Les élections anticipées du 12 septembre 2012 qui ont eu lieu au Pays-Bas ont donné lieu à des commentaires de la première heure soulignant la surprise que représentait la victoire des forces « pro-européennes », soit essentiellement le parti libéral du Premier Ministre sortant, Mark Rutte, le VVD, et le parti travailliste, le PvdA (membre du Parti socialiste européen), dirigé par Diederick Samsom, alors que les médias se seraient plutôt attendu à un succès des forces eurosceptiques (aux extrêmes droite et gauche du spectre politique). (Pour les résultats en français, voir l’excellent site de Laurent de Boissieu. ) Il est vrai que les sondages avaient évolué en ce sens dans les dernières semaines précédant le scrutin et que les médias avaient déjà rendu compte de ce retournement de situation, mais les articles un peu fouillés que les journalistes avaient produit sur la situation batave soulignaient tous que les électeurs néerlandais semblaient franchement exaspérés pour une raison ou pour une autre à l’égard de l’Europe.
Or il me semble que, contrairement à cette impression de surprise attendue puis déniée par les faits, cette élection aux Pays-Bas s’inscrit assez bien dans des logiques habituelles des élections contemporaines en Europe.
Premièrement, on se trouvait devant un cas typique de conflit entre partenaires de gouvernement. Le « Parti de la Liberté » (PVV) de Geert Wilders a retiré son soutien au gouvernement de coalition, dirigé par le libéral Marc Rutte au printemps dernier, à propos du financement d’un nouveau plan d’austérité, – gouvernement qu’il soutenait au Parlement sans y participer. Cette épreuve de force s’est mal terminée pour lui puisqu’il a perdu presque la moitié de ses députés (passant de 24 à 15 sur 150 dans la Chambre basse), en faisant passer son pourcentage d’électeurs de 15,4% à 10,1%. Le parti le plus extrémiste d’une coalition s’expose en effet à subir ce genre de déconvenues lorsqu’il prend l’initiative de rompre l’alliance : en effet, d’une part, ses électeurs les plus extrémistes auront déjà été troublés au moment de la signature de cette dernière de le voir transiger avec le diable, ils auront eu en plus le sentiment au fil des mois que le programme du parti n’était pas complètement mis en œuvre dans les politiques publiques de la coalition gouvernementale, et, d’autre part, ses électeurs les plus modérés seront ensuite déçus de cette « irresponsabilité » et rejoindront sans doute le parti dominant de la coalition lors de l’élection anticipée. Ce genre d’écroulement du parti extrémiste de droite allié à la droite classique au gouvernement s’est déjà observé en Autriche de manière encore plus nette avec le FPÖ de J. Haider au début des années 2000. G. Wilders a sans doute cru se prémunir contre cet effet en n’entrant pas dans le gouvernement Rutte, mais en le soutenant seulement de l’extérieur (comme l’a fait avec un succès certain le DFP au Danemark avec les gouvernements conservateurs pendant la dernière décennie). Il reste qu’il aurait dû en tant que leader populiste à la base électorale fragile suivre la vieille leçon de Mussolini ou Hitler : la Présidence du gouvernement ou rien! Il serait resté dans l’opposition à la suite des élections de 2010 qui avaient été un triomphe pour lui, il serait sans doute aujourd’hui prêt à prendre le pouvoir… ou, en train d’attendre, que la coalition alternative explose… Un grand bravo en tout cas à Marc Rutte pour sa tactique!
Deuxièmement, bien que l’Europe semble avoir été au centre des débats, cette élection batave semble témoigner de la capacité d’absorption du clivage européen par le plus classique clivage gauche/droite entre partis traditionnels. La métabolisation des affaires européennes semble avoir été d’autant plus grande que, d’après ce que j’ai pu en lire sous la plume des correspondants étrangers aux Pays-Bas, le chef du gouvernement sortant et son principal opposant travailliste ne se sont pas pour une fois privés de parler d’Europe. Le libéral M. Rutte a tenu une position « tchatchérienne », en soutenant le cours « austéritaire » tout en récusant le saut vers le fédéralisme qui se profile et surtout des transferts financiers ultérieurs vers les fainéants de Grecs. Le travailliste D. Samsom s’est lui obligé à sauver le soldat hellène, et a appuyé (comme F. Hollande avant mai 2012…) sur la nécessité de la croissance en Europe et pas seulement de l’austérité. Bien que les commentateurs en aient beaucoup moins parlé, cette élection de 2012 voit aussi la suite de l’écroulement électoral du CDA, les chrétiens démocrates néerlandais : le grand parti du centre-droit est en train de devenir au fil des élections un petit parti du centre-droit : avec seulement 8,5% des voix, il passe en dessous du PVV qui, malgré son échec, reste à 10,1% des voix, surtout, c’est de loin le plus mauvais score du CDA.
Troisièmement, quand on conclut de la victoire des libéraux et des sociaux-démocrates, que les électeurs bataves ne sont pas majoritairement eurosceptiques, et qu’ils ont récusé les options extrémistes de Geert Wilders et du parti « socialiste » local (qui n’est pas membre du Parti socialiste européen), dirigé par Emile Roemer (SP), on va un peu vite en besogne. De fait, pratiquement tous les électeurs des Pays-Bas ont voté pour des partis soulignant que telle qu’elle fonctionne ou pourrait évoluer l’Union européenne n’est pas à la hauteur. Les électeurs n’ont sans doute pas voté pour le statu quo, en ce sens qu’ils ont été séduits par des discours eurosceptiques de droite ou de gauche, et, que, de ce fait, leurs choix sont allés dans des directions opposées.
Le vocabulaire en usage est en effet de plus en plus trompeur : si par « eurosceptique », on désigne le programme d’un parti qui veut remettre en cause l’existence même de l’Union européenne ou la présence de son pays au sein de l’Union, on trouvera peu de partis « eurosceptiques » ayant quelque poids électoral en Europe. Même vouloir sortir de la zone Euro ne peut être considéré comme eurosceptique en ce sens, puisqu’il est possible d’être membre de l’Union européenne sans être membre de la zone Euro, et qu’une discussion existe sur les conséquences qu’aurait la sortie d’un pays de la zone Euro pour ce dernier et l’UE et/ou sur celles de la fin de la zone Euro sur l’existence même de l’Union. Si par « eurosceptique », on désigne un parti ayant à son programme et en faisant état devant l’électorat des réticences sur l’orientation générale présente de l’Union européenne, on risque fort de se retrouver avec tous les partis un peu généralistes dans leur discours sur les bras. Dans le cas néerlandais, cela semble patent : la droite néerlandaise (VVD) veut une politique de droite en Europe, la gauche néerlandaise (PvdA) veut une politique de gauche en Europe. Lutter contre l’inflation ou lutter contre le chômage, telle est la (vieille) question opposant la droite et la gauche, n’est-elle pas en train de se transposer au niveau européen? Lutte-t-on contre le chômage en revenant aux saines logiques du marché libre ou bien par une utilisation des découvertes keynésiennes?
Enfin, ce qu’il faut encore souligner, c’est que le gouvernement, probablement dirigé à ce stade par le vainqueur Mark Rutte, qui a promis de ne pas payer un euro de plus pour la Grèce, sera obligé de suivre le mouvement si l’Allemagne et la France décident qu’il est impossible de laisser tomber le soldat hellène. Les Pays-Bas paieront leur écot comme les autres! Idem pour le fédéralisme au sein de la zone Euro si France et Allemagne trouvent un accord sur ce point. Les Pays-Bas y adhéreront volens nolens! Le leader travailliste, s’il participe au gouvernement, devra quant à lui accepter la ligne « austéritaire » en cours, comme notre cher FH le fait. Au total, les électeurs néerlandais auront donc entendu bien des paroles critiques contre le cours actuel de l’Union européenne lors de la campagne électorale, mais ils seront confrontés à un futur gouvernement qui sera bien obligé de suivre le mouvement général européen. Cela aussi n’est pas vraiment nouveau. C’est à la fois une chance et un problème récurrents pour l’intégration européenne : les grands partis historiques qui ont fait l’Europe gardent la main lors des dernières élections, mais ils sont systématiquement obligés de trahir leurs électeurs pour pouvoir continuer de faire fonctionner la machine. Tout cela tiendra tant qu’un électorat national ne basculera pas d’un coup pour un parti eurosceptique, et ne quittera pas sous sa direction le navire européen. A ce stade, c’est bien peu probable. Geert Wilders a peut-être cru que son heure était arrivé en réorientant son parti dans cette direction, mais il n’a pas été de taille à entraîner les Néerlandais vers ce qui apparaît de fait comme une « sécession » avec tous les risques que cela suppose.