L. Chatel ou exercice de jeu à double niveau.

Je viens de trier des journaux avant que ma femme ne me reproche encore une fois d’en encombrer notre appartement, et je suis tombé en arrêt devant un article de Luc Chatel,  « Secrétaire d’Etat à l’industrie et à la consommation », et surtout « Porte-parole du gouvernement »,  paru le vendredi 27 février 2009 dans le Monde, intitulé « La France n’est pas protectionniste. Soutenir l’automobile profitera à l’Europe », que j’avais négligé de lire jusqu’ici. J’avais tort.

Publié à la veille du Conseil européen informel du 1er mars, cet article vise d’évidence à chasser l’effet déplorable des déclarations télévisées de N. Sarkozy lors de son récent interview sur les constructeurs automobiles français qui ne doivent pas profiter de l’argent reçu à l’occasion de la crise actuelle du secteur pour aller produire en République tchéque – déclaration qui a réjoui les gouvernants de ce pays Il cherche à démontrer en gros que soutenir les firmes automobiles françaises ne veut rien dire d’autre que soutenir la production industrielle en Europe, nulle condition de localisation de la production de ces firmes n’étant incluse dans le plan d’aide français au secteur. Fort bien, me dis-je. Mais j’y lis aussi avec stupeur : « A aucun moment il n’a été demandé aux constructeurs d’acheter français (nb. des pièces détachées) . En revanche, le gouvernement a exigé qu’il soit mis un terme à une pratique nuisible, qui consistait à imposer aux fournisseurs qu’une part minimum d’achats soit effectuée dans des pays à bas coûts. Cette pratique allait à l’inverse du principe de libre concurrence qui est au fondement du projet européen. » La suite de l’article confirme que Luc Chatel entend bien affirmer qu’il n’est pas souhaitable que les firmes automobiles françaises fassent appel directement ou indirectement à des sous-traitants situés  hors d’Europe. Le mot Europe prend ici un sens ambigü : s’agit-il de l’Union européenne au sens strict (ou tout au moins des pays de l’EEE ou encore de l’EEE et des pays candidats à l’adhésion, par exemple la Turquie ou la Croatie) ou bien du continent européen au sens géographique large?  Quelle que soit l’interprétation, l’article prend alors un sens exactement inverse à son titre! La France n’est pas protectionniste au sein du « Marché unique » (ouf!), mais elle demande à ses contructeurs automobiles de l’être vis-à-vis des « pays à bas coût ». J’ai failli éclater de rire en comprenant ce qui était écrit : autrement dit, la France selon L. Chatel s’orienterait vers une politique « protectionniste »  au niveau des composants industriels du secteur automobile en contradiction absolue avec l’intégration commerciale et industrielle des pays membres de l’OMC (dont je le rappelle la France est membre et dont le Secrétaire général se trouve être un français, Pascal Lamy). On dirait la proposition  (retoquée) de l’administration américaine enjoignant d’acheter de l’acier américain quand une entreprise  du secteur automobile  nord-américain est aidée par l’Etat fédéral. Est-il besoin de rappeler que l’Union européenne ne dispose pas (à ma connaissance) d’une politique particulièrement agressive en matière de protectionnisme sur les produits industriels dont il est question ici (contrairement aux produits agricoles), et que, de toute façon, la politique commerciale  extérieure de l’Union constitue une des prérogatives essentielles de la Commission européenne, que personne ne soupçonne de protectionnisme?  De plus, une telle vision « non protectionniste » au sein des pays de l’UE et  de fait « protectionniste » vis-à-vis des « pays à bas coût » n’est partagée  publiquement (là encore à ma connaissance) par aucun responsable politique en fonction en Europe (sauf peut-être par Giulio Tremonti, l’actuel Ministre italien de l’économie, qui a publié un livre, pendant la campagne électorale de 2008 allant dans ce sens). Tenir de tels propos rompt clairement avec le consensus international qui dit qu’il ne faut absolument pas refaire à l’échelle mondiale les erreurs protectionnistes des années 1930!

Je note aussi l’énormité de la contradiction pour ce qui concerne le fonctionnement de l’Union européenne : L. Chatel oppose « libre concurrence » et accès de « pays à bas coût » au marché européen. Or, si l’on regarde la situation actuelle de l’Europe des Vingt-Sept, il va être trés, trés difficile de prétendre un seul instant que la plupart des nouveaux entrants de 2004-07 n’offrent pas aux entreprises européennes des bas coûts de production (en simple raison des salaires encore bien faibles qui y sont pratiqués). J’invite L. Chatel à s’informer auprés d’Eurostat de la situation de ce point de vue. Pour celle que je connais un peu (la Roumanie), je peux témoigner qu’il existe des « bas coûts » de production, en raison de salaires bien en dessous des normes françaises… A-t-il aussi entendu parler du vaste mouvement de délocalisation productive qui s’opère entre l’Italie du nord-est et la Transylvanie roumaine, en raison de la différence de coûts salariaux? L. Chatel imagine donc qu’au sein de l’Union européenne actuelle, il existe une autre forme de « concurrence » qui ne reposerait donc pas sur les « bas coûts ». Pour filer la métaphore, la concurrence européenne de L. Chatel, c’est la même que celle qui opère en principe entre cyclistes sur le Tour de France – sauf qu’en réalité,  il existe le dopage. Notre ministre traduit ainsi en mot la contradiction à laquelle nous mène l’état actuel de l’Union européenne : une concurrence qui enporte  très souvent sur les coûts salariaux (pour ne pas parler de la fiscalité!), alors que, sans doute, au tout début du Marché commun, qui regroupait des pays plus semblables (en dehors de la plus grande partie de l’Italie de l’époque), la « concurrence libre et non faussée » reposait moins sur des différences massives de coût du travail et plus généralement de développement entre pays que sur les capacités managériales, organisationnelles, techniques, commerciales, etc. des uns et des autres.

On comprendra pourtant facilement pourquoi L. Chatel nous tient ce discours contradictoire si l’on lit le passage suivant : « Peut-on sérieusement imaginer que l’on dise aux contribuables français ‘nous prêtons 6 milliards d’euros aux constructeurs automobiles, mais cet argent servira à fermer vos usines et à détruire vos emplois’ ? Que les 6 milliards d’euros aident à soutenir les investissements internationaux, c’est bien, mais qu’ils permettent d’obtenir l’assurance que des sites soient préservés et des emplois sauvés (nb. on notera les très prudents articles indéfinis), c’est vraiment le minimum. » Ce passage explicite qu’il faut bien que le gouvernement français apparaisse comme défendant (au moins au « minimum ») l’emploi des Français (comme on aurait dit dans les années 1930) pour ne pas provoquer sans doute quelque émotion dommageable au sein du peuple… Notre ministre dit donc à qui veut l’entendre qu’il ne peut pas expliquer aux contribuables français, et sans doute aussi à ce qui reste d’ouvriers de l’automobile en France, que la stratégie productive des firmes françaises leur est irrémédiablement contraire. C’est sûr, il vaut mieux ne pas désespérer Montbéliard et Flins, encore qu’on pourrait rétorquer comme un écologiste cohérent qu’il faut en profiter pour en finir avec cet industrie polluante à tous points de vue ou comme les libéraux allemands (FDP) que le marché doit « reconnaître les siens » et que l’industrie automobile dans les pays les plus développés n’a plus d’avenir productif.

L. Chatel explicite donc pour les lecteurs du Monde, et par là à ses partenaires européens, le jeu à double niveau auquel il doit se livrer : sur le plan intérieur, faire le minimum de gestes qui feront croire aux électeurs, contribuables et autres fâcheux tentés de mal voter que l’argent public confié aux constructeurs automobiles profitera aux travailleurs français de l’automobile, laisser entendre qu’il faut se protéger des méchants « pays à bas coût » (Chine? Inde? ); sur le plan européen, démentir toute rupture avec les régles du « marché unique » et avec les tendances lourdes de la délocalisation productive des industries mûres (blettes? ) comme l’automobile.

Il n’y a évidemment pas d’autre choix pour ce ministre de l’UMP que de faire cet exercice d’équilibre entre deux niveaux de jeu aux exigences contradictoires… En effet, toute une partie de l’électorat de ce parti n’est pas celui d’un parti libéral du type FDP, qui veut jouer à fond les régles de la globalisation libérale.   (En même temps, je devine que le FDP ne doit pas avoir beaucoup d’électeurs chez les ouvriers de l’automobile…) Cette contradiction entre les deux niveaux de jeu ne devrait cesser de s’accentuer à mesure que nous allons approcher des élections européennes.


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