ont été provoquées par les scandales ayant entouré la gestion par le PdL de la région; F. Storace lui-même avait déjà été débarqué de sa présidence régionale à cause d’un grand scandale lié à la gestion du système régional de santé, mais cela ne l’empêche pas bien sûr de vouloir revenir aux affaires après s’être lui aussi remis en ménage avec S. Berlusconi & Cie;

# un parti, lui aussi issu du PdL (là encore, probablement avec autorisation de sortie), Grande Sud, dirigé par Gianfrancho Micchiché, qui souhaite construire une instance « sudiste » à l’imitation de la LN au nord du pays;

# le Partito dei Pensionati, de Carlo Fatuzzo, fondé dans les années 1980 et qui a réussi à continuer à exister par un jeu subtil d’alliances depuis lors; une sorte de dinosaure politique dont je me demande toujours comment il existe encore;

# un parti se revendiquant des valeurs social-chrétiennes, Intesa popolare, dirigé par un certain Gianpiero Catone, dont le moins que l’on puisse dire, c’est que sa réputation nationale est faible;

# et, pour finir, quelques autres partis tellement mineurs dont je n’arrive même pas à retenir le nom, dont un parti appelé « Moderati Italiani in Rivoluzione » (sic, « les Modérés italiens en Révolution » – j’aurais eu du mal à l’inventer), dirigé par un certain Gianpiero Samori.

Seuls le PdL, la LN, la Destra, Fratelli d’Italia et sans doute Grande Sud représentent quelque chose du point de vue militant et intellectuel, tous les autres partis confettis sont là pour amuser la galerie et traduisent au mieux l’existence d’une (petite) clientèle localisée territorialement ou socialement.

La coalition du centre qui soutient Mario Monti. Elle est très marquée par son héritage démocrate-chrétien, et se situe bien à droite tout de même.  Elle comprend trois branches :

# le parti UDC (« Unione di centro ») de Pier Fernandino Casini, un parti longtemps allié avec S. Berlusconi, issu principalement, si ce n’est uniquement, de l’aile droite de la DC d’avant 1992. C’est le seul parti qui affichera le « Scudo cruciato » historique de la DC dans son symbole électoral. Ouf! Tout n’est pas perdu.

# le parti FLI (« Futuro e Libertà per l’Italia ») de Gianfranco Fini, lui aussi formé d’alliés de longue date de S. Berlusconi. De 1993 à 2010, G. Fini est en effet resté un partenaire constant des diverses coalitions emmenés par ce dernier. Il a même été élu Président de la Chambre des députés en 2008 après la troisième victoire de S. Berlusconi, avant de fonder finalement FLI après leur violente rupture du début des années 2010.  Ce parti, contrairement aux deux autres tronçons d’AN, qui essayent de s’imposer (« la Destra » et « Fratelli d’Italia »), se veut résolument bien au delà du néofascisme, c’est le parti qui prétend incarner la droite moderne, laïque, pro-européenne.

# le non-parti de Mario Monti lui-même, soit la liste appelée « Scelta civica-  con Mario Monti per l’Italia » (Choix civique – avec Mario Monti pour l’Italie). Autant qu’on le sache, il s’agit surtout d’une entrée en politique de personnes ayant participé aux réseaux économiques, civiques et sociaux catholiques, mais qui n’étaient pas liés aux partis démocrates-chrétiens précédents, et de l’expression des ambitions de Luca Cordero di Montezemolo. Cet ancien « patron des patrons » a créé une association « Italia Futura », qui représentait clairement une préfiguration d’un parti politique. Finalement, il a décidé d’appuyer l’opération Monti.

Pour des raisons de technique électorale, la coalition Monti présente trois listes à la Chambre des députés, mais fait liste unique au Sénat. La coalition de Monti se trouve du coup parfaitement ambigüe dans son rapport aux partis existants : elle comprend à la fois la crème des politiciens de profession dont dispose le pays et elle prétend présenter une liste 100% « société civile » à la Chambre, tout en mélangeant le linge sale des politiciens  avec le linge propre de la société civile au Sénat. Pour l’anecdote, les trois leaders (Casini, Fini, Monti) doivent tous leur belle carrière actuelle à un coup de pouce de S. Berlusconi. Je suppose que l’intéressé apprécie pleinement l’ironie de la situation. On ne se méfie jamais assez de ses amis.

B. Les outsiders sérieux.

Il faut distinguer ici deux cas : les listes dont la filiation partisane est facile à établir et les autres.

Pour la liste « Rivoluzione civile » (Révolution civile), avec le magistrat palermitain, Antonio Ingroia, comme tête de gondole. Sous ses dehors de liste non-partisane, il s’agit en fait d’une liste sponsorisée par les partis de gauche exclus de l’alliance avec le PD pour mauvais esprit, tendance à la rébellion, gauchisme, légalisme, à savoir l’IdV (« Italie des valeurs ») d’Antonio Di Pietro, les « Comunisti italiani », l’actuelle « Rifondazione comunista », et enfin la « Federazione dei Verdi ». Ces partis ont tous bien compris qu’ils ne passeraient pas, s’ils partaient seuls à la bataille électorale, la barre des 4% des voix à la Chambre, et qu’une coalition officielle entre eux (qu’ils se mettent à deux, à trois ou à quatre) n’atteindrait sans doute pas les 10% nécessaires à la Chambre pour avoir des élus – pour ne pas parler des seuils encore plus punitifs pour les partis et coalitions au Sénat. Ils ont donc contourné la difficulté en présentant une liste commune sous un symbole entièrement nouveau et personnalisé. Pour les deux partis néo-communistes, cela a donc signifié abandonner leur symbole historique. Pour les écologistes, idem. Pour l’IdV, cela permet de faire oublier les récents déboires de leur leader historique. De fait, l’alliance est intéressante en ce qu’elle ramène l’IdV dans le sentier plutôt bien à gauche du parti « catho-communiste » (comme disait S. Berlusconi) qui l’a précédé, à savoir « la Rete ». La thématique choisie allie surtout lutte contre toutes les mafias et  défense  des travailleurs. En dépit de son caractère très hétéroclite a priori, replacé dans le contexte italien, la liste possède sa logique propre. Du point de vue de S. Berlusconi, elle représente sans doute la quintessence de ce qu’il déteste : les « juges rouges ».  Si elle répond aux attentes de ses promoteurs, elle pourrait aller plus loin  dans la fusion des constituants – même si deux partis politique européens sont représentés en son sein (le Parti de la gauche européenne et le Parti vert européen), ce qui ne manquera pas de compliquer la manoeuvre.

Le « Mouvement 5 Etoiles » (M5S) de Beppe Grillo montre un profil radicalement inverse du précédent du point de vue organisationnel. A ma connaissance – selon en tout cas tout ce qui est sur la place publique -, c’est une organisation qui ne possède aucun sponsor partisan ou social, et aucune histoire en dehors de celle commencée dans les années 2000. C’est donc une vraie nouveauté du point de l’histoire des partis politiques italiens. En revanche, Rivoluzione civile et M5S partagent la même critique radicale des partis en place – plus crédible évidemment pour M5S qui n’est pas sponsorisé par des partis qui veulent revenir dans le jeu parlementaire qu’ils fréquentent, ou ont fréquenté depuis au moins le début des années 1990

Le mouvement « Fare per fermare il declino », dirigé par Oscar Giannino, qui voue lui aussi aux gémonies tous les partis et politiciens en place. Là, la filiation intellectuelle est beaucoup plus claire que pour le M5S, il s’agit de s’inspirer des recettes éprouvée du néo-libéralisme façon Chicago Boys. Sa base sociale semble être dans des think tanks néo-libéraux, installés en Italie, et fonctionnant sur le modèle nord-américain. La convergence avec la vision de l’économie de Mario Monti parait à première vue évidente, mais pour ces « Jeunes Turcs » néo-libéraux, ce dernier ne va pas assez loin encore, et se trouve en mauvaise compagnie.

Ces trois groupes partagent le mépris affiché envers les partis en place, mais ils se situent idéologiquement bien à gauche (Riv. Civ.), au centre (M5S), et à droite (FPFD). Leurs résultats électoraux  et les  géographies de ces derniers seront fort intéressants à observer.

C. Les outsiders  folkloriques .

Encore une fois, il y aura une masse de petites listes rappelant un « glorieux passé » : pas moins de trois listes vraiment néo-fascistes à l’ancienne, une liste communiste avec les attributs comme on dit en italien, une liste radicale (avec le Marco Pannela conservé sans doute pour l’occasion dans sa propre urine), une autre liste socialiste en dehors de celle du PSI (les Riformisti italiani par Stefania Craxi, la fille de Bettino Craxi), divers régionalistes. A cela, il faut ajouter tous les illuminés, qui veulent simplement vendre du populisme naïf, et croient naïvement que les électeurs italiens gobent tout.

Bref, en conclusion, nos compatriotes (européens) transalpins auront donc un vaste choix ces 24/25 février (je ne parle même pas des partis destinés uniquement aux Italiens à l’étranger, qui se rajoutent au tableau), mais il leur faudra bien faire attention pour se retrouver dans ce méli-mélo de sigles plus ou moins nouveaux. Les grandes identités historiques qui structurèrent la vie politique républicaine des années 1946-1992 (communisme, socialisme, démocratie-chrétienne, néofascisme) sont éclatées façon puzzle. L’électeur de sentiment néo-fasciste ou post-néo-fasciste semble ainsi particulièrement gâté cette fois-ci. Des partis apparus au début des années 1990, il ne reste guère que la LN qui n’ait pas changé de nom et de sigle, ou de périmètre . Quelques partis prometteurs lors des élections des années récentes semblent avoir disparu cette fois-ci (comme l’« Alleanza per l’Italia »  de Francesco Rutelli), sans qu’il soit bien facile de comprendre pourquoi.

Enfin, il faudrait descendre au niveau des carrières individuelles des politiciens – en particulier des « seconds couteaux ». Les virevolte de certains dans la grande aire centriste qui va du PD au PdL en passant par toutes les variétés de centre ayant existé depuis 1993 sont impressionnantes. Et beaucoup de ces voltigeurs vont encore être élus cette fois-ci.

B. Amable, E. Guillaud, S. Palombarini, L’économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie.

Bruno Amable, Elvire Guillaud et Stefano Palombarini ont fait paraître à la fin du printemps un petit ouvrage au fort contenu, L’économie politique du néo-libéralisme. Le cas de la France et de l’Italie (Paris : Éditions Rue d’ULm, collection du Cepremap). [Il est disponible en version électronique gratuite sur le site du CEPREMAP.  On le trouve toutefois aussi en librairie pour la modique somme de sept euros cinquante centimes. Merci d’avance pour les libraires. ]

Dans cet ouvrage, ils présentent leur modèle interprétatif de la vie politique et économique des deux pays latins, France et Italie, sur les vingt dernières années. Pour eux, les deux pays traverseraient de manière à la fois parallèle et dissemblable une phase de recherche d’un nouveau « bloc social dominant ».

Comme le lecteur cultivé s’en doutera sans aucun doute, la notion de « bloc social dominant » prend son inspiration dans les travaux du grand théoricien marxiste des années 1920, Antonio Gramsci. Cependant, les auteurs simplifient et raffinent à la fois l’idée de Gramsci. Du côté raffinement, le « bloc social dominant » correspond à une alliance, durablement majoritaire dans les urnes d’un pays démocratique, entre des groupes socioéconomiques aux intérêts matériels différents mais conciliables, généralement au détriment d’autres groupes socioéconomiques électoralement minoritaires. Cette alliance s’incarne de plus  – et là se trouve le raffinement à mon sens – dans un équilibre institutionnel, en particulier dans les règles qui régissent les marchés (des biens et services, du capital, du travail). Les institutions en quelque sorte scellent l’alliance entre groupes aux intérêts conciliables, la garantissent, la rendent pérenne. Cet équilibre institutionnel, qui régit la vie économique, politique et sociale d’un pays (par exemple la loi électorale, le statut de la fonction publique, le droit du travail, etc.) produisent cependant des conséquences qui peuvent renforcer ou dissoudre à terme l’alliance en question. Chaque groupe d’intérêt tient particulièrement à certaines institutions et moins à d’autres. Ainsi, pour utiliser un exemple donné par les auteurs, les fonctionnaires tiennent particulièrement à leur statut, mais se sentent moins concernés par les règles de concurrence en vigueur sur le marché des biens et services; les entrepreneurs sont particulièrement attachés au droit de propriété, au droit du licenciement, etc.. La simplification par rapport à A. Gramsci, du moins dans le présent texte, tient au fait que les auteurs s’intéressent peu à ce que ce dernier appelait « l’hégémonie », à savoir à la capacité d’un bloc social à définir le sens de l’évolution historique à son profit, à gagner, si j’ose dire, « les esprits et les cœurs » d’une majorité de la société.

Dans ce cadre intellectuel, qu’on pourrait dire « marxiste » à première vue, mais qui peut aussi être décrit  dans des termes « rational choice », la crise politique dans les deux pays depuis vingt ans tient au fait qu’un « bloc social dominant » n’arrive pas à émerger pour soutenir les politiques publiques néo-libérales, que veulent de fait les élites économiques et politiques des deux pays. En particulier, les alternances politiques, qui contrastent avec la période de l’après-guerre où la stabilité des majorités politiques était la règle, tiennent au fait qu’aucune coalition de partis politiques n’a été à même de satisfaire sur la durée les attentes de toute l’alliance socio-économique qu’ils ont dû former pour l’emporter. Tout gouvernement a ainsi été obligé depuis le début des années 1980 de satisfaire les attentes d’une partie seulement de son électorat, il a donc déçu, et se trouve ensuite confronté à une défaite électorale.

Pour prendre le cas de la France, la gauche (le PS en pratique) prétend concilier les intérêts des classes populaires avec ceux des classes moyennes. Pourtant, chacune de ses expériences de gouvernement depuis 1981 l’amène à choisir une voie sociale-libérale, certes acceptable aux classes moyennes (en particulier  celles qui travaillent pour le secteur public), mais indésirable pour les classes populaires, qui dépendent du secteur privé pour leur emploi et qui abandonnent la gauche à l’élection suivante. A droite, il s’agit surtout de concilier la demande très forte de réformes néo-libérales de la part des électeurs liés aux indépendants et au patronat, avec celle du maintien des protections des salariés du privé que les électeurs travaillant dans ce dernier secteur expriment. Cette conciliation jusqu’ici impossible explique bien en effet pourquoi, au pouvoir entre 2002 et 2012, la droite n’engage pas de réformes radicales du marché du travail, en particulier pourquoi elle ne supprime pas les 35 heures alors qu’elle en avait clairement la possibilité légale. Le plus grand obstacle à cette suppression n’est autre en effet que le simple fait que cette réforme de la gauche a profité et profite fortement aux cadres du secteur privé les mieux payés (les  RTT étant devenu des jours de congé supplémentaires), les mêmes qui sont parmi les électeurs les plus susceptibles de soutenir la droite.

En Italie, la situation est semblable et différente. Aux oppositions de classe, de statut privé/public, s’ajoutent des différentiations régionales (nord/sud) et le poids d’une classe de rentiers dépendant du service de la dette publique (les « BOT-people » des années 1990). L’alliance politique centrée autour de S. Berlusconi regroupait les représentants du profit (grandes et petites entreprises,y compris salariés des petites entreprises s’identifiant aux intérêts de leur patron), les bénéficiaires de la rente publique et le vaste monde du précariat méridional. Cette dernière alliance laissait comme perdant les travailleurs syndiqués des grandes entreprises du nord et de la fonction publique. Cependant, cette alliance s’est révélée instable dans la mesure où l’entretien du précariat au sud, essentiellement via la dépense publique clientéliste, suppose d’augmenter la dette publique, ce qui satisfait les rentiers, mais finit par indisposer les représentants du profit. Par ailleurs,  la gauche italienne, quand elle a réussi à arriver au pouvoir, n’a pas su se concilier durablement le précariat méridional.

Les différences entre les deux pays tiennent donc moins à la visée des élites politiques et économiques qu’à des caractéristiques liés à l’histoire : ainsi en Italie, l’importance numérique des travailleurs indépendants et des PME donne une base démographique non négligeable au néo-libéralisme, de même, le poids des rentiers de la dette publique italienne est central dans les rapports de force électoraux (rappelons que la dette publique italienne est surtout détenue par des résidents italiens).

Le modèle général des auteurs correspond donc à des élites politiques qui cherchent dans les deux pays, non sans difficulté, des majorités électorales, « démocratiques », pour soutenir, « légitimer », le néo-libéralisme qui, de toute façon, semble représenter leur visée profonde. Il s’agit de trouver une formule politique permettant de recruter une majorité d’électeurs à cette fin. De fait, ce que les auteurs décrivent, c’est la recherche de ce qu’ils appellent un « bloc bourgeois », c’est-à-dire d’un bloc social dominant prêt à soutenir des réformes institutionnelles néo-libérales. « Les évolutions françaises et italiennes font apparaître des similitudes dans les tentatives pour fédérer un bloc social dominant excluant les classes populaires et soutenant un programme de réformes d’inspiration partiellement néo-libérales. » (p. 106) L’insertion des deux pays dans l’Union européenne ne fait que renforcer cette visée, en ajoutant une contrainte extérieure bienvenue pour les tenants de l’émergence de ce « bloc bourgeois ». Ainsi, pour les trois auteurs, le gouvernement Monti n’est pas le résultat d’un complot européen contre S. Berlusconi (même s’ils citent la lettre comminatoire de la part de la BCE à ce dernier d’août 2011 lui ordonnant de faire des réformes structurelles, p. 84), mais le résultat de cette dynamique interne qui pointe vers l’émergence d’une nouvelle coalition « bourgeoise » des centres au nom de l’Europe (p. 106-111). Il faut bien dire que les rumeurs d’une grande coalition, après les prochaines élections italiennes, entre les partis (PD, PDL, UDC) soutenant actuellement le gouvernement Monti corroborent assez bien leur sentiment. Pour les auteurs, le gouvernement Monti, sous des dehors techniques, ne fait alors que mettre en œuvre les réformes néo-libérales (sur les retraites, le marché du travail, etc.) que S. Berlusconi n’a pas osé faire complètement de peur de s’aliéner l’électorat populaire. Son côté « populiste » bien connu… Quant à la France, leur modèle laisse mal augurer de la trajectoire de l’actuelle législature dominée par le PS.

Jusque là, le discours aura pu paraître un peu abstrait et plaqué sur la réalité. Il se trouve que les auteurs en s’aidant des données de sondage des élections de 2008 en Italie et de 2007 en France essayent de classifier les électeurs dans différents groupes d’intérêts et de quantifier ainsi les rapports de force dans chaque société. Ils opèrent une analyse en classes latentes (p. 132-155), dont je dois dire qu’elle m’a paru affreusement mal présentée du point de la compréhension du lecteur moyen. Sans pouvoir entrer dans les détails, faute de comprendre totalement moi-même les subtilités techniques de la méthode suivie, il m’a semblé cependant un peu étrange que cette dernière amène à distinguer 12 classes latentes en France et 7 en Italie. La description des classes latentes italiennes m’a paru plus cohérente avec ce que je peux savoir par ailleurs des divisions sociopolitiques italiennes que ce que je peux savoir du cas français. Quoi qu’il en soit,  l’idée m’a paru très intéressante d’essayer de réintégrer directement des données individuelles de sondages avec une analyse par groupes d’intérêts socioéconomiques. Cela paraitra sans doute simpliste et arbitraire à de nombreux collègues politistes, mais les auteurs me paraissent avoir le mérite immense de se poser la question des intérêts matériels de chacun tels qu’ils transparaissent dans les attachements exprimés envers telle ou telle institution ou idée. Celle parait basique et suppose un motif égoïste à la base de tout comportement politique, mais le droit de licencier librement intéressera évidemment plus celui qui est susceptible de licencier que celui qui est susceptible de l’être. Étrange, non?

Parmi les faiblesses manifestes de l’ouvrage, j’en pointerais deux.

D’une part, sur le cas français, leur méthode tend à négliger complètement ou presque l’importance du Front national. La plupart des études sur l’électorat français montrent que l’enjeu de l’immigration est indissociable de l’émergence de ce parti. Les auteurs évoquent pourtant l’idée d’un « bloc nationaliste » et essayent de quantifier l’importance possible de ce regroupement (p. 114), mais, comme leur prisme d’analyse est exclusivement socioéconomique et fondé sur les institutions qui encadrent les marchés, elle semble avoir du mal à cerner l’importance  du FN dans la vie politique française des trente dernières années.

D’autre part, les auteurs ne donnent pas d’explication, tout au moins d’explication développée, au choix par les élites politiques, de gauche, de droite ou du centre, de la voie néo-libérale. On hésite un peu à la lecture entre deux éventualités : les élites politiques se sont, de toute façon, convaincues que c’est la voie à suivre, there are no alternative, only democratic delays ; les élites politiques se rendent empiriquement compte que les classes populaires n’ont plus ou pas le poids électoral suffisant pour soutenir un autre bloc social dominant qui ne mettrait pas la néo-libéralisation des institutions à l’agenda.

Quoi qu’il en soit de ces deux critiques, les auteurs me paraissent ouvrir une voie non sans intérêt pour la compréhension de la politique contemporaine. Une affaire à suivre donc.

Europe in our times (III)?

Nous voilà à un peu moins d’un mois du sommet européen décisif de la fin du mois de juin 2012, et, comme il était largement prévisible, rien ne semble réglé, bien au contraire. La Cour constitutionnelle allemande a en plus rajouté son grain de sel en ajournant sa décision sur le MES au 12 septembre 2012… Un communiqué conjoint franco-hispano-italien, appelant à une action immédiate sur les marchés, a été annoncé avant-hier par un ministre espagnol, pour être ensuite démenti et même dénoncé par les ministres italien et français concernés, tout en étant suivi de déclarations française, allemande, et italienne allant en fait dans le même sens d’une réaffirmation de la nécessité d’aller vite dans la mise en œuvre des décisions du sommet européen de juin 2012.

Du point de la conjoncture économique, l’Espagne semble en effet prendre la voie de la Grèce; l’Italie suit de près l’Espagne dans le marasme, avec une pointe de crise politique à l’horizon; quant à la Grèce, son propre Premier Ministre a – enfin!- qualifié sa situation comparable à « Grande Dépression » des années 1930 aux États-Unis. Toutes ces politiques d’ajustements prônés par le trio BCE-FMI-Commission et les pays créditeurs au sein de l’Union (« dévaluation interne » d’une part, et retour à l’équilibre budgétaire, voire maintien d’un surplus budgétaire primaire comme en Italie, d’autre part) semblent bien mener à la dépression d’une partie de l’économie européenne, et à la récession de l’ensemble. Comme prévu par beaucoup. Pas de surprise en fait.

En tout cas, il est encore une fois fascinant de voir à quel point la presse française ne s’affole guère de la situation. La lecture de la presse italienne, allemande, et britannique, à laquelle je m’adonne, me renvoie de fait une toute autre image de la situation que celle que je trouve dans la presse d’ici. Encore qu’il serait facile de faire le lien entre la déroute des constructeurs automobiles français et la conjoncture économique en Europe… Il est vrai qu’en France, nous n’avons pas (encore?) eu de coupes budgétaires drastiques qui perturbent radicalement la vie des collectivités locales, des hôpitaux, des administrations, des familles. Comme fonctionnaire, mon salaire net baisse lentement, mais pas avec un choc baissier de 5%, 10%, 20% d’un coup. Les pharmaciens acceptent la Carte Vitale, les ordures sont encore ramassées, et l’éclairage public fonctionne… Tout va donc très bien, Madame la Marquise!

Bref, le tracassin continue. Et tout le monde semble se raccrocher à la phrase de Mario Draghi (dans son entretien avec le Monde d’il y a quelques jours) affirmant que « la BCE n’a pas de tabou », et à ses gloses sur l’obligation qu’a la BCE de lutter contre l’inflation et la déflation. Cela sent à plein nez le conflit à venir entre la majorité de la BCE et une partie au moins de l’establishment allemand. Je vois mal en effet comment cette justification par la déflation à éviter d’une intervention sur les marchés de la part de la BCE peut avoir quelque crédibilité que ce soit en Allemagne, où, justement, les salaires viennent d’augmenter dans certaines branches…   Acheter ou ne pas acheter de la dette publique des Etats en difficulté, telle est la question existentielle désormais posée à la BCE…

Pipolisation aggravée de la presse française… la nécrose gagne…

Il aura suffi d’un tweet… pour que la presse française s’élance d’un seul grand élan vers le néant qui la menace!

Témoin, la une de Libération de ce jour (13/6/2012).(Ajout: Mais aussi le contenu, ainsi que celui du journal Le Monde, et toutes les déclarations demandés aux uns et aux autres à ce propos par des journalistes ayant perdu le sens des proportions. La nouveauté n’excuse pas tout.)

C’est sûr, le vaudeville, tous les lecteurs peuvent comprendre, et, normalement, cela amuse, cela devrait faire vendre. Et puis, comme nous sommes en monarchie républicaine, il y aura toujours aux yeux du peuple une intrigante Marie-Antoinette pour pervertir notre normal débonnaire roi Louis XVI! Et, dans les temps anciens, la précédente favorite était envoyée au couvent pour méditer sur les hauts et bas de la destinée.

Tout cela porterait à sourire, si, dans le même temps, la crise européenne ne s’aggravait de jours en jours. Hier, il y avait un éditorial dans le journal du patronat italien (la Confindustria), il Sole 24 Ore, très très alarmiste. Sous la plume de son directeur Roberto Napoletano, le journal fait paraitre un appel intitulé : « Schnell, Frau Merkel », paru en première page. Ce dernier constitue un appel pressant à faire maintenant et pas après-demain un saut fédéral en Europe pour sauver l’Euro. Il se comprend au regard a) de la difficulté croissante du gouvernement de Mario Monti dans l’arène parlementaire (avec un Silvio Berlusconi qui s’agite en semi-coulisse), b) des contre-performances de l’économie italienne, et c) enfin du maintien d’un spread élevé entre dette publique italienne et dette publique allemande. Le texte se termine même sur une formule qui, pour le lecteur (politisé) italien, est extrêmement forte par l’univers de références qu’elle mobilise :

« Batta non uno, ma almeno due o tre colpi, e li batta subito, perché a tutti sia chiaro che gli Stati Uniti d’Europa sono una realtà e l’euro non è più attaccabile. Schnell, Frau Merkel. Faccia presto, signora Merkel. » [Frappez non pas un, mais au moins  deux ou trois  coups, et faites-le tout de suite, pour qu’il soit clair pour tout le monde que les États-Unis d’Europe sont une réalité, et que l’Euro est indestructible. Schnell, Madame Merkel. Faites au plus vite, Madame Merkel.](ma traduction)

Il se trouve que le journaliste a choisi d’utiliser l’expression (« battere un colpo », frapper un coup) qui correspond aux séances de spiritisme (sic) quand on attend en faisant tourner les tables que l’esprit que l’on évoque ainsi se manifeste par des coups. C’est une allusion à la même expression, employée à l’été 1944, lors de la République sociale italienne (RSI, 1943-45) par un éditorialiste de la presse fasciste du nord (donc sous domination nazie) à l’encontre de Benito Mussolini, trop absent à son goût de la vie politique de la RSI, et donc réduit à l’état d’un pur esprit dont il fallait attendre un signe. L’expression de l’éditorial de l’été 1944 (« Se si sei, batti un colpo » [Si tu es là, frappe un coup.]) est rentrée depuis lors dans le jargon politique italien pour indiquer à quelqu’un qu’il faudrait qu’il fasse acte de présence (minimale?) dans une situation le concernant. Si j’étais un eurosceptique britannique ou français, je me gausserais de la coïncidence (… les derniers fanatiques de l’Euro dans leur bunker font un appel désespéré à leur chef… la fin est proche…), mais j’y vois surtout l’énervement de ceux qui parlent au nom du capitalisme italien, tout aussi perceptible d’ailleurs depuis quelques jours dans les pages du Corriere della Sera. Cette crise de l’Euro, cela commence à bien faire…

Le journal italien a souhaité donner le plus grand retentissement possible à sa prise de position. L’article du Sole 24 Ore a en effet été publié sur le site du journal en allemand et en anglaismais pas en français!!! Il est vrai que, comme ici on se préoccupe d’un tweet à la mode crêpage de chignon, ces graves affaires européennes ne nous concernent  pas!

Il est intéressant de noter par ailleurs que il Sole 24 Ore traduit en italien des réactions de lecteurs allemands du Handelblatt à l’appel (au secours) de son éditorialiste. Par la fin de non-recevoir qu’elle représentent, elles ne sont pas bien étonnantes (pour qui a suivi les réactions allemandes à la crise), mais on peut saluer le travail de cet organe de la presse italienne pour faire vivre un espace public européen.

Enfin, hommage à George  Feydeau qui a si bien saisi ce qui nous importe! Si j’ai le temps ce week-end, j’irais déposer une rose sur sa tombe.