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Dans le brouillard italien (2) : les rapports de force selon les sondages

Dans mon précédent post sur les élections italiennes de février 2013, j’ai essayé de présenter succinctement les forces en présence. Maintenant, qu’en est-il de leurs rapports de force à quinze jours du scrutin?  Comme il existe en Italie un black-out légal sur les sondages à compter du vendredi 8 février 2013 minuit, j’ai essayé de synthétiser l’état de l’opinion à travers les derniers sondages rendus publics du 4 au 8 février. Cela s’avère d’autant plus facile qu’ils sont tous mis obligatoirement à la disposition du public sur un site officiel, http://www.sondaggipoliticoelettorali.it  depuis une loi du début de la décennie 2000. Ce site, géré directement par la Présidence du Conseil italienne,  est actuellement fermé en vertu de la loi en vigueur.

Pour établir le tableau qui suit,  je me suis intéressé aux bornes les plus basses et les plus élevées attribuées à chaque parti ou coalition, pour le vote à la Chambre des députés uniquement, sans essayer de déterminer quels étaient les sondages présentant la plus grande fiabilité.  Parfois, une borne maximum n’apparait que dans un sondage, idem pour une borne maximale, mais je les ai prises en compte quand même. Ce qui m’intéresse ici surtout, c’est l’incertitude sur le résultat final qui ressort à 15 jours du scrutin de toutes ces données, et de voir quels sont les surprises électorales possibles.

Partis Leader Min Max Coalition
Rivoluzione Civile (RC) – Ingroia

2,9

6,1

Sinistra Ecologia Libertà (SEL) – Vendola Bersani

2,9

4,5

31,0 37,2
Partito democratico (PD)

26,7

32,2

Autres coalisés (SVP, CD, etc.)

0,2

1,6

Movimento 5 Stelle (M5S) – Grillo

13,0

18,8

Fare per fermare il declino (FPFD) – Giannino

0,6

4,2

Scelta civica (SC)- Mario Monti Monti

6,8

11,5

10,8 15,0
Unione di centro (UDC)

2,0

4,3

Futuro e Libertà per l’Italia (FLI) – Fini

0,3

1,7

Popolo della Libertà (PDL) – Berlusconi Berlusconi

17,4

24,0

28,0 34,8
La Destra (D) – Storace

0,7

2,5

Fratelli d’Italia – Centrodestranazionale (Fd’I-CDN)

1,0

4,2

Lega Nord (LN)

2,1

6,2

Autres coalisés (Grande Sud, etc.)

0,3

2,2

Autres partis non coalisés.

0,3

2,2

Quels sont alors les enjeux et surprises possibles de l’élection de la fin du mois au vu de cet ensemble de sondages?

D’abord, le « sorpasso » (dépassement) de dernière minute de la coalition de centre-gauche par celle de centre-droit n’est pas totalement exclu, même si ce serait là la surprise électorale du siècle.  Je suppose d’ailleurs que les leaders du centre-droit vont laisser entendre dans les prochains jours que le miracle se trouve en bonne voie. Quoi qu’il en soit, c’est surtout la tenue de la droite qui devrait intriguer. En effet, au vu des événements qui ont précédé cette élection en 2011-2012 (scandales innombrables désormais, valse hésitation autour du leadership, bilan économique désastreux, etc.), on aurait raisonnablement pu supposer que la droite s’écroule lors de ces élections – et cela d’autant plus que les élections locales précédentes n’ont pas été brillantes pour ce camp et que deux grandes régions (la Lombardie et le Latium) sont conviées ces mêmes 24 et 25 février à des élections régionales anticipées en raison même de scandales liées à des gestions de droite de ces dernières. Il est de fait extrêmement probable que la coalition de S. Berlusconi perde, mais il faudra sans doute bien constater au lendemain de l’élection que « les peuples de droite » à l’italienne sont toujours là. En dehors des aspects identitaires (divers post-fascistes par exemple), je soupçonne fort que la politique fiscale de Mario Monti, dont sa lutte affichée contre l’évasion fiscale de masse (à l’usage de l’argent liquide par exemple), ait agi comme un massage cardiaque sur le grand corps déchiré des droites italiennes.  En tout cas, aussi bien la tonalité du débat en cours que les sondages sur les préoccupations des électeurs italiens montrent que la « question fiscale » se trouve être absolument centrale cette année. Plus profondément, il existe une Italie de l’arrangement avec la loi, du passe-droit comme droit fondamental de l’Homme, et de la fraude fiscale de masse, qui veut se faire représenter au Parlement. On n’y coupera pas…

Ensuite, l’opération « montée en politique » de Mario Monti oscille selon les chiffres publics entre le flop complet et la réussite moyenne. En tout cas, il semble certain  que le camp post – démocrate chrétien, dont M. Monti incarne de fait la résurgence y compris dans le style vestimentaire, n’arrivera pas à inverser le rapport de force établi lors des élections de 1994, lorsque les droites unies par S. Berlusconi dépassent en suffrages exprimés la coalition réunie autour des restes de la majorité de l’ancienne DC (« PPI-Patto per l’Italia »). La représentation majoritaire des électeurs « modérés » semble devoir rester à la droite, et échapper au centre. Surtout, au vu des sondages, les deux listes alliés de M. Monti à la Chambre des députés paraissent particulièrement faibles. Les deux politiciens professionnels de longue haleine, P. Casini et G. Fini, ne sont pas loin de boire le calice jusqu’à la lie.

L’histrion Beppe Grillo devrait réussir son pari de faire entrer le M5S au Parlement. Il oscille selon les sondages entre la bonne performance (plus de 10%) et le triomphe (près de 20%). Cependant, l’horizon médiatique d’attente  à son égard est devenu tellement élevé dans son cas que même une bonne performance (plus de 10%) sera vue comme un demi-échec.

Deux listes non coalisées pourraient dépasser à la Chambre des députés la barre éliminatoire des 4% : Rivoluzione civile et Fare per fermare il Declino. Pour RC, dépasser les 4% ne serait pas vraiment un exploit, dans la mesure où il s’agit tout de même de la réunion de quatre partis parlementaires historiques (deux partis néo-communistes, les écologistes historiques, et « Italie des valeurs »). Ne pas dépasser les 4% signifierait un échec terrible – ou simplement, que les électeurs n’auront pas vraiment apprécié le faux nez que représente cette liste. Inversement, si Fare per fermare il Declino ne dépasse pas les 4%, cela ne serait pas une grande surprise. Frôler ce chiffre serait déjà un bel exploit pour ce groupe ultra-libéral entré en politique à l’occasion de ces seules élections. Faire un score de 1% ou 2% serait honorable. En tout cas, comme je l’indique par ma classification, cette force vient s’inscrire dans le courant anti-partis que représente aussi le M5S. C’est la version « libérale » de ce dernier.  Il faudra additionner les scores du M5S et de FpFiD pour bien saisir l’ampleur de la défiance anti-partisane dans les urnes.

Toutes les autres listes non coalisées devraient disparaître dans le néant d’un score minimaliste. Une seule liste, celle des « radicaux » historiques, Marco Panella et Emma Bonnino, apparait dans certains sondages autour des 1%. Si elle faisait effectivement un tel score, elle aussi s’inscrirait dans le courant plus général de la défiance anti-partisane dans les urnes. Les radicaux sont en effet les premiers à avoir porté ce discours publiquement… dès 1978! (ce qui n’empêche pas le duo Panella-Bonnino d’être parmi les plus vieux politiciens du pays… les chevaux de retour les plus insupportables…)

Parmi les listes coalisées de l’un des deux camps principaux (gauche, centre et droite), l’incertitude me parait particulièrement forte. On pourra avoir là quelques belles surprises : la LN, allié de S. Berlusconi, oscille entre le plouf historique (2%), le maintien à un étiage médiocre (4%), voire l’exploit inattendu (6%). Idem pour les deux listes post-fascistes.

Au total, si l’électorat ne bouge pas trop d’ici les 24/25 février, le plus probable reste donc une victoire plutôt médiocre du centre-gauche et une défaite plutôt honorable des droites, mais surtout une représentation parlementaire divisée au moins à la Chambre des députés entre cinq blocs (RC, centre-gauche, M5S, centre, droites). On se retrouverait en plus avec une myriade de petites et moyennes entreprises partisanes qui entreraient ou rentreraient de nouveau au Parlement, grâce au fait d’être lié à l’un des trois grandes coalitions. Cet éparpillement partisan serait tout le contraire des élections de 2008, qui avaient vu une rationalisation de la représentation parlementaire italienne. Cela annonce un retour aux belles tractations parlementaires d’antan…

Je ne dirais rien ici du rapport de force au Sénat, qui préoccupe tant les analystes italiens (et pour cause). Il me semble qu’à ce stade, l’équation est  impossible à résoudre. Et cela d’autant plus que les électeurs italiens en ont tellement entendu parler que cela peut impliquer des comportements stratégiques de masse aux effets inattendus. C’est en effet un argument possible de vote pour la gauche, éviter l’ingouvernabilité du pays.

Et si le changement c’était… pour beaucoup plus tard.

Nuit du 5 au 6 mai 2012.

Selon toutes les indications à ma disposition (sondages d’opinion rendus publics jusqu’à ce vendredi 4 mai, résultats du premier tour, scores des élections intermédiaires précédentes, ralliements des différents concurrents – y compris celle de F. Bayrou – ou de leurs soutiens du premier tour à l’un ou l’autre des deux finalistes, etc.), Nicolas Sarkozy devrait être battu demain, et François Hollande devenir le prochain Président de la République. Et pourtant, j’ai un doute, je suis d’un naturel pessimiste, et, là, je suis en plein pessimisme. Ce n’est en rien rationnel, cela doit être ce temps pourri sur Lyon, mais j’ai un doute. l’excellent Eric Dupin, lui, n’a aucun doute, il promet même dans un tweet de ce soir d’arrêter de faire des analyses politiques si Nicolas Sarkozy gagne. Il ne serait d’ailleurs pas le seul à devoir arrêter.

En tout cas, si N. Sarkozy l’emportait demain contre toute attente, cela obligerait à quelques révisions déchirantes. Déjà, les sondages en prendraient un sale coup. Les spécialistes auraient beau expliquer que ces derniers ne sont pas des instruments de prédiction, il resterait que, pour les perdants, toute la campagne aurait été faussée par leur présence obsédante, il resterait au minimum qu’ils donneraient en fait  une information bien peu pertinente pour comprendre la dynamique de l’opinion.

Au delà de cette querelle des sondages qui ne manquerait pas d’apparaître, vu la teneur résolument à droite (pour ne pas dire à l’extrême droite…) de la campagne de second tour de Nicolas Sarkozy sur l’immigration et l’Europe (les « frontières »), il serait difficile de nier qu’il aurait su regrouper derrière lui –  le fils d’immigré hongrois, marié à une (ex-)italienne – tout un vaste électorat définitivement hostile au « Monde entier ». On ne pourrait que dire, bravo l’artiste! Car faire oublier en pleine crise économique quelques promesses non tenues, une crise économique, et cinq années de gouvernement, plutôt médiocres et brouillonnes, en transformant la campagne présidentielle en référendum de la France contre le Monde – et, surtout, en filigrane (voir son clip de second tour) contre les immigrés (islamistes) qui viennent nous  imposer leur loi, cela serait très, très fort. Cela en dirait aussi très long sur l’état de la Nation, et sur le basculement des enjeux électoraux de l’économique et du social vers l’identitaire et le culturel.  « La France a (très, très, très) peur ».

On pourrait certes se raccrocher aux branches face à cette évidence gênante  en prétendant que François Hollande était finalement un mauvais candidat ou a fait une mauvaise campagne. Cela permettrait  de faire à gauche la blague (facile je le reconnais) : « en 2007, on a perdu de beaucoup avec la mère, en 2012, de peu avec le père, en 2017, on devrait gagner avec leur progéniture. » Cette explication-là par la personnalité de F. Hollande ne me convaincrait guère. En l’état du PS et des cursus honorum nécessaire pour être présidentiable, il était le meilleur candidat que celui-ci avait à offrir, et il avait le meilleur programme possible de la part de ce parti. Sa défaite serait pour le coup un choix clair de l’électorat pour une société fermée. Et allez faire l’Europe là dessus…

Enfin, espérons que mon pessimisme et l’heure tardive m’égarent.

Présidentielle 2012 : les politistes en ordre de bataille.

Nous voilà à moins d’une vingtaine de jours de la fin de la campagne électorale du premier tour de l’élection présidentielle 2012. Tout cela n’a pas été très passionnant jusque là. A moins que les sondages (fort critiqués par certains blogueurs pour leur absence de rigueur scientifique) se soient trompés complètement dans leurs estimations des votes futurs des électeurs se rendant aux urnes le 22 avril, et que, du coup, le dépouillement amène à un résultat totalement imprévu (du genre un second tour Bayrou/Le Pen), tout cela sera resté fort classique.

En tout cas, les politistes sont en ordre de bataille pour expliquer ce qui se passe et va se passer. J’ai essayé de lister ce qui était d’ores et déjà disponible sur Internet:

a) les approches tout à fait classiques du « canal historique » et du « canal habituel » de la tradition, issue de la partie dominante de la science politique, qui pense que les sondages d’opinion (pourvu qu’ils soient rigoureusement faits) constituent une source de connaissances décisives sur l’opinion publique et sa formation.

On trouvera sur le site du Cevipof en particulier les résultats de leur panel. Un panel, rappelons-le, consiste à réinterroger les mêmes personnes plusieurs fois, ce qui permet de suivre leurs éventuels changements d’opinion. Il suppose un large échantillon au départ pour compenser les pertes de répondants entre deux vagues successives. Ce dernier, géré par IPSOS et financé de manière pluraliste par la Fondapol, la Fondation Jean Jaurès et le journal le Monde,  est fondé sur la très contestée ailleurs qu’en France « méthode des quotas ». Il fonctionne sur Internet depuis novembre 2011, et, comme il fallait s’y attendre, les résultats obtenus ne bougent pas énormément d’une enquête à une autre. C’est bien sûr le déroulé de l’ensemble qui sera intéressant au final. On trouvera aussi sur le site du Cevipof toute une série d’études sur des segments particuliers de l’électorat, ainsi que sur les enjeux de l’élection  et des réactions de collègues étrangers.

Dans ce champ des croyants dans le sondage, on trouve la concurrence (ou plutôt la complémentarité?) du groupe Trielec. Il s’agit d’une triple alliance entre le CEE (Science-Po Paris), le Centre Emile Durkheim (Science-Po Bordeaux), et enfin le laboratoire PACTE (Science-Po Grenoble), dont je suis par ailleurs membre sans participer à la dite enquête.  Là aussi, on s’appuie principalement sur des vagues de sondages successifs, réalisés dans ce cas par TNS Sofres. Il ne s’agit pas par contre d’un panel  (même s’il existe dans le dispositif très diversifié proposé un panel qualitatif en ligne). Les grincheux souligneront là aussi qu’il s’agit de sondages à la française, c’est-à-dire d’échantillons de 1000 personnes avec la méthode des quotas. Malgré tout, cette approche permet de s’apercevoir dès début mars 2012, que la campagne en cours ne ravit pas les électeurs (note de Bernard Denni en date du 6 mars 2012, « La pré-campagne déçoit les électeurs »). L’originalité de « Trielec » est par ailleurs d’étudier aussi le côté émission de messages politiques en même temps que les effets (supposés) de leur réception (via les sondages), et de ne pas négliger les nouveaux médias (genre Twitter).

b) Du côté de ceux qui ne croient guère (euphémisme) aux sondages comme instruments de connaissance des choix politiques des groupes sociaux, on peut d’abord signaler le collectif SPEL (Sociologie politique des élections) hébergé par le journal en ligne Médiapart. Les articles publiés sont sans surprise dans la veine de la sociologie politique « critique », issue de manière désormais lointaine des travaux de Pierre Bourdieu. Il s’agit souvent de déconstruire des évidences du discours médiatique sur la campagne en cours, et/ou de rappeler la profondeur historique des situations du point d’un groupe social ou d’une politique publique. Comme j’ai moi-même été formé dans ce cadre théorique là, je ne me sens pas dépaysé.

Dans une veine bien plus obsédée par les sondages, on signalera  le blog « Régime d’opinion »,  dont le titre illustre assez le propos, hébergé par le Monde diplomatique, blog de notre collègue Alain  Garrigou, et, lié au même collègue, le site Observatoire des sondages. Fondamentalement, pour ce dernier et son équipe (même s’ils ne ne nient pas vu leurs  critiques méthodologiques  qu’on pourrait faire du sondage scientifiquement pertinent),  les sondages d’opinion en France ne sont rien d’autre qu’un moyen de manipulation du bon peuple.

c) Une nouveauté de cette année 2012 est constituée enfin parce que j’appellerais les expérimentateurs : j’ai repéré d’une part, le site La boussole présidentielle, qui est géré à encore par le Cevipof et quelques médias (20 minutes, Ouest France) à forte audience populaire. Il représente une adaptation à la situation française d’un modèle néerlandais de la société Kieskompas, elle-même lié à un collègue néerlandais bien connu (A. Krouwer). Il s’agit de proposer un site où les électeurs peuvent en répondant à une trentaine de questions portant sur les propositions des candidats se positionner eux-mêmes dans l’espace politique, et donc estimer le candidat ou les candidats les plus proches de leurs préférences. C’est donc un instrument qui permet à l’électeur de voter « sur enjeux » – en supposant donc par hypothèse qu’il  n’a pas de préférence partisane préalable qui oriente son vote. Le site permet même de pondérer entre les différents domaines de préférence ce qui compte le plus pour l’électeur qui s’interroge. A l’usage, c’est ludique à souhait. Surtout, cela permet de bien montrer (par exemple à des étudiants) que l’élection se joue dans un espace à deux dimensions où les candidats se positionnent logiquement : l’opposition entre les conservateurs (droite) et les progressistes (gauche) économiques et celle entre les conservateurs et les progressistes moraux. (J’ai eu cependant l’impression que l’enjeu européen, si on ne retient que lui pour critère de choix, pouvait perturber entièrement ce bel ordonnancement.)

D’autre part, j’ai repéré le site de collègues canadiens qui veulent profiter de l’élection présidentielle 2012 pour faire tester à l’électeur français des méthodes de vote alternative à notre bon vieux scrutin majoritaire à deux tours. On se trouve dans ce cas à la limite entre l’expérimentation et la proposition d’une méthode pour améliorer la démocratie. Je suis nettement moins séduit, ne serait-ce que parce qu’il faudrait des événements extraordinaires pour qu’on change en France ce mode de scrutin-là.

Dans le présent post, je ne suis sans doute pas exhaustif, mais, en tout cas, l’élection présidentielle 2012 confirme aussi la structuration pérenne de notre discipline en des pôles peu compatibles par leurs approches, ainsi que les effets d’homologie structurale entre les choix méthodologiques des uns et des autres et les médias qui donnent la parole à tel ou tel groupe de collègues.

Réaction à la Suisse.

Plus d’une semaine après l’évènement, je me permets de réagir au référendum suisse du 29 novembre 2009 qui proposait d’inscrire dans la Constitution de la Confédération helvétique l’interdiction de toute construction nouvelle d’un minaret dans le pays. L’initiative populaire soutenue par la « droite de la droite » suisse a obtenu une majorité de 57,5%. Comme il se doit, les réactions en France ont été prises dans le contexte créé par le débat sur l’identité nationale (merci monsieur Besson!). Il faut bien dire que chacun a joué dans ses gammes habituelles, on aurait pu prévoir ce que chacun allait dire, je ne pense pas devoir déroger ici à cette règle. Toutefois, ad futuram memoriam, j’ai trois remarques qui me tiennent à cœur:

Primo, cette votation pourra servir dans les années à venir à illustrer un cours sur la notion de « spirale du silence » en matière d’étude de l’opinion publique. Tous les sondages rendus publics indiquaient une nette préférence pour le rejet de la proposition, on se retrouve avec une nette majorité de votants approuvant la proposition – à la surprise, semble-t-il, des personnes ayant appuyé cette proposition au départ qui ont cru, elles aussi, aux sondages publiés. Elisabeth Noelle-Neumann, une des pionnières des recherches d’opinion en Allemagne, avait théorisé dans les années 1950 le fait que, face à l’existence d’un consensus apparent dans l’opinion publique au sens institutionnel du terme (presse, partis, intellectuels, etc.), une partie des enquêtés lors d’un sondage d’opinion cachaient leur orientation réelle aux enquêteurs, ce qui faisait apparaitre dans le sondage cette orientation comme minoritaire, et qui renforçait, une fois le sondage rendu public par l’institution de mise en chiffres de l’opinion publique que constitue le sondage, le sentiment de ces minoritaires de l’être (d’où l’idée de spirale du silence). Il n’est bien sûr pas sans intérêt que cette idée d’une dissimulation de ses orientations par une partie du public soit apparue dans le contexte allemand (de l’ouest) après 1945. Les experts des sondages d’opinion se prémunissent contre un tel effet, en essayant de construire des batteries de questions qui obligent, sans qu’ils n’y prennent garde, les individus déviants à dévoiler leurs orientations réelles. L’effet disparait aussi de lui-même à mesure où toutes les orientations du public se sentent légitimes à s’exprimer et/ou à mesure que les sujets qui fâchent disparaissent de l’horizon. Or on se trouve ici dans le cas de figure de la présente votation dans un cas similaire de « spirale de silence » : la plupart de ceux qui font l’opinion publique (médias, hommes politiques, commentateurs) tiennent une ligne de respect vis-à-vis de l’islam; il n’était donc pas facile pour un enquêté de répondre franchement s’il était, lui, favorable à la proposition, présentée par ses opposants comme raciste, xénophobe, islamophobe, etc. Cet échec du sondage m’apparait presque plus intéressant que le résultat lui-même, puisqu’il indique bien que ce qui peut se dire ou pas dans l’espace public suisse  au sujet de l’islam n’est pas homothétique à ce qui est pensé  par devers soi ou dit seulement dans les espaces privés. Ce qu’on peut dire plus simplement en y voyant une fracture entre les élites et le peuple, en oubliant que certaines élites (émergentes) se trouvent à l’origine de la question posée.

Secundo, il  faudrait éviter les formules choc telles que « le peuple suisse a appuyé majoritairement cette proposition », ou plus encore « les Suisses sont pour cette proposition », ou pire encore « la Suisse a voté contre l’Islam ». En effet, comme pour la plupart des votations en Suisse, les citoyens suisses ne se sont pas rendus massivement aux urnes. 53,4% de participation, on peut  certes y voir un bon chiffre au regard des habitudes suisses face aux votations, mais cela ne constitue pas non plus un raz-de-marée électoral totalement inédit dans un pays démocratique.  En pratique, il vaudrait mieux dire: une nette majorité des électeurs qui ont jugé bon de participer à cette votation-là ont approuvé l’initiative populaire d’interdiction de construction de minarets en Suisse, cela entraine de fait des conséquences légales et politiques pour la Confédération helvétique, mais ces électeurs-là ne représentent au fond qu’un gros quart de l’électorat potentiel qui constitue le peuple suisse au jour le jour. Cette remarque entend souligner la mobilisation somme toute limitée des électeurs  suisses en général sur cette question (comme sur d’autres d’ailleurs), ce n’est pas exactement la même chose qu’un vote positif à 85% sur 95% de votants. Constater le fond d’apathie électorale du peuple suisse réinscrit ce vote dans un système politique qui est loin d’avoir démontré quelque potentialité révolutionnaire que ce soit. Un commentaire d’origine suisse remet d’ailleurs ce vote dans  une telle perspective de longue période. Cela calme le jeu si j’ose dire que de le regarder sous cet œil – sans compter même l’objet précis (ne pas construire de minaret) de la question posée au peuple.

Tertio, du point de vue plus normatif, ce vote interroge sur les conceptions de la démocratie qu’on entend défendre. Soit, comme en Allemagne, toute activité référendaire est interdite par la Loi fondamentale, et, alors, de ce point de vue qui tient que tout référendum est démagogie pure, on peut se permettre de prendre le présent cas suisse comme illustration des dérives  inévitables de l’instrument. La volonté générale peut errer, mon cher Rousseau, tenez-vous le pour dit et n’en parlons plus.  Soit, comme en France, on admet que l’appel au jugement direct du peuple sur une question engageant le destin de la nation via le référendum possède un sens légitime : on distingue ainsi le référendum où le peuple choisit librement son destin, du plébiscite où le peuple acquiesce à ce que veut de lui le pouvoir. Dans ce cas, il devient proprement ridicule de critiquer le choix du peuple suisse en cette matière (même si on a en tête la réserve que j’ai évoquée  au point précédent sur le sens à donner ici au mot peuple). On peut fort bien penser qu’il s’agit d’un mauvais choix,  voire d’un très mauvais choix, mais, si on croit que le référendum possède sa juste place en démocratie, il n’y a rien là à objecter. Surtout si on se  rappelle qu’une large partie de la gauche française vient de se mobiliser pour obtenir de la part du gouvernement actuel un « référendum sur le statut de la Poste »; surtout si on se remémore qu’une partie de cette même gauche s’enorgueillit d’entretenir un esprit du « référendum du 29 mai 2005 »; par là, elle accepte que cet instrument de démocratie directe peut valablement exprimer la volonté du peuple; elle est donc la plus mal placée pour critiquer en quoi que soit le vote suisse – sauf à distinguer les peuples déraisonnables par essence  (peuple suisse par ex.) des autres (peuple français par ex.). De même la droite, tout au moins celle qui s’enorgueillit encore de ses racines gaulliennes, aura beaucoup de mal à ne pas se trouver en incohérence avec  elle-même si elle critique en quoi que ce soit le vote suisse. Bien sûr, les forces politiques voient souvent les  divers instruments de la démocratie à la seule aune des gains réels ou supposés qu’ils leur apportent, mais, il n’est pas interdit de faire remarquer  qu’un minimum de cohérence dans la doctrine de chacun en cette matière serait la bienvenue.  Les vitupérations d’un Daniel Cohn-Bendit à l’encontre des résultats de ce référendum suisse, tout comme son appel  à une instance de recours que représenterait la Cour européenne des droits de l’homme, m’ont paru ainsi cohérentes si l’on les replace dans leur contexte allemand, mais plutôt mal venues à une oreille française.  En suivant l’intuition française dominante dans notre République actuelle qui admet le référendum, je soutiendrais plutôt que les institutions suisses doivent se tenir à leur propre doctrine : si la procédure politique suisse a donné aux électeurs suisses le droit de se prononcer directement sur cette question, il ne reste plus qu’à respecter le résultat, ou, éventuellement, à le contrecarrer dans les mêmes règles du jeu. Tout le reste n’est qu’une gesticulation, destinée seulement aux publics étrangers, et risque bien de traduire au fond un certain mépris pour la multiplicité des interprétations possibles de la démocratie.

Une dernière remarque : ce référendum semble n’avoir pas eu, pour l’instant, de répercussions internationales comparables à l’affaire dite des « caricatures de Mahomet », ou même à celle liée aux déclarations pour le moins maladroites de Benoît XVI au début de son pontificat. Est-ce simplement qu’il faut que quelque temps se passe avant que le scénario de protestations coordonnées ne se mette en place (ce qui avait été le cas à l’époque)? Ou est-ce que l’on se trouve dans une autre configuration où aucun groupe ou réseau de groupes ne croit trouver son intérêt à une protestation? Ou est-ce que les protestataires éventuels sont fatigués ou hors de combat? A suivre.

Ps. Lors d’une de mes conférences de méthode à l’Institut d’Etudes politiques de Grenoble ce mardi 8 décembre 2009, un étudiant après avoir lu de ce post a cru bon de me faire remarquer que j’étais le seul… avec Bruno Gollnish à faire remarquer la fracture entre les élites (suisses) et le peuple (suisse).  J’ai eu un choc sur le moment et le côté pince-sans-rire de l’étudiant a fait le reste, mais, depuis peu, je ne suis pas sûr d’être abandonné en si bonne compagnie – il me semble que la tribune de Nicolas Sarkozy dans le Monde remarque la même chose, je me sens donc moins seul désormais.

Pour préciser ma pensée, je constate banalement à mon sens que, sur la question posée au référendum suisse, le rapport d’opinion entre le oui et le non dans « les élites » (c’est-à-dire les personnes dont l’opinion était répercutée dans les médias) était, disons, 5/95 ou 20/80 (il faudrait affiner selon la manière de compter) en défaveur de l’initiative, et le résultat au sein des votants du 29 novembre est de 57/43. C’est cet écart qu’on peut nommer fracture entre « le peuple » et « les élites », mais, en oubliant les deux minorités : celle des élites qui font la promotion du oui sans lesquelles il n’y aurait pas de oui possible (les électeurs n’auraient pas eu à voter sans leur action) et celle des électeurs qui ont voté non (sans oublier les abstentionnistes) et qui font, semble-t-il, encore partie du dit peuple suisse. Cela ne veut donc pas dire que 100% des élites étaient pour le non et 100% des électeurs pour le oui, ce que laisse entendre ex post la phraséologie populiste. Dans la présentation d’une proportion, il ne faut jamais oublier l’autre part, mais la langue ordinaire exprime difficilement la situation.