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Yanis Varoufakis, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent?

img20160505_09434804.jpgLes affres financières de la Grèce sont en train de revenir par petites touches au premier plan de l’actualité. Le dernier livre en date de l’ancien Ministre de l’Économie du premier gouvernement Tsipras, l’économiste Yanis Vafoufakis, vient d’être traduit en français, et porte un titre plutôt énigmatique à première vue, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent? Comment l’Europe de l’austérité menace la stabilité du monde (Paris : Les liens qui libèrent, 2016, 437 p.). Il permet de les resituer dans un plus vaste horizon, et de comprendre comment on en est arrivé là.

J’avais lu le précédent ouvrage du même Y. Varoufakis traduit en français, Le Minotaure planétaire. L’ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial ( Paris : Éditions du cercle, 2015). La thématique des deux ouvrages se ressemble en fait très fortement. Dans les deux cas, il s’agit pour Y. Varoufakis d’expliquer que les maux contemporains de l’économie mondiale en général, et européenne en particulier, dépendent d’une maladie commencée dès le milieu des années 1960 lorsque les États-Unis ne furent plus capables de soutenir de leur puissance industrielle et commerciale le système de Bretton Woods. Pour le remplacer les dirigeants américains inventent, faute de mieux, entre 1971 (fin de la convertibilité-or du dollar) et 1979-1982 (hausse drastique du taux d’intérêt aux États-Unis) en passant par les deux  chocs pétroliers successifs (1974 et 1979) ce que Y. Varoufakis appelle le « Minotaure », soit un mécanisme de recyclage des excédents qui  permet aux États-Unis de maintenir leur suprématie politique sur le monde occidental en dépit même de leur affaiblissement industriel et commercial. En synthèse, les États-Unis continuent à accepter que leur marché intérieur reste grand ouvert aux  pays exportateurs d’Europe (l’Allemagne par exemple ) et d’Asie (le Japon et la Corée du sud, puis la Chine, par exemple), et donc d’avoir  en conséquence un fort déficit commercial avec ces derniers qu’ils payent en dollars, mais ils proposent en même temps, grâce à des taux d’intérêts élevés et grâce à leur marché financier immensément développé,  à tous ceux qui génèrent ainsi des excédents en dollars de les placer aux États-Unis, en particulier en titres du Trésor américain, en pratique la réserve ultime de valeur à l’échelle mondiale, ce qui permet  du coup à l’État américain d’avoir de manière presque permanente un déficit budgétaire conséquent. On retrouve le thème bien connu des « déficits jumeaux » de l’Amérique.  Les autorités américaines l’ont voulu pour protéger un temps encore leur hégémonie sur le monde occidental. De fait, ce recyclage des excédents, via un secteur  financier qui se développe aux États-Unis à due proportion, permettra d’assurer bon an mal an la croissance de l’économie mondiale jusqu’à la crise dite des « subprimes » en 2007-08. Les États-Unis jouent jusqu’à ce moment-là à la fois le rôle pour le monde de consommateur en dernier ressort et de placement en dernier ressort. Depuis lors, la situation est devenue fort incertaine : le « Minotaure » est mourant, mais rien ne semble vraiment le  remplacer comme moteur de l’économie mondiale.

Pour ce qui est du côté européen de ce vaste tableau de l’économie mondiale que dresse ainsi l’auteur, Y. Varoufakis montre à quel point les Européens, depuis les années 1960, furent en fait incapables d’adopter des solutions cohérentes à ce problème du recyclage des excédents. Sur la foi de travaux historiques, il rappelle ainsi que l’abandon du système de Bretton Woods par le Président Nixon le 15 août 1971 a dépendu largement de la mauvaise volonté préalable des Européens (dont le Général De Gaulle) à soutenir le cours du dollar en onces d’or. Une fois confrontés au nouveau régime de changes flottants décidé à Washington, ces mêmes Européens n’ont cessé de chercher une solution leur permettant de maintenir une parité fixe entre leurs monnaies. Malheureusement pour eux, ils ont toujours choisi des solutions qui se sont révélés irréalistes à terme, parce qu’ils n’ont jamais voulu créer un système de recyclage politique des excédents. En effet, dans la mesure où il existe des pays à la fois plus forts industriellement  et moins inflationnistes que les autres (en particulier, l’Allemagne à cause de la fixation anti-inflationniste de la Bundesbank et du compromis social-démocrate en vigueur outre-Rhin) et d’autre plus faibles industriellement et plus inflationnistes (en gros la France, l’Italie et le Royaume-Uni) un système de changes fixes se trouve pris entre deux maux, soit son éclatement à intervalles réguliers, soit une crise dépressive telle que la connaît la zone Euro depuis 2010. Des déficits commerciaux se creusent en effet inévitablement au profit du grand pays industriel peu inflationniste. Les pays déficitaires, dont la France, ont alors le choix entre dévaluer leur monnaie ou ne pas dévaluer. Si le pays concerné dévalue sa monnaie (au grand dam de ses politiciens et de ses classes supérieures), il regagne des parts de marché, mais il risque de connaître encore plus d’inflation. Pour ne pas dévaluer, la seule solution est de ralentir son économie, en augmentant ses taux d’intérêt et en adoptant des politiques d’austérité. C’est cette seconde solution qui l’a emportée au fil des années 1980-90, non sans crises d’ailleurs (comme celle de 1992), dans ce qui est devenu ensuite la zone Euro. Or l’existence de cette dernière, avec des parités irrévocables en son sein, provoque, d’une part, la possibilité pour la puissance industrielle centrale de conquérir désormais des parts de marché dans la périphérie sans risque de subite dévaluation et, d’autre part, l’apparition de ce fait de forts excédents d’épargne au sein du centre industriel. Ces excédents d’épargne, lié au fait qu’au centre on produit plus de valeur qu’on n’en consomme, sont recyclés par les banques du centre en placements, à la fois outre-Atlantique dans le « Minotaure » nord-américain et dans la périphérie de la zone Euro. Ces deux destinations des excédents d’épargne offrent l’avantage d’offrir avant 2007-08 des rendements très attractifs. Y. Varoufakis appelle ce mécanisme mis en oeuvre par les banques le « recyclage par beau temps ». Les épargnants (ménages et entreprises) du centre se laissent persuader par leurs banquiers  de placer leur argent dans des lieux qui paraissent à la fois sans risque et rémunérateurs. Les placements en périphérie de la zone Euro se révèlent en effet particulièrement intéressants avant 2008 parce que la BCE fixe un taux d’intérêt unique lié plutôt à l’état des économies du centre de l’Eurozone, alors qu’en périphérie l’inflation reste plus élevée qu’au centre. Il est donc intéressant d’emprunter à ce taux unique, relativement faible, pour profiter de l’inflation de la périphérie, et d’obtenir ainsi un taux d’intérêt réel faible sur son emprunt. Ce dernier mécanisme fonctionne plutôt bien et accélère la croissance par le crédit à bas coût dans la périphérie de la zone Euro au début des années 2000 (en donnant lieu cependant à des bulles immobilières en Espagne ou en Irlande par exemple).

Malheureusement, tout ce bel échafaudage s’écroule entre 2008 et 2010, parce que les investisseurs comprennent d’un coup la nature de l’illusion de croissance qu’ils avaient eux-mêmes créée par leurs prêts. Et, en racontant les différents soubresauts de la crise européennes, Y. Varoufakis souligne toute la faiblesse de la zone Euro . En effet, une fois que le « recyclage par beau temps » s’est arrêté subitement, cette dernière a été incapable d’inventer un « recyclage politique » pour pallier les effets de cet arrêt. Au contraire, on en est revenu pour rééquilibrer les flux commerciaux à la solution classique pour éviter une dévaluation  en régime de changes fixes, à savoir une austérité drastique dans les pays déficitaires de la périphérie (ce qu’on a appelé d’ailleurs la « dévaluation interne »), ce qui y a provoqué de profondes récessions et hausses du chômage. Surtout, les pays de la périphérie ont été forcés d’assumer seul la garantie des mauvais investissements faits chez eux par les banques du centre. Y. Varoufakis interprète ainsi le plan d’aide à la Grèce de mai 2010 comme un plan destiné à permettre aux banques français et allemandes de sortir sans trop de dommages de la nasse de leurs prêts hasardeux aux secteurs privé et public grecs, tout en faisant passer tout le fardeau aux contribuables grecs. Il se trouve que, comme le rapporte le journaliste de la Tribune Romaric Godin,  un journal allemand, le Handelsblatt, vient de rendre compte d’une étude universitaire allemande qui dit exactement la même chose. R. Godin fait d’ailleurs remarquer que le fait même que cela soit dit dans un journal allemand lié au patronat est en soi une nouvelle – puisqu’en fait, par ailleurs, le reste du monde financier l’a fort bien su dès le début. Le tour de passe-passe de 2010 qui a constitué à charger les Grecs de tous les maux pour dissimuler les fautes des grandes banques du centre de l’Eurozone (françaises et allemandes surtout) commence donc, comme toute vérité historique dérangeante, à ressortir en pleine lumière, y compris dans le pays où le mensonge a été le plus fortement proclamé par les autorités et reprise par les médias. Le drame pour l’Union européenne est qu’un tel mensonge – avec les conséquences dramatiques qui s’en suivies pour des millions d’Européens (les Grecs et quelques autres) – met en cause toute sa légitimité. A ce train-là, il nous faudra bientôt une commission « Vérité et réconciliation » pour sauver l’Europe. Nous en sommes cependant fort loin, puisque les principaux responsables de ce mensonge sont encore au pouvoir en Allemagne et puisqu’ils continuent à insister pour « la Grèce paye ».

De fait, c’est sur la description des affaires européennes que la tonalité des deux livres diffère. Le second livre prend en effet une tonalité plus tragique, plus littéraire, parce que Y. Varoufakis en devenant Ministre de l’économie a vécu directement les apories de la zone Euro qu’il avait repérées auparavant dans les travaux historiques et par ses propres réflexions sur la crise de zone Euro.  Du coup, la lecture de Et les faibles subissent ce qu’ils doivent? m’a fait penser au récit d’un maître zen qui aurait reçu pour la perfection de son éducation quelques bons coups de bâtons bien assénés par un autre maitre plus avancé sur le chemin de la sagesse, et qui aurait ainsi approfondi son état de clairvoyance.

L’absence de mécanisme européen de « recyclage politique des excédents » correspond ainsi à la prévalence des intérêts nationaux des pays dominants du centre de l’Eurozone, les fameux « pays créditeurs ». Le titre de l’ouvrage correspond à ce constat selon lequel que, derrière les institutions européennes qui officialisent l’égalité des États, tout le déroulement de la crise européenne depuis 2010 montre que la bonne vieille politique de puissance demeure intacte. Reprenant un passage de l’historien antique Thucydide, il souligne qu’un vainqueur peut imposer au vaincu des conditions de reddition honorables ou excessives. Or imposer une paix carthaginoise comme on dit mène en général à des suites fort désagréables au sein de l’État ainsi humilié, et finit en plus par relancer le conflit. Or, pour Y. Varoufakis, c’est tout à fait ce qu’ont fait les dirigeants européens depuis 2010 à l’encontre de son propre pays et des autres pays périphériques de l’Eurozone. Leur faire porter la responsabilité pleine et entière de la crise en lui donnant le nom fallacieux de « crise des dettes souveraines » sans jamais admettre les erreurs de jugement de leurs propres banques commerciales,  moins encore celles de la BCE et encore moins les défauts évidents de construction de la zone Euro envisagé sous cet angle du recyclage des excédents.

Le propos  de Y. Varoufakis souligne ainsi à longueur de pages l’ampleur des égoïsmes nationaux tout au long de la crise européenne et l’incapacité des dirigeants européens à comprendre la nécessité d’un mécanisme de recyclage politique des excédents pour pérenniser la zone Euro – alors même que les dirigeants américains essayent de leur signaler le problème. Même s’il précise explicitement que ce livre ne constitue pas un compte-rendu de son action comme Ministre de l’économie, il reste que Y. Varoufakis fournit au fil des chapitres de nombreux éléments tirés se son expérience ministérielle. Il souligne ainsi qu’il n’a jamais constaté de volonté de dialogue réel de la part des représentants des États créditeurs, du FMI ou de la BCE avec le premier gouvernement Tsipras. Il indique aussi que ce gouvernement n’a jamais été réellement aidé par celui de F. Hollande. Il a d’ailleurs  la dent particulièrement dure tout au long de l’ouvrage à l’encontre des politiciens français. Ces derniers ont en effet dès le milieu des années 1960 vu l’établissement d’une monnaie unique européenne comme le moyen de s’emparer du pouvoir monétaire allemand. Or, à ce jeu-là, ils ont surtout réussi à être prisonnier d’une zone Euro où ils ne décident pas grand chose tant cette dernière obéit dans sa construction même aux desiderata des autorités allemandes, et où, en plus, l’Allemagne industrielle ne cesse de l’emporter sur la France en voie de désindustrialisation. Les autorités allemandes ne sont pas épargnées non plus. Décrivant le déroulement de la crise européenne, Y. Varoufakis rappelle par exemple comment le Premier Ministre italien,  Mario Monti, a proposé en 2012 « l’Union bancaire » pour faire en sorte de séparer les comptes des États de ceux des banques situées sur leur territoire, et  comment les autorités allemandes qui l’avaient accepté se sont efforcés ensuite de vider la proposition de sa substance et donc de son efficacité (p. 249-254). En fait, à suivre Y. Varoufakis, il n’y a vraiment rien à sauver dans l’attitude des responsables des pays créditeurs face à la crise.

Or ce constat l’amène – quelque peu paradoxalement à mon sens – à soutenir une réforme de l’Union européenne afin d’y faire émerger un intérêt général européen d’essence démocratique. Le livre comprend ainsi le « Manifeste pour démocratiser l’Europe » (p. 369-382), qui se trouve à la base du mouvement Diem25, qu’il a fondé cette année. Une de ses conclusions se trouve en effet être que cette politique de puissance et d’intérêts nationaux plus ou moins avouables, qui opère en particulier dans le cénacle restreint de l’Eurogroupe, n’aurait pas été possible si une discussion démocratique ouverte à tous les citoyens européens concernés avait eu lieu à l’occasion de la crise, si les décisions au sein de l’Eurogroupe et du Conseil européen avaient été prises publiquement. Il n’aurait pas été possible en particulier dans une discussion ouverte aux citoyens de faire payer aux habitants les plus désavantagés des pays en crise le sauvetage des banques du centre de l’Eurozone. En effet, on ne s’étonnera pas qu’en tant que citoyen grec, l’économiste Y. Varoufakis soit particulièrement choqué, pour ne pas dire plus, par le choix d’une austérité drastique qui a surtout frappé les classes populaires et les classes moyennes de son pays. Il l’est cependant tout autant pour les Irlandais, les Espagnols, etc. Il souligne à juste titre que le fonctionnement actuel de l’Union européenne revient à traiter très différemment les gens selon leur État d’appartenance. Une démocratie européenne au sens fort du terme n’aurait pas accepté de tels écarts de traitement. Y. Varoufakis s’illusionne peut-être sur la capacité des démocraties nationales ou des fédérations démocratiques à répartir équitablement les charges et les avantages, mais il reste que l’Union européenne a fait à peu prés tout ce qu’il fallait pour démontrer son iniquité sur ce point tout en se prévalant de sa « solidarité ».

Le raisonnement de Y. Varoufakis me parait cependant terriblement contradictoire – ou utopique si l’on veut. En effet, dans tout l’ouvrage, il ne cesse de montrer que, depuis le milieu des années 1960, le cours des événements ne dépend que de la poursuite d’intérêts nationaux où le fort écrase le faible, où le rusé berne le moins rusé, que certains intérêts, obsessions ou faiblesses s’avèrent à y regarder de prés bien plus permanents qu’on ne pourrait le penser a priori (par exemple si l’on observe le rôle de la Bundesbank au fil des décennies d’après-guerre) et qu’ils savent se dissimuler derrière l’idée européenne, que la bureaucratie de l’UE n’a aucune autre ambition que de développer son pouvoir.  Or, en même temps qu’il établit ce florilège de bassesses, trahisons entre amis, vilénies et autres coups pendables entre alliés occidentaux, il prétend pouvoir rompre avec tout cela d’ici 2025. C’est en effet le sens de son mouvement Diem25.

Cette contradiction est particulièrement visible sur l’Euro. Il rend en effet hommage à Margaret Thatcher pour avoir vu dès le départ qu’il existait une incompatibilité entre la création de la zone Euro et le libre exercice de la démocratie nationale en son sein, il semble approuver les dirigeants britanniques qui ont réussi ensuite à ne pas tomber dans ce piège, et, en même temps, il ne propose pas de dissoudre cette même monnaie dont pourtant il passe tout un chapitre de son ouvrage à expliquer que son existence même éloigne au total les Européens les uns des autres (chapitre 6, Alchimistes à l’envers, p. 211-280). En fait, comme il l’a dit à plusieurs reprises dans la presse, Y. Varoufakis semble fermement convaincu que la dissolution de l’Euro aboutirait à une catastrophe économique d’une ampleur inimaginable et qu’il n’y a donc d’autre choix que de l’éviter. En conséquence, il ne reste qu’à bâtir d’urgence une démocratie européenne qui permettrait de supprimer les perversités actuelles que permet à certains puissants cette monnaie.

Comme politiste, je ne suis pas convaincu du tout  qu’on puisse sortir de la « dépendance au sentier » qui marque l’Union européenne et la zone Euro. Tout cela ne s’est pas (mal) construit ainsi par hasard.  Le fonctionnement de ces dernières correspondent à la fois à l’inexistence ou du moins à la faiblesse d’acteurs économiques ayant une base continentale (le « Grand capital » européen n’existe pas…contrairement au « Grand capital » allemand, français, grec, etc.) et à l’inexistence d’un électorat européen unifié. De fait, puisque toutes les élites nationales ne pensent qu’à leurs intérêts nationaux, qu’ils soient économiques ou électoraux,  la lecture de Y. Varoufakis inciterait plutôt à plaider pour qu’on arrête là les frais. Il faudrait d’ailleurs ajouter aux propos de Y. Varoufakis que l’actuelle politique d’argent gratuit menée par la BCE et l’énervement qu’elle provoque désormais chez certaines autorités allemandes confirment que l’absence presque totale de vision un peu européenne chez certains acteurs clé.

Quoi qu’il en soit, le livre de Y. Varoufakis mérite vraiment d’être lu par la profondeur historique qu’il propose au lecteur. Quoi qu’il advienne ensuite à l’Union européenne et à la zone Euro, il restera comme un témoignage sur la manière dont un internationaliste a essayé de sauver l’idée européenne.

Déchéance de l’Union européenne.

Désolé d’abuser de titres similaires, mais l’accord entre l’Union européenne et la Turquie sur la gestion des réfugiés à la frontière entre la Grèce et la Turquie me parait d’une telle hypocrisie et d’une telle absence de vision géopolitique que je n’en ai pas trouvé d’autre à ce post. (Comme le lecteur peut le constater, j’ai du mal à continuer ce blog, tant les temps me paraissent s’assombrir. A quoi bon perdre son temps à analyser le malheur qui vient? Pourquoi ne pas profiter de ces derniers temps un peu heureux qui nous restent?)

L’accord de la fin de la semaine dernière qui consiste à renvoyer tous les réfugiés arrivés illégalement en Grèce de Turquie vers ce pays à partir d’une certaine date constitue en effet un summum de l’hypocrisie. Les dirigeants européens prétendent en effet respecter le droit international de l’asile et son examen individualisé des cas, tout en cherchant à organiser dans les îles grecques concernées un mécanisme massif de renvoi automatique des réfugiés vers la Turquie – ce qui est déjà en soi une idée contradictoire, un oxymoron. Si l’on considère que toute personne arrivée illégalement sur le sol européen n’a pas droit à l’asile, il vaudrait mieux le dire tout de suite, plutôt que de faire semblant de respecter les anciennes règles. Si l’on considère que l’Union européenne ne veut plus accorder l’asile à qui que ce soit, autant supprimer ce droit, cela serait plus simple et plus honnête.

De même, les dirigeants européens pour prix payé à la Turquie de gardien de nos frontières (en dehors de 3, puis 6 milliards d’euros promis) sont prêts à rouvrir les négociations d’adhésion de ce pays sur un « chapitre », un seul il est vrai alors que les Turcs en voulaient cinq, chapitre peu décisif en plus. Cette réouverture parait cependant d’autant plus risible que, s’il existe un motif  à la crise des réfugiés, c’est bien l’angoisse montante dans l’opinion publique européenne à l’égard des musulmans. Tous ces damnés de la terre qui se pressent aux portes de l’Union ont en effet un défaut en dehors même de leur détresse : ils sont musulmans pour la plupart, et c’est pour cela que le refus de leur arrivée est aussi marquée chez certains Européens – dont un chef de gouvernement comme V. Orban ou R. Fico. Quelle bonne idée du coup de rouvrir les négociations d’adhésion avec un pays de 80 millions d’âmes, dont il semble bien aux dernières nouvelles que la plupart d’entre elles soient promises au paradis (ou à l’enfer?) d’Allah. Laisser ouverte la promesse d’adhésion à l’Union européenne à un pays  comme la Turquie est de fait une hypocrisie qui n’honore personne. Cela n’aura jamais lieu – sauf si l’on suspend sine die la démocratie dans la plupart des pays européens.  En effet, avant même cette crise, il était déjà  évident que, dans l’opinion publique de quelques pays clés, comme la France par exemple, l’adhésion de la Turquie ne passait décidément pas. La perspective d’adhésion pouvait certes se concevoir il y a quelques années avec une Turquie encore largement kémaliste  en voie de démocratisation. Elle tient désormais du théâtre de l’absurde avec un personnage tel que le « sultan » Erdogan  au pouvoir.  En effet,  l’actuel Président turc se trouve sans doute à peu près dans la situation de Mussolini en 1925-26 en Italie, c’est-à-dire au moment où la mise au pas de toute l’opposition est en marche. On est avec lui ou contre lui. La démocratie turque se meurt en effet depuis 2013 et la répression des manifestations du Parc Gezi. La concomitance entre les négociations  sur les réfugiés et la répression en Turquie contre la presse et les universitaires dissidents est une manière pour Erdogan d’humilier les dirigeants européens, de se moquer ouvertement des valeurs libérales dont l’Union européenne se prétend(ait) le défenseur universel.  La mesure consistant à lever l’obligation de visas pour les citoyens turcs que le même Erdogan a obtenu pour le mois de juin 2016 doit être d’ailleurs considérée à cette aune de la mise en place d’un pouvoir dictatorial en Turquie. Quelle meilleure façon de se débarrasser de tous ces jeunes et moins jeunes empêcheurs de sultaner en rond que de leur permettre de partir tous vers cette belle Union européenne dont ils partagent les valeurs libérales et occidentales? Une nouvelle version de « la valise ou le cercueil » en somme. (Mais, sur ce point, je crois bien que les dirigeants européens, dont F. Hollande en premier, ont tout de même compris la manœuvre, puisqu’ils ont exigé des complications bureaucratiques qui devraient empêcher ces opposants de partir en masse à la faveur de la libéralisation du régime des visas.) La situation risque en effet d’être fort peu réjouissante sous peu. D’un côté, les Européens vont renvoyer par milliers vers la Turquie, « pays sûr » selon la nouvelle terminologie en vigueur, des Syriens, des Irakiens, des Afghans, etc., et, de l’autre, ils vont commencer à voir affluer des milliers de Turcs « démocrates » et « laïcs », dont nos collègues universitaires, fuyant le régime d’Erdogan – pour ne pas parler de ces autres malheureux que sont les Turcs « kurdes ». A terme, pour échapper à quelques centaines de milliers de réfugiés syriens, irakiens, afghans, etc., supplémentaires, les pays de l’Union européenne risquent bien d’avoir à gérer la demande d’asile de quelques dizaines millions de Turcs devenus étrangers dans leur propre pays.

Ce choix de l’Union européenne de sous-traiter la défense de ses frontières à des régimes dictatoriaux n’est certes pas nouveau.  Après tout, le régime libyen sur sa fin servait bien à cela – et on le regrette d’ailleurs de ce côté-ci de la Méditerranée essentiellement pour ce beau motif. La différence était cependant que personne à ma connaissance n’a alors proposé à ce pays dictatorial  l’adhésion à terme à l’Union européenne.  Par ailleurs, lorsque l’on négociait avec Kadhafi, il était déjà de longue date un dictateur, il n’était pas en train de le devenir, et il n’y avait nulle chance alors de l’en empêcher de le devenir.  La situation turque est tout autre: Erdogan est dans sa poussée finale vers le pouvoir personnel, pourquoi l’aider?

Quoiqu’il en soit, en l’espèce, la déchéance de l’Union européenne tient  aussi au fait que tous les dirigeants européens ont préféré faire un accord avec Erdogan, plutôt que d’affronter leurs opinions publiques sur la question des réfugiés et plutôt que d’arriver à définir une politique européenne de l’asile.

A. Merkel a lancé un processus de révision de la politique européenne d’asile,  elle a certes été incapable de le maîtriser, mais personne n’est venue à son secours, surtout pas la France. Du coup, elle a fini par aller négocier avec Erdogan la solution qui évitait aux Européens d’avoir à trouver entre eux une solution.

Mais une fois arrivé à ce point, aucun dirigeant européen n’a eu le courage de ne pas céder au racket d’Erdogan, aucun n’a apparemment eu l’idée de faire comprendre aux dirigeants turcs que leur pays avait vraiment besoin du marché européen pour ne pas être confronté à un écroulement économique (d’autant plus que des sanctions russes sont en place), qu’il fallait peut-être du coup en tenir compte aussi dans le rapport de force et qu’il était donc  hors de question que l’Union européenne cautionne de facto le tournant dictatorial en cours ou la répression à l’égard des Kurdes. (Cette dernière contredit en plus les nécessités de la lutte contre le djihadisme en Syrie et en Irak en affaiblissant le camp kurde. Le pire de ce  point de vue géopolitique est de surcroît de devoir constater que V. Poutine de son côté semble avoir trouvé les mots pour se faire respecter de la Turquie d’Erdogan, puisqu’elle a renoncé pour l’heure à toute incursion en Syrie.)

Cet écroulement géopolitique  résulte du fait que tous les dirigeants européens semblent obéir  à la considération suivante, qui l’emporte sur toute autre considération : « J’ai peur de la montée de l’extrême droite dans mon pays, l’arrivée de réfugiés fait monter l’extrême droite, donc je dois tout faire pour éviter l’arrivée de réfugiés, y compris faire fi de toute considération morale ou juridique, de toute crédibilité de la parole européenne,  ou de toute visée géopolitique de long terme ».

Cela correspond au fait qu’aucun de ces dirigeants – les Français encore moins que les autres – n’a eu l’idée de donner une version rassurante de l’avenir des réfugiés en Europe. En réalité, tous font comme si l’hégémonie de l’extrême droite sur les esprits était totale et irréversible. Du coup, ils sont  incapables de contre-argumenter, découragés d’avance qu’ils semblent être de convaincre qui ce soit avec un discours raisonnable sur les migrations. Il ne s’agirait pas seulement d’expliquer qu’accueillir des réfugiés est une obligation de droit international, mais aussi par exemple que ces gens qui fuient n’ont que le désir d’une vie tranquille et  que leur accueil ne signifie pas un changement de civilisation en cours.

En même temps, que pouvait-on espérer de tous ces dirigeants européens qui proviennent de traditions politiques démocrates-chrétiennes, socialistes, libérales dont les raisons d’être sont mortes depuis bien longtemps ou qui sont des convertis aux raisons de l’extrême droite, même s’ils n’en portent pas officiellement l’étiquette partisane (comme un Orban ou un Fico)? Tous ne sont au mieux  que de bons stratèges électoraux cherchant à se maintenir au pouvoir dans leur pays, mais aucun ne propose par ailleurs de vision cohérente de l’avenir de l’Union européenne. La crise des réfugiés n’est dans le fond que l’indice plus général d’une perte d’orientation des dirigeants européens – sur laquelle par ailleurs toutes les réformes institutionnelles de l’Union n’ont eu aucun effet, comme on peut le voir avec le rôle tenu par D. Tusk ou de F. Mogherini dans la pantalonnade actuelle.

En tout cas, pour ma part, face à tant d’hypocrisie et d’impéritie, je propose que, désormais, toute célébration du « devoir de mémoire » et autres billevesées du même tonneau sur les valeurs européennes soient interdites. Assumons au moins nos actes.

Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme.

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  J’ai enfin trouvé le temps de lire l’ouvrage de Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles (Marseille: Agone, 2015). Je l’ai vraiment trouvé excellent, et, pour une fois, j’ai découvert quelqu’un que ses recherches rendaient encore plus pessimiste que moi sur l’avenir de l’Union européenne, ou tout du moins sur son avenir de gauche. La dernière phrase de la conclusion (voir plus bas) parait sans appel.

Que dit donc de si effrayant pour une personne de gauche Sylvain Laurens?

A travers une enquête empirique, à la fois historique (sur archives) et sociologique (par entretiens et observations, quantitative et qualitative), il établit clairement les liens structurels qui existent entre la bureaucratie communautaire (essentiellement les services de la Commission européenne) et le monde des entreprises privées. Il le fait en restant au plus prés d’acteurs bien spécifiques présents à Bruxelles : les lobbyistes au service de ces entreprises privées, qu’il appelle les « courtiers du capitalisme ». Ces personnes qui travaillent pour la représentation collective des entreprises au niveau européen (fédérations patronales, sociétés de service en lobbying, think tanks, etc.)  expliquent les règles du jeu communautaire au monde des entreprises et transmettent à la bureaucratie communautaire les attentes de ces dernières en les mettant en forme présentable au niveau communautaire. Contrairement à la vulgate reçue sur le lobbying comme influence unilatérale des entreprises privées sur l’administration communautaire, S. Laurens montre à la fois par un travail d’archives, par ses entretiens et par ses observations,  que la demande de la part de la bureaucratie communautaire d’une représentation européenne des entreprises d’un secteur économique donné se trouve à la source de la création même de l’intérêt patronal européen. Ce dernier n’alla jamais de soi, et il faut sans cesse que les « courtiers » qu’il étudie le créent et l’entretiennent. L’une des raisons de cette particularité tient au fait qu’au delà des différences nationales entre entreprises, patrons et types de représentation patronale concernés, les firmes sont en concurrence les unes avec les autres pour ce nouveau marché européen que la Commission entend créer. S. Laurens rappelle que créer un intérêt patronal commun entre entreprises concurrentes ne va pas de soi, et qu’un travail de courtage doit être effectué pour le faire exister. Au delà du rôle d’agrégateur de préférences que jouent les salariés des fédérations patronales européennes d’un secteur particulier, ces derniers font  valoir auprès des entreprises ainsi représentées un « capital bureaucratique » pour reprendre les termes de l’auteur, correspondant à leur connaissance fine des arcanes de la bureaucratie communautaire. Ce dernier permet in fine de faire passer dans le droit européen ce qui arrange le plus les entreprises tout en restant communautairement correct si j’ose dire. Ce « capital bureaucratique » des courtiers, qui est surtout constitué d’un sens du jeu qui se joue entre bureaucrates au sein même de la bureaucratie communautaire, justifie leur existence auprès des entreprises privées qui les financent, et elle leur permet donc de vivre de cette médiation. Bref, c’est à un démontage en règle de toute illusion d’une séparation réelle entre la bureaucratie européenne et les firmes que se livre S. Laurens.

Par ailleurs, S. Laurens montre bien que les entreprises, en particulier les plus grandes, sont devenues de plus en plus conscientes au fil des décennies que l’activité normative de la Commission peut déterminer leur avenir compétitif sur le marché européen (cf. par exemple le chapitre III, Le lobbying, un levier pour capter des ressources bureaucratiques utiles aux batailles économiques, p. 127-164). Elles investissent donc de plus en plus en lobbying, comme le montrent les chiffres compilés l’auteur, à raison des risques et opportunités que cette activité normative leur fait courir ou leur ouvre. De fait, l’ouvrage aurait pu s’appeler « Big is beautiful » : en effet, une des leçons à retenir de l’ouvrage, c’est moins le poids des entreprises en général ou des représentants du secteur privé en général, que le poids croissant du big business.  Lorsque la bureaucratie européenne demande l’aide des entreprises pour créer une norme européenne, ce sont surtout les grandes entreprises qui répondent présent, très souvent pour la période la plus récente à travers leur poids disproportionné dans les fédérations patronales du secteur concerné. La norme finalement choisie les favorise donc inévitablement. Plus on entre d’ailleurs dans les tréfonds des comités techniques, plus il semble que les grandes entreprises jouent un rôle essentiel (soit en propre, soit sous le déguisement d’une représentation nationale, soit sous celui d’une représentation sectorielle). Par cette action de lobbying, elles peuvent  ensuite mettre hors marché ou racheter leurs plus petits concurrents. Au tour suivant de re-définition de la norme européenne quelques années plus tard, les entreprises qui seront concernées dans un secteur donné se trouvent donc moins nombreuses et plus puissantes, et ainsi de suite, jusqu’à la formation d’oligopoles, comme dans le secteur de la chimie ou de la pharmacie. Ces chimistes et pharmaciens, comme par un heureux hasard, sont parmi les firmes les plus présentes et les plus dépensières à Bruxelles en matière de lobbying. Cet aspect de domination discrète via le processus d’agrégation des préférences et de normalisation communautaire du big business, européen ou intercontinental, contient aussi un aspect Est/Ouest dans la mesure où, non seulement les petites et moyennes entreprises sont victimes de ces mécanismes structurels liées au droit communautaire, mais où les entreprises des nouveaux entrants subissent un sort similaire d’un terrain de compétition que leurs concurrents mieux lotis réussissent à modifier au nom même de l’intérêt général européen, ceci faute de disposer des ressources des grandes firmes capitalistes de l’Ouest du continent ou des États-Unis permettant de mobiliser les courtiers du capitalisme .

S. Laurens note aussi que cette montée en puissance du big business s’accompagne dans les années récentes d’une scientifisation de la discussion autour des normes européennes. Comme cela a déjà été dit maintes fois d’ailleurs, la bureaucratie communautaire manque de ressources scientifiques pour fonder la norme qu’elle veut promouvoir. Elle tend donc à se reposer sur la science que financent les industries concernées.  Le chapitre VII, Une expertise savante au service des affaires : mobilisations patronales face à l’Agence chimique européenne (p. 369-404) constitue ainsi une magnifique illustration de ce rôle croissant d’une science, la toxicologie, financée directement (avec des instituts dédiés) ou indirectement (dans le monde universitaire proprement dit), par les entreprises chimiques concernées, dans la définition des normes européennes. Pour S. Laurens, il ne s’agit pas de corruption au sens journalistique du terme, mais de capture structurelle d’une discipline scientifique par les entreprises et par la bureaucratie communautaire. La description de la procédure d’enregistrement des substances chimiques par l’Agence chimique européenne, prévue par la Directive Reach, montre à quel point il ne peut en réalité rien se passer de désagréable à ce niveau pour les entreprises concernées, pourvu qu’elles respectent formellement les procédures. Au delà de la complexité du parcours d’une norme européenne, souvent remarquée par ailleurs, qui exclut déjà beaucoup d’acteurs sans ressources, cette scientifisation de la discussion autour des normes constitue l’un des éléments contemporains qui hausse démesurément la barre pour toute intervention d’un autre intérêt dans la régulation d’un secteur économique que celui des entreprises concernées: les représentants des consommateurs, les écologistes, etc. se haussent de plus en plus difficilement au niveau faute de ressources à faire valoir. L’application de la directive Reach constitue un exemple d’autant plus tragique que la bataille pour l’obtenir avait été très longue et compliquée, en particulier de la part des élus écologistes du Parlement européen, et de fait, à lire S. Laurens, on comprend qu’elle ne sert à rien pour ce qui concerne son but affiché de protection des populations contre la chimie toxique  – à part éventuellement aux grands acteurs de la chimie à tuer les petits!

En somme, comme le dit l’auteur dans sa phrase conclusive, « Tant que le libéralisme restera soluble dans les valeurs limites d’exposition [aux produits chimiques], les nanotechnologies et les normalisations techniques et tant que les combats sociaux resteront cantonnés aux arènes autorisés mais désertés du dialogue social européen, aucun véritable contre-pouvoir ne pourra enrayer cette clôture silencieuse du champ des possibles » (p. 415) La lecture du livre dans ce qu’elle apporte d’épaisseur concrète à la description des mécanismes structurels à l’œuvre depuis des décennies qui entrelacent une bureaucratie fédéraliste et le monde des (grandes) entreprises ne laisse effectivement entrevoir que cette conclusion. Elle permet aussi de remettre en perspective historique et sociale un scandale comme celui de Volkswagen et de ses tricheries sur les normes d’émission de CO2. Il devient du coup une illustration d’un état des lieux contemporains de l’Europe bien plus large.

On pourra cependant trouver ce livre un peu trop unilatéral. Cela tient sans doute au fait qu’il s’intéresse au cœur de métier historique de l’Union européenne, à savoir la constitution d’un marché commun des marchandises et des services. Il aurait été en somme bien étonnant que les entreprises, sollicitées par la bureaucratie communautaire, oublient qu’un marché ne va pas sans des normes qui le créent et qui donc déterminent largement les résultats à en attendre. Ce livre, appuyé sur la sociologie critique d’origine bourdieusienne et sur les travaux que cette dernière a inspiré sur l’objet européen sur les vingt dernières années, rejoint en fait, sans doute à son corps défendant, une analyse (« public choice ») à la Mancur Olson de l’économie politique européenne. En effet, à travers l’étude de terrain, S. Laurens rend bien compte du fait que l’établissement d’une norme européenne induit des bénéfices et des pertes à venir pour les entreprises concernées. Elles se mobilisent donc. Fort logiquement, dans le cadre d’un calcul olsonien, les plus grandes agissent plus, directement ou indirectement (via les fédérations), puisqu’elles voient mieux le bénéfice attendu. Elles emportent donc le plus souvent la bataille de la norme, et du coup elles deviennent encore plus importantes sur leur secteur. Les intérêts dispersés des petits acteurs économiques et du grand public sont perdants faute d’arriver à se mobiliser. Un critique « public choice » de la situation pointerait du doigt, comme S. Laurens le fait, l’existence d’une bureaucratie qui propose d’avoir une norme pour créer ou réguler le marché. En effet, pour un libéral de cette école, toute norme (de sécurité par exemple) constitue une manipulation étatique/corporative du vrai marché libre, où seule la concurrence décide de ce qui est bien ou mal (un produit toxique sera enlevé du marché après quelques décès de consommateurs, c’est tout!). De ce point de vue, S. Laurens montre donc incidemment que la Communauté économique européenne et ensuite l’Union européenne ne sont pas du tout libérales en ce sens. Elles veulent peut-être l’être, en interdisant les cartels et les ententes, qui constituent la limite à ne pas franchir pour une association patronale européenne (comme S. Laurens le rappelle par des exemples observés sur son terrain), mais, en pratique, elles ont été des machines bureaucratiques à concentrer le capital, à faire advenir au mieux des oligopoles, au pire des cartels. Il me semble qu’à ce point de la réflexion, nous manquons actuellement de vocabulaire. Faut-il créer  une nouvelle expression par exemple comme « Capitalisme monopoliste et scientiste d’Europe »(CMSE), calqué sur le vieux « Capitalisme monopoliste d’État »(CME) des économistes du PCF dans les années 1970? Comment rendre compte du fait que tout cela se produit largement par inadvertance, tout au moins au regard des bureaucrates européens ici interrogés (qui semblent bien se méfier d’être dupes des plus gros acteurs, mais le sont quand même au final), soit en large opposition avec l’idéologie officielle de la « concurrence libre et non faussée »?

Ne faut-il  pas alors dialectiser la situation pour la rendre moins unilatérale – et donc moins désespérante? En effet, une fois qu’une entreprise devient un monopole dans un secteur économique européen, il devient difficile aux bureaucrates européens de ne pas la remarquer, et surtout de ne pas remarquer la contradiction que son importance même implique dans le cadre de l’idéologie officielle de la concurrence. Les récentes procédures ouvertes par la Commission européenne contre Google – certes une firme nord-américaine – correspondent peut-être à cette logique dialectique, qui reproduirait à l’échelle européenne ce qui s’est déjà produit jadis à l’échelle nationale. En effet, que les entreprises se développent en synergie avec les bureaucraties d’État ne me parait guère un scoop pour qui connait un peu l’histoire économique et politique, mais il faut aussi noter qu’à trop grandir, une entreprise peut provoquer de l’hostilité à son égard et peut surtout se retrouver au centre de jeux politiques élargis à l’opinion publique générale (comment expliquer autrement les nationalisations de jadis, sinon justement par cette rupture de l’entre soi?) Peut-on imaginer quelque chose de semblable au niveau européen?  Est-ce si impossible pour une mobilisation trans-européenne de re-politiser le rôle d’une entreprise particulière? Le jour  apparemment pas si lointain où il n’y aura plus qu’une entreprise pharmaceutique en Europe, cela se verra, et ne manquera pas d’être discuté. On pourra lui demander par exemple à elle, et à elle seule, pourquoi si peu de nouveaux médicaments antibiotiques sont développés. Ou faut-il voir justement dans la volonté de créer un marché transatlantique un contre-feux à cette inévitable constat que les oligopoles dominent désormais le marché européen? Une façon de repousser encore plus loin le moment de vérité du capitalisme des trusts, comme on aurait dit jadis.

D’ici là c’est sûr l’Union européenne, c’est vraiment open bar pour le big business. Et le travail de S. Laurens ne saurait être ignoré par qui veut comprendre l’Union européenne.

Lire, puis voter (ou pas) aux Européennes.

Comme à chaque fois, les élections européennes sont l’occasion en France d’une vaste révision d’instruction civique sur l’Union européenne. On semble vraiment la découvrir à cette occasion. A la veille de l’élection, de bons auteurs proposent du coup leur interprétation du cours actuel de l’Union européenne, mais, en général, ils ne concluent pas en indiquant qu’elle serait le vote à exprimer à ces Européennes en fonction de ce qui a été exprimé par eux dans l’ouvrage. Je me suis amusé en reprenant mes lectures (qui ont parfois été l’occasion d’un post sur le présent blog) à aller un pas plus loin qu’eux. Cela ne correspond pas toujours à ce que l’auteur ferait lui-même dans la mesure où, comme tout le monde, ils ne sont pas parfois capables (ou désireux) de tirer les conclusions de leur propre vision (ou science?) de la réalité.

#Laurent Wauquiez, Europe : il faut tout changer (Paris, Odile Jacob, 2014). A ma connaissance, L. Wauquiez, membre de l’UMP, demande toujours à ce jour de voter le dimanche 25 mai 2014 pour son propre parti. Cependant, il faut bien dire que, si le lecteur le suit dans son propos, il devrait plutôt voter pour Debout La République (DLR) pour le côté « souverainiste-ronchon-de-droite-mais-pas-facho-tout-de-même », ou bien pour le côté « UDI-Modem-revenons-aux-bases-fédéralistes-du-projet-de-départ-et-repartons-sur-des-bases-saines », ce qui veut dire en faisant la moyenne des deux positions… voter UMP?  Il est cependant possible que certains lecteurs (de droite) en concluent que le FN a eu raison avant tout le monde, et que le petit Wauquiez commence seulement à comprendre.

#Frédéric Lordon, La malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique (Paris, LLL Les liens qui libèrent, 2014) : de cette exécution publique des potentialités progressistes de l’Union européenne actuelle, et de l’Euro en particulier, il ressort surtout qu’il ne faut surtout pas voter, si on s’identifie à la gauche, pour la « droite complexée », c’est-à-dire le PS, et qu’il faut éventuellement voter bien plus à gauche aux européennes. Surtout, il faut faire vivre et respecter la réalité de la démocratie nationale qui constitue le seul espoir possible et réaliste d’émancipation pour les temps qui nous restent à vivre. Donc vote possible pour le Front de gauche, Nouvelle Donne, LO, NPA (pour leurs aspects nationaux), ou abstention .

#Franck Dedieu, Benjamin Masse-Stamberger, Beatrice Mathieu, Laura Raim, Casser l’€uro pour sauver l’Europe (Paris, LLL Les liens qui libèrent, 2014). Cette équipe de journalistes de la grande presse bourgeoise (comme disait jadis) soulignent que l’Euro n’est pas une réussite économique (euphémisme!?!) et qu’il faudrait en sortir si possible en douceur en créant une « monnaie commune » (sur un modèle inspiré très visiblement par F. Lordon ou J. Sapir). Pas très crédible à mon sens : ce sera l’Euro perinde ac cadaver, ou bien le retour aux monnaies nationales, tertium non datur. Normalement, cette lecture doit cependant échauffer le sang du lecteur (qui suit l’analyse) et, selon son inclination politique, devrait l’inciter à voter, ou FN, DLR, ou bien FG, NPA, LO, ou encore éventuellement UPR.

#Coralie Delaume, Europe. Les Etats désunis (Paris, Michalon, 2014). Présentation fort pédagogique des tenants et aboutissants de l’impasse européenne actuelle, en particulier de la désunion, économique, sociale, politique, que provoque en pratique la monnaie unique à l’insu du plein gré de ses instigateurs. Cet ouvrage ne donnera pas vraiment de piste à son lecteur pour voter, puisqu’il se situe plutôt dans une vision de moyen terme des problèmes européens actuels. Quoiqu’il en soit, il incite plutôt à sanctionner ceux qui ont gouverné à l’échelle européenne et nationale ce désastre, soit pour la France, ce qu’on peut appeler la « Triplice » UMP-PPE, PS-PSE, UDI-Modem-ALDE-PDE. Dans la mesure où elle considère tout réel saut fédéral comme une chimère  (cf. Conclusion, p. 214), cela interdit à son lecteur de voter sereinement même pour le Front de gauche, et ne lui laisse guère que le choix de l’abstention (prônée d’ailleurs par le MRC de J. P. Chévènement),  le vote « indépendantiste » pour l’UPR, ou, si on fait partie de la droite décomplexée, FN, DLR.

#François Rufin, Faut-il faire sauter Bruxelles? Un touriste enquête (Amiens, Fakir Editions, 2014). Cette petite brochure présente, en partant d’un point de vue de gauche de la gauche (plus rouge que rouge tu meurs camarade!), les institutions européennes/bruxelloises comme entièrement aux mains des lobbys affairistes (et sans pudeur en plus). Cela n’incite pas à mon avis à aller voter, même pour le Front de gauche (selon lui, des mous européistes comme les ultra-vendus au grand capital transnational de sociaux-traitres du PS et les lavettes de la Confédération européenne des syndicats). Il invite à tenir la position, guère représentée dans l’espace politique français, de l’indépendantisme de gauche. A la limite, si vous tenez à aller voter, il vous faudra voter LO, NPA, ou profiter du vote blanc, ou encore  « indépendantiste »,  UPR par exemple. Mais, à mon avis, c’est bien plutôt vers l’abstention que se dirigerait le lecteur cohérent.

#Antoine Vauchez, Démocratiser l’Europe (Paris, Seuil, la République des idées, 2014) : en soulignant que « la vérité est ailleurs » (c’est à dire dans la domination des « indépendantes » – c’est-à-dire de la Commission, de la BCE, et de la Cour de Luxembourg – sur tout le reste du système politique européen), cet auteur souligne l’illusion démocratique que constitue en conséquence le Parlement européen et inciterait plutôt à l’abstention dimanche prochain. Le compte-rendu de cet ouvrage dans le Monde allait d’ailleurs à la même abominable conclusion : voter serait alors inutile, mon Dieu, quelle apostasie!  Cependant, l’importance de la technicité des élus européens pour prendre les « indépendantes » à leur propre jeu de l’intérêt général européen qu’elles sont censées défendre inciterait à voter quand même, non pas pour un parti, non pas pour changer un rapport de force au sein du Parlement, mais pour un éligible qui comprenne et travaille vraiment les affaires européennes. En somme, si vous tenez à aller voter le 25 mai, votez pour un parti qui présente des éligibles qui ont travaillé leurs dossiers ou qui ont une bonne chance de travailler leurs dossiers d’après les informations publiquement disponibles sur cette personne! (Attention, dans ce cas-là, vu les éligibles de la plupart des partis français qui vous pousseront donc vers l’abstention, vous ne pouvez pas choisir de voter en Allemagne, en Grande-Bretagne ou Suède… désolé).

#Bernard Cassen, Hélène Michel, Louis Weber, Le Parlement européen, pour faire quoi? (Bellecombes en Bauges, Editions du Croquant, 2014). Les trois auteurs de ce petit ouvrage, à la fois incisif et rempli de connaissances, sur le Parlement européen soulignent qu’il ne faut pas le rêver pour l’instant comme constituant le lieu d’une vie démocratique parlementaire semblable à celle d’un pays membre – il y a pour l’heure un fort aspect consensuel dans ce Parlement entre les trois partis européens de la « Triplice » PPE-PSE-ALDE -, mais qu’il faut cependant savoir l’utiliser de manière stratégique pour soutenir les luttes (sociales, éthiques, etc.). Il ne faut pas même envisager un ralliement du PSE à une alternance à gauche au sein de ce Parlement, entièrement construit sur l’idée de consensus centriste et dépolitisant entre libéraux des deux rives. Pour les auteurs, le poids et l’activisme des eurodéputés de la gauche de la gauche (Parti de la gauche européenne [PGE]) ou de certains élus de la gauche modérée (y compris donc certains élus écologistes et socialistes) peut déterminer des avancées (ou plutôt des non-reculades sociales) dans l’Union européenne, pour autant qu’il y ait une action combinée entre ces élus qui agissent de l’intérieur et un mouvement social qui les appuie de l’extérieur. En conclusion, il faut aller voter Front de gauche, ou éventuellement EELV, à l’exclusion d’autres forces de gauche de la gauche, parce que ce sont soit des social-traîtres (le PS of course qui a droit à une exécution en règle), soit parce qu’ils (LO, NPA, Nouvelle Donne, Féministes pour l’Europe) ne peuvent avoir raisonnablement des élus vu le mode de scrutin spécial anti-petits partis émergents adopté en 2003 par la droite et pas remis en gauche par le PS depuis 2012 . Ainsi, pour les auteurs, il ne faut pas surtout se laisser prendre aux balivernes du PS sur le tournant que représenterait un socialiste à la tête de la Commission. Les luttes sociales priment en Europe comme ailleurs, mais avoir des élus européens en appui feu peut aider à l’assaut de l’infanterie. Hourra camarades! Vinceremos!

#Aurélien Bernier, La gauche radicale et ses tabous. Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national (Paris, Seuil, 2014). Ce livre n’est pas exclusivement consacré à l’Union européenne, mais il insiste sur le fait que le Front de Gauche a laissé pour l’heure le monopole de la défense de la Nation au Front national. Il s’agit plus d’une analyse de ce qui risque de se produire le 25 mai, à savoir un FN qui représenterait en pourcentage des suffrages le double voire le triple du score du FG. Cela correspond à l’hésitation du FG sur l’Euro : faut-il vouloir en sortir ou pas? ou se contenter d’appeler à une zone Euro revue par la pensée de gauche? Pour la présente élection, je suppose que cela incite tout de même plutôt à aller voter malgré tout Front de gauche.

Globalement, tous ces ouvrages soulignent à quel point la situation actuelle est pleinement insatisfaisante dans l’Union européenne, mais aucun d’entre eux ne remet en cause par contre l’Idée même d’intégration européenne. Ceux qui veulent sortir de l’Euro inventent même la possibilité d’une illusoire « monnaie commune » pour ne pas s’effrayer eux-mêmes devant le désastre moral que cette sortie représenterait pour l’Idée européenne. Personnellement, je ne crois pas du tout au désastre économique que provoquerait une fin sans gloire de l’Euro, mais, par contre, je suis persuadé du désastre moral que cela représenterait pour l’Idée européenne! L’Euro et l’Union européenne vivront ou périront ensemble désormais: les choses sont allées bien au delà du point de non-retour. En revanche, aucun de ces ouvrages ne constitue un plaidoyer pour la ligne suivie par les partis actuellement au pouvoir en Europe, soit ce que j’appelle la « Triplice » PPE-UMP, PSE-PS, ALDE-UDI-Modem, qu’un militant du FN appellerait, plus simplement et moins exactement, l’UMPS, ou « le système ». Le seul grand texte que j’ai vu passer pendant cette campagne qui soit un plaidoyer intelligent pour l’Europe communautaire actuelle n’est autre que la longue tribune de Jean-Louis Bourlanges dans le Monde du mardi 20 mai 2014 (p. 20), « L’imposture euro-présidentielle ». Il y souligne la réalité du fonctionnement nécessairement consensuel de l’UE (comme en fait  le livre Le Parlement européen, pour faire quoi?),  et refuse qu’on vende de l’illusion aux électeurs français avec le choix prétendûment offert aux électeurs entre un président de droite  ou un président de gauche de la Commission. C’est kif-kif.

En résumé, avec tout cela, c’est surtout le PS qui est habillé pour l’hiver.

Une élection européenne? Où ça une élection européenne?

A mesure que nous nous rapprochons du jour de l’élection européenne, fixé en France le dimanche 25 mai 2014, on voit se déployer tout le cérémonial médiatique qui préside à la campagne électorale en pareille circonstance. Les journaux, radios, télévisions s’intéressent donc enfin à l’Europe, et en réexpliquent les bases au grand public.

Le Président de la République, F. Hollande vient lui-même de livrer au Monde une tribune électorale, « L’Europe que je veux », dont la banalité, la maladresse du propos et les contradictions sont foison. La prétention à incarner une « Europe de la volonté », alors même qu’à peine élu Président, F. Hollande, a renoncé à renégocier le traité signé par N. Sarkozy au nom de la France, alors qu’il aurait pu s’appuyer alors sur la souveraineté populaire qui venait de l’investir, peut faire sourire de la part d’un Président au plus bas dans les sondages d’opinion, et sans doute bien incapable de faire valider par les Français quelque choix européen d’importance que ce soit via un référendum. Il aurait mieux fait de parler pour décrire son attitude de l’Europe de la ténacité, ou même l’Europe de la résilience. De même, la mise en écho dans le texte du vieux slogan du Front national (« La France, tu l’aimes ou tu la quittes. »), par la formule présidentielle, (les Français sont) « Libres de choisir l’Europe ou de la quitter », me parait quelque peu maladroite en ce qu’elle contredit l’autre ligne de la tribune qui affirme plus classiquement la capacité à changer l’Europe telle qu’elle est.

Par ailleurs, je ne suis pas sûr non plus que cela soit de si bonne politique  que d’admettre la longue litanie des défauts de fonctionnement de l’Union européenne telle qu’elle est, de faire du Laurent Wauquiez en somme, tout en siégeant soi-même depuis deux ans au sommet de cette dernière, via le Conseil européen, et sans jamais s’être vraiment fait remarquer dans le concert européen pour des actes de rupture avec l’existant. Au moins un David Cameron, lui, peut revendiquer quelques actes à son actif pour crédibiliser ce genre de discours de mécontent de l’intérieur, qui aimerait changer bien des choses, discours tenu afin de lutter contre ses propres méchants eurosceptiques de l’UKIP. Et puis, il y a cette fin de discours : « La France veut plus que le progrès de l’Europe. Elle veut l’Europe du progrès. » C’est le summum de la banalité, presque une envolée lyrique à deux francs six sous telle que je la pratique parfois devant mes étudiants pour me moquer du creux des discours politique le plus convenus : y a-t-il un seul politicien européen qui ne déclare pas  vouloir très officiellement l’Europe du progrès?

Ce n’est sans doute pas avec ce genre de perles qu’on arrivera à intéresser l’électeur à cette campagne européenne. Il reste cependant un espoir.  Comme le lecteur informé le sait sans doute, nous devrions en principe assister à la première vraie élection ressentie comme européenne, puisque, pour la première fois, toutes les grandes forces politiques paneuropéennes (PSE, PPE, ALDE, PGE, Verts) présentent leur candidat pour la Présidence de la Commission. Encore faudrait-il pour que le show fonctionne que les électeurs comprennent l’importance même du poste qu’il s’agit de mettre ainsi en compétition électorale et de soumettre à leur verdict. Or j’ai trouvé dans un sondage paru récemment un  indice que cette importance même du poste ne va pas sans doute pas du tout de soi pour la majorité des électeurs : effectué par Louis Harris Interactive début mai 2014, ce sondage indique que 68% des sondés ne connaissent pas le nom de l’actuel Président de la Commission européenne, pour 26% qui citent spontanément son nom. Or, rappelons-le, José-Manuel Barroso finit tout de même son second mandat  de cinq ans à la tête de cette Commission, et on ne peut pas dire que la période 2004-2014 ait été exempte de crises où  l’Union européenne n’aurait pas été au centre de la scène. De quoi a-t-on parlé sinon de crise(s) européenne(s) depuis des années? Si le sondage (fait en ligne, 1600 répondants, méthode des quotas) n’a pas un biais majeur que je ne m’explique pas en faveur des citoyens mal-comprenant qui n’ont vraiment pas suivi l’actualité mais qui daignent pourtant répondre sur Internet aux sondeurs, on entrevoit  la difficulté qu’il peut y avoir à intéresser les Français à l’élection européenne via la personnalisation de celle du Président de la Commission. Cela serait plus facile sans doute de leur proposer de voter pour élire le prochain Pape ou le prochain Président des États-Unis. On comprend aussi mieux la réticence (toute commerciale certes) de France 2 à retransmettre un débat entre les prétendants à un poste dont la plupart des Français ne savent même pas qui l’a occupé depuis 10 ans et sans doute à plus forte raison quelles prérogatives il implique.

Il est assez piquant aussi de voir que les sondeurs de Louis Harris font comme s’il y avait clairement une majorité de droite au Parlement européen sortant, et interrogent les Français en partant de cette prémisse. Ils peuvent ainsi remarquer que les Français se situant à gauche espèrent une majorité de gauche dans le nouveau Parlement. Il est vrai certes que la majorité numérique des députés européens sortants se trouve à droite (si on compte hormis le PPE et les libéraux de l’ALDE, tout ce qui se trouve à leur droite), mais, selon les données du site VoteWatchEurope, les majorités au  Parlement européen se font le plus souvent sur des majorités de « concentration européenne » ou de « troisième force » (façon IVème République française) (PPE+PSE, ou PPE+PSE+ALDE) (70%), quelquefois sur des majorités de droite (PPE+ALDE+divers droites) (15%), et quelquefois sur des majorités de gauche (PSE+écolo+PGE) (15%). La gauche (au sens au moins du PSE) n’est pas vraiment dans l’opposition à Bruxelles. Il faudrait aussi rappeler à ces braves électeurs plein d’espoir qu’en fait l’Union européenne (dans sa partie « communautaire ») fonctionne sur un principe bicaméral parfait, avec une Chambre des Etats (alias le Conseil des ministres ou le Conseil de l’Union européenne) en sus du Parlement européen, et que la majorité dans une seule Chambre ne peut emporter la décision finale qui résulte toujours d’un accord entre les deux Chambres (« codécision »).

En somme, tout le monde aura sans doute remarqué que la campagne électorale pour les européennes s’avère particulièrement courte, mais cela ne serait rien si l’information en amont de l’opinion publique avait été faite. Cette campagne européenne ressemble donc encore une fois à la préparation du bac par un mauvais lycéen qui s’y prend au dernier moment pour apprendre les bases, et qui voudrait en plus obtenir une mention.

Frédéric Lordon, La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique.

lordonL’économiste (hyper-)critique Frédéric Lordon ne pouvait manquer de s’exprimer encore une fois sur la zone Euro. Son dernier livre, La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté européenne (Paris :  Les liens qui libèrent [LLL], mars 2014, 296 p.) n’y va pas par quatre chemins : c’est clairement à un appel sans concession à en finir tout de suite avec la monnaie unique nommée Euro qu’on assiste.

Le plaidoyer de l’économiste bien connu des lecteurs de son blog au sein du Monde diplomatique, la Pompe à Phynance, s’adresse exclusivement (cf. « Avant-propos. De quoi s’agit-il? », p.7-20, et chap. 8 « Ce que l’extrême droite ne nous prendra pas », p. 227-245) aux lecteurs qui se sentent de gauche, ou plutôt de la vraie gauche, pas de celle qui croit encore que le Parti socialiste serait de gauche. Il traite d’ailleurs ce dernier parti de « Droite complexée » pour l’opposer à la droite décomplexée de l’UMP, et lui réserve ces pires sarcasmes. Or, croyez-moi,  F. Lordon s’y connaît  en la matière, un vrai pamphlétaire à l’ancienne. Il se laisse d’ailleurs souvent emporter par sa verve, et cela lassera sans doute certains lecteurs pressés, cela nuit aussi probablement à la réception de ses idées. Pourtant, au delà de l’emballage un peu années 1880-1930 par moments, les idées exprimées tout au long de l’ouvrage s’avèrent simples et fortes.

Premièrement, l’Euro tel qu’il a été institué et toute la gouvernance économique qui va avec et qui s’est renforcé au cours de la crise économique est ontologiquement « de droite ». Il est bâti, d’une part, pour complaire aux obsessions ordo-libérales de la classe dirigeante allemande, d’autre part, pour rendre impossible toute autre politique économique que celle prônée par cette classe dirigeante allemande, y compris lorsqu’un autre électorat national que celui de l’Allemagne en aurait décidé autrement. En particulier, tout a été fait sciemment dès la conception de la future monnaie unique dans les années 1980-90 pour que ce soient les marchés financiers internationaux qui soient les arbitres des élégances des politiques économiques nationales. Par ailleurs, tous les choix faits pour résoudre la crise de la zone Euro depuis 2010 n’ont fait que renforcer institutionnellement cette tendance de départ. Et il y a en plus fort à parier que toute avancée ultérieure vers le « fédéralisme » (comme les Eurobonds par exemple, cf. p.50-57) ne se fera qu’à la condition expresse que la classe dirigeante allemande soit vraiment certaine que tous les pays continueront de s’aligner sur la one best way ordo-libérale préconisée.

Deuxièmement, selon F. Lordon, les Allemands – je préfèrerais pour ma part utiliser le terme de classes dirigeantes allemandes (au pluriel : économique, politique, académique, syndicale) – voient dans l’ordo-libéralisme et  dans son obsession à l’encontre de l’inflation l’unique voie possible en matière d’organisation de l’économie européenne. Dans le chapitre 3, « De la domination allemande (ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas) », F. Lordon critique l’argument de la germanophobie utilisé à l’encontre de ceux qui, comme lui, pointent cette réalité de l’Allemagne contemporaine : toutes les grandes forces politiques adhérent au « cadre » de l’ordo-libéralisme, et cela ne risque pas de changer de sitôt. C’est une donnée indépassable à moyen terme de l’équation européenne. Une zone Euro qui comprend l’Allemagne comme partenaire principal ne peut donc qu’être ordo-libérale ou ne pas être.

Troisièmement, cet état de fait (un ordre économique européen ordo-libéral institué dans les Traités, et un pays dominant dont les élites croient dur comme fer à cet ordo-libéralisme qui leur convient bien par expérience depuis 1949) ne pourra jamais résoudre la crise économique en cours. Le livre a visiblement été rédigé au cours de l’année 2013 à un moment où aucune reprise économique n’apparaissait, mais avant qu’on commence à parler de déflation. Par ailleurs, F. Lordon souligne dans son chapitre 6, « Excursus. Un peuple européen est-il possible? » (p. 161-184), que tout saut fédéral (sans guillemets) est illusoire vu que personne n’en veut en réalité. Ce chapitre constitue d’ailleurs d’une lecture étrange pour un politiste. En effet, loin de se référer aux travaux de nos collègues sur le sujet, F. Lordon se bricole pour l’occasion une science politique des conditions préalables au fédéralisme à partir de références à son cher … Spinoza. (C’est un peu comme si je mettais à parler de politique industrielle en utilisant les travaux des physiocrates.)

De ces trois points, F. Lordon conclut, fort logiquement, que, pour défendre une vision « de gauche » de l’avenir de la société française, il faut absolument que la France sorte de la zone Euro, qu’il faut arrêter d’avoir peur à gauche d’une solution « nationale » (cf. chapitre 5, « La possibilité du national », p. 133-160). Cette sortie de la zone Euro ne serait pas économiquement la fin du monde, contrairement à ce que prétendent les européistes, mais plutôt la fin d’un certain capitalisme exclusivement financier. Toutefois, et c’est là que l’auteur fait preuve de son originalité, F. Lordon propose que cette sortie se fasse dans le cadre de la création d’une monnaie commune. Cette dernière serait une articulation entre le retour aux monnaies nationales, un système de change semi-fixe entre elles, et une monnaie commune pour assurer les échanges entre les pays membres de la nouvelle zone Euro et le reste du monde. Il expose son projet dans le chapitre 7, « Pour une monnaie commune (sans l’Allemagne – ou bien avec, mais pas à la francfortoise » (p.185-216), et il le précise dans  une Annexe, « Ajustements de changes internes et externes en monnaie commune » (p.219-226). Ce projet voudrait faire en sorte que les taux de change entre monnaies de la nouvelle zone Euro s’ajustent à raison des déficits/excédents commerciaux des uns et des autres, sans laisser le soin de cet ajustement aux marchés des changes pour éviter spéculations et overshooting, en le confiant au bon soin des dirigeants européens eux-mêmes. Il est sans doute loin d’être absurde économiquement, mais je ne saurais dire à quel point je l’ai trouvé absurde politiquement! En effet, F. Lordon flingue lui-même à tout va tout au long de l’ouvrage l’irréalisme (ou le double jeu intéressé) de ceux qui prétendent faire advenir le fédéralisme européen dans les années qui viennent, au sens fort de fédéralisme comme aux États-Unis ou dans l’Union indienne. On peut lui renvoyer la politesse. En effet, dans l’hypothèse où la zone Euro viendrait à éclater, où chaque pays de la zone Euro retournerait à sa monnaie nationale, est-il bien sérieux de considérer l’hypothèse selon laquelle ces mêmes pays ou une partie d’entre eux se mettraient à se concerter gentiment sur les taux de changes entre leurs monnaies? La dissolution de la zone Euro ne pourra se faire que dans l’acrimonie mutuelle, et par des gouvernements qui souligneront que toutes les difficultés rencontrées par les populations viennent de la politique non-coopérative des voisins. De fait, l’Europe a déjà connu des négociations entre pays membres sur les taux de change, au temps déjà lointain certes des « montants compensatoires monétaires ». Pour conserver un marché commun agricole dans les années 1970-80 lors des dévaluations ou des réévaluations de monnaies de ses membres,  la Communauté économique européenne jouait sur un système de taxes pour limiter l’impact de ces mouvements de changes sur ce dernier. Les négociations n’étaient dans mon souvenir pas très faciles. On imagine ce que seraient des négociations dans une Europe post-Zone Euro.

A mon humble avis, après la fin de la zone Euro, cela sera chacun pour soi et Dieu les changes flottants pour tous!  Et cela d’autant plus, que, selon les ambitions « gauchistes » de F. Lordon, certains pays saisiraient le moment pour revenir  sur la financiarisation du capitalisme, pour promouvoir un capitalisme plus centré sur la production nationale de biens et services réels avec un système bancaire (nationalisé) orienté vers l’appui à cette dernière. On aura donc déjà de la chance si, dans cette hypothèse de la fin de la zone Euro, les pays de l’ancienne zone Euro réussissent à maintenir la liberté de leurs échanges commerciaux. (Je suppose que Washington nous fera la leçon à nous Européens pour nous obliger à conserver le libre-échange entre nous, enfants dissipés ayant voulu jouer à créer des Etats-Unis d’Europe sans en avoir les capacités.)

C’est donc peu dire que j’ai été peu convaincu par l’hypothèse de la monnaie commune pour remplacer la monnaie unique. J’y vois surtout une ruse pour faire passer l’amère pilule de la fin de l’aventure européenne qu’incarne l’Euro auprès des socialistes et autres européistes de gauche à convaincre. Il ne faut pas désespérer « Boboland »! Une façon de se différentier aussi des positions du Front national. (La question ne se pose pas en effet pour un lecteur de droite, ce dernier se contentera d’un retour aux monnaies nationales et aux changes flottants.)

Par contre,  je voudrais souligner pour finir cette recension à quel point l’idée reprise par F. Lordon chez K. Polanyi  de la nécessité vitale pour la « société » de se défendre contre sa destruction par le « marché » est devenue aujourd’hui une hypothèse de travail centrale. En effet, telle qu’elle existe la zone Euro interdit de vivre (littéralement, cf. augmentation des taux de mortalité infantile en Grèce par exemple) aux peuples  qui ne se reconnaissent pas dans ses coordonnées ordo-libérales – ou qui n’y arrivent pas tout simplement. F. Lordon a raison de se demander si le contrat social de délégation du pouvoir aux représentants peut survivre à la dévolution de ce même pouvoir aux seuls marchés financiers (« La finance, tiers intrus au contrat social », p.32-35). Pour F. Lordon,  « La construction monétaire européenne est viciée à cœur. Elle est viciée par la neutralisation démocratique, dont elle a fait son principe sous l’ultimatum allemand. Qu’on ne puisse pas demander si la banque centrale doit être indépendante ou pas, si les dettes contractées à la suite des désastres de la finance privée doivent être remboursées ou pas, c’est une monstruosité politique que seul l’européisme élitaire ne pouvait apercevoir – mais qui tourmente tous les corps sociaux européens. Sauf l’Allemagne. Il n’y a qu’à l’Allemagne que ces interdictions n’apparaissent pas comme d’insupportables dénis de démocratie, car, aux choses sanctuarisées, le corps social allemand, pour l’heure, et pour encore un moment, adhère comme à des valeurs supérieures, méta-politiques, c’est à dire au delà de la politique et soustraite à la politique » (l’auteur souligne, p. 213-214).

J’aurais tendance à répondre face à cette hypothèse par une alternative : on peut imaginer que certains pays, peuples, sociétés finissent par connaître des réactions à la Polanyi – c’est peut-être déjà le cas en Hongrie par exemple : V. Orban, réélu hier pour quatre ans, ne prétend-il pas faire justement la politique de la Nation hongroise contre l’Europe et les marchés? -; on peut imaginer que, dans d’autres cas, les sociétés incapables, soit d’assumer l’ordo-libéralisme, soit de le combattre, se dissolvent simplement dans l’insignifiance, l’apathie, la dépression, l’inexistence sociale. Tout le pari de K. Polanyi/F. Lordon est qu’il existe un stade au delà duquel la « société » reprend ses droits sur le « marché ». Les voies concrètes et réalistes de cette réaction ne vont pas de soi, et après tout, les sociétés peuvent aussi mourir! Ou tout au moins une part de la société. Et sur ce point, la perception de F. Lordon du « corps social allemand » est peut-être aveugle et cruelle : l’Allemagne n’est-elle pas justement l’un des pays où les perdants ont perdu jusqu’au droit moral et jusqu’à l’énergie vitale de se plaindre de leur sort?

Ps. Ce matin, jeudi 17 avril 2014, F. Lordon a été invité à s’exprimer dans la « Matinale » de France-Inter. Ses propos m’ont paru plus percutants que dans son ouvrage. J’ai admiré sa façon de s’imposer sur un terrain médiatique qu’il sait particulièrement hostile à ses thèses. C’est en ce sens un modèle d’expression in partibus infedelium.

Par contre, son insistance sur le lien indissoluble entre le concept de souveraineté et celui de démocratie m’a paru à l’écoute excessif. Certes, il ne saurait à ce stade y avoir de démocratie effective sans qu’elle puisse influer sur les choix d’un État souverain, c’est-à-dire un peu maître de son destin interne et externe. Un État fantoche ne saurait être démocratique. Mais on peut très bien imaginer à l’inverse un État souverain sans aucune démocratie à l’intérieur. F. Lordon identifie la souveraineté à la démocratie, qu’il identifie elle-même à la délibération citoyenne. Or il me semble qu’on peut très bien voir la souveraineté comme décision libre de la part d’un « souverain » peu ou pas du tout démocratique. L’exemple typique de ce genre de souveraineté nous est donné dans le monde contemporain par la Russie,  l’Arabie saoudite, la Chine populaire, l’Iran ou la Corée du Nord. F. Lordon reconnait d’ailleurs implicitement lui-même ce fait puisqu’il distingue « souverainisme de droite » (autocratique) et « souverainisme de gauche » (démocratique), mais il voudrait que  la vraie et sainte souveraineté soit uniquement celle de la Nation à la manière de 1789. Elle peut être aussi celle du Sacre de l’Empereur des Français!

Antoine Vauchez, Démocratiser l’Europe.

vauchezL’approche des élections européennes incite les auteurs à écrire et les éditeurs à publier des ouvrages d’intervention sur l’Europe. Notre excellent collègue Antoine Vauchez propose ainsi un petit livre incisif, intitulé Démocratiser l’Europe (Paris : Seuil, « La République des idées », février 2014, 98 p.). Ce dernier vise à rendre accessible à un large public ses travaux précédents et à en tirer les conclusions pratiques en terme de démocratisation de l’Union européenne.

A un lecteur pressé, le livre risque toutefois de n’apparaître  que comme une amplification du thème déjà bien connu, et un peu recuit il faut bien le dire, de l’ Union européenne comme « technocratie » – au sens plutôt classique du terme, à savoir comme prise du pouvoir à l’époque contemporaine par les techniciens de la vie collective contre les professionnels de l’élection que sont les hommes et femmes politiques. L’ouvrage souligne en effet que la crise économique en cours est venue couronner une tendance de longue période de la construction européenne : la centralité des trois institutions non élues qui agissent au nom de l’« intérêt général européen », à savoir la Commission européenne, la Banque centrale européenne, et la Cour de justice. En effet, tout le déroulement de la crise, qui a renforcé, d’abord en pratique puis en droit, leurs prérogatives, a illustré que ces dernières sont porteuses d’un projet politique commun de gouvernement par la raison (des élites) au delà des passions (des masses). L’indépendance qui est garantie par les Traités à ceux qui sont nommés pour les diriger et l’impossibilité pour les Etats (sauf impossible ou presque unanimité entre eux) de leur reprendre des prérogatives une fois celles-ci déléguées ou de contester leurs décisions sont les deux clés qui assurent la viabilité du projet. « Supra-électoral et supra-étatique, le mandat qu’évoquent la Cour, la Commission et la BCE s’appuie sur une technologie politique singulière : l’indépendance statutaire, véritable clé de voûte de la forme européenne de la légitimité politique. » (souligné par l’auteur, p.45) Ce mandat dispose par ailleurs de son idéologie propre, qu’il faut prendre au sérieux: « Inscrit dans un temps long qui échappe aux conjonctures électorales, le mandat qu’invoquent les ‘indépendantes’ se fonde sur la réalisation d’un ‘bien commun’ (prospérité, État de droit, etc.) à l’échelle du continent. (…) De même qu’au Moyen Age, juristes et glossateurs avaient progressivement détaché la figure de la ‘Couronne’ pour en faire un bien inaliénable et indisponible, de même l »Europe’ s’est construite hors d’atteinte de la volonté générale des peuples et des Etats, fussent-ils 6, 9, 12, 15 ou 28. »(p. 42) De plus, A. Vauchez fait très justement remarquer  que les institutions qui étaient censées « démocratiser l’Union », à savoir le Parlement européen élu à cette fin au suffrage universel après 1979 et le Conseil européen, créé dès 1974 et finalement inscrit dans le Traité de Lisbonne de 2007, se sont eux-mêmes adaptés à ce projet à la fois dans la forme juridique de leur expression et dans l’appel massif  à l’expertise pour compter dans ce jeu européen dominé par les acteurs présentés comme apolitiques des trois « indépendantes ». Par exemple, le Conseil européen a lui-même développé sa propre administration « indépendante » et « apolitique », le Secrétariat général du Conseil.

Par ailleurs, selon A. Vauchez, les « ‘indépendantes », qui prétendent simplement appliquer des décisions techniques au nom de l’intérêt général de l’Union et de ses populations, prennent des décisions éminemment politiques, puisqu’elles engagent en réalité les sociétés européennes dans des directions qui mériteraient plus ample discussion. Elles sont mues par des hommes, ou plus rarement des femmes, qui ont presque toujours une expérience politique, judiciaire ou administrative, acquise dans leurs nations respectives avant d’être nommé à ces postes prestigieux. On pourrait même dire en forçant le propos de l’auteur que, pour devenir Commissaire européen par exemple, il faut d’abord avoir su louvoyer avec l’irrationalité foncière des masses telle qu’elle s’exprime dans l’élection, et avoir ainsi gagné le droit auprès de ses pairs politiciens, qui vous cooptent, de finalement faire œuvre de raison à l’échelle continentale, tout en gardant un peu à l’esprit par ailleurs les contraintes de la déraison des peuples. Dans son chapitre 3, A. Vauchez explique bien que, pendant longtemps, les « indépendantes », en particulier la Cour de justice, ont pu agir sans que grand monde ne s’en aperçoive, elles opéraient sous une « cape d’invisibilité » (p. 62-63), or, aujourd’hui, avec la crise économique, c’est autre chose : quand la BCE dicte la politique économique souhaitable d’un État comme l’Italie (cf. la célèbre lettre d’août 2011 de la BCE au gouvernement Berlusconi)(p. 72), participe à la « troïka » au côté du FMI et de la Commission pour sauver les âmes perdues et prodigues (p. 74), ou encore quand la Commission possède désormais le droit de censurer toute la politique macroéconomique des Etats membres (avec le « Semestre européen »), il devient difficile d’ignorer le poids de ces décideurs sans mandats électifs (présents). « Au total, l’accroissement continu des compétences de la Banque centrale, tout comme des agences de régulation et de la Cour de justice, a produit un allongement sans précédent de la chaîne de délégation démocratique. En l’absence de toute possibilité de contrecarrer les décisions de ces institutions, la fiction d’une simple ‘délégation’ à des organes techniques, censée maintenir un lien hiérarchique entre le peuple européen souverain et les institutions européennes, n’apparaît plus que dans sa dimension négative de simulacre et de faux-semblant » (p. 74).

On l’aura compris pour A. Vauchez le pouvoir européen existe donc, il est désormais impossible de nier son existence, et il réside  essentiellement dans ce qu’il appelle les « indépendantes ». Bien des lecteurs n’y verront sans doute qu’une amélioration, à la fois sur le plan empirique et  sur la plan conceptuel, du discours anti-technocratique tenu à l’encontre de l’Union européenne depuis bien longtemps.  D’autres, comme moi-même, seront quelque peu étonnés de reconnaître dans les formulations de notre collègue  des thématiques bien connues des eurosceptiques,  britanniques en particulier – le complot des « illuminati » (ou des « jacobins ») contre les peuples libres n’existe certes pas pour A. Vauchez, mais, en tout cas, des gens bien placés semblent par la vertu des institutions présentes de l’Union en mesure d’agir en ce sens! La publication de ce texte dans la collection de la « République des idées », toujours dirigée par Pierre Rosanvallon, souligne en elle-même l’évolution de ce qui devient désormais dicible en France sur l’Union européenne – entre autres, parce que tout un courant de recherche vient à l’appui de ce qu’affirme ici très clairement et très efficacement A. Vauchez (cf. les notes de bas de page de l’ouvrage).

Contrairement à ce qu’on pourrait attendre à partir d’une telle analyse, A. Vauchez n’est toutefois pas un boutefeux proposant aux Français de sortir au plus vite de cet enfer de la (dé-)Raison technocratique. Il n’est pas non plus partisan de la sagesse historique qui tiendrait que,  s’il faut suspendre la vie démocratique des peuples pendant quelques décennies voire siècles pour faire l’Europe, cela en vaut la peine : après tout, si les rois de France avaient demandé avant de les rattacher à la Couronne leur avis à ceux qui devenaient leurs sujets par conquête, mariage et autre événement dynastique de l’époque, où en serions-nous? On ne fait pas l’Europe sans casser des démocraties, comme on ne fit pas la France sans quelques menus abus souvent bien oubliés aujourd’hui. On ironisera toutefois sur ce dernier point de vue en soulignant que même la très « poutinienne » Fédération de Russie fait mine de demander leur avis aux habitants de Crimée quand elle les absorbe à la mère-patrie. A. Vauchez écarte, au moins implicitement, ces deux conclusions possibles de son analyse, et c’est sans doute par là qu’il se détache de la critique « technocratique » habituelle.

Tenant pour acquis que les « indépendantes » gouvernent en fait l’Union européenne, que propose-t-il donc pour « démocratiser l’Europe »? D’abord  abandonner l’idée qu’on pourrait installer un pouvoir parlementaire au cœur du système pour le démocratiser. On a essayé de le faire depuis des décennies, cela n’a guère fonctionné. Il décrit ainsi dans son premier chapitre la « démocratie Potemkine » (p.11-32) auquel on a abouti à force de ne pas vouloir comprendre et reconnaître la place toute particulière des « indépendantes » dans la construction européenne.  Que faire alors? Selon A. Vauchez, il faut rendre possible la discussion publique des « mandats » des « indépendantes », du sens qu’elles donnent à ce dernier, des raisons des décisions prises sur la base de ces mandats. Il faudrait aussi que les parties prenantes de la société civile européenne soient représentées au sein même de ces institutions, par exemple en ayant des juges issus du syndicalisme au sein de la Cour de justice. Il faut enfin que les communautés savantes qui décrivent leur action arrêtent de les traiter avec une révérence ou une connivence parfois intéressée, et les soumettent à la critique (cf. « La fonction ‘eurosceptique’ des communautés savantes », p. 86-90).

Ces solutions paraitront bien timides à beaucoup, mais A. Vauchez souligne que ce sont les seules vraiment réalistes pour l’Union européenne telle qu’elle est. En effet, les 60 années de construction européenne, qui sont allées dans cette direction, ne peuvent pas être effacées d’un trait de plume, et a priori, les souverains officiels (à savoir les Etats membres) n’arriveront jamais à se mettre d’accord pour réviser complétement les Traités pour sortir du sentier institutionnel choisi jusque là – pour autant d’ailleurs que leurs dirigeants veuillent redonner ainsi le spectre au(x) peuple(s) européen(s)!  C’est une autre façon de dire qu’à juger par le passé, il est fort improbable que l’Union européenne actuelle accouche jamais d’une Fédération européenne (avec un gouvernement responsable devant un parlement, une banque centrale tout de même maîtrisable si nécessaire par le pouvoir politique de l’heure, et une justice constitutionnelle soumise en dernier ressort à la volonté souveraine du peuple).

Pour ce qui est de l’importance de la maîtrise au moins partielle des « indépendantes » par la discussion publique de leurs décisions, il me semble que le cours des événements donne partiellement raison à A. Vauchez, au moins pour la BCE. Cette dernière a déjà été obligée de faire preuve d’imagination pour sauver la zone Euro et pour se sauver elle-même (ce qui a été fait à l’été 2012 avec la création de l’OMT). Le procès BCE vs. Bundesbank devant la Cour constitutionnelle allemande peut aussi illustrer cette mise en discussion du mandat de la BCE. Par ailleurs, la polémique actuelle sur les risques de déflation au sein de la zone Euro confirme cette montée en puissance d’une mise en débat de ce que fait ou non la BCE, à la fois par les marchés  financiers et leurs représentants, par les Etats membres et par les sociétés civiles. On peut imaginer que se développe le même type de débat transnational pour les décisions de la Commission européenne et sans doute plus difficilement pour les jugements de la Cour de justice. De fait, la notion même d’« intérêt général européen », en ce qu’elle est abstraite, vide d’un sens précis, pourrait effectivement être remplie d’une autre façon que celle choisie actuellement. On peut douter par exemple que l’augmentation du taux de suicide ou de la mortalité infantile en Grèce fassent partie de l’intérêt général européen, sauf à considérer qu’il faut épurer le territoire de l’Union de ses éléments trop fainéants et improductifs pour avoir le droit de vivre et de se reproduire…

Même si l’on peut être séduit par la voie raisonnable proposée par A. Vauchez, il restera toutefois que, pour un certain nombre de décisions déjà prises par les « indépendantes » au nom de l’intérêt général européen, l’Union européenne n’offre pas de voie de réversibilité. En dehors même de toute considération d’équilibre sur les choix politiques ainsi définitivement institués (plutôt libéraux/libertaires tout de même), cela interroge sur la capacité de l’Union européenne à affronter des événements ou des circonstances totalement imprévues à ce jour. Les systèmes pré-démocratiques, absolutistes, auquel l’Union européenne finit par ressembler étrangement, avaient au moins le mérite de disposer à leur sommet d’un dirigeant autorisé si nécessaire à tout bousculer pour sauver le Royaume ou l’Empire. Avec l’Union européenne, personne n’est habilité à émettre d’oukases, ou d’acte de souveraineté au nom de l’intérêt général européen.  Sauf pour l’instant la BCE en matière monétaire. Peut-être le Conseil européen dans une large mesure comme on l’a vu au fil de la crise économique, a-t-il aussi une telle prérogative de fait. Mais cela peut-il suffire à traiter toutes les urgences? La crise actuelle avec la Russie me parait une belle illustration du problème ainsi posé.

Hollande (un peu) impopulaire, non pas possible?

Apparemment, selon un sondage d’opinion de la société BVA, François Hollande serait en train de crever le plancher d’impopularité : moins de 30% de popularité, ce qui dans cette mesure-là ne serait jamais arrivé à un Président depuis les 32 ans qu’elle existe. Il me semble pourtant qu’il ne s’agit guère d’un scoop dans la mesure où d’autres instituts de sondage aboutissaient depuis le printemps au même résultat d’une popularité présidentielle historiquement basse. Les données compilées par le site Délits d’opinion sur la popularité de l’exécutif actuel selon les divers instituts  confirment mon souvenir. C’est en fait depuis le printemps 2013 que la popularité de l’exécutif passe en dessous des 30% dans certains sondages. Je m’interroge du coup sur la dignité particulière que la presse (hormis celle qui a commandité le dit sondage qui est en droit de le faire pour l’avoir payé) a entendu conférer à ce sondage de la société BVA. A ma connaissance, dans l’univers du sondage politique, cette dernière entreprise n’est ni  meilleure, ni  pire d’ailleurs, qu’une autre. J’en suis réduit à supposer que c’est le moment de publication du sondage, juste après l’affaire Leonarda, qui a été saisi par BVA pour faire parler de son produit, mais il resterait à savoir pourquoi l’ensemble de la presse lui a accordé tant de crédit sans trop se poser de questions.

Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute en tout cas que la popularité présidentielle telle que mesurée par les sondages les plus courants est en berne, et chute à grande vitesse depuis mai 2012. Les paris semblent désormais ouverts : où se situe le taquet? 20%? 15%, 10%%? Selon la compilation de Délits d’opinion, certains sondages sont déjà d’ailleurs vers 20%.

Doit-on s’en étonner? Pas vraiment. C’est le contraire qui serait étonnant. En effet, quand, en mai 2012, une majorité de Français élit ce nouveau Président, ils sont déjà très préoccupés, par le chômage en particulier. Or ce dernier n’a cessé d’augmenter depuis lors – sans d’ailleurs que les médias n’en fassent grand cas à vrai dire à la mesure de ce que cela représente pour les personnes concernées et leurs proches. Ce n’est que lorsqu’une chômeuse crève l’écran en s’adressant au Président ou à un leader de parti d’opposition que les médias semblent se rendre compte de l’importance du problème. Ah le côté humain au delà des chiffres… Misère de la société émotionnelle. Donc, sur la mission principale qu’ils se sont eux-mêmes assignés ce Président et cette majorité sont donc pour l’instant en échec : toutes les mesures de politiques publiques prises depuis juin 2012 préparent peut-être à une reprise de l’emploi dans les années à venir, mais, en octobre 2013, la population ne voit rien venir, et, en plus, vu à travers les grands médias, les restructurations de l’économie français continuent de plus belle avec leur lot de licenciements collectifs et font évidemment grand bruit.

F. Hollande savait sans nul doute que sa popularité allait pâtir de son choix d’un « socialisme de l’offre ». De fait, comme le rappelle l’économiste Philippe Askenazy dans sa chronique (« François Hollande est-il de gauche? », Le Monde, 28/10/2013), ce dernier n’est pas vraiment dans ses différentes composantes une nouveauté conceptuelle, tout au moins au centre-droit. Ce « socialisme de l’offre » suppose de faire à peu près comme le camarade Schröder avec les lois Hartz, en tenant compte toutefois des contraintes politiques françaises (cf. la très prudente réforme des retraites de cet automne). Il semble constituer la seule option possible pour un gouvernement socialiste français voulant rester dans les clous européens, à la fois du point de vue financier et du point de vue de la vision de l’économie (plutôt néo-libérale) en vigueur à Bruxelles. Dès que la fenêtre d’opportunité du tout début du mandat (qui aurait consisté à contester à la base le policy mix européen en refusant de ratifier le TSCG en lui opposant « la volonté souveraine du peuple français » incarnée dans l’élection présidentielle) s’est refermée, il ne restait plus qu’à faire ce qui est en train de se faire, c’est-à-dire une bonne vieille politique « barriste » si j’ose dire. Un doctorant de vingt-cinq ans me disait qu’il avait une impression de déjà vu face à cette politique économique, et à sa performance médiocre, que devrais-je dire moi-même à près de cinquante ans? Aucun problème évoqué depuis que je suis en âge de comprendre quelque chose à la vie publique ne semble avoir été résolu à ce jour … (ce qui est d’ailleurs une remarque plus générale : de plus en plus de gens n’ont comme moi connu que « la crise », cf. V. Tiberj, « Un nouveau citoyen? », in V. Tiberj (dir.), Des votes et des voix. De Mitterrand à Hollande, Nîmes, Champ social, 2013, p. 58-65, en particulier p. 64).

Probablement, F. Hollande n’avait pas bien compris que son propre slogan de campagne, « Le changement c’est maintenant », cernait très bien l’impatiente d’une bonne part de la société française face au problème du chômage, du pouvoir d’achat, de la justice fiscale, etc.. Selon Adrien Degeorges (« Les Français et le rôle de l’État dans la mondialisation », in V. Tiberj (dir), idem, p. 32-40),  les sondages de l’équipe Triélec tendaient à indiquer, comme rarement depuis un quart de siècle qu’une majorité d’électeurs était plutôt favorable à l’intervention de l’État (cf. p.33).  Dans son récent entretien pour Médiapart, Vincent Tiberj le dit aussi très explicitement (dans ses premières phrases) : début 2012, les Français n’avaient jamais eu des idées sur l’économie aussi à gauche depuis 1981 (sic). Si F. Hollande fait un tabac lors du meeting du Bourget en janvier 2012, en proclamant que « son ennemi, c’est la finance« , ce n’est pas totalement un hasard; s’il propose de taxer les « riches » à 75% sur leurs revenus au delà de 1 million d’euros – sans bien préciser vraiment la mesure -, cela fait donc fortement sens remis dans son contexte.  Il est alors peu étonnant qu’au bout d’un an et demi de pouvoir socialiste, les Français, qui avaient il y a près de deux ans de telles opinions, n’ayant pas vu venir grand chose de positif de ce point de vue dans leur vie quotidienne, expriment comme une légère déception (euphémisme). Pour une bonne part d’entre eux, ils attendaient un Mitterrand version mai 1981 (en dépit d’ailleurs que, dans le programme présidentiel, rien de bien révolutionnaire ne leur avait été  promis), ils se sont trouvés encore une fois devant un Delors. Comme le remarquait avec raison le journaliste du Monde, Thomas Wieder, dans son article du mardi 23 octobre 2013 (« François Hollande, chantre d’un idéal qu’il savait illusoire », p. 11), il suffisait de lire les ouvrages de M. Valls, P. Moscovici et F. Hollande pour savoir à quoi s’en tenir sur les options fondamentales de la future Présidence socialiste: « Là encore seuls ceux qui avaient la mémoire courte [n.b. utilisation plutôt malheureuse par  T. W. d’un syntagme miné] avaient des raisons de tiquer. Dans son livre Le Rêve français (Privat, 2011), celui qui n’était alors que candidat à la primaire socialiste [Hollande] se posait déjà en promoteur de l »esprit d’entreprise’, expliquant que celle-ci devait être ‘respectée, comprise et encouragée’ « . T. Wieder en concluait d’ailleurs : « Que ceux-ci [les électeurs de F. Hollande] se sentent trompés est naturel. Mais qu’ils aient été naïfs est indéniable. » Il resterait bien sûr à expliquer les mécanismes de cette « naïveté » : il avait fallu près d’une décennie de travail politique pour transformer le très modéré F. Mitterrand des années 1960 en héraut du « changement » en 1981. (Et, encore, à l’extrême-droite, on savait  à l’époque qu’il avait eu en son temps « la Francisque » le bougre…) Dans le cas de F. Hollande & Cie, personne qui avait suivi la politique française depuis 20 ans ne pouvait ignorer leurs biographies. Si une bonne partie des électeurs, et d’abord ceux des primaires socialistes, s’y sont laissés prendre, n’est-ce pas que les médias et les autres politiciens n’ont pas bien fait leur travail d’information à ce sujet? Est-ce F. Hollande aurait pu se faire élire si les médias et ses adversaires politiques avaient rappelé en détail son passé de la même manière que pour tout candidat à la Présidence aux États-Unis?  En tout cas, à en croire les sondages, ce sont désormais les Français qui ont cru F. Hollande de gauche au sens interventionniste du terme (de la bonne vieille « politique de classe ») qui désertent désormais le camp majoritaire. Comme dès le départ l’électeur de N. Sarkozy de mai 2012 n’était guère disposé à faire crédit au « socialiste » F. Hollande et que cela ne s’est vraiment pas arrangé depuis lors (les électeurs proches de l’UMP seraient en octobre 2013 97%[!?!] à avoir une mauvaise opinion de F. Hollande selon BVA), il ne devrait bientôt plus rester comme soutien à la majorité présidentielle que le noyau dur de gens qui se reconnaissent dans ce « socialisme de l’offre ». Au final ça va sans doute pas faire bézef.

De fait, je soupçonne fort que n’importe quel Président de gauche élu en 2012 – un DSK ou une Martine Aubry pour citer deux possibilités -, qui aurait mené une telle politique de reconstitution de l’offre, aurait subi une telle érosion de sa popularité. Par définition, cette politique de l’offre, sans cesse remise sur le métier depuis les années 1970, en usant de slogans différents selon les époques, constitue une politique de moyen/long terme. Elle tend à court terme à déprimer l’activité et à accepter, comme disait notre bon docteur R. Barre, la disparition des canards boiteux.  Cette politique de l’offre repose par exemple sur l’élévation du niveau général de formation de la population, une politique qui, par définition, n’aura des effets que dans un futur plus ou moins lointain. Certes, le gouvernement actuel pourrait être accusé en prenant le point de vue de ce « socialisme de l’offre » de ne pas en faire assez et surtout pas assez vite : la réforme de la formation professionnelle par exemple traine en longueur, alors même qu’en bonne logique d' »offre », elle aurait dû faire partie des priorités absolues de l’été 2012. Il y a donc sans doute une très mauvaise gestion du temps par cette majorité, mais il reste que le « socialisme de l’offre » ne pouvait que déprimer la popularité présidentielle. Il n’est pas d’évidence ce qu’attendait une bonne part du « peuple de gauche » en 2012.

Y avait-il alors dans le cadre européen un autre choix que cet éternel retour du chabanisme (cf. la citation, un brin perfide, du discours d’investiture de Chaban, Premier Ministre, par P. Askenazy dans l’article cité)/barrisme/delorisme? On aurait pu imaginer théoriquement deux options.

Première option : le  big bang néo-libéral (si on croit que cela peut fonctionner pour en finir avec la chômage …), en faisant ce que la droite s’est (prudemment) refusé à faire depuis 2002: augmentation de la durée du travail au maximum possible européen (c’est-à-dire bien au delà des 35 heures légales actuelles), suppression de deux ou trois semaines de congés payés (pour en venir à la norme américaine en la matière) et de la plupart des jours fériés, baisse drastique du « coin socio-fiscal » à tous les niveaux de salaire avec en contrepartie fin de tout paritarisme dans la gestion de la « Sécu » afin de faire de « vraies » économies, etc. (Je connais mes gammes néo-libérales.)  Difficile évidemment… à envisager pour une majorité et un gouvernement de gauche, sauf à innover complètement en créant un revenu minimum significatif pour tout le monde. Cette option aurait supposée de faire la campagne présidentielle dessus, et sans doute de la faire approuver par référendum ensuite. Je doute qu’elle ait eu beaucoup d’écho auprès de l’électorat…  Cette option d’une thérapie de choc aurait eu l’avantage de faire baisser drastiquement le coût du travail en France, et, si j’ose dire, de rendre à l’Allemagne la monnaie de sa pièce…  Vous voulez jouer aux cons, chers camarades allemands, jouons aux cons… et maintenant discutons franchement de l’avenir de l’Europe.

Deuxième option: le  retour à une vision de plus long terme du temps de travail et de la croissance potentielle attendue par un pays comme la France, c’est-à-dire tenir compte par exemple des propositions du « collectif Roosevelt », en particulier de leur point 13 sur le temps de travail. On remarquera toutefois que pas une fois au cours de la campagne des « primaires » du PS, puis du candidat Hollande, il n’a été question de réduction générale du temps de travail. D’évidence, les dirigeants actuels du PS considèrent avoir fait une erreur avec les 35 heures en 1997-2002, et ils n’entendent pas, eux vivants, la répéter.

Comme ces options qui supposeraient une autre histoire lors de l’élection de 2012 sont exclues, que va-t-il se passer désormais?

Une remarque inspirée par l’histoire : toutes les expériences de la gauche française au pouvoir (Cartel des gauches, Front populaire, « 1944-1947 », « 1956 », « 1981 », « 1997 ») ont commencé par annoncer beaucoup de changements dans l’ordre capitaliste en vigueur, à les faire parfois, pour ensuite se dé-radicaliser au fil du temps et finir parfois dans la capitulation totale au regard des glorieux objectifs affichés au départ. Dans le cas présent, on observe le même phénomène en partant d’options au départ bien moins radicales que pour les expériences précédentes. L’éco-taxe, qui vient, semble-t-il, de tomber au champ d’honneur hier (qu’elle repose en paix!), n’est pas vraiment une mesure de socialisation de l’économie telle qu’on pouvait l’envisager en 1980, cela correspond plutôt à du libéralisme écologiquement correct – et, bien même cela, le gouvernement Ayrault n’a pas été capable de le vendre! Il me parait donc vraiment très peu probable qu’au cours du quinquennat, le Président Hollande mette tout d’un coup la barre à gauche toute, cela serait d’ailleurs d’autant plus difficile désormais que l’électorat de droite et d’extrême droite se sent déjà fort maltraité par ces « socialistes » et qu’il réagirait sans doute très vivement. Plus généralement, l’opinion publique n’est d’ailleurs plus autant prête à entendre parler d’intervention de l’État qu’au début de l’année 2012. Elle se déclare, surtout à droite certes, affolée par les impôts et taxes. Le balancier est reparti dans l’autre sens. En somme, c’est trop tard pour une option de gauche.

Par ailleurs, pour aller plus à droite (comme les expériences précédentes de la gauche au pouvoir le laisseraient deviner), un nouveau gouvernement après celui de J. M. Ayrault aurait peut-être du mal à trouver une majorité, sauf à supposer que les centristes UDI veuillent bien réitérer l’opération Rocard 1988 – mais je ne vois pas ce qui les pousserait à venir au secours d’une Présidence Hollande en perdition qui aurait perdu sa majorité parlementaire.

Bref, je sens qu’on va se trainer quelque temps encore dans cet état… et que d’autres records seront battus.

Italie, fevrier 2013, Allemagne, septembre 2013.

Tout se passe donc prévu. Les élections fédérales allemandes du 22 septembre 2013 ont donc confirmé et au delà toutes les attentes de la veille. Angela Merkel triomphe. Son heure de gloire est arrivé.

Comme spécialiste de l’Italie, je ne peux qu’apprécier l’exploit à sa juste mesure. Le jour et la nuit en somme.

En effet, la comparaison entre le résultat des élections italiennes de fin février 2013 et celui des élections allemandes de septembre 2013 est cruelle, même si, au final, le résultat en terme de gouvernements nationaux sera probablement le même, une grande coalition entre les partis du PPE et du PSE – comme au niveau européen depuis toujours.

En résumé,

Italie     (février    2013) Allemagne (septembre 2013)
Participation électorale En forte baisse (-5%) En légère hausse (+0,7%)
Résultats des partis au pouvoir. Écroulement en % et en voix du PDL, PD, UDC, FLI.Résultat médiocre de SC (Monti). Progression de la CDU-CSU (+7,7%), mais écroulement du FDP (-9,8%).
Résultats des oppositions traditionnelles de droite et de gauche. Médiocre ou en forte baisse (LN, SEL, cartel « RC »). Progression limitée du SPD (+2,7%)En baisse (die Linke, die Grünen).
Résultat des extrémistes de droite et de gauche façon XXe siècle. Anecdotique (néo-fascistes, communistes ultra-orthodoxes). Anecdotique (néo-nazis).
Résultats des émergents. Extraordinaire : M5S (B. Grillo), 24% des voix.Thématique : « les partis et l’Euro m’a tuer ». Décevant : PP, 2,2%Remarquable : AfD, 4,7%

Thématique : « les partis et l’Euro nous coûtent trop cher. »

Résultat gouvernemental. Grande coalition (gouvernement E. Letta)(PD, PDL, SC). Grande coalition?(gouverment Merkel III?)(CDU/CSU, SPD)

Il sera difficile de nier que ces situations pour le moins contrastées résultent de la place respective de l’Allemagne et de l’Italie dans la crise de zone Euro. Il y a décidément en Europe des pays des « winners » et il y a des pays des « losers », mais, au total,  pour cette fois, les électeurs du pays des gagnants n’ont pas voté pour se débarrasser des perdants (l’AfD ne fait que 4,7% des voix), et ceux du pays des perdants avaient malgré tout encore voté majoritairement cet hiver pour des partis leur promettant de rester dans le jeu européen.

Dans les deux pays, les forces anciennes ou émergentes qui contestent radicalement les choix actuels des élites dirigeantes de l’Europe se trouvent donc encore fort loin de pouvoir espérer gouverner leur pays avant que la crise européenne actuelle n’ait trouvée sa solution dans la droite ligne de ce qui a été fait jusqu’ici.

Donc, n’en déplaise à certains économistes, l’Euro va continuer à exister dans son périmètre actuel, les maux sociaux de toute nature continuer à s’accumuler dans certaines régions de la zone Euro, et les réussites économiques dans d’autres. Vae victis.

Donc, tout va vraiment très bien.

Quelques réflexions en vrac sur la crise syrienne.

Difficile pour quelqu’un de ma génération de ne pas avoir un horrible sentiment de déjà vu dans toute cette affaire syrienne – ce qui perturbe sans doute le regard. Comme le disait F. Mitterrand en son temps, « nous sommes entrés dans une logique de guerre ».

Difficile de ne pas trouver d’un humour aussi féroce qu’involontaire un Président des États-Unis, Prix Nobel de la Paix, s’agiter comme un perdu pour précipiter son pays dans un nouveau conflit au Moyen-Orient contre la majorité de l’opinion publique de son pays.

Difficile de ne pas remarquer le poids qu’aura encore une fois la manipulation des émotions dans toute cette affaire. L’usage de vidéos par l’administration Obama pour convaincre les représentants du peuple américain d’aller au charbon  s’inscrit dans une vieille tradition qui a marqué tout le siècle dernier. Décrire les horreurs inhumaines qu’inflige l’adversaire aux populations civiles fut déjà un bon moyen de motiver les troupes et l’arrière lors de la guerre de 1914-18. Déjà ce fut la « Guerre du droit » contre les « Barbares ». Que les horreurs perpétrées soient réelles ou imaginaires compte peu ici. Il me suffit de remarquer qu’on retrouve toujours ce même mécanisme de mobilisation de l’opinion publique et des représentants du peuple faisant appel d’abord à l’émotion.

Difficile de ne pas avoir la pénible impression que, du point de vue des va-t-en guerre américains, B. Obama & Cie eux-mêmes, la question humanitaire syrienne se trouve en réalité, annexe, instrumentale. Ils le disent d’ailleurs en mettant en avant un enjeu de « sécurité nationale » pour les États-Unis – ce qui, à tout prendre, serait en soi ridicule si l’on ne considérait que la menace que représentent  le régime d’Assad et ses armes chimiques en eux-mêmes. (A tout prendre, la Corée du Nord est bien plus menaçante avec ses quelques missiles et bombes atomiques.) Derrière, se profile la question iranienne comme de nombreux commentateurs le remarquent à longueur de journée.  Il est  aussi possible qu’il s’agisse de montrer aux autorités russes qui exerce l’hégémonie dans cette région du monde. Ce serait là un jeu particulièrement dangereux.

Difficile de ne pas remarquer que tout le déroulement de la crise  a été retardé du simple fait qu’un seul Parlement s’est contre toute attente rebiffé aux attentes de son exécutif, entrainant toute une chronologie des événements à sa suite. Une autre histoire aurait été possible si le Parlement britannique avait dit oui, et nous serions déjà dans les suites de l’action engagée.

Ps. Pour ce qui est de F. Hollande, allez lire, si ce n’est déjà fait, ce magnifique morceau de bravoure de notre collègue John Gaffney, il y est rhabillé pour l’hiver… et l’espoir que ce dernier exprime en conclusion de voir la France jouer un rôle positif  en revenant à son indépendance de vue traditionnelle vaut sans doute pour la prochaine crise. Je vois mal en effet comment F. Hollande va pouvoir gérer le virage proposé, sauf à nous hypnotiser tous pour nous faire oublier les derniers jours.