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2022: toujours pas de miracle en vue pour la gauche.

Nous sommes début février 2022. La campagne présidentielle se déroule cahin-caha, et la situation parait de plus en plus désastreuse pour la gauche en général.

Dans mon dernier post sur le sujet datant de septembre 2021, j’avais fait allusion à la « primaire populaire » en y voyant une éventuelle voie de sortie qui aurait fait émerger une candidature (presque) commune. Je laissais alors mon jugement en suspens.

Cette dernière a bien eu lieu finalement, in extremis, à la fin du mois de janvier 2022, mais elle aboutit pour l’instant à l’exact inverse de ce qu’elle prétendait faire. à savoir promouvoir le choix d’une candidature commune de la gauche capable de se porter au seuil de qualification pour le second tour (autour de 20% des suffrages, voire seulement 15%, vu l’opération Zemmour en cours sur le flanc droit de l’offre politique).

Comme chacun sait, Christiane Taubira a en effet fini par être la seule candidate d’importance (?) acceptant la règle du jeu posée par les organisateurs, et elle l’a emporté en un tour grâce au mode de scrutin choisi (le « jugement majoritaire »). Résultat : elle se considère désormais vraiment comme candidate à l’élection présidentielle. Or ses premières interventions en tant que candidate investie montrent qu’en fait elle n’a rien travaillé en aval et qu’elle s’est fait prendre au piège de son envie de revenir sur le devant de la scène médiatique. Un bel exemple de « protagonismo », comme disent les Italiens, de ce besoin irrépressible de certains acteurs politiques sur le retour d’exister encore, alors que leur temps est passé et que l’on sait bien d’expérience que ces personnes n’apportent rien à la vie politique d’autre que leur envie d’avoir encore une fois leur heure de gloire médiatique. Quelques absences de plus, et quelques personnes malintentionnés pour rappeler son passé politique pour le moins sinueux, sans compter son caractère peu amène en réalité, et la mascarade sera vite finie.

Comment en est-on arrivé là? Tout d’abord, il y a l’erreur de stratégie de la candidate investie par le Parti socialiste, Anne Hidalgo. Dans un premier coup de théâtre, après avoir dit le contraire, elle accepte de participer au processus proposé par les initiateurs de la « primaire populaire », elle lui offre donc un début de légitimité. Dans un second temps, voyant que même le candidat investi par la « primaire écologiste », qu’elle pouvait raisonnablement avoir l’espoir de battre, Yannick Jadot, refuse de se plier à l’exercice (pour ne pas parler de celui de l’Union populaire, Jean-Luc Mélenchon ou du PCF, Fabien Roussel), elle fait machine arrière toute, en voyant en plus l’apparition dans ce jeu-là de Christiane Taubira. Les organisateurs de la « primaire populaire » face à ces refus, qui montraient que même le regroupement du PS, de ses anciens et nouveaux satellite partisans (PRG, Nouvelle Donne, etc.) et des divers partis écologistes, était impossible, auraient pu déclarer forfait. Ils ont décidé d’aller jusqu’au bout, en inscrivant d’office, pour faire semblant de rassembler, dans les possibilités de vote Jadot, Hidalgo et Mélenchon, tout en signalant bien que ces derniers avaient refusé de participer. Un éminent juriste lié au PS a souligné juste avant le vote de la « primaire populaire » que, selon lui, la procédure proposée revenait à organiser un sondage sans en respecter les normes légales. Le PS n’a pas été plus loin et n’a pas souhaité faire donner l’artillerie légale pour essayer de tout bloquer. Selon le journal Libération, Fabien Roussel a été exclu parce qu’il n’avait pas reçu assez de parrainages dans le processus préalable au vote proprement dit. Il n’était pas du côté masculin parmi les cinq mieux parrainés. Cette circonstance qui m’avait échappé souligne que tous les électeurs possibles de gauche ne se sont pas reconnus dans cette « primaire populaire », en tout cas pas ceux proches du candidat du PCF, pour ne pas parler des électeurs séduits par nos trois trotkystes en lice.

Comme le temps manquait désormais, nous étions tout de même fin janvier 2022, le vote, exclusivement en ligne, de la « primaire populaire », rassemblant tout de même quelques centaines de milliers de braves gens, n’a été précédé d’aucun vrai débat entre les candidats retenus (le plus fort dans l’affaire est que la favorite Christiane Taubira s’est fait remplacer pour le seul débat organisé entre les quatre candidats ayant accepté la procédure), l’effet escompté de mobilisation de l’attention des médias sur les propositions des candidats a donc été complètement raté. Et, à la fin, « la gauche » (avec des gros guillemets tant la revendication de représenter tout ce camp en est devenu peu assurée) se retrouve avec une candidate de plus: la dame Taubira, dont le caractère présidentiable m’échappe un peu. Qu’a-t-elle fait d’important depuis 2017 pour le « peuple de gauche »? Exister? Évidemment, Anne Hidalgo tient perinde ac cadaver à rester candidate, n’étant pas prête à jouer les Montebourg elle aussi, et à retourner en plus à sa gestion de la capitale. Du coup, elle se réclame dans le journal Libération, dont la une la montrant sur un fond rouge sang restera dans les annales, d’une légitimité naturelle, en quelque sorte historique. Ne représente-t-elle pas le parti dominant de la gauche depuis les années 1970? Il se murmure que François Hollande et son dernier Premier Ministre, Bernard Cazeneuve, viendraient sous peu à son secours.

Le niveau d’incompréhension qu’elle affiche face à sa situation confine au tragique-comique. Elle est désormais à moins de 5% des intentions de vote dans tous les sondages disponibles. Les données de sondages collectées par notre collègue Emiliano Grossman sont sans appel : une moyenne de presque 6% des intentions de vote début octobre 2021 pour la candidate du PS, et, en ce début février 2022, moins de 3%. L’actuelle maire de Paris ne comprend visiblement rien à ce qui lui arrive. C’est pourtant simple : Hollande. Elle aurait dû le comprendre dès le départ de sa campagne aux réactions outrées suscitées par sa promesse de « doubler le salaire des enseignants ». Personne n’y a cru, et surtout pas les premiers intéressés. Sa participation houleuse à la grande manifestation des enseignants de ce mois de janvier2022 pour protester contre l’ « Ibiza-blanquérisme » aurait dû l’éclairer encore plus. Les électeurs traditionnels de la gauche, y compris sa frange la moins radicale (les enseignants), se sont sentis trahis par les (basses) œuvres du dit Hollande. Ils n’ont pas oublié, et ils ne sont prêts d’oublier. La marque PS est donc aussi grillée que celle de celle de la SFIO en son temps. (Remarque bien sûr bien désolante: il a fallu aller de 1956-58 à 1981 pour que les socialistes français reviennent aux affaires.)

Mais, au sein du PS, ils n’ont visiblement pas compris que le quinquennat Hollande les a tués. Ils ne comprennent décidément pas que les choix économiques et sociaux de ce quinquennat 2012-2017 sont à la source de tous leurs déboires actuels. C’est amusant de voir certains d’entre eux, dont Anne Hidalgo elle-même à demi-mot dans un oral de rattrapage organisé par Médiapart, admettre que le PS n’a pas assez travaillé entre 2017 et 2021. Ce n’est pas de travail proprement dit qu’il aurait dû être question, ce ne sont pas les propositions en terme de politiques publiques qui manquent, mais de reformulation complète de l’histoire du « hollandisme » au pouvoir, d’affirmation d’une ligne politique de rupture radicale avec ce passé-là. Il aurait fallu rompre radicalement avec François Hollande et tout ce qui l’entourait dont bien sûr le fait d’avoir engendré un Emmanuel Macron et quelques autres personnages dont l’histoire de France se serait fort bien passé (C. Castaner, JL. Guérini, O. Dussopt, M. Schiappa, etc.). Or le dit Hollande et ce qui lui reste de proches semblent bien vouloir revenir mettre leur grain de sel dans la candidature Hidalgo. La pauvresse, serait-on tenté de dire tant on finit par plaindre la toujours candidate du PS.

De fait, d’un point de vue plus comparatif, en Europe, tous les partis socialistes et sociaux-démocrates qui ont trahi depuis les années 1990 leurs bases électorales historiques (le « petit salariat » pour simplifier) en mettant en place, ou en laissant mettre en place dans le cadre d’une coalition gouvernementale, des politiques économiques et sociales d’inspiration néo-libérale, des chocs d’austérité expansive, finissent par le payer très cher électoralement. On peut penser aux naufrages sans retour à ce jour des partis socialistes en Pologne, en Hongrie, en Grèce, voire aux Pays-Bas. Inversement, lorsque les dirigeants d’un parti socialiste ou social-démocrate comprennent à temps, non souvent sans des fortes batailles internes pour le leadership, qu’il faut revenir aux fondamentaux de l’offre politique socialiste (comme l’ont fait non sans mal, ceux du SPD en Allemagne ces dernières années, rompant avec le très néo-libéral et très poutinien G. Schröder, ou ceux du PSOE en Espagne) sans verser toutefois dans la radicalité et la complexité (en gros, en n’oubliant pas de promouvoir d’abord la hausse du salaire minimum et la hausse des retraites par exemple) ou ont compris qu’il ne faut jamais les quitter (comme le PSD en Roumanie), il peut rebondir nettement, ou tout au moins se maintenir dans le jeu. En 2012, le PS était dans cette situation. Le « peuple de gauche », fervent lecteur d’Indignez-vous de S. Hessel, avait voté cette année-là pour ce retour aux bases du socialisme après les cinq années de « sarkozysme ». C’est bien toute l’importance du discours de février 2012 de François Hollande (« Mon ennemi, c’est la finance. ») qui promettait ce retour aux bases de l’offre politique du socialisme. Or, à moins d’être membre du dernier carré des « hollandistes », le PS au pouvoir a fait exactement le contraire sur ce plan-là de ce que le cœur de son électorat populaire, et pas seulement d’ailleurs, attendait. Plus le quinquennat avançait, plus cela devenait évident, et plus les défaites électorales du PS s’enchainaient avec une belle régularité On finit tout de même la mascarade du hollandisme au pouvoir sur la « loi El Khomry » et la « loi Macron ». Et, à la fin, courageux mais pas téméraire, François Hollande n’a même pas jugé bon de se représenter au jugement du bon peuple de France – ce qui aurait pourtant soldé la facture en quelque sorte. (Un Hollande à 5% des suffrages au premier tour des présidentielles de 2017 aurait bien clarifié les choses.)

Malheureusement, pour le PS et la gauche en général, les dirigeants actuels du PS n’ont pas su tirer les leçons de cette situation. Certes, ils ont fait par toute une série de documents l’inventaire des années Hollande (ce qui a irrité bien sûr le dit personnage et ses proches), mais ils n’ont pas su marquer le coup en se débarrassant de lui radicalement (comme l’a fait par exemple le Labour britannique avec Tony Blair en raison de son rôle dans la légitimation de seconde Guerre du Golfe en 2003). Pas physiquement bien sûr, mais politiquement.

En effet, de deux choses l’une.

Soit François Hollande était fondamentalement d’accord avec la politique économique et sociale inspirée par son secrétaire général adjoint à l’économie à l’Élysée, alias Emmanuel Macron, et, dans ce cas-là, un parti socialiste en quête de reconquête électorale de l’électorat populaire ne doit rien avoir à faire avec cela. Il faut exclure cette personne et ses proches du Parti socialiste. Tout leur mettre sur le dos, changer de nom, interdire à tout ministre du dit Hollande de représenter le parti ou la gauche plus généralement (coucou dame Taubira, très loyale Ministre du brave homme), et repartir de l’avant en oubliant ce désastre. (En réalité, avec le départ de Benoit Hamon, pour créer Génération(s), l’inverse exact s’est passé. Les « hollandistes » sont restés pour pourrir la barque déjà bien vermoulue, et F. Hollande reste « socialiste ».) Il est vrai que dans le cadre de la Vème République, il était difficile aux nouveaux dirigeants du PS de dire que, parmi les deux Présidents élus par le PS depuis 1962, les deux étaient en réalité de droite dans leurs convictions profondes, et que le dernier en date était vraisemblablement le plus à droite des deux. (Mitterrand était sans doute philosophiquement de droite, mais il savait au moins que le pays avait besoin de mesures de gauche.) Cela ne fait pas un récit très glorieux. De ce point de vue, le PS français souffre désormais de ces anciens leaders bien peu reluisants, surtout celui qui n’est pas encore mort et enterré. Enfin, il leur restera toujours Jaurès et Blum… en attendant que Jospin soit mort pour pouvoir le célébrer lui aussi.

Soit François Hollande s’est fait vraiment couillonner dans les grandes largeurs par Emmanuel Macron, comme Hollande lui-même aurait tendance à le dire, mais là c’est presque pire. En effet, quel est ce parti de gouvernement où un ennemi idéologique (car il ne fait guère de doute désormais que le dit Macron, s’il a des convictions, a gardé et développé celles de son milieu d’origine) monte au plus haut du pouvoir d’État lorsque ce parti le détient en principe? Plus généralement, quel est ce parti dit « socialiste » qui engendre de fait par scission d’une partie de son aile droite un parti aussi « (néo-)libéral » que LREM? Pour l’instant, le PS en tant qu’organisation n’a eu aucun réflexion sur ce développement, et ne semble guère avoir pris la mesure de l’impact que cette filiation PS-LREM peut avoir sur l’électorat de gauche. (Il se trouve que le Parti démocrate (PD) italien a connu un phénomène assez similaire. Matteo Renzi a réussi à s’emparer de la direction du PD, puis de la tête du gouvernement, en écartant le groupe dirigeant de centre-gauche. Heureusement pour le PD, la réforme constitutionnelle très à droite visant à pouvoir faire passer en force toutes les réformes néo-libérales possibles et imaginables, que le dit Renzi avait fait voter par le Parlement élu en 2013, a été très largement refusée par les électeurs italiens fin 2016, provoquant la chute du gouvernement Renzi et le retour à une direction de centre-gauche à la tête du PD. Finalement, après quelques années de flottement, le dit Renzi a quitté le PD en 2020 avec ce qu’il faut bien appeler ses obligés (les députés et sénateurs qu’il avait fait élire en 2018 en les plaçant sur les listes du PD) . Il a créé ses propres groupes parlementaires à la Chambre et au Sénat, et son propre petit parti centriste, très très centriste, sans aucun attrait sur l’électorat italien d’ailleurs. Le PD se repositionne depuis lors au centre-gauche, il est certes très très loin d’être à gauche, mais, au moins, n’est-il plus dirigé par un homme dont tout porte à croire qu’il a toujours été un homme de droite. )

Au final, cette situation lié au quinquennat Hollande est tragique pour toute la gauche. Car, clairement, le parti qui occupait le centre-gauche depuis les années 1970 est électoralement mort, au moins à l’échelle nationale. Les actuels dirigeants du PS ont cru ne pas l’être en regardant les résultats des municipales, départementales et régionales de 2020 et de 2021. Ils auraient tout de même pu regarder le score d’une ancienne ministre de F. Hollande dans la région Auvergne Rhône-Alpes. Cela ne laissait présager rien de bon. La plus-value auprès des électeurs apportée par le fait d’avoir été Ministre sous Hollande semble bien faible.

Cette situation de carence de l’offre au centre-gauche est d’autant plus tragique que le « peuple de gauche » aurait encore plus qu’en 2012 quelques revendications à faire valoir. Il ne se passe en effet pas un jour sans qu’on entende parler d’un secteur de l’action publique en souffrance (éducation, justice, santé, logement, etc.) et sans qu’on se dise que tout cela correspond(ait) à des aspirations en général assumées par la gauche de gouvernement (et par la droite républicaine quand elle n’était pas encore devenue « décomplexée »). Tout le bilan des politiques publiques pendant le quinquennat Macron, qui a déjà été et va être publicisé par diverses instances (privées ou publiques) à l’occasion de cette présidentielle 2022 va montrer que tout ce qui était pris en charge par la gauche de gouvernement depuis un siècle a souffert. Les macronistes vont se défendre bien sûr, en soulignant les quelques avancées qu’ils mettent toujours en avant (ah oui, le dédoublement des classes de CP dans les écoles aux publics difficiles, le reste à charge zéro pour les appareils auditifs et les lunettes…). Mais il sera difficile d’y croire, l’arbre ne fait pas la forêt. Plus les divers spécialistes sectoriels font les bilans pour leur secteur, plus le désastre d’ensemble pour les politiques publiques apparait. Pour ne prendre qu’un seul exemple, les macronistes, pourtant des libéraux en économie, n’ont même pas été capables de légaliser l’usage du cannabis (avec THC), malgré un rapport en ce sens d’un de leurs propres députés, et font tout pour saboter l’émergence en France d’un marché légal du CBD (le cannabis sans THC) pourtant avalisé par un jugement européen, alors même que cette légalisation du cannabis (avec THC) aurait pu correspondre à une désescalade dans les relations entre une partie de la population et la police, à la création d’un marché nouveau, à une aide bienvenue à un secteur de l’agriculture française, et surtout à l’idéologie libérale professée en 2017 (et mise en œuvre par ailleurs avec la foi du charbonnier). Ou encore pensons au refus obstiné de donner accès au RSA à tous les jeunes le nécessitant au profit d’usines à gaz bureaucratiques censées atteindre le même but. Ou à la catastrophe depuis 2017 en matière d’offre immobilière (y compris par les promoteurs privés). Ou au sous-financement des Universités face à la hausse du nombre d’étudiants (dans toutes les filières [par ex. droit, médecine, gestion], pas seulement celles menant aux bien connues licences, masters et doctorats en « islamo-gauchisme intersectionnel ») . Ou aux EPHAD qu’il s’agit surtout de ne pas trop surveiller. Bref.

Bien sûr, au delà d’une Hidalgo touchée coulée et d’une Taubira qui va devoir sérieusement bosser ses dossiers pour ne pas connaître le même sort, il reste trois autres candidats à gauche (en excluant les trois trotskystes). Roussel, Jadot, Mélenchon. Le candidat issu de la « primaire écologiste » baisse lui aussi nettement (de plus de 8% en octobre 2021 à moins de 5% début février 2022). Inversement, Roussel augmente un peu (de 2 à 3%). Mélenchon lui oscille autour de 10%. On marquera que les deux qui se maintiennent ou progressent se trouvent être les plus traditionnellement à gauche. De fait, il reste encore l’hypothèse d’un décollage plus franc de Mélenchon, le « trou de souris » comme il le dit lui-même. On serait alors dans la situation qu’a connu la Grèce en 2012-2015 quand à l’écroulement du PASOK a fait pièce la percée de SYRIZA. Vu les incertitudes sur le flanc droit de la compétition(Pécresse/Zemmour/Le Pen), ce n’est bien sûr pas totalement impossible de voir Mélenchon se qualifier au second tour, qu’il l’emporte à ce second tour est encore une autre paire de manche. Ce serait en effet vraiment une première dans toute l’histoire politique de la France qu’une majorité de gauche gagne avec un leadership issu de son aile gauche. Ce ne fut pas le cas en 1936 (Blum), en 1956 (Mollet), en 1981 (Mitterrand), en 1988 (Mitterrand), en 1997(Jospin), ou en 2012 (Hollande). Ou alors il faudrait (re-)découvrir d’ici le 10 avril 2022 que Mélenchon n’est dans le fond qu’un social-démocrate un peu bourru. (En vérité, vu sa longue carrière au sein du PS, c’est bien le cas, mais les deux sont valables : social-démocrate et bourru.)

Le candidat des écologistes (Jadot) pourrait incarner ce leadership de gauche plus centriste, mais encore aurait-il fallu que cela soit acté depuis des mois par un ralliement de toutes les forces issues du PS (sauf bien sûr Hollande et consorts si l’on suit mon raisonnement). C’est vraiment bien tard pour une telle opération.

L’enjeu à ce stade commence du coup à être tout autre : que va-t-il rester de toute la gauche, écologistes compris, aux législatives? Pas grand chose à mon avis. Les députés survivants vont être très rares. On peut comprendre du coup la stratégie du PCF d’essayer d’exister lors de cette campagne. Il faut sauver les derniers députés du parti de Maurice Thorez, et le camarade Roussel semble mener ce combat-là non sans une certaine efficacité.

Bref, à part un miracle... les cinq prochaines années seront encore celles de l’opposition pour la gauche. Et là, il va bien falloir une vraie remise à plat. Or, vu les projets des deux candidats les plus susceptibles d’être élus ou réélus à ce stade, Macron ou Pécresse, il va y avoir du sport, car toutes les difficultés que les spécialistes décrivent du côté des politiques publiques ne vont pas disparaître le lendemain de l’élection, et nos deux vainqueurs probables n’ont aucune idée un peu crédible pour redresser la trajectoire, bien au contraire. De larges secteurs de la société française vont avoir de quoi se mobiliser.

Ah, mais homme de peu de foi que je suis, pour nous éviter ce long chemin de croix, ô Sainte Taubira, patronne des causes désespérées, sauvez-nous! Dites-nous un psaume, un poème, un discours, de vous, ô génie de notre belle langue, et notre peuple, votre peuple désormais, se lèvera en ce 10 avril, et l’espoir des jours heureux renaitra! Amen.

Post-scriptum (en date du 9/2/22): les intentions de vote de dame Hidalgo et de dame Taubira plongent plus vite que je n’arrive à mettre à jour mes propos. Par exemple, dame Hidalgo aux derniers pointages du Conseil constitutionnel dispose de ses 500 parrainages et plus, et dame Taubira n’en a que moins de 40. C’est là une extraordinaire illustration de la force maintenue du PS parmi les élus locaux et de son image désastreuse auprès des électeurs. A confirmer bien sûr le 10 avril. Mais vraiment là remonter de presque plus rien à quelque chose, cela serait là pour le coup une vraie « remontada », n’est-ce pas Arnaud?

Erratum (en date du 11/2/22) : J’avais mis dans une première version de ce post que l’on ne savait pas pourquoi F. Roussel n’était pas dans la liste des candidats-malgré-eux (comme Jadot, Hidalgo et Mélenchon). Selon Libération, il n’a pas reçu des parrainages en nombre suffisant pour être proposé. Il n’y a donc rien d’obscur là-dedans, mais cela constitue plutôt un indice intéressant des électeurs qui ont été intéressés par cette démarche. Pas les partisans de Roussel et/ou du PCF tel qu’il l’incarne en tout cas. L’évolution et les bons résultats dans les sondages de la ligne « 100% terroir, diesel et nucléaire » de Fabien Roussel constitue le reflet inverse de cette non-qualification.

B. Hamon l’européen, victime de ses soutiens académiques?

Si l’on en croit tous les sondages publics disponibles à quelques jours seulement du premier tour de l’élection présidentielle de 2017, le candidat de la « Belle Alliance populaire », désigné par une primaire ouverte, Benoit Hamon, va connaître dimanche prochain son Waterloo. Il est en effet maintenant situé en dessous de 10% des suffrages. La présence dans ce maigre total mesuré par les sondeurs de deux électorats d’appoint, celui écologiste fidèle à EELV ou celui radical au PRG, signale s’il en était besoin l’ampleur de l’écroulement du candidat officiel du PS. Or, paradoxalement, ce candidat en grande difficulté  se trouve être sans doute celui qui bénéficie des soutiens les plus forts parmi les dominants du champ académique marqué à gauche (Thomas Piketty, Dominique Méda, etc.). Ceux-ci ont investi dans sa campagne, en particulier parce qu’ils ont conçu le programme européen du candidat. Il existe même en librairie depuis un mois un ouvrage pour expliquer les détails de la proposition de ces intellectuels : Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacristie, Antoine Vauchez, Pour un traité de démocratisation de l’Europe (Paris : Seuil, 2017), avec en bandeau Thomas Piketty pour bien attirer le chaland. L’ouvrage reprend et affine les propositions qu’a fait T. Piketty depuis quelques années déjà.

Ces intellectuels – dont on pourrait s’amuser à décrire leur position favorable dans le champ académique – ont donc proposé à B. Hamon d’effectuer une critique interne de l’Union européenne. Ils en décrivent ainsi les défauts et proposent des solutions réalistes à leurs yeux qui ne mettent pas à bas tout l’édifice, mais le modifient substantiellement. Celle qui a connu le plus de publicité n’est autre que la création d’une « assemblée parlementaire de la zone euro » fonctionnant sur des principes démocratiques plus classiques pour la gérer que ceux de l’actuelle situation. Or, sauf à tenir pour totalement anecdotique la position en matière européenne des différents candidats, force est de constater que cette option n’a pas beaucoup contribué à séduire l’opinion de gauche : l’option de l’adaptation à marche forcée à l’ordre européen existant (soit celle d’Emmanuel Macron), ou celle de sa critique radicale à grand renfort de bruit et de fureur (soit celle de Jean-Luc Mélenchon) fonctionnent, toujours selon les sondages disponibles, beaucoup mieux.

Il se peut bien en effet que, sur ce point, les électeurs soient plus rationnels que nos distingués collègues. En effet, dans un ensemble aussi vaste et divers que l’Union européenne actuelle, ou même que la seule zone Euro, il est sans doute déraisonnable de laisser croire qu’une réforme puisse être portée par un seul pays. De fait, toutes les grandes avancées des Communautés européennes, puis de l’Union européenne, ont été portées l’accord des élites politiques des principaux pays. Or, à suivre la campagne électorale, la proposition Hamon-Piketty apparait ainsi isolée, sans alliés européens bien précis pour l’imposer, ne serait-ce que sans alliés européens au niveau intellectuel, puisque nos braves penseurs ont oublié de mobiliser quelques intellectuels étrangers à l’appui de leur noble cause – ne serait-ce que dans leur livre.

Du coup, il parait plus simple de se plier à la règle commune comme propose de le faire le haut noble d’État E. Macron en faisant à marche forcée de la France un autre paradis néo-libéral – ou social-libéral si l’on veut – à l’image de l’Allemagne, ou de la refuser  comme le tribun de la plèbe Jean-Luc Mélenchon en se noyant dans une nuée de drapeaux tricolores tout en scandant « Résistance! ». En somme, en 2017, aux yeux de la plupart des électeurs de gauche sans doute instruits par l’expérience des dernières années, on ne peut pas changer l’Europe, on s’adapte ou on la quitte. Tertium non datur.

Des salauds en casquette… aux salauds en T-shirt.

Le conflit autour de la « Loi travail » suit imperturbablement son cours depuis des mois, et comme tout conflit d’une certaine ampleur, il permet de clarifier les positions des uns et des autres.

La récente sortie d’Emmanuel Macron face à deux syndicalistes sur leurs t-shirts qui ne lui font pas peur et les costumes qu’on doit s’acheter grâce à son travail n’a été que l’un de ces mots doux qui traduisent la réalité des luttes (de classe) dans la France (apaisée) d’aujourd’hui.

Bien sûr les grévistes de la CGT sont des sortes de « voyous » ou de « terroristes » pour le responsable du MEDEF. Of course, le chômage de masse, c’est la faute de ce même syndicat, selon ce même homme qui parle d’or. Bien sûr une grève qui gêne quelque usager ou une personne qui veut travailler, c’est « une prise d’otage » pour la Ministre (socialiste!) du travail. Et naturellement, pour la même Ministre, la « majorité silencieuse » est du côté de sa réforme – nonobstant les sondages indiquant le contraire, mais il est vrai que, pour répondre à un sondage, il ne faut pas par définition rester silencieux, CQFD. (Quand on connait un peu l’histoire de ce terme de « majorité silencieuse », on se dit que soit la Ministre en question n’a aucune culture politique et utilise les mots du sens commun conservateur sans réfléchir à l’énormité ainsi proférée pour une personne s’inscrivant à gauche, soit que, décidément, elle se situe en réalité très à droite et sait très bien manier la rhétorique conservatrice.)

Et puis ceux qui, à gauche, soutiennent les grévistes et autres protestataires  ne font, selon un autre Ministre, rien moins que « le jeu du Front National », et sans doute nous promettent le retour des heures les plus sombres de notre Histoire. Il faut que la gauche reste unie (derrière F. Hollande)… sinon cela sera… Hitler Marine Le Pen.

Un chouïa de violences policières, un peu excessives tout de même, pour donner un peu de corps  à ce brouet. Un Président de la Commission européenne qui vient ajouter son grain de sel en précisant que cette « Loi travail » est certes  bien sympathique, mais qu’elle ne va pas assez loin. Du coup, avec tout cela, il semble même aux dernières nouvelles qu’un Alain Touraine en soit sorti de la tombe où il s’apprêtait à entrer  pour se plaindre du sort fait aux acquis du mouvement ouvrier. Réussir à faire en sorte de reclasser A. Touraine à gauche de la gauche, il fallait le faire tout de même.

On en passe et des meilleures. Et le tout agrémenté du mot de « progrès » répété inlassablement pour justifier le tout.

Si F. Hollande compte vraiment sur cet épisode pour passer le premier tour de l’élection présidentielle à venir, c’est  vraiment là un pari fort intéressant. Il me semble surtout en bonne voie de réussir la « Pasokisation » ou la « PvdAisation » du PS. C’est la touche (finale?) à la grande œuvre commencée à l’été 2012 avec le refus d’aller à l’affrontement politique avec l’Allemagne conservatrice d’A. Merkel. Quelle meilleure démonstration pouvait-il offrir en effet pour finir son quinquennat aux électeurs encore de gauche  qu’en réalité la majorité du PS (qui le suit tout de même dans cette aventure) n’a rien rien d’autre à proposer qu’une version hypocrite de l’ajustement (néo-libéral) aux contraintes de la zone Euro? La régression nommée progrès.

Les électeurs de gauche n’avaient pas voté pour cela, et ils risquent de s’en souvenir, comme d’autres électeurs ailleurs en Europe..

Les vertiges du succès.

François Hollande a réussi un exploit avec son émission télévisée de hier soir. Il a réussi en effet à se faire traiter de nul par Bernard Guetta le lendemain matin sur France-Inter. Le géopoliticien maison a certes cru bon de nuancer son propos en soulignant que tous les exécutifs du monde étaient nuls en ce moment et largement dépassés par les événements, mais, tout de même, de la part d’un très légitimiste Bernard Guetta qui vient juste de se rendre compte que le « démocrate-musulman » Erdogan est un tyran en devenir, cela m’a fait tout drôle au petit déjeuner. Les Gorafistes auraient-ils pris le contrôle des ondes de service public?

Et, puis ensuite sur les mêmes ondes, il y eu le plus accommodant sondeur Jérôme Jaffré qui, tout en soulignant prudemment que cet entretien télévisé posait des jalons pour la possible reconquête de l’opinion publique par F. Hollande, a qualifié d’« anti-communication » la déclaration du Président  affirmant que « la France va mieux », tellement en effet les Français eux n’ont pas du tout cette impression.

Ce n’est pas très étonnant d’ailleurs. Il faut rappeler en effet que, si certains indicateurs s’améliorent (un peu) comme l’a dit F. Hollande (celui du déficit public par exemple pour l’année 2015), celui qui concerne la principale préoccupation des Français selon les sondages – le chômage – vient encore de battre un record le mois dernier. Le matin même, l’économiste Eric Heyer de l’OFCE affirmait sur une chaîne de télévision que, sauf événement économique contraire inattendu, le chômage allait baisser désormais lentement, mais qu’il faudrait 7 à 8 ans (sic) pour retrouver le niveau de chômage d’avant le crise de 2007-8. Autrement dit, vu du monde du travail, les perspectives de ce côté-là restent noires, et elles risquent bien de le rester encore longtemps – pour un temps tellement long, me suis-je dit, que quelque chose (de très désagréable) risque bien de se passer en France d’ici là.

Dans l’immédiat, je suis comme bien des gens persuadé que F. Hollande va au désastre s’il se présente à l’élection présidentielle. Il sera battu. Il faut dire que la « Belle Alliance populaire » , nom de scène du groupe de politicard(e)s rassemblés cette semaine par J. C. Cambadélis au nom du PS pour le soutenir, fait immédiatement penser au nom de la ferme de « Belle Alliance » qui fut longtemps le nom de la bataille de Waterloo en allemand (« Belle-Alliance Sieg »). Je serais un fanatique d’occultisme, j’y verrais d’ailleurs l’évident présage que F. Hollande et ses derniers grognards vont être écrasés par la mâchoire des exigences britanniques et allemandes sur l’Europe.

De fait, la question qu’on devrait se poser désormais, c’est quelle excuse F. Hollande peut trouver pour ne pas se représenter.

En effet, tous ceux qui appellent F. Hollande à ne pas briguer un second mandat sous-estiment le poids d’opprobre qu’une telle décision ferait porter sur le personnage. Sous la Vème République, tous les Présidents de la République se sont représentés s’ils en avaient la possibilité. De Gaulle, VGE, Mitterrand, Chirac, Sarkozy l’ont fait. Il n’y a bien que G. Pompidou qui ne l’ait pas fait pour cause de décès prématuré. Ne pas se représenter se serait admettre aux yeux des Français et du monde entier que l’on n’était pas, comme s’est lâché à le dire ce matin B. Guetta, « fait pour le job ». C’est donc perdre complètement la face, et rester pour quelques années ensuite le Président le plus mauvais que la Vème République ait connu. Un exemple définitif du célèbre « Principe de Peter ».

Il vaut donc mieux pour F. Hollande aller bravement au désastre électoral qu’il pourra toujours attribuer ensuite à la conjoncture économique, à la crise européenne, à la désunion de la gauche, aux écologistes, aux jeunes, aux vieux, à Bolloré, à BFM, à Marianne, au MEDEF, aux syndicats, aux intellectuels, aux blogueurs, etc.. La seule façon d’échapper à ce désastre serait de trouver une bonne excuse pour ne pas se représenter qui ne soit pas liée à son échec à mener une politique qui satisfasse une majorité de Français. Le plus simple serait de se déclarer malade (et de l’être vraiment), par exemple d’un cancer – cela ferait certes mitterrandien ou pompidolien, mais cela permettrait aux éditorialistes de gloser ensuite sur l’époque nouvelle où la transparence est reine. F. Hollande en sortirait grandi. Les malades ne nous gouverneront plus. Une maladie neurodégénérative, point trop invalidante tout de même,  serait aussi très bien vue. Des problèmes cardiaques me paraitraient un peu limite – faisant croire à une excuse foireuse du genre : « Désolé, j’ai piscine. » – sauf à faire un grave malaise en une circonstance publique, à l’étranger si possible pour prouver que c’est vraiment du sérieux. Avec une maladie déclarée, l’obligation d’exprimer de la compassion pour l’homme l’emportera dans l’espace public. J’entends déjà Marine Le Pen ou Nicolas Sarkozy souhaiter un bon rétablissement au Président et l’assurer de leur plus vif soutien dans cette terrible épreuve. Si la maladie est incapacitante, il faudra démissionner et le jeunot qui préside le Sénat se fera un plaisir d’assurer l’intérim.

Malheureusement pour F. Hollande, une maladie ne se décrète pas. Il faudra donc y aller bon gré mal gré, et composer avec les « vertiges du succès » dont nous avons eu un avant-goût hier soir. A ce train-là, on arrivera probablement quatrième au premier tour, mais l’honneur sera sauf.

Et, puis, avouons-le dans une bouffée de Schadenfreude : si F. Hollande se représente comme il semble s’y préparer, cela sera l’occasion de liquider électoralement tout ce beau monde qui se sera mis dans l’obligation de le suivre. Un magnifique nettoyage de printemps 2017. Patience donc. Et merci d’avance cher François.

Du triomphe de la droite pamphlétaire, et de l’échec du PS.

Depuis quelques semaines, si ce n’est quelques mois, la presse écrite qui se présente encore elle-même comme progressiste (Le Monde, Libération, le Nouvel Obs. Mediapart) se fait écho du triomphe  éditorial de tous les pamphlétaires qui se situent selon elle  dans le camp de la Réaction et donc, selon la formule consacrée, « font le jeu du FN ». Elle s’interroge d’un même mouvement sur le silence des « intellectuels de gauche ». Tout le monde y va de son explication ou de son incitation à la contre-propagande auprès du bon peuple (à ramener dans le « cercle de la raison », dans sa version de gauche si possible). Tout d’abord, comment ne pas remarquer que les formes de médiatisation de la pensée ont changé avec les transformations des médias? Il faut faire le « buzz » à coup de phrases « décomplexées », « sans tabous », mais pas trop quand même sinon, c’est le « dérapage ». Pour l’instant, sur ce terrain, il n’est que trop évident que la droite pamphlétaire dispose de l’avantage – justement parce que notre pays a été refondé en 1944-46 sur le refus même des valeurs de la droite d’avant 1940, et que, depuis les années 1970, le valeurs des citoyens et la législation y ont évolué en un sens libertaire. L’adultère n’est plus une faute légale, et les couples de même sexe peuvent se marier civilement. Les récents propos sur « la France pays de race blanche » d’une Nadine Morano n’ont d’impact dans les médias que parce justement le droit national et le droit européen ne raisonnent plus dans de tels termes. Ils les rejettent au contraire avec vigueur. D’autres font recours à l’histoire pour expliquer cet éternel retour de la Réaction dans le pays de la Révolution de 1789 – non sans aller chercher des causalités quelque peu étranges à mes yeux : comme ce journaliste du Monde, attribuant à l’heideggerisme de nos philosophes, le poids de la Réaction dans le monde intellectuel. Enfin, comment ne pas faire remarquer, comme l’ont fait divers représentants auto-institués de la corporation en question (de la jeune ou de la vieille garde!), que les « intellectuels de gauche »  continuent cependant à penser le monde, et même  à s’exprimer publiquement? Le magnifique article d’Alain Supiot, Pour un droit du travail digne de ce nom, dans le Monde du 16 octobre 2015 suffirait d’ailleurs à prouver qu’il existe encore des savants capables de penser l’avenir à partir d’une position de gauche.

Bien que non sans intérêt, ces débats entrelacés me semblent toutefois tronqués de quelques éléments de cadrage. En parlant de la situation française, la plupart du temps, nos commentateurs oublient le cadre européen plus général, voire occidental, dans lequel tout cela s’inscrit.

Tout d’abord, lorsque les commentateurs remarquent le succès en France de pamphlétaires comme Eric Zemmour ou de philosophes réactionnaires comme Alain Finkielkraut, ils isolent sans même s’en rendre compte notre pays de tendances plus larges qui opèrent en Europe. Dire du mal de l’Islam et voir  dans cette religion la menace ultime contre notre bien-être et nos libertés assure dans bien des pays européens un très solide succès de librairie. Et cela ne date pas désormais vraiment d’hier. Je pense par exemple au livre d’Oriana Fallaci, La Rabbia e l’Orgoglio (La rage et l’orgueil) publié en Italie au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 à New York. Ce fut un succès de vente extraordinaire dans la Péninsule, et, jusqu’à sa mort, en 2006, cette journaliste, de fait déjà fort célèbre bien avant ce livre (elle était née dans les années 1920), ne cessa de s’attirer des polémiques autour de ce sujet. Dans le même genre, on pourrait signaler le succès du livre de ce responsable socialiste (ouest-)berlinois, Thilo Sarrazin, Deutschland schafft sich ab (L’Allemagne se défait), publié en 2010 en Allemagne. Et comment ne pas rappeler que le néerlandais Pim Fortyun, l’un des premiers politiciens européens mettant clairement l’Islam à l’index à partir de positions libertaires (ce qui est en soi une formule paradoxale!), était, avant de devenir un politicien à succès, un sociologue confirmé? De fait, chaque Européen dispose sans doute désormais dans sa propre langue de pamphlets anti-islam correspondant à sa propre culture nationale, même si aucun de ces pamphlets n’a atteint un statut d’œuvre commune pour les Européens se sentant concernés par cette menace. Ce qui se passe sur la scène intellectuelle française ne doit donc surtout pas être séparé d’un contexte européen plus général de montée en puissance en Europe (et même plus largement dans le monde occidental) d’une rhétorique dirigée contre l’immigration en général et/ou l’Islam en particulier. Comme le montre la « crise des migrants » des derniers mois, les opinions publiques se polarisent en Europe sur la nature de l’accueil à accorder aux réfugiés,  parce que certains ne veulent les voir que comme des concurrents fort malvenus sur le marché du travail, ou encore comme des populations de religion musulmane, ou que, pire, ils les fantasment comme une « cinquième colonne » djihadiste. Un sondage paneuropéen (IFOP sur 7 pays européens, dont le Monde du 28 octobre 2015 rend compte sous le titre, Migrants : les réticences françaises) montre d’ailleurs que cette crainte se trouve fort loin de n’être le fait que de petites minorités paranoïaques (comme je le croyais d’ailleurs). Ce sont en effet de nettes majorités (64 à 85%) de répondants qui répondent aux sondeurs être d’accord avec l’affirmation selon laquelle « parmi les migrants qui arrivent actuellement en Europe se trouvent également des terroristes potentiels. » 69% des répondants français sont dans ce cas. No comment.

Ensuite, en dehors de cette grande vague anti-immigration (ou nativiste si l’on veut) observable dans la plupart des pays européens (et occidentaux),  il me parait logique, que sous un gouvernement de gauche (enfin officiellement de gauche, voir plus loin), la critique vienne surtout de la droite, et que Valeurs actuelles et Causeur se portent mieux que Libération et Alternatives économiques. Une bonne part des lecteurs ne paient pas pour lire des louanges du gouvernement en place et de sa politique, il préfèrent acheter des argumentaires pour entretenir leur bile. Des collègues politistes ont adapté à la France le « modèle thermostatique de l’opinion publique » inventé aux États-Unis : quand la droite est au pouvoir, l’opinion publique vire petit à petit à gauche à force de subir des mesures de droite, et inversement. Après trois ans de « hollandisme », il me parait du coup sans grande surprise que les succès publics de librairie aillent du côté de la droite. En effet, ce n’est pas que des livres de gauche ne soient pas publiés ces temps-ci, bien au contraire, mais le contexte de leur réception est rendu défavorable auprès du plus large public par la présence de la gauche au pouvoir. Plus généralement, quand on souligne le silence des « intellectuels de gauche », on suppose que seul l’émetteur et aussi les médiateurs se trouvent en cause, or les récepteurs ne doivent pas être négligés dans l’équation.

Par ailleurs, à cette situation si j’ose dire fort ordinaire, il s’ajoute la grande trahison que représente le « hollandisme » pour une bonne partie des électeurs de gauche. En effet, ce dernier est constitué par une rhétorique se situant bien à gauche lors du discours du Bourget de février 2012 pour gagner l’élection présidentielle en mobilisant les espoirs de ce camp (« Mon ennemi c’est la finance »), mais il adopte un fois arrivé aux affaires une politique qui se qualifie elle-même de « socialisme de l’offre » en 2013-14. Pour finir, le Président de la République « socialiste » finit par nommer un ex-haut responsable de la BNP comme Gouverneur de la Banque de France en 2015. Cette situation ouvre de fait un second front d’opposition, celui des gens de gauche bien énervés par cette situation – même si F. Hollande se défend de ne pas avoir affiché ses options par avance. Le choix du « socialisme de l’offre » revient de fait à sacrifier le sort présent de millions de gens au nom d’une reprise future de la compétitivité du pays. L’explosion du chômage de longue durée et surtout de celui des plus de 50 ans constituent deux illustrations de ce sacrifice consenti au nom de la compétitivité à retrouver. La palinodie autour du conflit social à Air France, où un jour le Premier Ministre Manuel Valls traite lors d’un interview martial en anglais les protestataires de personnes stupides, où, peu après, François Hollande, patelin lors d’une visite dans un chantier naval, finit par reconnaitre que licencier ce n’est pas très bien, et où enfin Michel Sapin, doctoral, fait bien comprendre que les pilotes d’Air France doivent accepter de travailler plus parce que la survie de l’entreprise l’exige vu les salaires pratiqués par les concurrents, ne peut qu’énerver encore plus toute cette gauche qui s’est sentie trahie dès l’automne 2012 pour les plus attentifs (dont les ouvriers à en croire les sondages) et en 2014 pour les autres (avec l’annonce du « Pacte de responsabilité »  en janvier et l’arrivée du gouvernement Valls-Macron à la fin de l’été). Ces derniers temps, ce sont en plus les écologistes qui semblent en prendre particulièrement pour leur grade, comme avec le projet de relance des travaux de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes à compter de 2016. En même temps, cette gauche des déçus ne devrait pas l’être, car les gens un peu informés savaient bien qu’il n’y avait rien d’autre à attendre d’un François Hollande. Un journaliste a même fait récemment un ouvrage pour établir à nouveaux frais ce fait: F. Hollande a toujours été un penseur de l’aile droite du PS. Cependant, cette situation de déception à gauche complique les choses. Un Michel Onfray, pourtant un libertaire qui n’aurait jamais rien dû attendre en principe du PS,  s’est indigné récemment que ce gouvernement néglige le (petit) peuple de France, « son peuple » dit-il emphatiquement, au profit des migrants ou d’autres minorités. Il s’attire du coup une longue réponse de Laurent Joffrin dans Libération. Cette dernière est d’ailleurs fort significative : le PS depuis 1983 a essayé de gérer au mieux de ce qu’il croyait être les intérêts populaires. Et il n’est pas responsable du chômage… Or il se trouve que toutes les campagnes du PS depuis 1981 ont prétendu qu’une solution au chômage pouvait être trouvée si les électeurs portaient ce parti au pouvoir. F. Hollande ne fait pas exception à la règle. Il a même promis de ne pas se représenter si ce dernier ne baisse pas avant 2017. De fait, à moins d’être totalement aveugle à toutes les données de l’appareil statistique de notre pays, il est évident que les classes populaires, dans toutes leurs composantes, natives ou immigrées, souffrent particulièrement de la crise économique ouverte en 2008. La France n’est certes pas la Grèce, mais le pouvoir actuel aura beaucoup de mal à prétendre qu’il défend tout particulièrement les classes populaires. Ou alors, s’il le fait avec sincérité comme le prétend son avocat, Laurent Joffrin, il est tout de même très maladroit. Euphémisme.

De fait, au delà du silence des intellectuels de gauche, les perspectives de la gauche, qu’elle soit politique ou intellectuelle d’ailleurs, sont plombées à court terme par une politique économique et sociale de F. Hollande qui n’apparait aucunement comme protectrice des salariés ordinaires – en dépit de toutes ces prétentions en ce sens. Le possible basculement de la nouvelle Région Nord-Picardie au profit du FN serait alors surtout une illustration de cette incapacité de la gauche (socialiste) à apparaître comme le parti de la protection contre les aléas du marché, ce qui pourtant avait fait son succès sur la longue durée (dès avant 1914). Mais, là encore, comme le montrent les évolutions plus générales en Europe, la France ne constitue pas un cas si particulier que cela : le socialisme traditionnel parait aux électeurs de moins en moins comme porteur de protections pour l’ensemble de la population des salariés réels et/ou potentiels. Les récentes élections polonaises confirment la confiscation par le PiS, conservateur, nationaliste et catholique, de ce thème de la protection au détriment de la gauche de ce pays, qui, même après des années d’opposition aux gouvernements libéraux de PO, n’arrive décidément pas à se relever de ses compromissions néo-libérales des années 1990-2000 (et de son arrière-plan communiste des années 1945-1989).

En résumé, j’aurais tendance à appeler chacun dans la vraie gauche à prendre son mal en patience. Les pamphlétaires de droite vivent effectivement leur grand moment. Une fois la droite revenue au pouvoir après 2017, il sera bien temps de faire revivre la figure de l’« intellectuel de gauche », qu’il soit d’ailleurs individuel ou collectif comme le préconisait Pierre Bourdieu à la fin de sa vie – en espérant en plus que le PS actuel ait sombré entre temps avec F. Hollande & Cie. En effet, même si les intentions du PS étaient bonnes comme le dit Laurent Joffrin, son échec ouvrira sans doute la voie à un nouveau parti de la gauche qui devra redéfinir complètement la stratégie de défense des classes populaires et des classes moyennes qu’il entend défendre. C’est à ce moment-là que les intellectuels, plus généralement les novateurs à gauche (pas ceux qui rabâchent le catalogue de la « réforme » façon années 1980 et qui aboutissent à un Emmanuel Macron, ministre de l’Économie), pourront se faire entendre des élus de gauche, parce que le PS des Hollande, Royal, Fabius, Cambadélis & Cie sera allé jusqu’au bout de sa logique politique et économique. Un vrai bilan de l’action de la gauche de gouvernement depuis 1981  s’imposera sans doute d’autant plus facilement que la défaite de 2017 sera cuisante et sans appel pour le « hollandisme », ce qui n’est pas sûr évidemment, mais tout de même fort probable.

Bilan (personnel) des départementales 2015 : la routine (éternelle?) de la Ve République.

Dans la métropole de Lyon, nous n’étions pas invité à voter pour les départementales de mars 2015, puisque ici les compétences du département et de l’intercommunalité ont été dévolues depuis le 1er janvier 2015 à l’assemblée intercommunale élue l’année dernière à travers les municipales. Je n’ai donc pas pu suivre en direct une campagne départementale, et je n’ai eu finalement accès qu’aux résultats de ces départementales tels qu’ils ont été diffusés par les médias nationaux.

Contrairement aux commentateurs qui en ont souligné les nouveautés (parité, percée du Front national au premier tour, implantation nationale de ce dernier, effondrement de la gauche en général, etc.), je reste frappé par la normalité des résultats si on les examine dans la perspective longue de la Vème République.

Premièrement, comment ne pas voir qu’il s’agit d‘élections intermédiaires classiques désormais pour une Vème République complètement incapable depuis la fin des « Trente Glorieuses » de mener des politiques publiques qui satisfassent des majorités durables d’électeurs ? Comme d’habitude, en particulier avec le chômage de masse qui persiste et embellit depuis des lustres,  le camp gouvernemental se prend une rouste (méritée), et l’opposition classique (en l’occurrence la droite républicaine) l’emporte (sans grand effort). L’alliance partisane UMP-UDI-Modem gagne en effet très largement l’élection en voix (33,3% des suffrages exprimés selon les calculs des collègues de Slowpolitix). La droite (y compris les divers droite) l’emporte largement en terme de sièges de conseillers départementaux (plus de 2400), et en terme de présidences de départements (67 sur 98). Le rapport de force droite/gauche à ce niveau est ainsi complètement inversé.  C’est d’autant plus remarquable qu’il y a quelques années, dans une conjoncture similaire pour les forces soutenant le gouvernement en place, des commentateurs de droite pleuraient dans le pages du Monde sur l’implantation locale perdue de la droite et du centre, et n’y voyaient pas de remède. Il suffisait pourtant d’attendre le retour du balancier. Quod demostrandum erat. Du coup, attribuer à l’action de Nicolas Sarkozy himself cette victoire constitue une affirmation bien héroïque à tous les sens du terme, elle résulte surtout du traditionalisme de l’électorat français -en fait du traditionalisme de la (toute petite) majorité de votants parmi les inscrits!  N’importe quel leader de la droite aurait sans doute gagné cette élection départementale. Ceux des électeurs qui se déplacent pour voter ne sont de toute façon pas prêts dans leur majorité pour essayer des nouveautés. Pas d’aventurisme surtout.

Deuxièmement, dans le camp de la gauche, si l’on observe le nombre de conseillers départementaux élus et encore plus les présidences des départements conservés (ou gagné), comment ne pas être frappé par la prééminence maintenue du PS? Même à cet étiage bas, le PS dispose encore selon les calculs des Décodeurs du Monde d’un peu plus de 1000 conseillers départementaux, alors qu’EELV plafonne à 48,  le PRG à 65 et le FG (PCF et PG) à 156.  Selon les collègues de Slowpolitix,  la proportion de voix obtenus par les partis situés à la gauche du PS au premier tour serait de 10,1% des suffrages exprimés, alors que le PS serait lui à 24,7%.  Les candidats du PS auraient donc réussi à mobiliser en leur faveur un électorat près de deux fois et demi plus important que celui de ses alliés (habituels) à gauche. Il reste en fait le seul parti de gauche à avoir un maillage territorial important (même s’il y a désormais des conseils départementaux d’où il est absent ou marginalisé), et presque le seul à conserver des présidences de conseils départementaux. Selon les calculs des décodeurs du Monde, le PS serait même le parti de gauche où le taux de survie des sortants se représentant serait le meilleur! 61% des sortants socialistes se représentant auraient retrouvé leur siège, contre seulement 46% des anciens élus divers gauche, 56% des élus communistes et 55% des radicaux de gauche. Les élus EELV qui se représentaient n’auraient été que 6 sur 22 à revenir siéger dans l’arène départementale, et les élus FG (non-PCF) seulement 4 sur 12. De fait, la modération du PS, autrement dit le fait de se situer à la droite de la gauche, lui permet de continuer à dominer de très loin les autres partis de gauche en terme d’élus départementaux. Dans la perspective de la « reconstruction de la gauche » après sa (à ce stade très probable) éviction (probablement fort méritée) du pouvoir national en 2017 (si le quinquennat va à son terme naturel), cette donnée – la prééminence de la gauche (très) modérée au niveau des élus locaux –  continuera à jouer à plein. Les autres partis de gauche connaissent eux, soit la poursuite de leur interminable déclin  (comme pour le PCF qui ne préside plus qu’un département), soit une implantation locale toujours très limitée et le plus souvent dépendante du bon vouloir du PS lui-même (EELV en particulier, qui lui ne préside toujours aucun département à ce jour).

Troisièmement, contrairement à l’image qu’en ont donnée les médias, il faut souligner que, envisagé du point de vue stratégique, le FN s’est pris lui aussi une rouste lors de ces départementales. Certes, il fait au premier tour de l’élection départementale son meilleur score pour ce qui concerne une élection locale (25,7% des suffrages exprimés toujours selon les collègues de Slowpolitix), mais, au second tour, c’est globalement la branlée. Il réussit certes à obtenir beaucoup plus d’élus qu’auparavant (68, il n’en avait que deux), mais il se fait battre dans la plupart des cas quand il s’avère présent au second tour. La logique du scrutin majoritaire à deux tours – au premier tour, on choisit, au second tour, on élimine – fonctionne donc encore à plein à son détriment. Et cela vaut aussi en cas de triangulaire : toujours selon les décodeurs du Monde, les binômes FN ne remportent que 5 triangulaires sur les 273 auxquels ils ont participé, soit un taux de succès (misérable) de 1,8%.  Cette logique, qui vaudrait d’ailleurs pour tout parti se situant à une extrême du système politique se retrouvant dans la même situation, est renforcée, d’une part, par l’absence totale de parti allié du FN qui soit de quelque importance (les autres partis d’extrême droite aurait recueilli, 0,1% des suffrages exprimés, et encore je parie que le gros de ces voix concernent le rival de la « Ligue du sud » de Bompard & Cie),  d’autre part, par la médiocre éligibilité des binômes proposés par le FN à l’attention des électeurs. Le Monde a publié un article cruel sur une candidate FN dans l’Aisne, soulignant à quel point le FN manque d’éligibles même là où il dispose a priori d’électeurs. Certes, il semble qu’une partie des électeurs de la droite le rejoignent en cas de duel FN/gauche, mais ce transfert de voix n’est pas appuyé par une consigne partisane en ce sens, encore moins par une alliance en bonne et due forme. Le FN peut bien se glorifier d’être (en suffrages exprimés) le « premier parti de France » (aux européennes de 2014), il reste le vilain petit canard de la politique française avec lequel personne ne veut patauger. Ce constat n’est sans doute pas étranger à la crise  au sein du FN autour des déclarations de J.M. Le Pen dans les jours qui ont suivi ces résultats. De fait, si aucun parti ne veut s’allier dans le futur avec le FN, ce reniement du fondateur par la direction actuelle du FN, dont sa propre fille,  ne servira pas à grand chose. En effet, s’il veut l’emporter, s’il reste sans allié, le FN doit nécessairement  être majoritaire à lui tout seul. Or, dans un scrutin majoritaire à deux tours comme les départementales, ce seuil lui est en l’état présent des rapports de force la plupart du temps inaccessible. En principe, les régionales lui sont un peu plus favorables, puisqu’au second tour, une majorité relative suffit pour emporter une région. Cela reste toutefois à vérifier, et ce mode de scrutin des régionales pourra toujours être modifié par les autres partis largement majoritaires à l’AN et au Sénat si besoin est s’il permettait trop souvent au FN d’accéder seul aux responsabilités régionales (ce qui a été déjà fait en 2004 suite aux élections régionales de 1998). En somme, le seul espoir pour le FN solitaire d’accéder au pouvoir  demeure l’élection présidentielle – et en imaginant que des (r)alliés viennent ensuite à la soupe une fois la victoire présidentielle acquise pour assurer une majorité parlementaire permettant de gouverner ensuite. Les départementales de 2015 tendraient pourtant à indiquer qu’il s’agit d’un espoir bien ténu. Le FN reste un tiers exclu de la politique française – tant que personne ne lui ouvre la porte.

Quatrièmement, au total, est-ce qu’on ne doit pas constater surtout l’inertie du système politique français? Nous sommes pourtant dans une crise économique majeure, le chômage est au plus haut, les sondages d’opinion montrent une insatisfaction massive de l’opinion envers les politiques, l’abstention persiste et signe, mais, finalement, pas grand chose de nouveau ne se passe. L’alternance régulière entre la droite républicaine et la gauche continue à s’effectuer, sans que le FN – qui occupe pourtant tant les médias  aux deux sens du terme – perturbe le jeu politique tant que cela. Il n’a même pas réussi à conquérir une présidence de département, et il n’a même pas réussi à bloquer par sa présence même le moindre conseil départemental. E la nave va.

Par ailleurs, aucune autre force politique alternative que le FN n’émerge au niveau national, en particulier à gauche, comme le note plus généralement le collègue Fabien Escalona, spécialiste des gauches européennes, sur Slate.  On reste toujours dans cette atonie de la gauche de gauche observable en France par comparaison depuis 2010 au moins – en dehors du feu de paille Mélenchon aux présidentielles de 2012. En effet, je veux bien que la situation grenobloise soit un signal important avec la victoire dans deux cantons de binômes du « Rassemblement citoyen » soutenant l’actuel maire de Grenoble, mais cet événement ancré déjà dans une longue histoire de la ville des Alpes  ne correspond pas à un bouleversement des rapports de force nationaux au sein de la gauche. Ce phénomène général d’inertie s’est trouvé sans doute renforcé par la caractéristique même de ces élections départementales. En effet, malgré leur nationalisation due à leur organisation en une seule fois sur la France entière, ces départementales restent destinées à désigner des élus locaux, dont les compétences (un peu floues en plus ces temps-ci…) ne sont susceptibles de mobiliser sur le fond des politiques publiques concernées qu’une part limitée des électeurs. La part de notabilité locale dans chaque élection n’est sans doute pas non plus à négliger – contrairement d’ailleurs à ce qu’avait pu faire penser le redécoupage des cantons et l’introduction des binômes paritaires. Surtout, dans ce résultat finalement si banal (en particulier si l’on observe « qui gagne à la fin »),  j’ai du mal à ne pas voir  le rôle central du mode de scrutin majoritaire à deux tours. En effet, ce scrutin oblige un parti nouveau qui veut avoir des élus, soit à attendre d’être à soi seul  majoritaire – ce qui n’a jamais pris qu’une bonne quarantaine d’années à un FN fondé tout de même en 1972… et encore le compte n’y est pas encore -, soit à s’allier avec plus centriste que soi, et donc à risquer de ne pas apparaître « nouveau » très longtemps aux yeux des électeurs. Pour prendre un exemple (facile, trop facile), avec ce que synthétise un personnage comme le sénateur Jean-Vincent Placé,  un parti comme EELV réussit à sembler aussi vieillot que le radicalisme de gauche, de droite ou du centre réunis, sans même en avoir l’histoire sénescente pour excuse.

Si les départementales avaient été organisées sur un autre mode de scrutin, proportionnel par exemple, les dynamiques observées auraient été sans doute différentes. Des partis comme DLF (Debout la France) ou Nouvelle Donne auraient eu leur (petite) chance. Pour l’heure, malgré les bruits qui courent d’un coup à la Mitterrand de F. Hollande en ce sens,  il faudra nous en passer sauf sous forme d’ersatz cache-misère, car le scrutin majoritaire à deux tours demeure trop bien favorable aux deux partis dominants, l’UMP et le PS, et à leurs annexes directes, l’UDI et le PRG, pour qu’ils décident d’un coup de s’en passer. Il n’est que d’observer leur presque parfaite harmonie quand il s’agit de légiférer ces jours-ci sur le renseignement au détriment des libertés publiques pour mesurer le caractère commun de leurs « intérêts professionnels ». Aucun des responsables de ces partis n’imagine même qu’ils pourraient être un jour durablement cantonnés dans l’opposition et en proie à un pouvoir devenu par malheur tyrannique et usant des outils qu’ils mettent en place.  Ils sont le pouvoir, et ne sauraient donc craindre ses abus. CQFD.

On sent déjà du coup le triste scénario pour 2017. Probablement, Marine Le Pen, candidate du seul FN, sera au second tour – sauf si les diverses affaires qu’on voit monter ces derniers temps la concernant auront réussi d’ici là à faire place nette de sa personne. Sauf bouleversement économique ou géopolitique (inimaginable à ce jour?), elle sera pourtant battue par n’importe quel candidat « républicain », de gauche ou de droite, qui ralliera une majorité (âgée et/ou éduquée) de citoyens craignant les aventures. On ne fait pas la (contre-)révolution par les urnes dans une maison de retraite qui, quoique décrépie, arrive encore à servir des repas encore tièdes, si ce n’est chauds, à la plupart des résidents. Cela va aviver les batailles à droite et à gauche pour être ce candidat « républicain », mais cela n’apportera rien de neuf en matière de réorientation générale des politiques publiques, parce qu’aucun des deux camps ne peut d’évidence se renouveler de l’intérieur, parce qu’aucun ne constitue plus depuis longtemps un vecteur portant un ou des mouvements sociaux défendant des besoins actuels des citoyens. Le système politique de la Vème République est bloqué, et bien bloqué, et ce ne sont pas à en juger par ces départementales les électeurs eux-mêmes qui risquent de le débloquer.

Et comme symbole de tout cela, un réacteur EPR à x milliards d’euros qui se moque de nos présomptions à la maîtrise technologique.

 Ps. Allez lire aussi l’excellent entretien avec mon collègue Pierre Martin, qui va plus en détail dans le cambouis électoral que je ne saurais le faire.  Nos conclusions se rejoignent, en particulier sur le FN. Selon P. Martin, le FN reste une « force impuissante » : « La conclusion est cruelle pour le FN : le PS et l’UMP conservent le quasi-monopole de la capacité à offrir des carrières politiques attractives. C’est un échec important pour la stratégie de Marine Le Pen et un facteur de crise pour ce parti car ceux qui espéraient trouver dans le FN l’opportunité d’accéder à des carrières politiques ont presque tous échoué. »  Une question accessoire se pose alors : si cette analyse du blocage du système politique français se répand largement dans l’opinion, que peut-il se passer? Est-ce que l’opportun (?) retour de l’idée du vote obligatoire n’a pas à voir avec ce constat dérangeant qui pourrait être (un peu trop) partagé?

Quelques remarques rapides sur les « intellectuels » dans la France socialiste de 2015

Manuel Valls s’est demandé il y a quelques jours où étaient les « intellectuels », pourquoi diable ne venaient-ils pas au secours du Parti socialiste affrontant des élections départementales en position pour le moins difficile face à la droite et au FN. Le journal Libération reprend le thème aujourd’hui vendredi 20 mars 2015 en titrant sur « L’éclipse des intellectuels ».

Face à cet appel de Manuel Valls, qui m’a passablement exaspéré, trois remarques me viennent à l’esprit.

Premièrement, Manuel Valls fait mine de croire que sa propre politique économique, sociale et culturelle vient de Sirius, qu’elle n’est pas elle-même inspirée par des idées créées par des « intellectuels », c’est-à-dire par des gens qui manient des théories, descriptives ou prescriptives, explicites sur le réel auquel nous avons affaire, et qui suggèrent fortement d’agir en en tenant compte. Le journaliste de Libération, Robert Maggiori, brode sur le thème de politiciens qui ne liraient plus rien d’intellectuel et qui ne consulteraient pas les intellectuels. Or la politique du gouvernement Valls, et plus généralement celle de ce quinquennat Hollande, possèdent à la fois des inspirations: le néo-libéralisme, et l’européisme, et un nom officiel : le « socialisme de l’offre ». Les bibliothèques sont de fait pleines de travaux qui démontent la généalogie intellectuelle des politiques publiques mises en œuvre depuis bien des lustres désormais dans notre pays (c’est, entre autre, le cas de la célèbre « approche cognitive des politiques publiques »), et le gouvernement Valls n’innove nullement en la matière. J. M. Keynes avait bien raison de souligner que les politiciens vivants ne sont que les esclaves de théoriciens morts. Toute la politique menée depuis mai 2012, ce n’est jamais dans le fond que du Hayek, du Friedman et du Schumpeter pour les nuls, mâtinée d’européisme au rabais. Bien sûr, tout n’est pas parfait de ce point de vue, comme dirait un Attali ou un Tirole, mais on progresse, on progresse. Emmanuel Macron, notre actuel Ministre de l’Économie, qu’est-ce d’autre qu’un « intellectuel » en ce sens-là? Les « réformes structurelles » qu’il entend mettre en œuvre, avec la bénédiction et l’encouragement des autorités européennes, ne sont rien d’autre que la mise en application, plus ou moins réussie par ailleurs, de théories économiques qui prévoient que certaines modifications du droit produiront certains effets économiques souhaitables. Ne prenons qu’un exemple : la libéralisation du travail du dimanche est censée créer de l’emploi et de l’activité – et ce lien est d’abord une construction intellectuelle.  Bref, cher Manuel Valls, ne vous plaignez pas. Certains intellectuels néo-libéraux sont avec vous, même s’ils vous trouvent bien tiède tout de même. Et certes le Dieu Marché vomit les tièdes!

Deuxièmement, Manuel Valls fait comme si les « intellectuels » devaient nécessairement être « de gauche », « démocrates », « républicains ». Bien sûr, les grandes heures de l’histoire de France telle qu’on la raconte aujourd’hui aux enfants des écoles ou aux retraités en mal d’activités culturelles mettent en valeur les « intellectuels » en ce sens-là. D’Émile Zola à Jean-Paul Sartre, Albert Camus ou François Mauriac, les « intellectuels » les plus en vue depuis l’apparition du terme à la fin du XIXe siècle furent du bon côté de l’Histoire. Cependant, c’est là une profonde erreur de perspective : depuis au moins la Révolution française, il existe des « intellectuels » au sens de penseurs, polémistes, pamphlétaires, théoriciens, etc. qui inspirent (ou qui servent) tous les partis de la droite à la gauche en passant par le centre. Un Drumont ou un Maurras n’étaient pas moins des « intellectuels » qu’un Zola ou un Péguy. Le combat des idées, des conceptions, des visions du monde, etc. n’a jamais cessé depuis 1789 – et encore est-ce là une simplification que de se limiter à cette période d’après la Révolution. La période la plus contemporaine voit simplement se terminer le rééquilibrage des forces intellectuelles entre les droites et les gauches entamé dès les années 1970. En effet, les polémistes, théoriciens, pamphlétaires de droite, surtout les plus conservateurs (maurrassiens par exemple), avaient été décimés  et déconsidérés par leur participation plutôt enthousiaste à la Collaboration (1940-44), souvent ancrée dans leur antisémitisme (comme un Céline par exemple). Désormais, le temps ayant passé, leurs héritiers, plus ou moins lointains, plus ou moins conscients d’ailleurs de l’être, peuvent s’exprimer, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils ne s’en privent pas sous un gouvernement de gauche.  Je ne vois pas en quoi un Premier Ministre d’un pays qui se veut pluraliste et respecteux de la liberté d’expression devrait cependant s’en plaindre particulièrement. Comme François Hollande est censé être le second Président de la République socialiste de la Ve République, il est en effet assez logique que cela soient les « intellectuels d'(extrême) droite » à la Eric Zemmour qui s’en donnent depuis 2012 à cœur joie. Ils auraient tort de se priver. Il s’agit de la logique de la situation : un intellectuel quand il s’exprime publiquement est largement là pour critiquer ce qui existe ou ce que fait le pouvoir en place, or, actuellement, le pouvoir politique national est censément  « socialiste ». Il est donc  tout à fait normal que Causeur, Valeurs actuelles, et le dernier Zemmour se vendent comme des petits pains.

Troisièmement, l’extraordinaire capacité de la gauche au pouvoir lors de l’actuel quinquennat à se plier à toutes contraintes du réel sans rien laisser finalement à l’idéal ne donne sans doute pas envie à beaucoup d’« intellectuels de gauche » de livrer leur petit mot tendre en faveur du pouvoir actuel. Que se soit individuellement (comme dans le présent blog) ou collectivement (par exemple les « Économistes atterrés » ou pour les intervenants du « Festival Raisons d’agir »), les critiques de la part des « intellectuels de gauche » se sont multipliées depuis mai 2012 sans qu’aucun effet ne soit observable sur l’orientation des politiques publiques suivies. Des ministres ont démissionné pour protester contre la tiédeur des mesures prises, des députés socialistes sont devenus « frondeurs ». De fait, la majorité actuelle a semblé parfaitement sourde à toute réflexion un peu « gauchisante » en matière économique et sociale – au sens de recherche d’un chemin vers l’idéal propre au socialisme historique. Il n’a pas donné non plus beaucoup d’espoirs aux tenants de l’écologie comme nouvel idéal. Le récent coup de massue sur la tête des agriculteurs bio, allié au sauvetage d’Areva, constitue aussi une belle illustration de cette surdité-là.  Il faut aussi dire que le très mauvais sort fait à l’Université et à la Recherche depuis mai 2012 par Madame Fioraso – sauf à quelques Présidents d’Université zélés – en aura refroidi plus d’un parmi ces  « intellectuels de gauche », qui se trouvent par ailleurs être de profession  universitaire ou chercheur. Il leur a en effet été (trop) facile  de constater (trop) directement dans leur vie professionnelle que le changement n’était pas pour maintenant, et que la différence Pécresse/Fioraso demandait de ce fait une étude approfondie du problème. ε est-il une différence? Oui, au sens mathématique, mais au sens phénoménologique? En dehors des intellectuels d’obédience néo-libérale, qui y trouvent sans doute au moins partiellement leur compte, les choix faits sous la Présidence Hollande dans la plupart des domaines de l’action publique paraissent donc tellement éloignés de ce que peut penser, écrire, lire, espérer la gauche sociale, économique, écologique ou humaniste, qu’il ne faut pas s’étonner qu’elle réagisse finalement comme une bonne part des électeurs de gauche en général, par l’abstention ou par l’opposition à l’encontre du pouvoir. Pour ma part, je n’aurais vraiment aucun regret si la droite ou le FN emportaient tous les départements sans exception lors de ces élections départementales. Je sais bien pourtant qu’en raison de l’inertie de l’électorat, cette disparition du PS dans les départements, seule à même de faire (un peu) réfléchir F. Hollande & Cie, n’arrivera pas. Je soupçonne aussi que l’annihilation progressive du PS dans les collectivités locales n’est pas ressentie au sommet de son appareil, parce qu’aussi lourdes soient-elle, ces défaites laissent espérer un retour de balancier par la suite en faveur de ce parti, vu la nature des nos mécanismes institutionnels et des rapports de force à gauche. Le PS s’achemine donc vers une déroute qui, comme l’a dit d’avance François Hollande dans le magazine Challenges, ne changera rien à sa politique. Et ne comptez pas sur les « intellectuels de gauche » pour s’en plaindre. Que cela soit donc. La droite et le FN vont donc se gaver. Bon appétit, messieurs! Que la fête commence!

L’austérité, la nier toujours et encore.

Au risque d’ennuyer mes lecteurs, je ne résiste pas à l’envie de souligner encore une fois à quel point le mot « austérité » se trouve refusé par les gouvernement successifs de ce pays au risque évident de se faire prendre en flagrant délit de mensonge par les citoyens – il ne faudra pas s’étonner ensuite du  manque de confiance de ces derniers envers les politiques en général.

Manuel Valls, en tant que Premier Ministre, vient d’annoncer hier toute une série de mesures qui font partie de l’attirail habituel de toute politique d’austérité qui se respecte (blocage du point d’indice des fonctionnaires, blocage de la revalorisation des retraites, blocage de celle de la plupart des aides sociales, etc.; diminution des dépenses de l’État, des agences publiques, et des collectivités locales, etc.). Certes, jadis, dans les années 1970-80, un plan d’austérité visait aussi à maîtriser le dynamisme de la demande interne et à juguler l’inflation. Pour l’heure, nous sommes au bord de la déflation, et parler de dynamisme excessif de la demande parait désormais du dernier comique. Désormais, l’austérité vise d’une part  à satisfaire (au moins en principe) les attentes des marchés financiers et à préserver ainsi le crédit du pays auprès des investisseurs internationaux (alias le grand, moyen et petit capital), et, d’autre part, à obéir fissa fissa aux obligations européennes à laquelle les gouvernements français successifs ont souscrit.

Il reste que les mesures de politique économiques qui ont été annoncées hier par M. Valls ne peuvent décemment recevoir d’autre nom que celui d’austérité. Certes, en stricte orthodoxie néo-libérale, on pourrait aller plus loin, plus fort, plus vite. Par exemple, on ne fait que continuer à bloquer le point d’indice des fainéants de fonctionnaires, on ne diminue pas d’un coup leurs traitements de nababs surpayés de 5% ou de 20% comme dans d’autres pays européens depuis 2008. Idem pour les retraites de ces inutiles de vieux ou les aides sociales des assistés. Certes, l’austérité pourrait donc être faite à la mode lettone, mais il reste que la politique économique  suivie vise bel et bien à limiter autant que possible toutes les dépenses publiques en s’en prenant directement aux revenus de ceux qui dépendent des budgets publics ou étatisés.  Pourquoi refuser le terme d’austérité alors? Pourquoi continuer à dire que ce n’est pas de l’austérité, au risque d’apparaître comme insincère?

A mon sens, par le même réflexe, qui fit nier l’évidence au moment de la « Guerre d’Algérie », ne parlait-on pas en effet des « événements »? Refuser de dire qu’on se trouve désormais en plein dans l’austérité, c’est refuser d’admettre que F. Hollande a enfermé la France dans le même piège que celui qui s’est refermé sur l’Espagne, le Portugal, la Grèce et l’Italie. Et que de ce piège, dans le cadre actuel de la zone Euro, on ne pourra pas sortir sans une diminution des salaires, des retraites et des droits sociaux d’une ampleur inédite pour la France. Puisqu’on veut jouer au grand jeu européen de la « dévaluation interne », ce qui est bien l’objectif du « pacte de responsabilité », il va falloir s’aligner, remettre au pot.

Paradoxalement, si Manuel Valls refuse le terme d’austérité, il affirme dans le même mouvement que la France a vécu au dessus de ses moyens depuis 30 ans, or c’est là le postulat fondamental de toute politique d’austérité contemporaine : il supposerait que la France se trouve effectivement en déclin productif, et que tout le progrès scientifique, technologique, intellectuel depuis 30 ans est en fait nul et non advenu! Les Français sont selon les statistiques plus éduqués qu’il y a 30 ans, mais ils seraient moins productifs en général et donc vivraient au dessus de leurs (petits) moyens, conclusion logique : soit les statistiques par niveau d’éducation sont fausses, soit l’éducation rend idiot et improductif! (La preuve : je suis éduqué et je critique le gouvernement!)

Maintenant, il ne nous reste qu’à observer, avec sadisme ou commisération au choix, les contorsions de ces pauvres députés de la majorité parlementaire. Pour ceux qui disposent d’un minimum de lucidité, ils ont désormais le choix entre voter une politique d’austérité qui mènera à terme leur propre parti au désastre électoral (et moral) en 2015 et en 2017 sans doute à la manière du PASOK, ou ne pas la voter et provoquer dans la foulée une destruction en vol du PS. Je ne doute pas un instant que les très courageux députés socialistes qui se plaignaient déjà avant les annonces de M. Valls, comme  Laurent Baumel et autres Christian Paul, sauront au moment opportun avaler leurs grosses couleuvres avec la dignité qui convient à des élus de la République « responsables », et se dire pleinement satisfaits des quelques modifications (symboliques) apportés aux propositions de Manuel Valls.

Avec tout cela, il sera fort intéressant de voir quelles seront les catégories d’électeurs qui voteront pour le PS aux européennes, quel sera la nature et l’ampleur du noyau dur des croyants de ce parti, qui domina les institutions de la France en 2012. Les paris sont ouverts.

Ps. Sur cette même idée que l’austérité, c’est maintenant, voir aussi Pascal Riché, « Alors l’austérité, ce serait couper un doigt à chaque Français? », sur Rue 89 (qui oublie toutefois dans sa présentation pédagogique le sens ancien du terme, de ralentissement voulu de la demande pour freiner l’inflation), ou Martine Orange, « Ce que Valls devrait apprendre de l’expérience Zapatero »,  sur Médiapart qui fait le lien avec l’expérience espagnole en la matière.  L’économiste de l’OFCE, Xavier Timbaud, sous le titre, « Hollande fait ce que Sarkozy voulait faire« , mise lui toujours sur le calcul selon lequel F. Hollande voudrait faire croire qu’il fait effectivement de l’austérité selon les souhaits de  la Commission européenne (ce qui nous mènerait droit dans le précipice), mais qu’en réalité,  notre très subtil et machiavélique Président en fait bien moins qu’il ne le prétend publiquement (tout en le niant par ailleurs), et que, de ce fait, cela ira moins mal que s’il faisait vraiment ce qu’il dit faire à la Commission (vous avez compris?).  Quoiqu’il ne soit, il restera à expliquer cette incapacité des dirigeants socialistes à penser autre chose que leurs petits camarades de classe libéraux et conservateurs. Apparemment, selon les Echos, Martin Schulz, le candidat du Parti socialiste européen au poste de Président de la Commission européenne, veut faire campagne sur le thème du refus de l’austérité. « L’austérité de Bruxelles est une erreur. Par un autre vote, imposons une nouvelle croissance. », serait le slogan du PSE.  Cela va tout même faire un drôle d’effet à l’électeur français que de constater ce chiasme parfait entre les politiques suivies, ou au moins annoncées, en France au nom de l’Europe par le PS au pouvoir et les discours tenus à propos de l’Europe par le PSE. C’est peut-être aussi pour cela que M. Valls & Cie s’évertuent à nier faire de l’austérité en France, et nient que cela ait rien à voir avec les obligations européennes de la France. Il aurait peut-être mieux valu être honnête au niveau du PSE, avec un slogan plus honnête du genre : « L’austérité, oui, mais dans la justice sociale », ou « Vers l’abîme économique, oui, mais dans la justice », ou « La croissance, c’est fini pour longtemps, mais la justice sociale c’est maintenant! »

Jusqu’ici tout va bien… pour le PS.

L’élection législative partielle dans l’ancienne circonscription de Jérôme Cahuzac  s’est donc très bien déroulée au total pour le candidat du PS.  Il arrive tout de même troisième! Il a conquis pas les suffrages de pas moins de 10,35% des inscrits de la circonscription de Villeneuve-sur-Lot, soit 23,76% des suffrages exprimés. Pas si mal. Le candidat de l’UMP fait 12,54% des inscrits et 28,80% des exprimés, et le candidat FN fait 11,37% des inscrits et 26,11% des exprimés. Bien sûr, le PS subit une hémorragie en voix par rapport à 2012, et  le candidat du PS est sèchement éliminé du deuxième tour, comme il se doit avec un tel niveau d’abstention établi à 54,28% (sans compter un niveau de blancs et nuls de près de 5% parmi les votants).

Pourtant, tout va très bien, dans cette circonscription le PS reste malgré tout le grand parti indépassable de la gauche. Ni le « Front de gauche » (5,10% des exprimés) ni bien sûr les « Verts » (2,79% des exprimés) ne sont sur le point de le remplacer là-bas dans le cœur de l’électorat de gauche. Surtout, le PS ne tombe pas comme une pierre. Il n’est pas (encore?) à 5% ou moins des exprimés.

Ma réaction vous étonne? Simplement, je me permets de comparer implicitement la situation du PS avec celle du PSI (Parti socialiste italien) dans les années 1990. J’ai vu la mort électorale de ce parti, où il est passé en quelques mois au début des années 1990 de 15/13% des voix à 2/1%, pour ne plus jamais dépasser ensuite cet étiage lors de ses diverses tentatives de réincarnation. (Et il y en a eu, un vrai roman.) Je pense aussi à la mort électorale des socialistes polonais et hongrois, tout aussi brutale.

Pourquoi une comparaison avec le PSI?

Parce qu’en l’occurrence, s’il y a dû y avoir une législative partielle, c’est suite à l’affaire Cahuzac, magnifique exemple de corruption et d’arrivisme des élites socialistes de ces dernières années.  Pour voter le candidat du PS à Villeuneve-sur-Lot, il fallait bien différentier l’homme Cahuzac et le PS – pour ne pas voter aussi d’ailleurs, puisqu’il y a eu, semble-t-il, une candidate fantaisiste pro-Cahuzac. En pratique, cela veut dire que la marque PS est encore dissociée par une partie des électeurs de cette circonscription de la corruption avouée d’un de ses membres éminents. En Italie, à un certain moment (entre le printemps et l’automne 1992), le mot même de « socialiste » est devenu pour l’immense majorité de l’électorat un synonyme de « corrompu », et le beau mot de « socialisme » ne s’en est jamais remis (encore en 2013). Il est d’ailleurs intéressant de ce point de vue que le PS ait choisi de présenter son candidat et n’ait pas essayé de se cacher derrière une candidature unitaire d’un Monsieur Propre venu d’un autre parti de gauche.

Parce que la situation économique de la France (comme de l’Italie au début des années 1990) est pour le moins mauvaise (euphémisme) : chômage record, croissance nulle, et pouvoir d’achat stagnant ou en régression. Un candidat pro-gouvernemental n’a donc pas grand chose à faire valoir auprès de l’électeur comme bilan après un an de gouvernement de la gauche.

Donc, pour le moins, les vents étaient contraires au candidat du PS, et pourtant il fait tout de même un petit quart des suffrages exprimés, et le reste de la gauche n’est visiblement pas en état de modifier le rapport de force interne dans ce camp.

Donc j’en conclus que tout va bien pour le PS : il va continuer à perdre toutes les élections à venir, mais il restera la force à laquelle la majorité de l’électorat de gauche (en tout la partie qui va voter) s’identifie. En conséquence de quoi, une fois renvoyé dans l’opposition, ce qui ne manquera pas de se produire au train où vont les choses,  il pourra repartir à la conquête du pouvoir.

De Pécresse en Fioraso…

Demain, 22 mai 2013, commence la discussion de la nouvelle loi sur le statut de l’Université, dite « loi Fioraso »  du nom de l’actuelle Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.  Un certain nombre de syndicats appellent (banalement) à une journée de grève et de mobilisation à cette occasion. C’est peu dire en effet qu’une bonne partie du monde universitaire, dont je suis, se trouve déçue par les mesures contenues dans cette loi. On y maintient, y prolonge et approfondit la réforme L.R.U. des années Sarkozy, soit la « loi Pécresse ». A dire vrai, loin d’être une exception française, il s’agit de tendances mondiales qui tendent à réduire, partout dans le monde occidental, l’Université à n’être plus qu’une bureaucratie, frappée d’éléphantiasis évaluative/évolutive,  productrice d’étudiants  (formellement) bien formatés pour le monde du travail et de savoirs (vaguement) utiles pour l’économie capitaliste post-moderne. Il n’y a pas que dans le monde de l’entreprise que la bureaucratie finit par tuer toute efficacité…

Je laisse à d’autres la critique de la loi elle-même. Quelques réflexions tout de même :

– comme universitaire grenoblois, du jour même où j’ai appris que c’était Madame Geneviève Fioraso qui récupérait le poste de Ministre dans le gouvernement Ayrault, il était évident qu’on aboutirait à ce résultat. Il suffisait en effet de l’avoir entendue auparavant s’exprimer une ou deux fois sur les questions universitaires, en tant qu’adjointe au Maire de Grenoble chargé de ces aspects, pour comprendre qu’elle était la sympathique et parfaite incarnation de la doxa du moment, il n’était pas vraiment nécessaire de soumettre ses propos à un puissant logiciel d’analyse de contenu; en conséquence, il n’y avait absolument rien à attendre d’autre. Dont acte.

– en ce qui concerne la faible mobilisation (à ce jour) des universitaires sur le projet de loi Fioraso,  il faut sans doute évoquer la lassitude de beaucoup, mais aussi la difficulté dans un milieu  largement acquis à la gauche à admettre que le PS a joué finement depuis 2009; il a récupéré certains leaders de la mobilisation de 2009, et a laissé entendre qu’il n’était pas d’accord avec les évolutions contenues dans la loi Pécresse, pour ensuite s’inscrire dans la continuité des réformes engagées (ainsi que dans la continuité de l’austérité imposée aux universités). Cela apprendra aux universitaires à avoir la moindre confiance dans le PS.  Tout groupe social quel qu’il soit ne doit compter que sur lui-même pour sa défense. Dont acte.

– la discussion dans les médias de masse sur le statut des enseignements en langue anglaise, que la loi Fioraso encourage,  est ce qui pouvait arriver de pire à une possible mobilisation : les opposants à la réforme Fioraso apparaissent du coup comme des passéistes. Il se trouve que je donne des cours en anglais depuis quelques années; je n’ai pourtant pas l’impression d’avoir trahi ma langue maternelle.  La question de l’usage de l’anglais dans l’enseignement universitaire doit être traitée au niveau local, par chaque filière, en fonction de ses besoins propres. La bonne maîtrise d’une langue étrangère par toute personne ayant fait des études universitaires longues (niveau Master) me parait une évidence, ne serait-ce que pour la liberté d’esprit que donne la maîtrise d’une autre langue que sa langue maternelle.

– enfin, sur ces évolutions déplaisantes que représentent les lois Pécresse et Fioraso, les universitaires n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes : il va de soi en effet que les pétitions, les grèves et autres modes de mobilisation classiques n’ont presque aucun impact, autre qu’assurer le sentiment du devoir accompli pour ceux qui se mobilisent plus ou moins en vain; en tant qu’universitaires, nous ne sommes capables de rien bloquer à court terme par une grève; le fait même d’avoir à pétitionner démontre par a+b que nous n’étions pas au bon moment dans la boucle décisionnelle (comme on dit, la mise sur agenda nous a échappé…) ; le seul levier que nous pouvons utiliser, c’est de ne pas prêter notre concours à l’ensemble des processus bureaucratiques de réforme en cours. Faisons notre service normalement,  mais abandonnons tout le reste à son sort. On ne peut pas faire sans notre activité intellectuelle pour mettre en œuvre concrètement les réformes. Or, malheureusement, il y aura toujours de braves collègues qui voudront faire avancer la machine, malgré tout. En l’occurrence, pour la mobilisation sur la loi Fioraso, le gouvernement veut mettre en place des substituts aux IUFM dès l’année prochaine. Sauf à inventer une branche de l’enseignement supérieur sans enseignants du supérieur, il a absolument besoin du concours des universitaires : l’annonce que pas un universitaire ne souhaite participer en l’état à cette avancée serait un moyen de pression bien plus adéquat que toute autre forme classique de manifestation. En 2009, il me semble que c’est une pression de ce type de la part des directeurs de laboratoires de recherche qui a modéré les intentions de la loi Pécresse.  Cette année, cela n’aura pas lieu, parce que tout de même, il faut préparer la rentrée.

– plus généralement, j’aurais tendance à penser qu’une des raisons de la dégradation statutaire des universitaires tient à leur immense bonne volonté pour faire tenir les choses d’aplomb malgré tout. Qu’est-ce en effet qu’un universitaire, sinon qu’un (très) bon élève qui a réussi? De ce fait, la plupart d’entre nous tendent à essayer de sauver ce qui ne doit pas être sauvé. J’ai lu il y a quelque temps les aventures de Marc Sympa qui résumait en une journée les désagréments d’un universitaire dans une université ordinaire. Je suis moi-même un « nanti » qui exerce dans un IEP de province, et je ne peux que compatir avec Marc Sympa. Toutefois, je me dis toujours que Marc Sympa est largement responsable de ce qui lui arrive. Après tout, pourquoi ne baisse-t-il pas les bras? Pourquoi ne fait-il pas seulement ce qui est obligatoire dans le statut? Pourquoi ne provoque-t-il pas le blocage bien concret de son Université, simplement en arrêtant de faire plus qu’il ne doit? Un collègue économiste dans une grande université me racontait il y a déjà quelques années qu’il passait près d’un mois de son année de travail à courir après des dizaines de chargés de TD introuvables. Et s’il lui était venu à l’esprit d’arrêter de les chercher ces fameux précaires qui font tourner la machine? Eh bien, la machine se serait arrêtée. Bien sûr, il y a l’intérêt des étudiants… qui y auraient perdu leur année, et alors? Malheureusement, il y aura toujours le brave et obligeant collègue qui ne voudra pas en arriver là, et fera des pieds et des mains pour que l’université continue à faire semblant de fonctionner normalement malgré le manque de moyens. (Pour donner un exemple, en science politique, je me suis laissé dire qu’à l’Université Lyon II en science politique, il y aurait un peu plus d’une dizaine d’enseignants permanents pour… autour de 1500 étudiants inscrits… c’est sans doute un cas extrême, mais, pour des politistes spécialistes de l’art de la mobilisation politique, et quand on connait le nombre de docteurs sans poste dans notre discipline, on mesure le chemin à parcourir).

Désolé pour ces considérations pessimistes et défaitistes… Bonne mobilisation.

Ps. Les articles du Monde du mercredi 22 mai 2013  consacré à la réforme universitaire, avec un portrait fort louangeur de la Ministre Fioraso (avec de belles photos en plus), disent assez le peu de poids des universitaires dans la définition même des termes du (non-) débat en cours, à part une allusion à la prise de position d’une députée EELV, Isabelle Attard, en faveur des « jeunes chercheurs précaires ». Le résumé du contenu de la réforme est lénifiant, comme on dit.