Depuis hier, c’est officiel, le journal Libération est en crise grave. La majorité des salariés et les actionnaires majoritaires s’engueulent copieusement par médias interposés. La Une de ce jour, samedi 8 février 2014, « Nous sommes un journal », est une baffe aux actionnaires.
Il faut dire que le projet de ces derniers pour relancer Libération, qui a filtré dans la soirée d’hier, semble faire furieusement fi de la nature de l’entreprise de presse qu’ils sont amenés à gérer. Ils veulent faire de Libération une sorte de pot-pourri de tout ce qui traine en matière de monétisation de l’audience sur Internet, un mélange de Facebook, d’Huffington-post, et de je ne sais quoi d’autre. Face à la révulsion des manants des journalistes, le représentant des actionnaires a traité apparemment dans un mail, qui a opportunément fuité, l’ensemble des journalistes de « ringards » (sic). La confiance et le respect semblent établis en somme. On part sur des bases saines.
La crise de Libération était tellement prévisible. C’est un journal identifié au centre-gauche, et ce même centre-gauche se trouve au pouvoir depuis mai 2012. Ce genre de conjoncture n’est sans doute pas faite pour doper les ventes au numéro. (Inversement, Valeurs actuelles cartonne.) Ce stigmate de position a encore été renforcé par le fait que, depuis mai 2012, il ne me semble pas que l’équipe de Libération se soit distingué par de grandes enquêtes sur le pouvoir en place. Le journalisme d’investigation semble être laissé à gauche au seul Mediapart, qui, de son côté, ne cesse de sortir des affaires, et s’est ainsi arrogé la place de censeur universel des mœurs. (E. Plenel, épisode 5, le retour.) En dehors d’une grande timidité dans la critique du gouvernement actuel, il faut ajouter de très nombreuses Unes crapuleuses, décalées ou cultureuses, qui ont pu dégouter définitivement quelques lecteurs, dont moi-même. Si je veux lire Voici, Gala ou Closer, je peux me les acheter directement, c’est en vente libre. La planète, l’Europe et la France connaissent d’énormes bouleversements, c’est de cela dont il aurait fallu rendre compte. Que Libé arrête de s’intéresser au décès de quelque gloire trop reconnue de la culture ou aux petits scandales de l’heure, et je le lirais. Il faut ajouter que le côté « parisien » de l’information proposée dans Libération ne peut que se traduire aussi dans ses ventes en province. J’avais lu il y a quelques mois les données des ventes par département, il ne ressortait que la situation était tout bonnement effrayante pour un journal se voulant « national ». De fait, je suis mieux informé de ce qui se passe à Lyon via les pages locales de 20Minutes (gratuit en pdf sur le net) que par Libération. Il faut ajouter des bouffées de boboïtude dans le supplément sur papier glacé qui sont une raison de ne surtout pas l’acheter ce jour-là en payant plus cher en plus pour mettre cette brochure publicitaire directement au recyclage. Si je veux acheter un magazine mode, fooding et autres dépravations moins avouables, j’ai le choix, et je n’ai pas besoin de Libération pour cela. Les actionnaires actuels semblent vouloir accentuer dans cette tendance en ne gardant que l’aura (?) bien délavée pourtant de ce que fut Libération il y a bien longtemps. Cela serait une sorte de marque vintage, qui permettrait de rêver aux révoltes, libérations et autres révolutions, qui furent et ne seront plus jamais. Merci le capitalisme de ne nous en avoir sauvé! C’est là viser un public de gogos, de ces gens (nombreux certes) qui enfilent leur tee-shirt Che Guevara pour aller faire la queue pour acheter leur hamburger dans une chaîne de restauration rapide bien connue. Je comprends la majorité des journalistes qui ne veulent pas finir ainsi comme faire-valoir de la marque Libération. (A ce propos, je suggère aux actionnaires pour le sous-sol de l’immeuble actuel du journal, la création d’une boîte échangiste, avec en décor la reproduction des Unes géantes de Libération sur l’affaire DSK et ses suites. Cela devrait titiller l’imagination du designer choisi, un autre petit jeune d’ailleurs lui aussi. Cela serait d’un mauvais goût très sûr, très fin de race.)
D’un point de vue de lecteur, je suis sans doute prêt à lire un Libération qui serait devenu un pure player sur le net, qui aurait peut-être gardé une édition dominicale (sur le modèle de die Zeit en Allemagne), et qui m’apporterait une vraie valeur ajoutée par rapport aux gratuits disponibles. Un Libération qui aurait aussi l’audace de dire « feu sur le quartier général » retrouvant quelque hargne. Mais pour ce qui est de me laisser séduire par la marque Libé, il ne faut pas rêver! Ainsi éviscérée de son histoire réelle, Libération comme marque ne sera pour moi, et peut-être pour beaucoup je l’espère (messieurs les actionnaires, il n’y a pas que des gogos dans ce bas monde!), que le symbole de la faillite absolue, politique, morale, économique, de toute une génération de gauche. Un repoussoir absolu.
A ce stade, je préfère donc de loin voir la fin rapide de Libération, une fin dans un ultime combat perdu pour l’honneur et la liberté des journalistes, que de voir une lente et stupide agonie à la France-soir. Or je suppose en bonne logique que la marque appartient aux actionnaires et qu’ils pourront bien en faire ce qu’ils veulent si tel est leur bon plaisir – c’est la logique normale du droit de propriété qu’il serait stupide de contester, sauf à être vraiment révolutionnaire. Je suppose qu’en plus les autorités publiques, qui, de fait, subventionnent ce journal d’opinion, vont se sentir obligées d’intervenir de quelque façon pour sauver ce titre de la presse nationale au nom des emplois, éventuellement via un capitaliste amical (une banque?). Cela fera bien mauvais genre : les médias n’ont déjà pas bonne presse auprès des citoyens selon les sondages, et là le gouvernement et quelque investisseur à son service va venir au secours de ce moribond. Pas une très bonne idée en fait. Mais je parierais tout de même que le gouvernement ne manquera pas de s’y risquer, au moins pour tenir jusqu’au lendemain des élections européennes de mai 2014.
Allez un peu de courage, finissons-en avec Libération, et place à une radicalité plus réaliste dans ses moyens d’existence.